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L’année 2017 a été animée pour la corne de l’Afrique et le peuple somalien. L’attentat d’octobre à Mogadiscio, dont le bilan s’est élevé à 512 morts, a brutalement rappelé au public que la guerre menée contre l’organisation Al-Chabab n’est pas terminée. Mais il y a plus à dire et à comprendre de l’idéologie de ce groupe que la violence dont il est l’auteur. Dans cet ouvrage, Stig Jarle Hansen offre un portrait complexe de l’idéologie qui a propulsé ce groupe, mettant en lumière le grand pragmatisme de l’organisation. En s’ancrant dans une perspective à la fois historique et politique, Hansen enrichit la réflexion sur la survie de tels groupes et sur les raisons qui motivent des individus à les joindre. À l’heure où se développe toute une réflexion autour de la radicalisation, l’auteur met en évidence l’importance d’étudier les interactions entre les dynamiques locales et globales afin de comprendre l’attrait que peuvent représenter de tels groupes.

Harakat Al-Chabab – la Jeunesse en français – contrôle le plus important territoire pour une organisation affiliée à Al-Qaïda. Malgré les défaites militaires et les tensions importantes au sein de son leadership, l’organisation survit aux prédictions d’effondrement et domine toujours une grande partie du sud de la Somalie. Jouant de son statut de représentant d’Al-Qaïda dans la corne de l’Afrique, Al-Chabab est également la principale organisation qui a été capable de résister aux forces éthiopiennes présentes au pays entre février 2006 et janvier 2007 et, depuis, de combattre les forces de l’Amisom (African Union Mission in Somalia). En outre, Al-Chabab exerce une force d’attraction à la fois identitaire, sociale et religieuse chez plusieurs individus, somaliens ou non, qui ont perçu dans les interventions étrangères en Somalie la main de l’influence occidentale, et plus particulièrement américaine.

L’organisation est traversée par un système complexe de loyautés claniques dont l’importance est seulement transcendée momentanément par l’appartenance religieuse. Al-Chabab émerge d’abord comme un sous-groupe issu d’Al-Itihaad al-Islamiya (aiai), une organisation wahhabite qui naît en Somalie dans les années 1980 avec l’intention de remplacer le régime de Siad Barre par un État islamique. À la chute du régime en 1991, une résurgence de la religion fait écho à l’apparition de nouvelles organisations islamistes et, plus largement, à un désir de justice et d’ordre face aux abus des seigneurs de la guerre. C’est dans cette situation qu’émergent les tribunaux islamiques à Mogadiscio, lesquels accueillent les membres d’Al-Chabab comme une force stabilisatrice. L’invasion éthiopienne en 2007 met fin à cette expérience. Al-Chabab se retranche vers le sud et consolide ses forces restantes. De fait, l’occupation éthiopienne fournit un environnement fertile au recrutement. L’organisation développe son identité : les assassinats ciblés et l’instauration de l’Amniyat, un système bien ficelé de surveillance interne, accompagne l’administration de la justice et des affaires quotidiennes, le tout étant facilité par une imposition efficace qui paie aussi les combattants.

L’auteur illustre l’importance de l’interaction entre les dynamiques locales et globales à travers l’un des conflits les plus importants au sein de cette organisation, soit la distanciation du leadership des thématiques plus locales ou nationales, pour embrasser une guerre qui va au-delà des frontières somaliennes. Paradoxalement, ce conflit reflète également la grande capacité d’adaptation d’Al-Chabab dans la construction d’un discours qui assimile les conflits locaux et le clanisme somalien dans une structure globalisante. Ce même discours a eu une portée dans les pays voisins en raison notamment de la marginalisation des communautés musulmanes. En Éthiopie et en Ouganda, l’usage de la force envers les radicaux s’est souvent traduit par des abus de la part de la police. Cela a provoqué une vague de méfiance de la part de segments de leurs populations respectives, notamment des communautés musulmanes. Au Kenya, par exemple, une telle situation a laissé la porte ouverte à la propagande de l’organisation. En première ligne des efforts antiterroristes, ce pays est devenu important pour la diffusion du réseau d’Al-Chabab. À ce titre, près de 10 % de ses forces sont originaires du Kenya.

Hansen démontre que les dynamiques globales peuvent venir influencer les dynamiques locales. Le départ d’une partie des combattants étrangers lors du printemps arabe ou, encore, la marginalisation de certains groupes dans les pays voisins, notamment de confession musulmane, en sont de bons exemples. Cependant, Hansen fait aussi état d’une fatigue chez une partie de la population somalienne, dont la tolérance initiale à Al-Chabab reposait surtout sur sa capacité de gouvernance. L’organisation avait aussi mobilisé un certain patriotisme en devenant la seule forme de résistance armée dans le pays. Une partie de la diaspora somalienne a également réduit son soutien à la suite des attaques terroristes des dernières années.

L’ouvrage de Stig Jarle Hansen se fonde sur une grande diversité de sources. Les témoignages, la triangulation des sources et les recherches sur le terrain alimentent un récit intéressant et fluide, lequel permet de situer les moments décisifs du développement de l’organisation. Il s’agit d’un mouvement hybride, et il est parfois difficile de comprendre où Al-Chabab finit et ou Al-Qaïda commence. Hansen donne certainement les outils pour comprendre la trajectoire de ce groupe et, potentiellement, la façon dont ce dernier continuera d’influencer la politique en Afrique de l’Est.