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Dans les pratiques internationales de consolidation de la paix et dans la plupart des analyses, on accorde une priorité à la réconciliation, parce qu’on soutient que la stabilité internationale ou la paix politique constituent des préalables à la guérison (Hamber 2009 ; Dwyer 2005). La guérison est normalement synonyme de rétablissement individuel (psychologique ou psychosocial), ce qui sous-entend qu’une sorte de paix politique apportera aux individus une forme de guérison, que la souffrance post-traumatique s’effacera d’elle-même et qu’il n’y a pas lieu de lui porter une attention particulière pour que survienne la réconciliation politique. La réconciliation est une formule qui symbolise à la fois la paix, la reconstruction après conflit et la fin des antagonismes. Les liens entre la guérison individuelle et la réconciliation politique sont occultés ou tenus pour acquis. De plus, ces deux notions sont utilisées indistinctement dans toutes les circonstances postérieures à un conflit, sans qu’on porte attention à la spécificité des situations, ce qui inclut les situations particulièrement difficiles propres aux sociétés qui ont été divisées par un massacre perpétré par des voisins. Les parties ennemies d’hier doivent coexister en dépit de récits partagés décrivant des horreurs inimaginables.

Limités par une perspective internationale qui insiste sur la stabilité et la sécurité, de même que par une discrimination entre les dimensions « intérieure » et « extérieure » de la paix tenues pour acquises, plusieurs érudits et praticiens de la consolidation de la paix négligent et marginalisent les perceptions et les expériences de ceux qui sont les plus touchés par la réconciliation. La guérison des individus cède le pas à l’opportunité politique de la réconciliation et de l’unité nationale. Or, la négligence ou l’ignorance des préjudices subis, loin de les faire disparaître, aggraveront ceux-ci. Négliger la guérison a pour effet d’entraver ou même de miner la réconciliation. Grâce à l’étude des notions de guérison et de réconciliation, le tout soutenu largement – mais non exclusivement – par la recherche sur le « massacre perpétré par des voisins » (neighbor-on-neighbor killing) en Bosnie-Herzégovine, cet article cherche à rendre visibles ces liens complexes et intimes qui apparaissent essentiels à toute tentative d’établissement d’une paix durable.

Les a priori les plus communs qui guident les pratiques de consolidation de la paix et les processus de réconciliation situent la paix au sein des institutions politiques et autres visions descendantes de la paix et de la réconciliation. Les conceptions courantes de la guérison situent la paix au sein des dispositions psychologiques et émotionnelles individuelles et offrent une perception ascendante de la paix et de la réconciliation (Puljek-Shank et Puljek-Shank 2008). Les débats à l’égard des qualités propres aux approches ascendante et descendante semblent généralement assez stériles. Certains auteurs soutiennent que la tension entre la guérison individuelle et la réconciliation politique est inévitable (Hamber 2009 ; Swartz et Drennan 2000). L’argumentation présentée ici n’a pas pour objectif de trouver un équilibre entre la guérison et la réconciliation ni de soutenir que la guérison est plus importante que la réconciliation, mais plutôt de souligner les liens inextricables entre les deux. On suggère plutôt que la paix devrait être développée et soutenue dans l’espace flou et indéfini entre la guérison (individuelle) et la réconciliation (politique).

Une analyse de données provenant de 97 entretiens en profondeur auprès de survivants de guerre a été effectuée par la chercheure au cours d’un certain nombre d’études de terrain réalisées en Bosnie-Herzégovine, Croatie et Serbie entre avril 2011 et juillet 2014. Cet article est basé sur une recherche documentaire poussée et sur les entretiens en profondeur menés en Bosnie-Herzégovine[1]. La majorité de ces entrevues ont eu lieu dans différentes municipalités de la Fédération de Bosnie-Herzégovine et environ 10 % ont été effectuées dans la République serbe de Bosnie (Srpska). La plupart des personnes interviewées n’ont pas précisé où elles habitaient ou ne voulaient pas que la chercheure révèle à quel endroit elles vivaient. Les répondants avaient entre 18 et 45 ans (approximativement). Les personnes interrogées ont été recrutées selon la méthode de l’échantillonnage boule de neige. Une entrevue non directive a été privilégiée, mais la forme semi-directive a été la plus utilisée afin de favoriser un échange plus en profondeur. La plupart du temps, des jeunes se sont portés volontaires pour assister la chercheure dans la traduction simultanée des entrevues. À d’autres moments, celle-ci a fait appel à un traducteur ou à une traductrice.

La phénoménologie est utilisée comme une approche et une méthode où l’objet est compris par l’intermédiaire selon le point de vue des individus basé sur leur expérience vécue (pour plus de détails concernant la phénoménologie, consulter Wertz et al. 2011 ; Langdridge 2007 ; Giorgi 1997, par exemple). L’intentionnalité – la connexion significative entre les humains (sujets qui expérimentent) et leur environnement (objet expérimenté) – est un concept important de cette approche. Ainsi, en phénoménologie, le monde ne comporte pas que des objets qui apparaissent indépendamment des individus qui en font l’expérience, et l’expérience des sujets n’est pas indépendante des objets (Vagle 2014). La phénoménologie peut aussi faire appel à la théorie : 1) pour montrer où la théorie a failli et 2) pour contribuer à la compréhension de l’expérience (ou le phénomène à l’étude) (van Manen 2014).

