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Nous nous proposons dans cet article d’étudier un concept américain de politique étrangère, l’offshore balancing, et son application à un système de sécurité régionale, celui du golfe Persique, au sein duquel les États-Unis jouent depuis plusieurs décennies un rôle moteur. En d’autres termes, il s’agit de tester in situ une approche diplomatique et de mieux apprécier, ou non, sa pertinence.

Développée et débattue au cours des années 1990 dans les cercles universitaires américains, l’idée d’offshore balancing a bénéficié d’un regain d’intérêt sous la présidence de Barack Obama (2008-2016). Ce concept-programme propose de maintenir la primauté internationale des États-Unis tout en gardant ce pays à distance des conflits et des jeux de pouvoir locaux (au Moyen-Orient, en Asie et en Europe).

Après une décennie 2000 marquée par les interventions militaires et les vastes entreprises de nation-building de l’administration Bush en Irak et en Afghanistan, une telle approche a permis à la nouvelle administration Obama de trouver – du moins sur le plan rhétorique – un point d’équilibre entre le maintien du leadership américain dans les affaires internationales et son désengagement d’éventuels conflits régionaux.

Si le postulat de l’offshore balancing a séduit la communauté stratégique américaine – en particulier les think tanks proches du Parti démocrate comme le Center for a New American Security[1] –, sa mise en application s’est révélée plus problématique. C’est précisément ce décalage que nous étudions en mettant cette posture de l’administration Obama à l’épreuve d’un système de sécurité régional – celui du golfe Persique – dont la stabilité repose depuis plusieurs décennies sur la capacité et la détermination des États-Unis à garantir la sécurité des monarchies arabes de la péninsule. À travers ce cas, se pose la question suivante : les États-Unis peuvent-ils se décharger de leurs responsabilités régionales en usant d’une stratégie d’offshore balancing, sans démanteler les dépendances structurelles avec leurs alliés locaux ? Et cette phase transitoire n’est-elle pas porteuse d’incertitudes et source d’instabilité qui remettraient in fine en cause le bien-fondé initial de la théorie ?

Nous montrons dans les pages qui suivent comment l’expérience en la matière de l’administration Obama au cours de ses huit années au pouvoir atteste les limites pratiques de l’offshore balancing. Dans le contexte de la péninsule arabique, marqué par une faible intégration du système régional de sécurité, les membres du Conseil de coopération du Golfe (Arabie saoudite, Koweït, Oman, Qatar, Émirats arabes unis, Bahreïn) sont restés historiquement dépendants des États-Unis pour leur sécurité (Palmer 1992 ; Acharya 1989 ; Barnett et Gause iii 1998). Dès lors, le discours américain se fondant sur une stratégie d’offshore balancing a engendré des crispations de la part de ces alliés. Ces derniers ont assimilé la rhétorique de la Maison-Blanche à un désengagement américain de la région et à un abandon de ses responsabilités historiques.

Pour saisir ce décalage entre le postulat théorique et les effets réels de cette approche, nous avons divisé notre article en quatre sections. La première restitue la genèse du concept d’offshore balancing et offre une explication historique sur sa prégnance contemporaine. La seconde section rappelle l’émergence du système de sécurité dans le golfe Persique en soulignant sa modeste et tardive institutionnalisation ainsi que le rôle clé joué par les États-Unis. Dans un troisième développement, nous montrons comment l’administration Obama a entendu réviser cet engagement américain au cours de ses deux mandats sans obtenir les résultats escomptés. Enfin, dans une quatrième et dernière section, nous signalons les écueils pratiques de cette approche de politique étrangère en en tirant des leçons, tant pour l’étude régionale que pour la théorie des Relations internationales.

I – La séduction américaine pour l’offshore balancing

L’expression offshore balancing pourrait se traduire imparfaitement par le mouvement d’équilibrage des rapports de force à distance ou, littéralement, au large des côtes. Le concept apparaît dans le paysage de la recherche au milieu des années 1990 et s’inscrit dans le débat américain portant sur la « grand strategy »[2] des États-Unis à l’issue de la fin de la guerre froide (Art 2003 ; Posen 1997). Son promoteur initial, Christopher Layne, professeur à la Naval Postgraduate School de Monterey, publie en 1997 dans la revue International Security un article programmatique dans lequel il expose le postulat suivant :

Une stratégie d’offshore balancing aurait deux objectifs cruciaux : minimiser le risque d’engagement américain dans une future guerre (possiblement nucléaire) entre grandes puissances et renforcer le pouvoir relatif de l’Amérique au sein du système international. [Pour concilier ces deux buts, Layne envisage de] capitaliser sur la position géopolitiquement insulaire des États-Unis […] en délimitant clairement ses engagements à l’extérieur, les États-Unis seraient plus stables et plus puissants au début du XXIe siècle en tant qu’offshore balancer qu’ils ne le seraient s’ils poursuivaient la stratégie de prépondérance.

Layne 1997 : 87

En d’autres termes, Layne propose de préserver la suprématie américaine dans les affaires internationales tout en promettant un retrait des contentieux régionaux qui ont pu entraîner les États-Unis dans des conflits coûteux. L’offshore balancing réussirait en quelque sorte à combiner les avantages de l’isolationnisme et de l’interventionnisme tout en se prémunissant de leurs inconvénients. On peut noter par ailleurs de lointaines similitudes avec la pratique diplomatique du Royaume-Uni de la fin du xviiie siècle au milieu du xxe siècle (Mearsheimer 2001 : 234).

