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En 2015, un recentrage a porté le Parti libéral du Canada au pouvoir après une quasi-décennie de néoconservatisme. À peine désigné, le Premier ministre Justin Trudeau s’est dissocié du gouvernement « combatif et militariste » de son prédécesseur, qui aurait fait perdre au Canada « sa voix compatissante et constructive sur la scène internationale » (cité dans Parent 2015). Cette déclaration laisse croire que les conservateurs de Stephen Harper ont rompu avec le rôle habituel du Canada dans le monde. Quelques mois après l’arrivée au pouvoir du Parti conservateur, certains commentateurs avaient commencé à s’inquiéter de l’effondrement de l’héritage internationaliste associé au Parti libéral et, dans une moindre mesure, au Parti progressiste-conservateur (Smith et Turenne Sjolander 2013 : xiii-xiv). Des débats se sont ensuite engagés dans le milieu de la recherche, de nombreux spécialistes s’efforçant de décrire les transformations survenues entre 2006 et 2015 et d’en expliquer les causes. Malgré la prolifération d’études novatrices, plusieurs aspects de la politique extérieure du Canada durant cette période restent à éclaircir, notamment sur le plan régional.

Cette étude porte sur la politique du Canada à l’égard des Amériques, une « priorité internationale essentielle » du gouvernement de Stephen Harper (Harper 2007b). Nous cherchons à déterminer comment l’émergence du néo-continentalisme – c’est-à-dire l’expression extérieure du néoconservatisme – a façonné la stratégie des Amériques du Canada. Prolongeant les réflexions de Justin Massie et Stéphane Roussel (2013) et de Marc-André Anzueto (2014a ; 2014b), nous démontrons que la formulation de la stratégie des Amériques est restée assez proche de l’internationalisme, tandis que sa mise en oeuvre a été marquée par plusieurs éléments constitutifs du néo-continentalisme.

L’article comporte deux parties. Le cadre d’analyse présenté dans la première porte sur la contestation de l’internationalisme et l’émergence du néo-continentalisme au Canada. Dans la seconde, nous examinons l’influence exercée par le néo-continentalisme sur la stratégie des Amériques. Cette partie porte plus spécifiquement sur le rôle du gouvernement Harper en matière de promotion de la démocratie, d’intégration économique et de sécurité en Amérique latine.

I – La contestation de l’internationalisme et l’émergence du néo-continentalisme : un cadre d’analyse

Le statut de l’internationalisme à l’ère néoconservatrice est sujet à débats dans les travaux spécialisés. L’un des ouvrages de référence sur cette question a donné lieu à des « conversations sans consensus » (Smith et Turenne Sjolander 2013 : xiii). Plusieurs chercheurs conviennent que les conservateurs de Stephen Harper se sont distanciés de l’internationalisme, c’est-à-dire du « corpus doctrinal le plus important de la politique étrangère canadienne » (Roussel et Robichaud 2004 : 149). Cependant les auteurs sont loin de s’entendre sur la nature de ce changement. Reconnaissant la diversité des interprétations, nous retenons la proposition de Justin Massie et Stéphane Roussel (2013 : 37) selon laquelle la politique étrangère canadienne a été marquée par le déclin relatif de l’internationalisme et l’émergence d’une idée rivale, le néo-continentalisme, c’est-à-dire « l’expression extérieure » du néoconservatisme. La victoire du Parti conservateur lors des élections fédérales de 2006 a donné une impulsion importante à ce phénomène. Mais les idées néoconservatrices étaient présentes dans l’espace public depuis déjà plusieurs années. Durant les années 1990 et au début de la décennie suivante, des intellectuels que l’on associe à l’École de Calgary, comme David J. Bercuson, Barry Cooper et Stephen Harper, ont pris position contre de nombreuses politiques des gouvernements libéraux et (dans une moindre mesure) progressistes-conservateurs. Sur différents enjeux, ils ont proposé des options rompant avec l’internationalisme. Trois éléments constitutifs du néo-continentalisme ressortent des écrits sur le sujet : le resserrement de l’alignement sur les États-Unis, le manichéisme et le militarisme.