L’article débute par un examen des notions de guérison et de réconciliation, avec un accent mis sur la première, puisque, si ces termes doivent être compris ensemble, la guérison demeure plus marginalisée. Nous soutiendrons que la guérison doit tenir compte des espaces sociaux et politiques disponibles pour son processus : la proximité sociale et politique est essentielle à la compréhension des possibilités de guérison. Nous examinerons ensuite la réconciliation principalement en fonction des conséquences de son implémentation sur la guérison. Les processus de réconciliation qui ne tiennent pas compte du besoin de guérison mènent vers des processus de victimisation secondaire[2], qui entravent ainsi les processus de guérison et nuisent aux perspectives de paix. Nous intégrerons de ce fait les notions de guérison et de réconciliation dans la dernière section, où une analyse des facteurs nuisant aux processus de guérison et de réconciliation en Bosnie-Herzégovine éclairera la relation compliquée et intime entre les deux processus.

I – Le processus de guérison

Si les institutions politiques et économiques revêtent une importance indéniable pour l’établissement de la paix, plusieurs études démontrent que la préséance accordée à la réconciliation n’a pas suffi à guérir les blessures individuelles ni à construire ou reconstruire les relations entre les individus et les groupes (Lira 2009 ; Hutchison et Bleiker 2008). Cette préséance a lieu en dépit de ce qu’a noté le psychologue Daniel Bar-Tal (2000) : que chaque individu participe à un large éventail de systèmes et de dynamiques (ethnique, de genre, de classe, rural, urbain) où une vision commune du monde est construite, acquise et reproduite et où l’on distingue difficilement le système social des membres qui le composent et les dynamiques sociales des gestes individuels. En raison de cette interaction et de cette constitution commune, on ne devrait pas présumer de la distinction entre guérison et réconciliation. Donc, le fait de considérer la manière dont les membres de la société pris individuellement ressentent, pensent, agissent et se perçoivent et perçoivent les autres est aussi important que les institutions et les structures sociales, politiques et économiques propres à une société.

La capacité des survivants d’un conflit à participer à la paix et à la reconstruction est réduite, dans le cadre de stratégies de consolidation nationales ou internationales, lorsque d’autres processus minent les processus de guérison individuels et la construction ou la reconstruction des relations entre les individus et entre les groupes. On reconnaît en général que, sans guérison, la capacité de communiquer des communautés après conflit dans le but de bâtir la paix (sans égard à sa définition) est fortement diminuée ou à tout le moins menacée (Galtung 2001).

Après le traumatisme physique et psychologique et la dépossession matérielle qui caractérisent la plupart des sociétés (sinon toutes) après un conflit, la guérison ne peut que s’avérer un processus long, complexe et non linéaire. De plus, la guérison ne peut constituer ou représenter un résultat absolu (Bar-Tal et Bennink 2004). Le chemin vers celle-ci diffère d’un individu, d’un groupe ou d’une communauté à l’autre (Kandowitz et Riak 2008). Il ne semble pas exister de règles ou de formules claires en matière de guérison (Green 2009)10. Les trois étapes de la guérison énoncées par Judith Herman (1997), qui s’avéreront néanmoins utiles aux fins de la présente étude, reflètent l’état de la littérature en la matière : 1) la garantie de la sécurité individuelle ; 2) le souvenir et le deuil ; et 3) le renouement avec la vie « ordinaire ».

On soutient que l’établissement de la sécurité des survivants doit avoir préséance sur d’autres besoins, parce que les questions de mémoire, de deuil et de rétablissement des liens sociaux et de la routine quotidienne ne peuvent exister sans la première. Herman (1997) explique que la sécurité commence par le contrôle du corps de chaque individu et que, progressivement, celle-ci débordera sur l’environnement social. Un tel contrôle comprend, par exemple, la satisfaction des besoins de base en matière de santé et de régulation des fonctions corporelles comme manger et dormir (lesquelles sont passablement affectées par le traumatisme lié au conflit). Une fois qu’elle a repris le contrôle de son corps, la personne traumatisée doit disposer d’un refuge sûr, d’un endroit où le corps est à l’abri des blessures et où l’individu peut rétablir le contact avec les environnements sociaux (Herman 1997). L’établissement de la sécurité implique souvent un réseau de soutien social qui peut fournir le soutien émotionnel et fonctionnel nécessaire (comprenant le soutien informationnel, le soutien tangible, telle l’aide matérielle et financière, etc.). Néanmoins, le potentiel de violence devrait toujours être pris en compte, en particulier dans les sociétés qui survivent à un conflit durant lequel a eu lieu un massacre perpétré par des voisins. La tâche d’établir la « sécurité » soulève des questions cruciales à l’égard de qui devrait la fournir et sur la façon dont elle devrait être établie. La tâche est particulièrement complexe lorsque le survivant est ou doit être en contact avec le ou les agresseurs, lorsque les deux parties vivent dans la même communauté où l’on allègue que la paix est en cours de consolidation.

L’hypothèse du contact – la suggestion selon laquelle un plus grand contact entre les victimes et les agresseurs augmente la portée de la résolution du conflit (Hewstone 1996) – domine dans la littérature « ascendante » sur la consolidation de la paix, mais elle a été contestée par plusieurs auteurs (voir Kaufmann 1996). Thomas Pettigrew (1988) a noté que le contact entre les groupes améliore l’apprentissage individuel à l’égard de ce qui se trouve à l’extérieur de son propre groupe et améliore aussi les relations entre les groupes. Dovidio, Gaertner et Kawagami (2003) affirment que le contact entre les groupes améliore les relations au sein du groupe. Turner, Hewstone et Voci (2007) ont constaté que les amitiés entre groupes réduisent les effets négatifs (comme l’anxiété intergroupe) et promeuvent les effets positifs, tels que le dialogue et l’empathie. Gordon Allport (1954) soutient, par contre, que le simple contact entre des groupes ne suffit pas à améliorer les relations. Il souligne les conditions requises pour que les contacts entre les groupes soient positifs, ce qui comprend l’égalité entre les statuts et une interdépendance entre les groupes, des possibilités de rencontre entre les membres de groupes ennemis ainsi que des normes de soutien à la démocratisation appuyées par les autorités. Pettigrew et Linda Tropp (2006) vont dans le même sens, mais insistent sur la difficulté de réaliser toutes les conditions lorsqu’il y a contact.