La saillance d’une telle approche tient logiquement à ce point d’équilibre. D’une part, celui-ci permet de rassurer les tenants d’un retour américain aux affaires intérieures, le « nation-building at home » dont le président Obama lui-même se réclamera plus tard[3]. D’autre part, Layne réfute l’argument du déclin américain avancé par ceux qui à Washington craignent qu’un retrait des affaires internationales n’entraîne un déclassement de la puissance américaine (Edelman 2010).

La problématique est particulièrement prégnante lorsque Layne rédige son article. La même année, trois chercheurs du Massachusetts Institute for Technology (mit) publient un article intitulé « Come home, America » qui revendique une « forme moderne d’isolationnisme » (Gholz, Press et Sapolsky 1997). Pour eux, la notion d’intérêt national est restrictive : « Le gouvernement américain n’a pas à se charger de la prospérité et de la sécurité des Japonais ; les intérêts vitaux de la politique étrangère américaine sont sa propre sécurité et prospérité » (Gholz, Press et Sapolsky 1997 : 25).

La « guerre contre la terreur » lancée par le président Bush à la suite des attentats de 2011 met largement de côté ces débats pour laisser place à un interventionnisme ambitieux, un « wilsonisme botté », pour reprendre l’expression de Pierre Hassner (2002 : 43). Les guerres en Irak et en Afghanistan sont ainsi suivies d’un investissement maximal des États-Unis non seulement dans la reconstruction des structures politiques de ces pays, mais aussi dans la reconfiguration des systèmes de sécurité régionaux. Or, à l’aune du relatif échec et du coût exorbitant de ces entreprises, l’arrivée de Barack Obama à la Maison-Blanche entraîne la réapparition de l’idée d’offshore balancing dans le débat stratégique américain. La terminologie en vogue dans les think tanks proches du Parti démocrate est révélatrice. Au Center for a New American Security, Patrick Cronin appelle en 2010 à une stratégie de « restraint » – retenue – qui n’est pas sans rappeler les idées non seulement de Christopher Layne, mais aussi d’autres universitaires comme Barry Posen ou John Ikenberry (Cronin 2010 ; Ikenberry 1998, 2000 ; Posen 2007, 2008, 2014). Dans un rapport de l’Atlantic Council, un ancien directeur du Conseil de sécurité nationale d’Obama, Barry Pavel, appelle à un « rééquilibrage » des responsabilités américaines dans le golfe Persique (Pavel et Saab 2015). La Maison-Blanche elle-même entretient cette rhétorique en faisant circuler au printemps 2011 l’expression problématique « leading from behind ». Dévoilé par des conseillers de la Maison-Blanche à la presse américaine, le terme apparaît pour illustrer le rôle de soutien logistique des États-Unis dans l’opération Unified Protector de l’Otan en Libye (Lizza 2011). En substance, « leading from behind » est une paraphrase de l’offshore balancing qui affirme l’idée selon laquelle, en soutenant les forces françaises et britanniques contre le régime de Kadhafi, sans assurer le leadership de l’opération, les Américains peuvent jouir du succès militaire sans en payer le coût. Vivement critiqué, le terme n’en devient pas moins une expression incontournable de la scène politique américaine sous Barack Obama.

En janvier 2012, Christopher Layne annonce lui-même dans les pages de la revue National Interest le quasi-triomphe de l’offshore balancing, qu’il identifie comme la clé de voûte de la nouvelle Defense Strategic Guidance (Layne 2012). Le document officiel de l’administration Obama stipule que face à la crise économique que traversent les États-Unis, ces derniers doivent réduire la taille de leurs forces à l’étranger, en particulier en Europe et au Moyen-Orient, pour se concentrer sur l’Asie de l’Est. Ce désengagement doit se combiner à un transfert de responsabilités entre la puissance américaine et ses alliés régionaux. Pour Layne, le caractère officiel de la Defense Strategic Guidance atteste la volonté du président Obama de procéder à une stratégie d’offshore balancing. Le document « démontre que l’offshore balancing s’est déplacé des murs cloîtrés de l’université vers le monde réel des praticiens de Washington », écrit-il (Layne 2012).

En creux, ce retour à l’idée d’offshore balancing peut rappeler l’attachement historique des États-Unis pour l’insularité et l’isolationnisme que l’historien Arthur Schlesinger Jr. qualifiait même d’« état naturel » de l’Amérique (1995). L’auteur de The Imperial Presidency citait ainsi les propos sarcastiques tenus par Theodore Roosevelt à l’égard de Woodrow Wilson. Roosevelt aurait ainsi demandé à Wilson s’il comptait mener une guerre « chaque fois qu’un Yougoslave souhaite gifler un Tchécoslovaque » (Schlesinger Jr. 1995). Dans cette perspective, le concept popularisé par Layne et revisité par l’administration Obama s’ancre dans une certaine tradition de l’histoire diplomatique américaine.

Pour autant, Layne comme la plupart des auteurs qui défendent le principe d’un désengagement américain (Posen, Cronin, Gholz, Press et Sapolsky, parmi d’autres) accordent peu d’importance à la structure des systèmes régionaux qui découlerait de ce mouvement de balancier. Surtout, ils ne proposent pas d’argument qui attesterait une plus grande stabilité régionale découlant de l’offshore balancing, car l’objectif sous-jacent consiste justement à se désintéresser des problématiques régionales. Ce retranchement proposé séduit logiquement un certain nombre de représentants de l’école réaliste des Relations internationales, qui voient des facteurs d’instabilité dans la présence régionale des États-Unis et dans leurs interventions fréquentes dans les conflits locaux. Une appréciation restrictive des intérêts nationaux américains suggérerait ainsi d’opérer un démantèlement des bases militaires américaines à travers le monde qui ne font qu’entretenir la dépendance des alliés régionaux (Walt 2015 ; Mearsheimer 2014). Comme le soulignent Bryan McGrath et Ryan Evans sur le site War on the Rocks, ces auteurs

souhaitent nous faire croire qu’un profil bas augmenterait notre puissance, puisque nous ne dépenserions pas de ressources et d’énergie à fournir une protection à des nations qui peuvent subvenir à leurs besoins, tout en réduisant le degré d’attraction pour les groupes terroristes que notre présence engendre.