A – Le resserrement de l’alignement sur les États-Unis

Le premier élément de différenciation entre l’internationalisme et le néo-continentalisme concerne la manière d’envisager les relations entre le Canada et les États-Unis. Les internationalistes ont défini leur position sur cette question au cours des premières années d’après-guerre. La création de l’Organisation des Nations unies (onu) a permis au gouvernement canadien d’établir sa position de puissance moyenne dans le système international, celle d’un intermédiaire neutre entre les grandes puissances et le reste du monde. Évidemment, le Canada a toujours été aligné durant la guerre froide, mais l’internationalisme canadien s’est caractérisé par la recherche de compromis, la construction d’un ordre international fondé sur des règles et le soutien aux organisations internationales. Ces orientations sont associées aux mandats des Premiers ministres libéraux Louis St-Laurent et Lester B. Pearson, deux figures de « l’âge d’or » de la diplomatie canadienne (Mérand et Vandemoortele 2009 : 251). Le mythe que l’on a tiré de leurs réalisations est devenu subséquemment le visage d’une identité distincte de celle des États-Unis. En revanche, l’internationalisme canadien a toujours eu une portée limitée lorsqu’il s’est agi de résister à la pression continentale, qu’elle soit économique ou politique (Roussel et Robichaud 2004).

Avec la politique de la Troisième Option, le gouvernement de Pierre Trudeau a tenté sans succès de diminuer la dépendance économique du Canada envers les États-Unis en se tournant vers d’autres partenaires. Sous les progressistes-conservateurs de Brian Mulroney, le continentalisme est revenu au goût du jour avec le choix du libre-échange, mais ce gouvernement a surtout mis de l’avant une version renouvelée de l’internationalisme (Massie et Roussel 2013 : 43). Le véritable test a suivi les attentats de 2001 à New York. Le gouvernement de Jean Chrétien s’est conformé à plusieurs demandes états-uniennes quant à la sécurité nord-américaine tout en conservant de forts accents internationalistes. On a même qualifié « d’internationalisme intransigeant » le refus de participer à l’invasion de l’Irak en l’absence de résolution de l’onu (Roussel et Robichaud 2004 : 164).

Cette décision a contribué à donner « une nouvelle vie » au continentalisme (Massie et Roussel 2013 : 44). Selon David J. Bercuson et Barry Cooper, les libéraux de Jean Chrétien ont compromis les intérêts nationaux canadiens en minant la relation avec les États-Unis. Ils ont proposé de la restaurer en lui redonnant la priorité absolue. Pour eux, « le premier impératif du Canada, celui qui conditionne tous les choix diplomatiques et stratégiques, doit être le développement d’une relation étroite et harmonieuse avec son puissant voisin du Sud » (Boerger 2007 : 131). Partageant leur point de vue, Stephen Harper a fait valoir, dans son premier discours d’importance devant le Parlement, la nécessité de rejeter les initiatives multilatérales plaçant le Canada en contradiction avec Washington (Narine 2017 : 319). Reprenant à son compte « l’engagement néolibéral de Brian Mulroney en faveur de l’approfondissement des relations commerciales, [il a poussé] la logique un cran plus loin en prônant une intégration continentale dans le domaine de la sécurité et un alignement diplomatique plus net du Canada sur les États-Unis » (Lagassé, Massie et Roussel 2014 : 64). Par « alignement », nous entendons ici la modification ou la mise à jour de la position d’un État visant à se conformer à celle d’un autre État (Paquin et Beauregard 2013 : 2). Les néoconservateurs canadiens sont prêts à aller plus loin que les internationalistes pour se conformer aux positions américaines, quitte à compromettre les relations du Canada avec d’autres États. Robert Cox (2005) a résumé le « dilemme canadien » du début du 21e siècle dans cette formule : « les États-Unis ou le monde ».

Le néo-continentalisme ne se réduit pas à une réaction épisodique contre l’internationalisme des gouvernements précédents. Ses sources intellectuelles, qu’elles soient domestiques ou extérieures, sont plus profondes. D’une part, le néo-continentalisme s’est nourri de la conscience politique de l’Ouest, selon laquelle les Canadiens « partagent une identité et des intérêts avec les Prairies américaines avoisinantes » (Dorion-Soulié 2013 : 52). D’autre part, le Parti conservateur du Canada dirigé par Stephen Harper a adhéré à une idéologie « fortement influencée par le néoconservatisme américain en politique étrangère » (Narine 2017 : 316). Cette parenté idéologique transparaît notamment dans les affinités personnelles entre le Premier ministre canadien et le président George W. Bush. Les deux hommes partageaient notamment une vision manichéenne du monde.