Pour Hamber (2009 : 20), il « n’y a pas que l’événement traumatique qui nécessite une attention. Il s’agit essentiellement de la façon dont la personne (et la communauté) interprète l’événement qui importe lorsque l’on considère une stratégie de guérison[3] ». Pour Herman (1997), les interprétations du survivant des événements traumatiques et les significations qu’il leur attribue sont essentielles pour qu’une reconnexion avec « l’autre » soit possible. Le second stade de guérison consiste, dit-on, à raconter afin de reconstruire la mémoire traumatique et faire en sorte qu’elle puisse être intégrée à la vie quotidienne. Herman (1997) indique que la mémoire traumatique ne peut s’exprimer en paroles, qu’elle est statique et qu’elle entraîne ainsi la stagnation du processus de guérison. Pour encourager la guérison, la mémoire traumatique de la victime doit s’exprimer par des mots d’action, par l’intermédiaire d’une reconstruction sociale et individuelle de l’expérience traumatique (Herman 1997). Tout au long de cette étape, le survivant d’événements violents et traumatisants affronte et soulève des questions pénibles auxquelles sont liées des réponses et des explications qui sont également traumatiques. Une meilleure compréhension des événements – ou une reconstruction complète – implique plusieurs interprétations qui relient l’expérience personnelle à un contexte élargi, évitant des compréhensions à sens unique qui mettent l’accent sur les dispositions d’un individu à l’égard de l’autre groupe. De fait, en psychologie sociale et politique, on reconnaît généralement que les membres d’un groupe tendent à attribuer les causes du conflit et les traumatismes à la nature des membres extérieurs au groupe et, ainsi, à ignorer les facteurs, propres au contexte et autres, qui peuvent expliquer (en tout ou en partie) les gestes faits. On reconnaît aussi généralement que les membres d’un groupe tendent à se percevoir d’une manière plus positive et hétérogène, alors que les membres extérieurs au groupe sont vus sous un jour moins favorable, constituant un groupe homogène dans lequel les « bons » constituent l’exception. Donc, la grande importance du souvenir, du deuil et de la mémoire réside dans leur effet sur cette polarisation. La reconstruction des événements peut faciliter une compréhension soulignant des facteurs de contingence et d’ambiguïté qui suggèrent des possibilités de transformation et de paix plutôt que de constater des facteurs établis et fixes, comme la nature de « l’ennemi », qui sous-entendent l’impossibilité de réconciliation et de paix. De fait, une perspective présentée en contexte, où l’accent sur les « mauvais » ennemis est atténué, prépare le terrain en vue d’une interprétation moins destructrice et débilitante de la victimisation d’un individu. Ici, la reconstruction de la mémoire traumatique doit inclure un compte rendu de la vie avant l’événement traumatique. La reconstruction de ce déroulement temporel de la vie du survivant – consistant à relier le passé au présent et à des circonstances futures – constitue un pas vers la guérison (Hamber 2009 ; Staub, Pearlman et Bilali 2008).

Cependant, les pratiques de reconstruction de la mémoire traumatique peuvent s’avérer très politiques. Elles se situent souvent au point de rencontre entre la guérison d’un individu et les pratiques nationales et internationales de consolidation de la paix et de réconciliation et s’intègrent fréquemment à celles-ci. Les récits alternatifs – qui contredisent souvent la version officielle – peuvent être entendus uniquement dans des environnements où l’on permet le débat et les discussions ouvertes. Comme nous le verrons plus loin, l’imposition d’une version officielle – que ce soit par l’intermédiaire de projets gouvernementaux, nationaux, d’unité-réconciliation ou par des projets internationaux de stabilité postérieurs au conflit, de reconstruction, de partage du pouvoir ou par d’autres ententes – est fondée sur la présomption que la guérison constitue un processus simple et direct qui accompagne la réconciliation politique (ou la stabilité). Mais, tout comme la reconstruction de la mémoire traumatique constitue un processus dynamique, la guérison est un processus par lequel les gens deviennent plus conscients des possibilités présentes et futures.

À la troisième étape, nous soutenons que les survivants sont prêts à reprendre contact avec la vie quotidienne, ce qui comprend les contacts avec d’autres personnes (à l’extérieur du groupe de soutien immédiat). Pourtant, la proximité joue encore ici un rôle important qu’on oublie souvent d’examiner. Le lieu où la vie ordinaire se déroule ou devrait se dérouler peut exiger du survivant qu’il compose avec le ou les auteurs de violence, ce qui, pour lui, laisse présumer de nombreuses expériences potentiellement traumatisantes. De fait, avoir été confronté à l’inhumanité de personnes avec qui, dans certains cas, un individu partageait habituellement des expériences de vie significatives affecte de manière importante ses a priori à l’égard des liens sociaux, des normes et des règles de comportement. Les présomptions, les connaissances et les attentes de ceux qui souffrent à l’égard du comportement des autres sont anéanties. Cela affecte, en retour, les réponses et les réactions subséquentes des individus à l’égard des pratiques nationales ou internationales de consolidation de la paix.

En somme, selon les psychologues sociaux et politiques, le survivant doit tout d’abord créer une base sécuritaire à partir de laquelle le soi peut évoluer. Un survivant identifie les aspects négatifs et positifs du soi forgés par l’expérience traumatique, considère la personne qu’il était auparavant et celle qu’il est devenu après l’expérience traumatique, puis intègre ces éléments pour former un « nouveau soi ». Ce n’est qu’à ce moment que le survivant développe la confiance envers les autres, construit ou reconstruit et approfondit des relations et participe à l’établissement de la paix. L’habilitation, du point de vue de la prise ou de la reprise de contrôle de la vie d’un individu, constitue une partie essentielle de la résolution d’événements traumatiques et, donc, de la guérison.