McGrath et Evans 2013 : s.p.

McGrath et Evans touchent ici au problème le plus important derrière l’offshore balancing : le mouvement de rééquilibrage avancé par Layne et les autres auteurs porte en lui un facteur d’incertitude que ni le théoricien ni le praticien ne peuvent négliger. Un retrait américain ne pourrait en effet être suivi d’une transition fluide vers un nouvel état stable du système international (Lieber 2016 : 6). Il ne s’agit pas ici de spéculation ex nihilo qui stimulerait uniquement la théorie des Relations internationales : les deux mandats de l’administration Obama (2008-2016) offrent une étude de cas particulièrement utile pour saisir les effets de l’offshore balancing sur les systèmes régionaux. Dans les deux sections qui suivent, nous explorons ces effets dans le golfe Persique : nous partons du système régional préexistant, puis observons les tentatives de réajustement de l’administration Obama.

II – Le rôle central des États-Unis dans le système de sécurité du Golfe

Le golfe Persique constitue une étude de cas intéressante à deux égards pour tester l’offshore balancing. D’une part, la zone peut être qualifiée de système de sécurité régional[4] faiblement intégré. Trop souvent, la péninsule arabique est décrite comme un bloc homogène constitué de monarchies sunnites – à l’exception de Bahreïn, majoritairement chiite – dont les régimes reposent sur une légitimité tribale similaire (sur la structure sociopolitique des régimes du Golfe, voir Dazi-Héni 2006). Cette présomption d’un Golfe ordonné cache de nombreuses divergences qui ont jusqu’à ce jour freiné l’intégration régionale (Barnett et Gause iii 1998). Contentieux territoriaux, luttes de pouvoir et querelles idéologiques ont depuis des décennies imprégné les relations diplomatiques entre émirs et rois de la région. Ainsi, bien que le Golfe constitue indéniablement un « complexe de sécurité »[5], il reste à ce jour un « système » de sécurité embryonnaire (Gause iii 2010). D’autre part, la stabilité régionale est en grande partie irriguée par la présence des États-Unis et, en cela, il s’agit d’un exemple pertinent de l’impact éventuel d’un désengagement américain.

Pour comprendre les particularités du golfe Persique contemporain, il nous faut ici rappeler plusieurs étapes historiques majeures. La première est le désengagement britannique de la zone à partir de la fin des années 1960. En 1968, Harold Wilson, alors premier ministre du Royaume-Uni, doit faire face à d’importantes contraintes financières sur le plan interne ainsi qu’à une forte montée de sentiments anticolonialistes dans la région qui mettent à l’épreuve la présence britannique dans le Golfe. En conséquence, le gouvernement décide d’engager le retrait de la quasi-intégralité des forces britanniques stationnées « à l’est de Suez »[6]. En 1971 le Bahreïn déclare son indépendance, tandis que sont constitués les Émirats arabes unis à partir de sept émirats (Abou Dhabi, Ajman, Charjah, Dubaï, Fujaïrah, Ras el-Khaïmah et Oum al-Qaïwain) qui bénéficiaient jusqu’alors de la tutelle britannique. Le retrait britannique suscite de vives inquiétudes dans les cours royales des petites monarchies, telles que le Koweït et le Bahreïn, qui craignent de subir les ambitions hégémoniques de l’Arabie saoudite d’un côté et de l’Iran du shah de l’autre (Macris 2010 : 139).

C’est à l’aune de cette transition que les États-Unis renforcent leur dispositif dans la zone, mais non sans hésitations. Il est de rigueur de signaler l’amorce d’une stratégie américaine dans le golfe Persique avec la rencontre en 1945 entre le président Roosevelt et le roi d’Arabie saoudite, Ibn Saoud, à bord de l’uss Quincy (Lippman 2005). Toutefois, le choix de cette date est discutable. Certes, 1945 marque bien la consécration de l’ascendant américain sur l’Empire britannique déclinant et c’est à cette même période que les ingénieurs prennent véritablement conscience de la richesse saoudienne en matière de réserves pétrolières. Pour autant, les administrations américaines successives ont longtemps essayé de bénéficier de la présence britannique sans s’y substituer. En d’autres termes, les États-Unis ne deviennent les « gardiens du Golfe » qu’une fois que Londres ne leur en laisse plus le choix (Palmer 1992 : 40).

Même après avoir pris le relais du Royaume-Uni, les États-Unis n’aspirent pas pour autant à assurer le même rôle que celui-ci. Il n’y a alors pas de velléité à Washington de reconstruire un nouvel empire colonial. Certains diplomates aventureux du département d’État développent l’idée d’une Otan du Golfe qui s’appuierait sur les deux puissances régionales : l’Arabie saoudite et l’Iran (Palmer 1992 : 52). À cette époque, l’Iran du shah constitue un allié solide qui bénéficie d’une coopération militaire étendue avec les Américains. En outre, une telle architecture de sécurité pour la région permettrait de ne pas engager trop de forces américaines. Cependant, le shah se veut prudent et a en tête son propre programme régional. Le fait que les services de renseignement américains se méfient de ce dernier dont ils soulignent les « tendances mégalomaniaques » n’arrange rien (Alvandi 2014 : 152). Le leader iranien affirme en tous les cas son hostilité à l’égard de possibles nouvelles interférences extérieures après le départ des Britanniques (Macris 2010 : 177). À ce titre, l’Iran refuse en 1968 d’héberger une base de l’US Navy pour la région. Devant cette décision, le Pentagone se tourne alors vers le royaume de Bahreïn qui répond positivement.