B – Le manichéisme

Deuxième élément clé du néo-continentalisme, le manichéisme se rattache à la conviction que les réalités internationales sont traversées par une lutte entre les forces du Bien et du Mal. Comme le soulignent Lagassé, Massie et Roussel (2014 : 66) : « les néo-conservateurs entretiennent une vision pessimiste de la nature humaine et voient le monde comme un endroit dangereux, peuplé d’ennemis potentiels qu’il faut être en mesure de contrer ou de neutraliser ». Décriant l’ambivalence internationaliste qui brouille la distinction entre les amis et les ennemis du Canada, « [Stephen] Harper et l’École de Calgary partagent en fait la conviction que le Canada se doit de “choisir son camp” dans un monde en blanc et noir » (Boerger 2007 : 145). Citant le « discours de Civitas » prononcé par le futur Premier ministre en 2003, Dorion-Soulié et Roussel expliquent que cette vision dualiste du monde se veut une réaction aux excès de la gauche libérale :

[…] lorsque Harper énonce le « programme » qu’il souhaite faire adopter aux conservateurs, il le fait dans le langage de la clarté morale, liant explicitement la santé morale d’une société à la moralité de sa politique étrangère. C’est là une posture typique du néo-conservatisme, qui est né, aux États-Unis, en opposition à la « décadence morale » attribuée au libéralisme des années 1960 […].

Dorion-Soulié et Roussel 2014 : 10-11

À la compromission et au relativisme moral, qu’ils associent à la position d’intermédiaire neutre des internationalistes, les néoconservateurs opposent la fermeté et la clarté. Une telle intransigeance est lourde de conséquences sur l’engagement du Canada à l’égard des institutions multilatérales. Les tenants du néo-continentalisme critiquent ces institutions lorsqu’elles laissent une place et donnent une voix à des acteurs en désaccord avec les valeurs qu’ils professent. Leur multilatéralisme est limité. Il se caractérise par une préférence pour les groupes intergouvernementaux formés d’acteurs partageant des valeurs communes où prime le consensus entre les grands joueurs (Keating 2015 : 62-65). Pour eux, le Canada appartient d’abord à « un bloc occidental de nations de même esprit » (Narine 2017 : 328). Cette attitude s’accommode bien de la diplomatie de clubs, mais pas d’un engagement constant à l’égard des grandes organisations internationales comme l’Organisation des États américains (oea). La différence avec les gouvernements progressistes-conservateurs et libéraux n’est pas négligeable. Au cours des années 1980 et 1990, le rôle du Canada en matière de promotion de la démocratie et des droits de la personne dans le cadre des institutions internationales est devenu plus actif et visible. C’est ainsi que le multilatéralisme a été érigé en principe dans les discours officiels de cette époque. Dans les discours néoconservateurs, les institutions internationales ne sont pas présentées comme un véhicule aussi privilégié pour promouvoir ces valeurs. Le multilatéralisme n’est pas un principe en soi, mais un instrument dont l’utilité est limitée (Keating 2015).

Outre cette conception plus limitée du multilatéralisme, le manichéisme a pour corollaire la revalorisation de la puissance militaire. En effet, dans « l’idéologie néoconservatrice, la puissance est une condition préalable et indispensable à l’exercice de la clarté morale, car elle permet d’évaluer lucidement les menaces internationales et d’agir pour les éliminer » (Dorion-Soulié et Roussel 2014 : 11). Le manichéisme est donc lié au militarisme.