Cependant, en dépit de ce qu’ont pu suggérer les étapes précédentes, ce processus de guérison n’est pas linéaire et ne se produit pas non plus dans un vide social ou politique. Le processus progresse et régresse au fur et à mesure que le survivant est confronté à d’anciennes et à de nouvelles préoccupations, ainsi qu’à différents niveaux de connexions globales ou locales des pratiques de consolidation de la paix. On a soutenu que les survivants ne peuvent se rétablir complètement ni parvenir à clore ce chapitre, comme si les atrocités n’avaient jamais eu lieu (Janoff-Bulman 1992). Même si le rétablissement complet d’un survivant semble impossible, on soutient que cet individu peut s’accommoder d’un passé violent et tolérer ce qui reste d’ambivalence ou d’éléments non résolus (Hamber 2009 : 12), afin d’atteindre un état de bien-être acceptable (Winnicott 1971). Les possibilités d’une guérison « acceptable » sont, cependant, intimement liées aux processus qui, selon les prétentions des politiciens, créent l’espace pour des institutions sociales et politiques qui favorisent la paix. Les façons dont les processus de guérison et de réconciliation interagissent se trouvent dans des connexions globales ou locales invisibles qui négligent la guérison et accordent la préséance à la réconciliation. Cette discrimination au profit des « besoins supérieurs » de réconciliation (politique) engendre des expériences de victimisation secondaire qui, à leur tour, affectent la réconciliation, que nous analyserons dès maintenant.

II – Réconciliation postérieure au conflit

On confond souvent réconciliation et guérison, comme si la résolution sociopolitique des demandes conduisait automatiquement au bien-être d’un individu (Clark et Kaufman 2009). De fait, une compréhension globale de la réconciliation inclut la guérison des relations sociales (Long et Brecke 2003). Certains auteurs soulignent également l’importance de la guérison des blessures individuelles postérieures au conflit – plus particulièrement les blessures psychologiques – pour que prenne place la réconciliation (Bar-Tal 2009 ; Staub 2006). La notion de réconciliation est souvent influencée par les croyances fondamentales à l’égard du monde (Hamber et Wilson 2002). La réconciliation peut être perçue comme un processus aux allures religieuses qui comporte souvent le repentir et le pardon (Hamber et Kelly 2005).

Plusieurs chercheurs universitaires ont relevé des dimensions de la réconciliation qui chevauchent celles du processus de guérison : le besoin de sécurité ou de paix ; la recherche ou le besoin de vérité ; l’établissement de nouvelles relations ; des manifestations de considération à l’égard de l’autre, de pitié ou de pardon ; et une certaine forme de justice (Kriesberg 2007 ; Long et Brecke 2003). D’autres notent que, si ces dimensions sont interdépendantes, elles ne peuvent être satisfaites simultanément parce que, comme le soutient Minow (1998), elles se contredisent souvent l’une l’autre. De son côté, Kriesberg (2007) spécifie que certaines dimensions peuvent être satisfaites simultanément. Par exemple, lorsque de nombreux membres d’un groupe reconnaissent le tort causé par leurs propres actions, la reconnaissance de leur humanité par leurs ennemis d’hier devient plus probable.

Kelman (2008) et Green (2009) ont intégré plusieurs de ces dimensions aux étapes du processus de réconciliation. Les étapes suggèrent une marche à suivre en vue de la réconciliation et établissent des conditions à satisfaire pour que celle-ci se produise. En somme, la réconciliation ne constitue pas un aboutissement appelé stabilité ou paix, mais un processus sociopolitique par lequel chaque partie est appelée à reconnaître la souffrance de l’autre et où les parties ennemies doivent adopter des attitudes et des comportements constructifs ou des relations individuelles et collectives fondées sur la confiance (Quinn 2009 ; Brounéus 2003). Ce processus suppose « un changement d’orientation psychologique à l’égard de l’autre[4] » (Staub 2006 : 868). Plus précisément, les ennemis doivent surmonter leurs perceptions et sentiments d’hostilité, souvent fondés sur d’horribles expériences ou sur la diabolisation et la déshumanisation de l’autre. Il a été soutenu que plus la violence et les crimes de guerre sont graves, plus on devrait prêter attention à la dimension psychologique pour la réussite du processus de réconciliation (Hamber 2009 ; Villa-Vincencio 2008). La réconciliation suppose donc une dimension passée et future. De fait, comme l’a mentionné John-Paul Lederach (1997), il faut pouvoir gérer les émotions associées aux événements traumatisants du passé (la colère, la douleur…) avant de penser à progresser vers l’interdépendance et la réciprocité.

La compréhension de la réconciliation se complexifie en raison de la question du « niveau » auquel celle-ci doit avoir lieu : local, national ou international (Parent 2010). La question du niveau pertinent de réconciliation dépend largement de « celui qui le considère » et fait souvent partie du débat entre les approches descendante et ascendante (Parent 2010). Les débats associés aux niveaux, ou entre les approches descendante et ascendante, cherchent souvent à effacer l’importance de plusieurs liens qui sont pourtant essentiels à une paix durable. Les similitudes entre les processus de guérison et de réconciliation et leurs étapes reflètent le fait que les processus de guérison et de réconciliation politique sont intrinsèquement et inextricablement liés. La question des niveaux d’analyse amène à débattre de la meilleure manière de promouvoir la paix (du haut vers le bas ou le contraire), mais conduit également à cacher les rapports intimes entre le bien-être individuel et les structures sociopolitiques et socioéconomiques globales ou locales. De plus, l’accent mis sur l’État – en tant qu’espace politique où la paix et la réconciliation doivent être établies – soulève des difficultés. Il mène au problème de la proximité, discuté préalablement, où des ennemis doivent apprendre à vivre de nouveau ensemble, ce qui ouvre la porte à une plus grande victimisation.