La volonté américaine de limiter son contingent militaire dans le Golfe a pour conséquence de ne pas combler véritablement le vide laissé par le départ des Britanniques. Une fois ces derniers partis, une compétition régionale s’engage entre l’Iran, l’Irak et l’Arabie saoudite. Une course aux armements se déclenche et chacun des compétiteurs se montre beaucoup plus agressif dans ses revendications (Acharya 1989 : 26). En 1971, le shah s’empare de trois îles, Abou Moussa, la grande et la petite Tomb, dont les Émirats arabes unis réclament jusqu’à aujourd’hui la souveraineté. Mais, en 1979, le shah est forcé à l’exil face à la révolution populaire en Iran. L’événement prend par surprise les services de renseignements et les autorités à Washington. Le régime qui lui succède dans les semaines suivantes, avec l’ayatollah Khomeiny à sa tête, remet en cause la relation stratégique irano-américaine et va jusqu’à apporter son soutien, en novembre 1979, à la prise en otage du personnel de l’ambassade américaine à Téhéran par des étudiants iraniens. En mars de la même année, la résurgence du conflit entre le Yémen du Sud et du Nord renforce les inquiétudes de Washington quant à la stabilité de la région.

Durant cette période est amorcée une nouvelle étape historique qui voit la consolidation de la présence américaine. La décennie des années 1980 est marquée par la guerre Iran-Irak qui débute en septembre 1980 et dure jusqu’en 1988. En 1981, les monarchies du Golfe se réunissent et créent le Conseil de coopération du Golfe (ccg) pour contrecarrer les deux puissances belligérantes, l’Irak de Saddam Hussein et l’Iran de l’ayatollah Khomeiny (Peterson 1988). La naissance du ccg marque un moment fort dans la constitution d’un système de sécurité régional tant il est porteur d’un projet d’intégration dont la région manque. De plus, au cours des années 1980, le volet militaire du ccg se développe plus rapidement que le secteur économique, affirmant les priorités politiques des dirigeants (Barnett et Gause iii 1998 : 163).

Mais, si le ccg entend renforcer la solidarité régionale, son développement est concomitant du renforcement du dispositif américain dans la péninsule. En pleine guerre Iran-Irak, les États-Unis se retrouvent sommés de préserver la stabilité de la circulation maritime. Le Pentagone déploie au fil des mois des moyens aériens et navals dans le Golfe, et en particulier dans le détroit d’Ormuz, afin de rassurer les monarchies du Golfe et de préserver la stabilité des flux maritimes (Acharya 1989 : 126). Par ailleurs, le 1er janvier 1983 est créé le Commandement central américain (Centcom). Couvrant alors dix-neuf pays de la région élargie, Centcom, le premier commandement régional des États-Unis, existe donc depuis trente-cinq ans. Il a remplacé la Rapid Deployment Joint Task Force mise en place par l’administration Carter en mars 1980. Cette séquence qui voit la naissance parallèle du ccg et du Centcom témoigne de l’ambivalence des attentes entre les États-Unis et leurs alliés locaux.

En 1986, la « guerre des tankers » voit l’Iran prendre pour cible les navires koweïtiens et saoudiens (les deux pays soutenant financièrement l’effort de guerre de Saddam Hussein) (O’Rourke 1988). Le Koweït et l’Arabie saoudite se tournent immédiatement vers les États-Unis et, presque contre leur gré, les forces américaines sont engagées dans le conflit. En fait, les archives ouvertes montrent que la décision de Ronald Reagan d’assurer directement la protection des vaisseaux des monarchies du Golfe fut prise en réaction à une demande koweïtienne d’aide auprès de l’Union soviétique[7]. En d’autres termes, c’est au titre de la compétition soviéto-américaine que Washington a consenti à finalement devenir la puissance protectrice des monarchies du Golfe. Cependant, signalant leur embarras, les membres du ccg s’empressent de s’opposer à l’idée d’une présence à terre des forces américaines. Le sentiment anti-occidental reste important à la fois au sein des cercles décideurs et dans la population locale. D’ailleurs, dès la fin de la guerre Iran-Irak en 1988, les Américains réduisent leur présence navale et entendent maintenir cette distance à l’égard du golfe Persique.

L’invasion du Koweït par l’Irak le 2 août 1990 change toutefois complètement la donne. En l’espace de quelques mois, les cours royales du Golfe passent outre leurs précédentes réticences et voient dans les États-Unis la seule puissance capable de résoudre la crise engagée avec Saddam Hussein. Pas moins de 200 000 soldats américains sont déployés en Arabie saoudite dès l’hiver 1990 pour mener l’opération Desert Shield afin de protéger le royaume d’une invasion irakienne (Lewis 2007 : 317).

Les années 1990 sont traversées par deux dynamiques concomitantes : le renforcement des liens bilatéraux entre monarchies du Golfe et puissances occidentales (États-Unis, Royaume-Uni, France) – au moyen d’un ensemble d’accords de défense et de garanties de sécurité – et une mise en demeure des projets de système de sécurité collectif. À l’issue de la guerre, les États-Unis décident, pour la première fois, de maintenir une présence permanente dans la région. La base navale à Bahreïn est agrandie et rebaptisée en 1995 la Ve Flotte de la marine américaine. Un accord de défense et de sécurité est signé avec le Qatar en 1992 et, avec la construction de plusieurs camps, l’émirat devient le siège du quartier général avancé (forward headquarters) du Commandement central.

