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Kim R. Nossal, professeur à l’Université Queen’s, reste l’un des rares chercheurs ayant eu le courage intellectuel de se prononcer sur un sujet aussi sensible dans la pratique des politiques publiques au Canada que celui de l’approvisionnement de défense. Avec cet ouvrage, il publie un remarquable travail de mise en perspective et d’évaluation des dérives sur plusieurs décennies. La démarche est pluridisciplinaire et les références très riches. L’objectif de l’auteur est de présenter une appréciation très détaillée et très documentée de l’inefficacité des politiques canadiennes d’acquisition sans pour autant céder à la fatalité. Le livre poursuit trois buts principaux.

Tout d’abord, Nossal met en évidence les erreurs des gouvernements successifs, conservateurs et libéraux, dans la gestion des programmes d’armements et d’acquisition de matériels pour les Forces canadiennes. Le tableau qu’il brosse s’appuie sur six études de cas, dont quatre sont puisées dans l’histoire canadienne de l’approvisionnement militaire (le fusil Ross ; l’avion CF-105 Arrow ; le véhicule tout-terrain Iltis et les sous-marins de classe Victoria ; les hélicoptères Sea King et les avions CF-18). Ces exemples de mauvaise gestion servent de toile de fond à une discussion plus générale sur le processus canadien d’acquisition. Ils illustrent le manque d’anticipation et d’autres erreurs commises dans des situations plus actuelles.

Nossal entend ensuite expliquer les raisons de tels dysfonctionnements procéduraux. Il fait un lien entre le passé et le présent en mettant l’accent sur les résistances aux changements et sur la cession à la facilité des habitudes (path dependence). Une ombre planerait sur les programmes de rééquipement de l’Armée canadienne, étant donné la dimension intrinsèquement de long terme des programmes d’armement, notamment par la constitution d’une base industrielle et technologique de défense tournée vers l’avionique. Nossal évoque les caractéristiques du processus et les causes de blocage.

Ces causes sont d’abord institutionnelles. L’auteur met en cause la division entre trois ministères, la responsabilité de définition et le suivi de l’approvisionnement, ce qui conduit inévitablement à des tensions, surtout entre ministres. Ce partage unique au monde conduit à une dilution des responsabilités contractuelles, à des refus d’assumer politiquement les ralentissements du processus et les dépassements de coûts. S’y ajoute l’incapacité des bureaucraties concernées à absorber le volume de travail dans des délais raisonnables. Cette incapacité trouve une explication dans la réduction drastique des effectifs ministériels et la perte de certaines expertises et compétences fondamentales dans la fonction publique fédérale (estimations des coûts, prévisions budgétaires, etc.).

Une autre série d’explications institutionnelles résiderait dans des habitudes « compulsives » des bureaucrates, comme leur insistance systématique sur des « spécifications canadiennes » (indigénisation) des équipements à acquérir. Parfois nécessaire, la canadianisation ne peut cependant être automatique, surtout dans un contexte administratif obscurci par le manque d’effectifs et la dilution des responsabilités. Pour l’auteur, la taille réduite des forces canadiennes explique également les difficultés dans l’acquisition ; alors que les États disposant des effectifs élevés peuvent spécialiser les différentes composantes de leurs forces, ceux qui, comme le Canada, possèdent des forces numériquement restreintes tentent de privilégier les équipements multi- rôles/multi-missions/multi-usages.

Outre les explications institutionnelles, le processus met en avant comme paramètre majeur de décision les dimensions économique et commerciale. Si la seconde logique commande à l’État client de payer des biens à un fournisseur, opérateur commercial privé, la première exige un engagement à fournir par les entreprises des avantages économiques (emplois, taxes, aménagement des territoires, etc.) en échange de la sécurisation du contrat. Le Canada est friand de cette pratique des compensations (offsets) de natures potentiellement diverses (industrielles, financières) qui interviennent directement (dans le secteur d’activité du contrat principal), en périphérie (de ce secteur) ou indirectement (en dehors du secteur du contrat principal).

Enfin, Kim Nossal présente une série de solutions pour rendre le dispositif moins politisé et pour contourner les obstacles rencontrés. Pour faire face à des pratiques peu honorables de la politique, mesquine, calculatrice à l’excès et hermétique, il privilégierait des logiques plus raisonnées des praticiens quotidiens de l’approvisionnement. Il égrène, d’abord, les « stratagèmes ». Dans le cas du fusil Ross, il s’est agi pour les libéraux de biaiser les résultats par des nominations au sein du comité d’essai et d’évaluation de personnalités proches des conservateurs et… du fabricant. Les conservateurs et les libéraux ont actionné, dans un contexte électoral, le levier du calendrier s’agissant du CF-105 Arrow. L’objectif fut de retarder une mesure logique mais peu électoraliste, à savoir l’annulation du programme.

De même, Kim Nossal détaille la basse récupération partisane des dossiers du Sea King et du F-35. Il établit dès lors le lien avec des problématiques qui ont fait tant couler d’encre depuis toujours, l’« imaginaire sécuritaire canadien », détourné par une classe politique peu portée sur la pensée stratégique et la dépense efficace en matière de défense en temps de paix. Sont rappelés les traditionnels arguments : la situation géographique du Canada, le « mythe » des opérations de paix, le « service minimum » budgétaire et capacitaire dans les alliances. Cette permissivité résulte donc du peu de hauteur de vue de dirigeants politiques et de la complicité de leur électorat. Elle se manifeste par le syndrome « Big eyes, empty pockets », un « appétit stratégique » plus rhétorique que réel. Les gouvernements successifs ont participé à des constructions sémantiques douteuses (« forces armées pleinement intégrées », « flexibles », « multi-rôles », « aptes au combat ») dont le sens est nébuleux et qui laissent planer une incertitude sur la faisabilité des programmes, pour ne pas dire qu’elles en montrent l’absurdité capacitaire.

Dans son dernier chapitre, Kim Nossal propose de corriger ces biais en revenant à l’essentiel de la programmation capacitaire. Pour la première correction, il s’agit de « repolitiser » – au sens des politiques publiques – l’approvisionnement. Cela passe par la définition d’une politique de défense conforme à la réalité budgétaire et à la volonté politique. Il faut alors exprimer des ambitions en accord avec les réalités d’une classe politique et d’un électorat peu enclins à investir dans la défense. La seconde correction consisterait à « dépolitiser » – au sens de sortir des querelles partisanes – les questions liées à l’acquisition et au renouvellement capacitaires. Sans remettre en cause la nature hautement politique de ces questions, Kim Nossal envisage un modèle pluripartisan de discussions dans des instances comme le Parlement et une plus large appropriation de ces questions par des acteurs en dehors des institutions traditionnelles, combinée avec une augmentation des fréquences de révision des livres blancs sur la défense.

Peu importe que les lecteurs partagent ou non les conclusions négatives de l’auteur quant aux performances d’approvisionnement capacitaire canadien, Charlie Foxtrot reste une excellente contribution à la littérature sur le sujet. Sa lecture est incontournable dans le cadre de la formation des étudiants en sécurité internationale et en politique publique, des futurs décideurs politiques, des personnels de sécurité (militaire et civils) canadiens et étrangers en poste au Canada et de tout autre praticien du secteur privé associé à l’industrie de défense.