Nadler et Schabel (2008) établissent une distinction entre la réconciliation et la réconciliation instrumentale socioaffective. Ils définissent la réconciliation instrumentale comme un processus qui vise à modifier les relations entre les parties adverses vers des relations plus positives, rendant possible une coexistence. Les auteurs expliquent que ce processus favorise le développement des perceptions positives de l’autre ainsi que la confiance envers l’autre, alors que les perceptions négatives et d’inimitié envers l’autre diminuent. Cet apprentissage graduel, où les parties adversaires acceptent de plus en plus l’autre et se font mutuellement confiance, a lieu dans les contacts sociaux et dans la répétition d’efforts de coopération qui visent des objectifs instrumentaux importants pour les deux parties. Nadler et Schabel (2008 : 44) font la distinction entre la séparation et l’intégration des deux (anciens) adversaires. Lorsque les deux (anciennes) parties antagonistes coexistent séparément, la réconciliation instrumentale peut constituer une option viable. Dans le cas où l’objectif de la réconciliation serait l’intégration des deux parties au sein d’une même société, la réconciliation socio-émotionnelle représente une meilleure option. En adressant les représentations des événements traumatiques de guerre des individus, des groupes et de la société, on rend possible la transformation positive des perceptions partagées, des interprétations, des émotions et des significations liées à ceux-ci.

III – Des facteurs nuisant aux processus de guérison et de réconciliation en Bosnie-Herzégovine

Nos relations semblaient être mieux autour des années 2000, mais elles ont cessé de s’améliorer par après et se sont grandement détériorées au cours des dernières années.

Entrevue, victime du siège de Sarajevo, juillet 2014

À la fin et au lendemain de la guerre de 1992-1995, divers programmes psychosociaux ont été offerts aux individus, familles et groupes en Bosnie-Herzégovine (French et Nikolic-Novakovic 2012). Or, ces programmes ont été mis en oeuvre sans qu’on tienne compte du contexte social, politique et culturel de la Bosnie-Herzégovine (Avdibegovic et al. 2008). Les services de santé mentale en Bosnie-Herzégovine sont décrits comme réussis dans les études publiées (Boley 2007). Toutefois, les interviewés qui ont participé à la présente étude de terrain et qui dénoncent, notamment, la difficulté d’accès à ces services seraient probablement en désaccord avec ce succès proclamé. En Bosnie-Herzégovine, les autorités politiques accordent un soutien financier minimal pour l’aide psychosociale ; le nombre d’ong étrangères et d’organismes voués au travail psychosocial diminue (Avdibegovic et al. 2008). De plus, le modèle psychosocial international étroitement conçu laisse ses bénéficiaires dans une situation précaire, impuissants, dépendants (Pandolfi 2010 ; Fassin et Rechtman 2007 ; Pupavac 2002). La diminution de l’accès à l’assistance psychosociale et la nature de celle-ci peuvent conduire à l’aggravation du traumatisme, ce qui limite davantage les possibilités de guérison et de réconciliation.

Des facteurs communs saillants – obstruant ou entravant les processus de guérison et de réconciliation – ont été identifiés à partir d’entrevues menées dans le cadre de la présente recherche de terrain. Ces facteurs sont des réponses postérieures au conflit qui persistent, peuvent s’intensifier et entravent les processus de guérison et de réconciliation, en plus d’augmenter les possibilités de violences futures. Deux réactions psychologiques postérieures au conflit ont été mises en relief lors des entrevues : la méfiance et la peur. Il importe de noter que ces deux facteurs ne sont pas exclusifs et que d’autres conséquences pourraient être dégagées au fur et à mesure que la présente étude progresse. La méfiance augmente le défi du processus de réconciliation, parce que le processus de réconciliation ne peut pas progresser sans un niveau de base de confiance (voir Nadler et Liviatan 2004). Si la peur, qui cible et accroît les cognitions et les émotions négatives, est une réaction psychologique postérieure au conflit persistante, elle constitue également une source potentielle de violences futures. Un facteur contextuel important, souvent mentionné par nos interlocuteurs, met en relief un pouvoir nationaliste dominant (p. ex. en soulignant le manque de ressources et la perspective négative de « l’autre ») qui diminue significativement les possibilités de développer des contacts intergroupes positifs en renforçant et en consolidant les identités ethniques au lieu de les atténuer. Pire encore, l’influence de ce facteur semble être intensifiée par la proximité géographique des parties en cause. Biro, Ajdukovic, Corkalo, Djipa, Milin, et Weinstein (2004) rapportent que la manipulation de la situation économique précaire de l’ex-Yougoslavie par les politiciens a été un facteur important dans le déclenchement des conflits au début des années 1990.

A — La méfiance

Le trauma provoque une rupture de la confiance et des liens sociaux, ainsi que la polarisation sociale entre les individus, les communautés et les groupes où ceux qui appartiennent à l’exogroupe deviennent l’autre négatif. Agger (2001) et Schwartz (1996) soutiennent que la perte de confiance en l’humanité à la suite de la trahison d’un voisin ou d’un membre de la famille constitue l’expérience la plus traumatisante et la plus profonde (ou envahissante) à gérer pour les survivants de guerre. Or, comme l’ont indiqué un certain nombre d’auteurs, dont Nadler et Liviantan (2004), un processus de réconciliation n’est possible que s’il existe un niveau de confiance minimum ou élémentaire. Selon nos entrevues, cette confiance de base ne semble pas avoir été atteinte ni même recherchée par les dirigeants politiques en Bosnie- Herzégovine.