En ce sens, la guerre du Golfe souligne les faiblesses des forces armées du Golfe face à un scénario d’invasion et la réponse immédiate des dirigeants consiste à renforcer leurs liens avec Washington. Celle-ci est mise en oeuvre en ordre dispersé, au niveau bilatéral, et sans consultations entre les voisins. L’impulsion donnée au volet défense du ccg durant la décennie précédente est désormais suspendue. S’ajoute à cela la résurgence de contentieux territoriaux au début de la décennie entre plusieurs des monarchies arabes[8]. Ces litiges ne déclenchent pas de guerre, mais la lenteur des processus de résolution – au niveau bilatéral et à celui de l’Onu – met définitivement de côté les plans de système régional envisagés durant la décennie précédente.

C’est bien en ces années-là qu’émerge le paradoxe contemporain du système de sécurité du Golfe. Si, à très court terme, la tutelle américaine permettait de prévenir de nouveaux remous dans la péninsule, elle ralentissait les efforts de régionalisation et posait la question in fine de la dépendance structurelle des acteurs locaux envers les États-Unis. Ce paradoxe engendre bientôt des frustrations des deux côtés, en particulier après les attentats du 11 septembre 2001. Sur les dix-neuf terroristes derrière les attaques terroristes de 2001, quinze sont saoudiens et la Maison-Blanche ne peut dès lors éviter un débat houleux sur son partenariat avec Riyad (Ottaway 2009). Il s’ensuit une réduction substantielle de la dépendance énergétique américaine à l’égard du Golfe persique (par le recours à d’autres exportateurs d’hydrocarbures et au développement d’énergies alternatives américaines). En mai 2003, les importations américaines de pétrole saoudien représentent 71 461 barils par mois. En août 2009, soit six ans plus tard, le nombre mensuel tombe à 22 585 barils[9].

Par ailleurs, l’interventionnisme de l’administration Bush au Moyen-Orient, couplé à son agenda néoconservateur du « regime change » dans la région, met les monarques du Golfe dans une situation inconfortable. D’une part, les dirigeants arabes sont sommés d’exprimer leur solidarité envers les États-Unis afin de toujours bénéficier de leur protection ; d’autre part, ils doivent composer avec la colère grandissante de leurs populations devant l’invasion américaine de l’Irak en 2003 (Dazi-Héni 2006 : 33). Bientôt, l’absence de préparation de l’après-Saddam par l’administration Bush inquiète les pays voisins de l’Irak, le Koweït et l’Arabie saoudite. Progressivement, la mise en place d’un nouveau régime à Bagdad, avec à sa tête le premier ministre Nouri al-Maliki, exacerbe les tensions communautaires, entraînant une marginalisation de la communauté sunnite au profit des chiites. De plus, la politique régionale de Maliki tend à favoriser les intérêts de l’Iran, que les monarchies du ccg accusent d’avoir infiltré tous les rouages du nouvel État irakien (Dodge 2012). Dans des entretiens avec des diplomates et des officiers du Golfe, il est fréquent de les entendre dépeindre Nouri al-Maliki, le premier ministre irakien, comme l’« homme de Téhéran »[10]. Le retrait des forces américaines d’Irak en décembre 2011, alors que les forces irakiennes restent encore bien modestes, conforte chez les pays du ccg l’idée selon laquelle ils seraient aujourd’hui les premiers à souffrir des erreurs stratégiques des États-Unis. C’est précisément dans cette configuration que l’administration Obama entend refonder son dispositif.

III – La mise à l’épreuve du projet Obama dans la péninsule arabique

La présidence d’Obama (2008-2016) est marquée par la volonté du leader démocrate de ne pas réitérer les expéditions militaires coûteuses de George W. Bush. Soucieux de ne pas se laisser distraire par les dossiers internationaux, Obama entend consacrer son mandat à des problématiques intérieures, telles que la réforme de la santé ou encore la relance économique (Vaïsse 2012). À de multiples reprises, il exprime sa volonté de revoir à la baisse les engagements américains tenus par l’intermédiaire des troupes militaires prépositionnées en Europe et dans le Golfe, de même qu’il ne cache pas son irritation devant ceux qu’il qualifie de « passagers clandestins » (free riders), ces alliés qui profiteraient de la stabilité politique engendrée par la présence militaire américaine sans avoir à en payer le coût (Goldberg 2016). Parmi ces free riders, l’Arabie saoudite figure au premier rang.

La posture internationale du président américain provoque rapidement des inquiétudes parmi les dirigeants du Golfe. Ce sont d’abord les promesses du président nouvellement élu d’ouverture vers l’Iran sans conditions préalables – qu’il s’agisse du programme nucléaire ou du soutien iranien à des mouvements tels que le Hezbollah libanais – qui provoquent l’ire des partenaires de la péninsule.

Les réticences initiales des monarques arabes à l’égard du président Obama se confirment en janvier 2011, lorsque ce dernier appelle le chef d’État égyptien, Hosni Moubarak, à quitter le pouvoir devant les manifestations grandissantes au Caire. Ce « lâchage » du dirigeant égyptien est interprété par les gouvernants du Golfe comme une preuve de la volonté de l’administration américaine d’abandonner ses alliés régionaux (Hammond 2011). Quelques mois plus tard, la rhétorique du « leading from behind » qui accompagne l’engagement américain dans l’opération de l’Otan en Libye, Unified Protector, est comprise en creux comme un désengagement international des Américains.