C – Le militarisme

Le troisième élément concerne le statut des Forces armées canadiennes (fac). Les néoconservateurs considèrent que les gouvernements progressistes-conservateurs et, surtout, libéraux ont négligé la politique de défense et les dépenses militaires, ce qui a miné la crédibilité internationale du Canada (Boerger 2007 : 125-127 ; Lagassé, Massie et Roussel 2014 : 64). Ils désapprouvent particulièrement la politique libérale de la seconde moitié des années 1990. Inspiré par le rapport du Programme des Nations unies pour le développement publié en 1994, le gouvernement de Jean Chrétien a adhéré à la vision de l’onu qui met l’individu (plutôt que l’État) au centre des questions de sécurité. Sous l’impulsion du ministre des Affaires étrangères Lloyd Axworthy, l’internationalisme canadien s’est exprimé par la promotion active du concept de sécurité humaine. Selon son principal promoteur, « la sécurité humaine signifie la protection des individus contre les menaces, qu’elles s’accompagnent ou non de violence. Il s’agit d’une situation, ou d’un état, se caractérisant par l’absence d’atteintes aux droits fondamentaux des personnes, à leur sécurité, voire à leur vie » (Axworthy 1999 : 337).

Ce concept a servi à renouveler l’image du Canada en tant qu’acteur de la résolution des conflits et du maintien de la paix en dépit d’un manque de moyens criant. Selon plusieurs critiques, la sécurité humaine est restée « purement déclaratoire » parce que les gouvernements libéraux n’ont pas mobilisé les ressources nécessaires pour traduire cette intention en actions concrètes (Lagassé, Massie et Roussel 2014 : 64). Les compressions excessives dans les budgets des Affaires étrangères et de la Défense ont « positionné le Canada comme une superpuissance morale » incapable de matérialiser ses prétentions (Chapnick 2011 : 140-141). David J. Bercuson, Barry Cooper et Stephen Harper ont dressé le bilan d’une détérioration dramatique du rôle du Canada dans le monde en raison du sous-financement chronique des fac. Désirant inverser ce déclin, ils ont proposé de « rendre au Canada sa puissance », c’est-à-dire de lui « donner les moyens militaires de redevenir un acteur influent sur la scène mondiale » (Boerger 2007 : 129). En bref, les néoconservateurs opposent l’idéalisme mal guidé de la sécurité humaine à un langage réaliste dont les termes sont la puissance et la force militaire (Boerger 2007 : 139). Ils sont militaristes dans la mesure où ils préconisent une extension du rôle de l’armée et considèrent que la force est un instrument légitime pour préserver l’ordre international dominé par les États-Unis (Massie et Roussel 2013 : 46).

Contestant un « héritage identitaire » trop attaché à l’humanitarisme et au multilatéralisme, les néoconservateurs entendent redéfinir l’identité canadienne (Dorion-Soulié, Massie et Vézina 2018 : 52). Au cours de ses années dans l’opposition, Stephen Harper a indiqué que la redécouverte des valeurs martiales et de leur passé guerrier permettrait aux Canadiens de retrouver la grandeur et de redevenir des alliés crédibles des Américains (Dorion-Soulié et Sanschagrin 2014 : 546-547). Une fois au pouvoir, il a « cherché à transformer l’identité canadienne en mettant l’accent sur les [fac] et l’histoire militaire du pays, offrant une vision des valeurs et du rôle international du Canada opposés à l’internationalisme libéral » (Dorion-Soulié, Massie et Vézina 2018 : 60).

Nous avons mis en évidence trois différences entre l’internationalisme et le néo-continentalisme. Les néoconservateurs canadiens en appellent à un alignement plus net du Canada sur Washington. Leur vision du monde est dualiste ; elle leur commande de prendre parti sans nuance au lieu de bâtir des ponts entre les acteurs aux prises avec des différends, ce qui se traduit par une conception plus étroite du multilatéralisme. Et ils rejettent le concept de sécurité humaine cher aux internationalistes, proposant à la place un militarisme décomplexé. Le tableau suivant résume les différences entre les deux idées dominantes à partir de l’analyse comparative effectuée par Marc-André Anzueto (2014a ; 2014b : 606). Nous prolongeons sa grille d’analyse en indiquant des prescriptions politiques se rattachant à chacun des principaux éléments clés du néo-continentalisme. Dans la partie suivante, nous verrons en quoi le gouvernement de Stephen Harper a été fidèle à ces prescriptions.