Il n’y a pas une véritable communication avec l’autre. Nous avons tendance à penser : « Oh ! Il ou elle fait semblant parce qu’il ou elle doit le faire ! Il n’y a aucune intention réelle »… Chacun est là pour ses propres intérêts, son propre emploi, son propre argent…

Entrevue, victime du siège de Sarajevo, juin 2011

De plus, cette trahison persistante constitue un outil puissant pour les appels nationalistes visant à convaincre les partisans politiques de faire exclusivement confiance aux membres de leur propre groupe comme étant la (seule) réponse à un avenir plus sûr et plus prévisible.

Vous ne pouvez pas faire confiance à l’autre. Vous ne savez jamais ce que l’autre prendra ou fera […] vous voyez l’autre établir une église ou un établissement religieux ici et là […] mettre la main sur le territoire autour de lui [..].

Entrevue, victime du siège de Sarajevo, juin 2011

B — La peur

Les relations intergroupes négatives sont souvent dominées par les perceptions qu’on a de l’autre groupe comme étant une menace. La menace peut être tangible et liée à des intérêts contradictoires ou elle peut être immatérielle ou symbolique et liée à des différences en termes de valeurs ou de croyances. Un certain nombre d’auteurs, tels que Stephan, Renfro et Davis (2008) ainsi que Jarymowicz et Bar-Tal (2006), indiquent que la perception de la menace provoque (ou déclenche) l’émotion de la peur. La peur de certains groupes peut devenir chronique et s’intégrer profondément dans l’histoire de l’endogroupe et, par conséquent, poser les jalons pour qu’un conflit ethnique devienne insoluble. La peur a été vue comme un dénominateur commun au conflit ethnique par quelques auteurs, notamment Jarymowicz et Bar-Tal (2006). À partir de nos entrevues, nous notons que les conséquences de la peur peuvent être, notamment, psychologiques ou comportementales (par exemple l’agression, l’évitement…). Les conséquences psychologiques comprennent les réactions cognitives (par exemple les stéréotypes, l’homogénéité perçue…) et émotionnelles (comme la peur, la colère, l’impuissance, le ressentiment…). Nos interviewés signalent une conséquence importante de la peur. Cette conséquence est lʼaccent mis sur les stimulus menaçants ainsi que sur le contrôle du traitement de l’information où le danger est mis en relief et où l’information est perçue et interprétée comme étant négative ou menaçante. Les événements négatifs et l’information nocive seront mieux mémorisés et auront une incidence plus intense sur les perceptions, les interprétations et les comportements suscités par l’autre groupe. Ensuite, la peur doit être justifiée : elle l’est par un sentiment de danger accru, engendré par l’exogroupe.

La peur affecte également la dynamique intergroupe en augmentant la cohésion et l’acceptation d’une direction centralisée de l’endogroupe ainsi que l’exclusion des membres déviants. Une peur intense associée à une cohésion plus solide de l’endogroupe alimente l’hostilité envers l’exogroupe. Fuir l’exogroupe est une autre conséquence possible de la peur. De plus, la combinaison de la peur avec l’amplification des caractéristiques négatives de l’exogroupe encourage l’évitement du contact intergroupe. Parmi les autres raisons de cet évitement, les interviewés évoquent l’anticipation que l’interaction avec les membres de l’exogroupe ira mal ou que des résultats négatifs découleront de l’interaction intergroupe. Parmi les exemples de conséquences négatives possibles lors des interactions intergroupes se trouvent la condamnation de l’exogroupe ou de l’endogroupe et lʼimpression dʼêtre exploité par l’autre (psychologiquement ou physiquement). Dans certaines circonstances, la peur influence les perceptions de menace provenant d’un exogroupe hostile et établit les bases d’une agression défensive future.

C — Facteur contextuel : pouvoir nationaliste dominant

Les émotions postérieures au conflit qui restent non réglées s’enveniment, se développent et deviennent éventuellement des outils potentiels de manipulation politique (voir Blitz 2006, par exemple). C’est le cas en Bosnie-Herzégovine, où les autorités politiques encouragent chaque groupe ethnique à se concentrer davantage sur sa propre souffrance et sur les événements qui l’ont causée. Comme cela a été préalablement noté, la perception des événements traumatiques et leurs significations sont étroitement liées aux mesures adoptées pour les affronter ainsi qu’aux séquelles consécutives. Parce que les événements négatifs et les informations attirent davantage l’attention, sont mieux mémorisés et influencent plus profondément les perceptions, les interprétations, les émotions et les comportements qui en découlent, une attention plus significative devrait être accordée à la façon dont les individus et leur groupe ethnique interprètent leurs souffrances et les événements liés au conflit.

Les réactions psychologiques après conflit non cicatrisées et l’insécurité économique – parmi d’autres conséquences postérieures au conflit – constituent des conditions possibles en fonction desquelles les politiciens peuvent manipuler les masses afin de maintenir ou d’accroître leur pouvoir. Toutes les personnes qui ont participé à notre étude ont déploré la nécessité d’établir des contacts importants avec le parti de la majorité afin d’accroître leurs probabilités de vivre une vie fonctionnelle. L’ampleur de cette nécessité devient évidente avec l’acuité des pertes et les souffrances infligées aux personnes touchées par la guerre ainsi que l’insécurité économique persistante.

La guérison et la réconciliation impliquent que les identités ethniques doivent être comprises telles des identités dynamiques dont l’importance et la signification s’adaptent au contexte en mutation. En Bosnie-Herzégovine, non seulement la polarisation entre les groupes ethniques s’est détériorée avant et pendant le conflit, mais ces divisions semblent s’être fixées grâce aux accords de paix qui ont permis l’institution de l’ethnicité dans la politique postérieure au conflit (voir Aitken 2007, à titre d’exemple).