Mais les inquiétudes sont encore plus vives devant la retenue des autorités américaines face aux mobilisations bahreïnies au printemps 2011. La position d’Obama est ambivalente : silence consentant à la répression menée par le régime de la famille al-Khalifa pour les uns, désolidarisation de Washington envers un de ses alliés clés dans la région, pour les autres. Il s’ensuit une lente dégradation des relations diplomatiques. En mai 2015, la Chambre des représentants américains approuve un texte législatif qui demande au département de la Défense d’évaluer les options de relocalisation de sa base navale installée au royaume de Bahreïn. Devant l’incapacité du régime bahreïni à rétablir la paix sociale, les parlementaires américains s’inquiètent des conséquences sur la sécurité des troupes stationnées dans le pays. « La raison pour laquelle nous devons planifier cette hypothèse est justement l’échec du régime bahreïni », se justifie le porteur du texte, le représentant démocrate Hank Johnson (Pecquet 2015). Jusqu’alors, les représentants du gouvernement américain, qu’ils soient militaires ou politiques, n’avaient cessé de répéter qu’une relocalisation était hors de question, qu’« il n’existait pas de plan B » pour le Pentagone (McDaniel 2013). En outre, la demande du Congrès met en difficulté l’US Navy, qui entretient depuis des décennies une relation étroite avec cette monarchie du Golfe.

La base de la Ve Flotte au Bahreïn constitue une plateforme hautement précieuse pour l’armée américaine. Non seulement elle joue un rôle politique tendant à rassurer les monarchies du Golfe, mais c’est depuis son quartier général que sont menées de nombreuses opérations cruciales pour la sécurité de la zone. En outre, elle permet quotidiennement à des dizaines de navires déployés dans la région de bénéficier du matériel nécessaire.

De façon symptomatique, si les représentants américains pointent les troubles internes au Bahreïn comme étant à l’origine du débat, les dirigeants du Golfe veulent plutôt y voir un geste accommodant des États-Unis vis-à-vis de l’Iran (Katzman 2015). La relance des pourparlers sur le dossier nucléaire à partir de 2013 et la signature en juillet 2015 d’un accord international avec Téhéran finissent d’achever la brouille entre les États-Unis et le Golfe, en particulier l’Arabie saoudite qui exprime publiquement sa réprobation du texte négocié (Fantz 2016).

Tout en annonçant son désengagement progressif, l’administration Obama cherche à apaiser les alliés par divers moyens de réassurance : renforcement de leurs capacités militaires et soutien aux initiatives locales. Afin de consolider les ressources des armées du Golfe, les ventes d’armes sont déjà depuis longtemps dans la région des instruments de réassurance envers les partenaires du ccg (Hasbani 2006). Durant la présidence d’Obama, les contrats d’armement atteignent des sommes considérables. Ainsi en 2011, l’Arabie saoudite établit un record en négociant un contrat de 29,4 milliards de dollars pour 84 avions de combat F-15. En 2013, les Émirats arabes unis obtiennent, pour leur part, une nouvelle flotte de F-16 d’un montant de 5 milliards de dollars. Par ailleurs, au cours des dernières années, les Émirats, comme leur voisin saoudien, concentrent leur attention sur la défense aérienne, en particulier avec l’achat de batteries de missiles Patriot et du système américain thaad (Cordesman 2014).

Ensemble, ces systèmes forment un embryon d’architecture régionale de défense antimissile. Comme les dispositifs en cours de déploiement en Europe (intercepteurs, radars, missiles antimissiles, etc.), les systèmes acquis par les pays du Golfe renforcent leurs liens avec Washington, étant donné que le département de la Défense reste le seul acteur à disposer de l’expertise technique pour assurer les fonctions de commandement et de contrôle. Mais cela signifie aussi qu’il n’y a pas à proprement parler une architecture de défense antimissile du ccg, mais un dispositif américain au service des membres du ccg (Elleman et Al-Sayed 2015). Au lieu de signaler un désengagement, cette configuration accroît la dépendance opérationnelle des armées du Golfe envers les États-Unis.

À cette dynamique militaire s’ajoute la dynamique diplomate qui, elle aussi, en voulant consolider l’architecture de sécurité régionale, renforce en réalité le rôle central des États-Unis. Ainsi, le département d’État sous le secrétariat d’Hillary Clinton lance en 2012 une nouvelle initiative diplomatique, le Forum de coopération États-Unis–Conseil de coopération du Golfe. La première édition a lieu le 31 mars de la même année à Riyad. Ce forum réunit l’ensemble des membres du ccg et des représentants américains, ministres et chefs d’État, afin d’échanger sur les dossiers les plus critiques (contre-terrorisme, prolifération des armes de destruction massive, guerre civile syrienne). La mise en place de ce forum dont les résultats, après quatre ans d’exercice, restent encore difficilement mesurables marque un nouvel effort de multilatéralisation des relations entre Washington et les monarchies du Golfe (Wasser et Drennan 2012). Cependant, si le but de l’administration Obama est bien de responsabiliser ses alliés pour mieux passer au second plan, la méthode privilégiée est porteuse de contradictions. Initiative du gouvernement américain, ce forum s’apparente pour beaucoup dans la Péninsule à un dispositif de supervision des États-Unis sur la région plutôt qu’à un mécanisme de délégation envers ses alliés locaux[11].

Enfin, s’ajoute à cela le soutien américain apporté à l’intervention militaire sous le leadership de l’Arabie saoudite au Yémen en 2015. En mars 2016, l’ambassadeur saoudien à Washington rencontre les membres du Conseil de sécurité nationale de la Maison-Blanche pour expliquer que l’Iran aide les rebelles houthistes au Yémen et entend à travers ces derniers déployer des sites de missiles balistiques pouvant toucher les grandes villes d’Arabie.