II – L’influence du néo-continentalisme sur les objectifs de la stratégie des Amériques

Critiques de longue date de l’internationalisme, les néoconservateurs canadiens adhèrent à une idée rivale, le néo-continentalisme, qui a trouvé une voix au sommet du gouvernement fédéral pour la première fois en 2006. Malgré ce virage à droite inédit, le réengagement du Canada dans les Amériques annoncé en 2007 se situe à première vue dans cette continuité. Lors de l’entrée du Canada dans le système interaméricain, en 1990, le gouvernement de Brian Mulroney a retenu trois priorités pour la région : la promotion de la démocratie, la prospérité économique et la sécurité. Sous les libéraux de Jean Chrétien et de Paul Martin, les objectifs énoncés n’ont pas changé ; sous les conservateurs de Stephen Harper non plus (Thérien et Mace 2012 : 114). Qui plus est, la formulation de la stratégie et de ses objectifs est restée, pour une large part, « ancrée dans le rôle et l’identité internationaliste du Canada » (Anzueto 2014a : 55). Cependant, le néo-continentalisme a imprimé des changements importants sur ces objectifs.

Tableau 1

Différences entre l’internationalisme et le néo-continentalisme

Différences entre l’internationalisme et le néo-continentalisme
Sources : Anzueto (2014a ; 2014b : 606) ; voir aussi Boerger (2007) ; Keating (2015) ; Lagassé, Massie et Roussel (2014) ; Massie et Roussel (2013 : 44-48) ; Narine (2017 : 316-319) ; Paquin et Beauregard (2013 : 2).

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A – La promotion de la démocratie

Dans le texte de la stratégie des Amériques, rien n’indique une réorientation majeure sur le plan de la promotion de la démocratie. Les valeurs démocratiques que le gouvernement canadien prétend promouvoir restent les mêmes. Le Canada dans les Amériques – priorités et progrès stipule que l’amélioration des relations bilatérales vise à renforcer « les institutions, les pratiques et les principes démocratiques qui défendent la liberté, les droits de la personne et la primauté du droit » (Canada 2009 : 6, 8). Sur le plan multilatéral, la stratégie insiste sur le mandat que la Charte démocratique interaméricaine confère aux États membres de l’oea en matière de promotion et de défense de la démocratie, ce qui n’est pas sans rappeler l’engagement fort du gouvernement de Jean Chrétien sur ce thème durant les années 1990.

Certains changements se profilent dans les prises de position du gouvernement Harper à l’égard des nouvelles gauches latino-américaines. Animé par une vision manichéenne de la région, le Premier ministre a pris parti contre les gauches bolivariennes, accusées d’autoritarisme, et il a appuyé les droites, qu’elles soient démocratiques ou non. Rapidement, les relations se sont tendues avec les principaux membres de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (alba). Lors de la tournée diplomatique de l’été 2007 marquant le début du réengagement, Stephen Harper s’en était pris à ceux qui souhaitaient « revenir au syndrome du nationalisme économique, de l’autoritarisme politique et de la lutte des classes » (cité dans Rochlin 2012 : 13). Dans les Andes, sous-région qui a connu les virages à gauche les plus prononcés, le Premier ministre a présenté la Colombie comme un rempart démocratique face aux pays gagnés par « l’autoritarisme », allusion à peine voilée aux changements politiques survenus au Venezuela, en Bolivie et en Équateur (cité dans Gordon 2010 : 71-72). À l’instar de Washington, le gouvernement canadien s’est montré particulièrement critique envers le régime vénézuélien. Les déclarations officielles dépeignant l’ancien président Hugo Chávez comme un dictateur sont le signe, selon Jean-Michel Lacroix (2012 : 714), d’un désir de « bloquer » les virages à gauche dans la région. Cette volonté s’est traduite par une instrumentalisation plus prononcée de l’aide en matière de promotion de la démocratie, ce qui marque une certaine « convergence » avec le rôle des États-Unis dans ce domaine (Burron 2011). En effet, l’aide a été orientée vers le renforcement des mécanismes de reddition de comptes et des contre-pouvoirs dans le but de freiner les « exécutifs populistes » latino-américains tentés par une réforme en profondeur des politiques néolibérales (Institut Nord-Sud 2013 : 3).