L’ancien gouvernement est toujours là et ravive encore le nationalisme. Il complique la prise de décision et aggrave les problèmes.

Entrevue, victime du siège de Sarajevo, avril 2011

Les politiciens jouent avec la peur.

Entrevue, victime du siège de Sarajevo, juin 2011

Nos entretiens mettent en relief la conformité au discours dominant nationaliste qui permet un (faux) sentiment (psychologique) de confort en apportant des réponses simples et des solutions simples à des problèmes mal définis. L’émergence croissante d’ethnies fixes – promouvant le caractère monolithique de la communauté ethnonationale de l’autre – efface les complexités de « l’autre » et la nature changeante de son ethnicité, et exclut les identités non armées (juive, par exemple). Comme Bieber (2011) l’a mentionné, les partis qui forment le gouvernement – chacun représentant ses propres intérêts – restent divisés ethniquement et entravent la convergence des politiques similaires entre les parties ; ils ralentissent davantage ou bloquent le processus de réconciliation. En outre, Markowitz (2010) et Pejanović (2007) ont noté que les partis radicaux – les défendeurs ethniques les plus forts – sont susceptibles de recevoir un maximum de soutien en présence de problèmes sociaux graves, de transformation rapide et d’incertitude. Un des nombreux signes de l’insécurité économique à laquelle sont confrontés les survivants est le taux de chômage en Bosnie-Herzégovine qui a été estimé à 44, 2 % en 2009 et à 43,1 % en 2010 (CIA 2011). Plus de soixante pour cent des jeunes seraient sans emploi (MDG-F 2012).

Il y a des quotas pour les emplois et vous avez besoin d’appartenir au parti de la majorité ou d’avoir un lien étroit avec lui afin d’obtenir quelque chose.

Entrevue, victime du siège de Sarajevo, juin 2011

Pour obtenir un emploi ou d’autres avantages, il est généralement nécessaire d’être en bons termes avec le parti ethnonationaliste au pouvoir, qui a été élu par « son » groupe ethnique. Cela favorise le silence, le respect ou la conformité aux normes du groupe ainsi que l’intensification de la distance avec les membres de l’exogroupe. De même, les individus au pouvoir ont besoin d’images ennemies des autres groupes ethniques pour renforcer le soutien de leur parti ainsi que leurs intérêts. Chaque groupe est plus isolé à l’intérieur de ses propres frontières (physiques et psychologiques). Ceux qui tolèrent mieux l’autre ne peuvent, par peur, entretenir ou exprimer des opinions différentes de celles de leur groupe.

Un tel contexte aggrave les conséquences psychologiques après conflit, le contact interpersonnel positif n’étant pas encouragé. Une littérature abondante signale que le contact interethnique n’a pas été largement promu par les gouvernements actuels dont les intérêts personnels ont créé des systèmes isolés, plutôt que des systèmes intégrés où chacun suit son propre programme et poursuit ses propres objectifs (voir par exemple Markowitz 2010 ; Pejanović 2007). Ainsi que l’ont signalé les personnes interviewées dans le cadre de cette étude, lorsqu’un côté doit être choisi et que l’exogroupe constitue une menace, les divisions et les distances sociales entre les groupes et l’isolement de chacun des groupes ethniques érodent davantage le tissu social.

L’autre groupe ethnique reste homogène, fixe et permanent. Chaque groupe n’est pas « psychologiquement orienté » vers l’autre. Peu ou pas de changements dans les interactions intergroupes s’effectuent. Chacun pense, se sent et se comporte différemment parce que le « nous » contre « eux » n’est pas devenu un « nous ». Sans la reconnaissance de l’expérience de l’autre, les points de vue et les perceptions d’un terrain d’entente entre les groupes, établissant les bases pour une cohésion intergroupe, peu ou pas de changements seront apportés aux relations intergroupes conflictuelles. Les conséquences de ces divisions – endogroupes et exogroupes – sont inestimables et affectent toutes les sphères de la société. Parmi les répercussions engendrées par les divisions endogroupes (réfugiés / nouveaux arrivants qui remplacent les groupes ethniques ayant fui la guerre, les familles mixtes…), nous trouvons : le biais, l’altérité et le ressentiment. Les divisions exogroupes peuvent conduire à des affronts, à des insultes, à de la discrimination, aux violations des droits et à la violence, par exemple. Ces divisions nourrissent les émotions négatives telles que la méfiance, l’insécurité et la peur (de subir différentes formes de discrimination, d’être victime de violence, etc.), et touchent divers aspects de la vie, tels que l’éducation (écoles séparées pour chaque groupe ethnique), la vie sociale séparée (café, clubs, magasins…) et les voyagements entre les entités (en évitant le voyagement au travers une autre entité… une entité serbe notamment). Ces divisions ont un impact non seulement sur la fréquence des contacts les uns avec les autres, mais aussi sur le type de contact. Les contacts négatifs préparent le terrain pour les cognitions négatives, les émotions négatives et les comportements négatifs envers l’autre. Ces divisions ralentissent ou empêchent le processus de guérison et ont un impact négatif sur les perspectives de réconciliation. En outre, comme l’a noté Bladojevik (2007), un manque de contact direct et de relations positives avec l’autre peut approfondir la déshumanisation et la peur de l’autre. De plus, la proximité facilite la perception de stimulus négatifs, les cognitions négatives, les émotions négatives ainsi que les comportements intergroupes négatifs qui en découlent (Glick 2008).