Barack Obama aurait lui-même apporté son soutien au lancement de l’opération saoudienne afin de ne pas remettre en cause l’accord simultanément négocié sur le nucléaire iranien (Mazzetti et Schmitt 2016). En d’autres termes, le consentement de l’administration américaine à l’expédition au Yémen correspond à la volonté à la fois de rassurer les alliés du Golfe sur la « menace » iranienne et de les inciter à prendre les commandes d’une opération complexe sur le plan militaire – incluant des forces aériennes, terrestres et navales de plusieurs nations – et ambitieuse sur le plan politique – changer le régime à Sanaa. Or, en pratique, les États-Unis ne se bornent pas à un simple rôle de soutien diplomatique. Le département de la Défense fournit de nombreux moyens dont la coalition saoudienne manquait pour l’intervention : des munitions, des avions ravitailleurs, des capacités en renseignement technologique. Un groupe de planification militaire de 45 officiers au sein du Commandement central est spécifiquement affecté à la coordination des moyens américains dévolus à l’intervention (Mazzetti et Schmitt 2016).

Progressivement, le rôle des États-Unis dans la coalition saoudienne s’avère ambigu et révélateur des écueils de l’approche d’offshore balancing. Tout en soutenant publiquement le lancement de la campagne saoudienne, le département d’État et la Maison-Blanche s’en désolidarisent lorsque certains parlementaires, tels que le sénateur démocrate du Connecticut, Christopher S. Murphy, expriment leurs réserves devant la nécessité de se joindre à la coalition[12]. Interrogé par les médias au sujet des dommages collatéraux causés par les frappes aériennes au Yémen, le conseiller pour le Moyen-Orient, Robert Malley, rétorque simplement : « Ce n’est pas notre guerre » (Mazzetti et Schmitt 2016).

La position incertaine de la Maison-Blanche se fait bientôt ressentir sur le plan opérationnel lorsque les Émirats arabes unis se tournent vers le département de la Défense afin de bénéficier de l’aide de troupes de forces spéciales pour planifier un débarquement amphibie à Aden. Or, les responsables du Pentagone expriment de vives réserves devant une opération pour laquelle ils jugent les forces émiriennes mal préparées. À l’issue d’échanges difficiles, les planificateurs à Abou Dhabi entreprennent la planification du débarquement sans les Américains.

D’autres récits opérationnels témoignent de l’ambivalence des États-Unis dans l’intervention au Yémen. Il est rapporté par exemple que l’aviation émirienne, alors qu’elle mène une campagne aérienne contre des positions houthistes, demande au département de la Défense de lui fournir des avions ravitailleurs. Sans réponse de leurs interlocuteurs, les Émiriens s’offusquent. À Washington, on argue d’une simple erreur de procédure et les avions sont finalement envoyés.

Cette politique d’Obama illustre bien le paradoxe de la phase transitoire vers l’offshore balancing : si les Américains entendent se désinvestir progressivement des contentieux régionaux, ils ne peuvent abandonner subitement leurs appuis et alliés locaux ; ils doivent, au contraire, concevoir un processus de responsabilisation de ces derniers en plusieurs étapes. Les nombreux malentendus politiques entre les États-Unis et leurs alliés du Golfe ont ainsi un effet contre-productif : ils ont érodé l’image de l’engagement de Washington envers ses partenaires au mépris des mesures de réassurance répétées – ventes d’armes, coopération de défense renforcée, soutien diplomatique à l’opération au Yémen. La dernière visite officielle d’Obama en Arabie saoudite, marquée par la profonde détérioration des relations entre dirigeants politiques, atteste les effets négatifs (Black 2016). Ce décalage saisissant entre les vertus théoriques de l’offshore balancing et sa réalité à l’issue de huit années d’administration Obama mérite donc une réévaluation du concept.

IV – Une théorie inadaptée aux réalités régionales

Si, comme nous l’avons montré plus haut, l’offshore balancing revêt un caractère séduisant pour les politiques, sa mise à l’épreuve du réel souligne les écueils de la théorie. En effet, la tentative de l’administration Obama d’établir les bases nouvelles de cette relation de Washington avec ses alliés régionaux – dans notre cas précis les monarchies arabes du Golfe – a fait surgir deux problématiques intrinsèquement liées.

La première est celle de l’expression publique de la solidarité des Américains envers leurs alliés entendue comme facteur de stabilité. En annonçant un désengagement, et en arguant du principe de retenue vis-à-vis des conflits régionaux, la rhétorique des responsables américains met à mal la notion de solidarité, comprise notamment dans les accords de défense bilatéraux qui, nous l’avons vu, jouent un rôle central dans le système de sécurité du Golfe.

Sur le plan diplomatique, cela engendre ce que certains appellent un déficit de crédibilité, le « credibility gap ». Ce déficit désigne la perception, partagée par les monarques arabes, d’une puissance américaine dont la volonté de défendre ses alliés locaux s’est érodée sous la présidence Obama. Si le dispositif actuel du Commandement central américain, et plus largement des forces américaines déployées dans le monde, atteste la capacité de Washington à prévenir une attaque contre ses alliés du ccg, la volonté d’en user dont dépend la crédibilité des États-Unis aurait justement été atteinte par la rhétorique de l’offshore balancing.

En d’autres termes, ce déficit ne découle pas des capacités d’intervention des États-Unis, mais de leur motivation réelle à les employer. Comme l’expliquait déjà en 2005 Kathleen McInnis :

une politique de dissuasion élargie américaine au Moyen-Orient manquerait de crédibilité, non pas en raison de capacités physiques limitées ou d’une faible présence dans la région, mais plutôt en raison de la fragilité des relations américaines avec ses alliés dans la région.