Deux prescriptions du néo-continentalisme – le conformisme vis-à-vis des positions de Washington et le multilatéralisme limité – sont apparues dans l’action gouvernementale en matière démocratique. Elles se sont révélées dans deux dossiers d’importance : la réintégration de Cuba au sein de la communauté interaméricaine et la crise hondurienne. Nous verrons successivement en quoi la politique du gouvernement Harper face à ces deux enjeux diffère de l’internationalisme. Durant les années 1990, le gouvernement de Jean Chrétien a appelé à la réintégration de Cuba dans la communauté hémisphérique et intensifié la coopération avec le gouvernement cubain dans plusieurs domaines. Cette politique dite « d’engagement constructif » s’appuyait sur la conviction que « l’interaction et le respect mutuel, et non l’affrontement », encourageraient La Havane à entreprendre des réformes politiques et économiques profondes (Kirk et McKenna 2009 : 23).

Sous le gouvernement Harper, le sens de l’engagement constructif s’est inversé. L’engagement est devenu conditionnel aux progrès en matière de démocratie et de droits humains. Se rapprochant de la ligne dure de l’administration Bush, Ottawa a placé la condamnation des violations des droits civils et politiques au centre de ses rapports bilatéraux avec le régime cubain (Kirk et McKenna 2009 : 31-33). Conformément à la prescription du multilatéralisme limité découlant de sa vision manichéenne du monde, le gouvernement Harper a défendu avec intransigeance une position de plus en plus contestée. En effet, Ottawa s’est conformé à la position de Washington interdisant à Cuba d’accéder à un statut égal à celui des autres États au sein du système interaméricain. Lors du Sommet des Amériques à Carthagène, en 2012, seul le Canada a soutenu les États-Unis dans leur opposition à la future participation de Cuba (Aparicio-Otero 2012 : 94). Cette impasse a pratiquement mené à l’implosion du Sommet des Amériques, les principaux membres de l’alba ayant promis de mettre fin à leur participation si Cuba continuait d’être exclue (Piccone 2012 : 5). Cependant, le rétablissement des relations diplomatiques entre Washington et La Havane a remis le Sommet sur les rails à temps pour l’édition de 2015, au Panama. Le Canada a joué un rôle limité dans ce rapprochement historique en étant l’hôte de rencontres entre les deux parties. Un certain retour à la logique de l’engagement constructif semble y avoir présidé. À la différence de l’époque de Jean Chrétien, toutefois, le gouvernement Harper a choisi de laisser aux États-Unis l’initiative de l’engagement. Comme l’a déclaré le ministre des Affaires étrangères John Baird une fois le rapprochement rendu public : « [n]otre pays estime que plus les Américains, les valeurs américaines et le capitalisme américain vont être présents à Cuba, plus le peuple de Cuba sera libre » (cité dans Radio-Canada 2014). Lors du Sommet de Panama, Stephen Harper s’est conformé à la nouvelle position de l’administration Obama en se disant « ravi » de la participation inédite de Cuba (Blatchford 2015).

Le conformisme à l’égard des positions de Washington et le multilatéralisme limité transparaissent également dans l’action gouvernementale en contexte de crise démocratique. Au cours des années 1990, Ottawa a « systématiquement défendu l’action de l’oea » en vue de résoudre différentes interruptions démocratiques : Haïti (1991), Pérou (1992), Guatemala (1993) et Paraguay (1996) (Thérien, Mace et Roberge 2004 : 23). Internationaliste, le gouvernement de Jean Chrétien a joué un rôle de premier plan pour renforcer le régime interaméricain de protection collective de la démocratie. Lors du Sommet des Amériques de Québec, en 2001, l’initiative du gouvernement canadien a permis l’adoption d’une « clause démocratique » établissant que les altérations de l’ordre démocratique peuvent entraîner une réaction collective. Le Canada a par la suite contribué activement à la rédaction de la Charte démocratique interaméricaine de l’oea, qui stipule que les peuples des Amériques ont droit à la démocratie (Thérien, Mace et Roberge 2004 : 22).