Nous n’allons de l’autre côté que lorsque nous devons [le faire] et, si nous pouvons éviter l’autre, nous le faisons …

Entrevue, victime du siège de Sarajevo, juillet 2011

Les personnes en ex-Yougoslavie ont été exposées à un certain nombre d’initiatives des organisations internationales, les ONG et les activistes de base locaux visant la réconciliation. Bien que ces projets aient été conçus et mis en oeuvre au sein d’une communauté spécifique (majorité bosniaque, croate ou serbe …) dans un état particulier (comme la Bosnie-Herzégovine, la Croatie ou la Serbie), les quelques tentatives pour amener ces initiatives à l’échelle nationale n’ont pas connu de succès, encore moins au niveau régional. Parmi ces programmes, nous trouvons des concerts de musique, des programmes de dialogue des médias sur le traitement du passé (comme Belgrade Radio B92) (Franovic 2008), les projets de jardinage communautaire, les camps de jeunesse, l'éducation à la paix, les programmes d’échanges interculturels, divers programmes de dialogue (Dimitrijevi et Kovacs 2004), la thérapie individuelle et de groupe pour le trouble de stress post-traumatique (Zulpan 2009). Cependant, comme l’a noté Franovic (2008 : 125), non seulement ces initiatives manquent de soutien – moral et financier – des gouvernements, mais elles ont aussi tendance à être organisées selon l’ethnie et pour maintenir les récits concurrents. Peu de tentatives ont été faites vers des activités qui ont le potentiel de véritablement guérir et réconcilier – des activités qui pourraient être pertinentes pour la réconciliation socio-émotionnelle –, telle la narration, et qui impliquent différentes communautés et différents groupes de survivants. Par ailleurs, ces efforts ont également souffert de nombreuses limitations, comme les divisions ethniques (inter et intra), le manque de ressources et la manipulation politique.

Certains ont observé la détérioration des relations interpersonnelles entre les groupes :

J’ai vu une grave détérioration (des relations entre les groupes) dans les deux dernières années. Par exemple, seulement dans la façon dont nous nous saluons […] il y a une différence en termes de respect. Ceci n’est qu’un exemple de rappel quotidien comme quoi nous sommes sur différents côtés.

Entrevue, victime du siège de Sarajevo, juin 2011

Des contacts positifs pourraient toutefois améliorer les relations intergroupes :

Dans les premières années après la guerre […] j’avais très peur de sortir et d’aller dans les territoires serbes. J’avais peur d’être arrêté… Depuis, j’ai été dans les territoires serbes à quelques reprises pour faire des affaires et rien n’est arrivé.

Entrevue, victime du siège de Sarajevo, avril 2012

Conclusion

Les initiatives et les mesures de consolidation de la paix ont privilégié la stabilité et l’ordre politique, tout en négligeant le traumatisme généralisé affectant les individus et les sociétés. La dimension psychologique constitue un élément essentiel de la paix. Ignorer ou nier le traumatisme et les souffrances individuelles et collectives ne les fera pas disparaître. Comme cela a été discuté précédemment, la manière dont l’individu (ou la communauté) interprète et définit, notamment, l’information et les événements est importante non seulement parce qu’elle affecte les relations intergroupes, mais aussi parce qu’elle influence nos choix d’initiatives, de mesures et d’interventions de consolidation de la paix.

Une plus grande attention devrait être accordée à la complexité du développement du traumatisme postérieur au conflit qui est intensifié lorsque les survivants – sur les plans individuel et collectif – doivent faire face à des stresseurs postérieurs au conflit, telles les initiatives de consolidation de la paix qui stagnent ou qui blessent davantage ou empirent la situation des survivants. Le processus de paix implique le passé, le présent et l’avenir. Le passé doit être réglé avant que l’un puisse vivre et profiter des opportunités du moment présent et ainsi (re) construire un avenir pacifique. Une détérioration des souffrances – étant (re)victimisé par d’« anciens » et de « nouveaux » stresseurs – laisse peu ou pas de ressources (sur les plans personnel, économique, etc.) pour faire face aux luttes quotidiennes, (re)construire et transformer son environnement et la société : des structures et des relations qui ont été détruites pendant les conflits armés et les guerres.

La combinaison de ces facteurs antagonistes avec divers facteurs socioéconomiques et sociopolitiques mène alors à un comportement discriminatoire, hostile ou violent à l’égard de l’autre. Autrement dit, des facteurs objectifs comme les conditions économiques ou des institutions étatiques fragiles ne causent pas la violence, à moins qu’elles ne soient associées à des facteurs subjectifs – de telle sorte que les inégalités sont perçues comme étant le résultat du comportement ou de la nature de « l’autre mauvais ». Des facteurs subjectifs préparent le terrain à la violence dans l’avenir. Les interrelations entre éléments objectifs et subjectifs facilitent les cycles perpétuels de violence. C’est la raison majeure pour laquelle la guérison et la réconciliation ainsi que les approches psychosociales et politiques sont intimement liées aux positions locales ou globales.

Étant donné la proximité des (anciens) groupes antagonistes, les interventions postérieures au conflit, les initiatives et les programmes de consolidation de la paix devraient viser non seulement la réconciliation instrumentale, mais aussi la réconciliation socio-émotionnelle et l’interrelation entre les parties antagonistes. Les chercheurs et les décideurs politiques doivent accorder plus d’attention à ce qui favorise une guérison suffisante après les conflits armés ou les guerres dans un contexte de massacres perpétrés par des voisins, où les parties antagonistes doivent vivre en proximité géographique. Alors que les guerres et les conflits armés internes se sont multipliés depuis la fin de la guerre froide et que les stratégies de résolution des conflits se sont développées, de nouveaux partenariats entre les disciplines et les niveaux de la société (dirigeants, communautés, individus) sont devenus nécessaires non seulement en théorie, mais surtout sur le plan pratique. Une meilleure intégration de l’étude de la dimension psychologique dans le domaine de consolidation de la paix favoriserait la compréhension des questions interdépendantes complexes impliquées dans le développement de la paix à long terme et un ajustement des actions connexes menées en conséquence.