McInnis 2005 : 170

Dans la revue Middle East Policy, Abdullah Al-Shayji offre une clé pour saisir les mécontentements dans le Golfe à l’égard de la politique poursuivie par l’administration Obama.

En limitant leurs réassurances au cas le plus extrême et le plus improbable – une attaque directe de l’Iran ou d’une autre puissance sur les États du Golfe – et en ignorant les inquiétudes du Golfe à propos de la politique régionale américaine plus généralement, ils [les Américains] nourrissent maladroitement les angoisses locales selon lesquelles même les promesses américaines de défendre les États du Golfe contre une attaque ne peuvent être prises au sérieux.

Al-Shayji 2014 : 69

L’idée selon laquelle les États-Unis pourraient se tenir à distance d’une crise locale induit une sélectivité qui instille un doute dans la perception non seulement des possibles adversaires, mais aussi des alliés. C’est bien en ce sens que l’on peut saisir la nervosité, voire l’anxiété, qui anime les discours des dirigeants du Golfe à l’égard de l’administration Obama.

Le second aspect problématique de la politique d’Obama dans le Golfe a trait au flou sur la période transitoire qui découlerait de son hypothétique désengagement. En ce sens, l’érosion de la crédibilité américaine est aussi le résultat de l’absence de travail de planification derrière l’offshore balancing. En d’autres termes, les monarchies du Golfe perçoivent ce discours comme un retrait abrupt et sans concertation de la région, car la rhétorique américaine est dépourvue de précisions sur le désengagement.

Pour contrecarrer les critiques, l’administration de Barack Obama et en particulier le département de la Défense n’ont cessé de mettre en avant la notion de « capabilities building », qui ferait de la formation des partenaires locaux la clé pour assurer in fine le retrait américain (Gates 2010). Or, si ce renforcement des capacités des alliés pourrait, en théorie, favoriser une transition fluide vers une posture d’offshore balancing, l’administration Obama n’a pu en réalité proposer un calendrier qui permettrait de définir les étapes d’un désengagement graduel. Il s’agit moins de négligence que de difficulté réelle à estimer le temps nécessaire à un pays pour assurer, à niveau égal, les fonctions dévolues jusqu’ici à l’armée américaine. En 2015, une étude du Congrès américain portant sur plusieurs cas de formation militaire de partenaires par l’armée américaine concluait prudemment que de tels « efforts doivent être mis en oeuvre de manière consistante sur de longues durées (années ou décennies plutôt que mois) pour démontrer des résultats significatifs » (McInnis et Lucas 2015 : 57).

La position inextricable de Washington sur le dossier yéménite atteste ce problème : les États-Unis souhaitent se mettre à distance de l’intervention militaire, mais ils doivent régulièrement pallier les lacunes capacitaires de leurs partenaires. Si, plus généralement, les décideurs restent prudents sur ce séquençage, la problématique du temps et de la phase transitoire s’avère absente du débat théorique sur l’offshore balancing, soulignant une autre limite du concept : l’incapacité de ses promoteurs à offrir une vision détaillée et convaincante du rôle américain dans les phases intermédiaire et finale d’un tel processus.

Enfin, comme le montre à nouveau l’intervention au Yémen de 2015, une posture d’offshore balancing comporte un coût en matière d’influence sur les comportements des alliés locaux. Contrairement à l’idée défendue par Christopher Layne, la responsabilisation des partenaires régionaux n’induit pas le maintien d’une convergence de vues entre Washington et ces derniers. En réalité, la retenue de la puissance américaine implique une prise de décision, et donc de risque, accrue de la part des monarchies du Golfe sur la conduite des affaires régionales. Cette prise de décision peut parfois convenir aux intérêts de sécurité des États-Unis, mais parfois elle peut aussi les fragiliser. En l’occurrence, l’administration Obama a difficilement concilié sa volonté d’apaiser les relations avec l’Iran et son soutien à l’allié saoudien visant au Yémen les factions houthistes aidées par le même Iran. La réduction de l’influence américaine sur les jeux de pouvoir locaux est un aspect important qui n’est guère approfondi par les théoriciens, car ceux-ci n’accordent que peu d’importance aux logiques régionales, préférant se focaliser sur les retombées aux États-Unis. Au bout du compte, cet écueil s’ajoute aux précédents pour souligner les limites tant théoriques que pratiques de l’offshore balancing.

Dans cette perspective, l’étude des relations entre les États-Unis et les monarchies de la péninsule arabique sous la présidence Obama permet de mieux saisir la portée et les limites du concept d’offshore balancing. Cette « grand strategy » conçue dans les années 1990 et devenue saillante dans les milieux démocrates une décennie plus tard ne s’est guère révélée adéquate pour guider la politique régionale américaine. La réception négative de sa rhétorique chez les alliés et le flou qui l’entoure – notamment sur le calendrier d’un désengagement – ont eu des conséquences graves sur les relations publiques de l’administration Obama. De plus, le concept ne rend pas compte des contradictions que sa mise en oeuvre engendre. Comme nous l’avons constaté, les initiatives américaines, tant diplomatiques que militaires, n’ont pas véritablement permis un désengagement, mais ont entretenu une dépendance structurelle des alliés locaux des États-Unis. Le cas du Golfe n’est pas en cela un cas isolé et de telles analyses pourraient être appliquées à l’Europe ou à l’Asie. Mais si l’offshore balancing s’avère difficilement applicable, il ne faudrait pas pour autant sous-estimer sa capacité de séduction dans les cercles intellectuels et politiques américains, qui renvoie plus profondément à la tentation isolationniste dans l’histoire de la politique étrangère des États-Unis.