Par contraste, le gouvernement Harper a contribué à affaiblir l’action de l’oea dans ce domaine. La crise démocratique la plus importante à laquelle la communauté interaméricaine a dû faire face pendant le réengagement canadien résulte du coup d’État militaire du 28 juin 2009 au Honduras. À la suite du renversement du président de gauche Manuel Zelaya, Ottawa s’est conformé aux positions de Washington, « même lorsque celles-ci divergeaient du consensus hémisphérique » (Cameron et Tockman 2010 : 19). Les actions et les déclarations des personnalités officielles canadiennes durant la crise « reflétaient leur dédain évident du président Zelaya et de son gouvernement et un empressement à distancier le Canada de la position des pays qui soutenaient Zelaya avant et après le coup d’État – c’est-à-dire les membres de l’alba » (Cameron et Tockman 2012 : 103). Cette analyse est confirmée par les propos du député conservateur Dave van Kesteren devant le Comité permanent des Affaires étrangères et du développement international. Selon sa lecture des évènements, le coup d’État a eu lieu parce que le Honduras « glissait vers le genre de régime d’Hugo Chávez ». Son interprétation est conforme au manichéisme propre au néo-continentalisme. La crise a fait suite à une « véritable lutte de pouvoir » entre deux camps : celui de la « liberté » et de la « prospérité » contre celui du « totalitarisme » et de « la soumission au contrôle total du gouvernement » (cité dans Gordon et Webber 2014 : 609). Après cinq mois de démarches diplomatiques, le gouvernement Harper a choisi le camp du gouvernement de fait, au pouvoir illégalement à Tegucigalpa. Ottawa s’est dissocié du consensus régional en reconnaissant, à l’instar de l’administration Obama, le résultat des élections frauduleuses du 29 novembre 2009 organisées sous le gouvernement putschiste, bafouant ainsi l’esprit de la Charte démocratique interaméricaine (Cameron et Tockman 2012 : 106). La région s’est divisée essentiellement entre la droite et la gauche sur cet enjeu. Le Mexique, la Colombie, le Pérou, le Costa Rica et le Panama se sont rangés du côté des États-Unis et du Canada. Cependant, la grande majorité des États de la région sont restés fidèles à la position de départ de la communauté internationale, qui faisait du retour au pouvoir préalable du président Zelaya une condition indispensable à la reconnaissance d’éventuelles élections (Jacobsen 2012 : 17). La division de la communauté interaméricaine a empêché la résolution de la crise en permettant au gouvernement putschiste de remettre les clés du pouvoir à des partisans du coup d’État. Ce dénouement dommageable pour la crédibilité de l’oea a mis en évidence les limites de la Charte démocratique interaméricaine.

Le langage de la stratégie des Amériques se situe dans cette continuité, mais l’action du gouvernement en matière de promotion de la démocratie présente des différences importantes avec l’internationalisme. Deux prescriptions se rattachant au néo-continentalisme se sont révélées : le conformisme vis-à-vis des positions de Washington et le multilatéralisme limité. L’hostilité envers les gauches bolivariennes et les gouvernements soutenus par l’alba a prévalu sur l’engagement multilatéral du Canada dans deux cas spécifiques. La désolidarisation du Canada de la grande majorité des États de la région (et l’alignement concomitant sur Washington) sur l’enjeu cubain et lors de la crise hondurienne a contribué à affaiblir le Sommet des Amériques et l’oea. Voyons maintenant comment se manifeste le néo-continentalisme dans l’action gouvernementale en matière de libéralisation des échanges et des investissements.

B – L’intégration économique

À l’image du premier objectif, le second semble se situer dans une continuité. Au tout début du réengagement, le Premier ministre a déclaré vouloir changer « la perception selon laquelle il n’existe que deux modèles de développement, l’un centré sur la justice sociale, l’autre sur la libéralisation économique ». Il a déclaré en une autre occasion que « [l]e choix qui s’offre à l’Amérique latine et aux Caraïbes n’est pas simplement entre le capitalisme sans entrave et le socialisme de la guerre froide », car le modèle canadien présente une « voie moyenne » réunissant « institutions démocratiques, marchés libres et égalité sociale » (cité dans Cameron et Hecht 2008 : 16-17).

La tentative de présenter le Canada comme une « voie moyenne » rappelle le comportement internationaliste des gouvernements précédents. Durant les années 1990 et au début des années 2000, le gouvernement de Jean Chrétien avait mis de l’avant une vision modérée de la libéralisation des échanges et des investissements qui a contribué à résorber les divergences entre Washington et d’autres États de la région. Dans le dossier de la création de la Zone de libre-échange des Amériques (zlea), le Canada a prôné une libéralisation accrue, laissant toutefois aux États un rôle de régulation sociale (Thérien, Mace et Roberge 2004 : 26-28). Cette approche plutôt progressiste de l’intégration économique n’a pas suffi à apaiser la contestation de la zlea. Au début des années 2000, les négociations ont commencé à tourner à la discorde en raison notamment des virages à gauche empruntés par plusieurs pays et de la contestation du néolibéralisme par la société civile. L’alba a d’ailleurs été fondée en 2004, à l’initiative du Venezuela, en tant qu’antithèse du néolibéralisme incarné par la zlea (Altmann 2011 : 204). L’année suivante, lors du Sommet des Amériques à Mar del Plata, « les grandes différences idéologiques, politiques et stratégiques » affichées par les États-Unis, le Venezuela, le Brésil et l’Argentine ont empêché la relance du projet de libre-échange hémisphérique (Bárcena 2009 : 158).

Le libre-échangisme étant en perte de vitesse, Ottawa s’est tourné comme Washington vers le bilatéralisme. Suivant la prescription du multilatéralisme limité, le gouvernement de Stephen Harper a privilégié la coopération avec les États acquis au néolibéralisme et délaissé les cadres multilatéraux progressivement investis par la gauche. En plus de contribuer à la suspension de la zlea, les virages à gauche ont compromis les chances de succès de négociations multilatérales à plus petite échelle dans les Andes et en Amérique centrale. Lancées en 2007, les négociations entre le Canada et la Communauté andine des Nations ont connu des difficultés en raison des virages à gauche empruntés par Evo Morales en Bolivie et Rafael Correa en Équateur (Grinspun et Mills 2012 : 66). Après l’entrée de ces deux pays dans l’alba, Ottawa s’est rabattu comme Washington sur des accords bilatéraux avec le Pérou et la Colombie, deux pays gouvernés par la droite. Des retournements similaires ont changé l’ordre du jour commercial en Amérique centrale. En 2001, le Canada a commencé des négociations multilatérales avec le Groupe des quatre de l’Amérique centrale (Honduras, Guatemala, Salvador et Nicaragua). Les négociations ont progressé difficilement en raison d’enjeux d’accès au marché. À la suite du Honduras, le Nicaragua et le Salvador ont viré à gauche (Grinspun et Mills 2012 : 68). Dans ce contexte, Ottawa n’a pu faire aboutir les négociations qu’avec le Honduras, sur un mode bilatéral, à la faveur du virage à droite qui a suivi le coup d’État de 2009 (Gordon et Webber 2014 : 612-614). Quatre accords de libre-échange (ale) sont entrés en vigueur durant le réengagement : avec le Pérou (2009), la Colombie (2011), le Panama (2013) et le Honduras (2014) (Affaires mondiales Canada 2018).

Dans un environnement régional marqué par l’affirmation internationale de nouveaux gouvernements de gauche, le manichéisme propre au néo-continentalisme a fait surface. En se rapprochant des dirigeants de droite et en critiquant publiquement les gouvernements hostiles aux prescriptions néolibérales, le gouvernement Harper a contribué à exacerber la polarisation régionale. Les ale forment un « puissant système de protection […] des taux de profit » des entreprises financières et minières et des investissements dans les services publics privatisés qui comptent pour l’essentiel des intérêts du Canada dans la région (Institut Nord-Sud 2013 : 46). Pour le Premier ministre canadien, toutefois, ces accords représentaient beaucoup plus que l’accès aux marchés latino-américains et la protection des investissements canadiens. Ils s’inscrivaient dans une véritable stratégie selon laquelle le Canada et les États-Unis devaient faire front commun contre l’alba. Le discours néoconservateur dépeignait une région divisée sur l’enjeu du libre-échange. Devant le Council on Foreign Relations, à New York, Stephen Harper a invité les législateurs américains à prendre parti pour l’intégration économique avec la Colombie afin de contenir la progression de l’autoritarisme de gauche.

À mon avis, la Colombie a besoin de ses amis démocratiques pour lui tendre la main et lui donner la chance d’établir des partenariats et de faire du commerce avec l’Amérique du Nord. […] Aux États-Unis, on s’inquiète de l’idéologie du populisme, du nationalisme et du protectionnisme dans les Amériques, et des gouvernements qui la défendent. Honnêtement, plus que partout ailleurs dans l’hémisphère, c’est aux États-Unis que ces forces peuvent causer le plus de torts réels. Et si les États-Unis tournent le dos à leurs amis de la Colombie, cela sera bien plus nuisible à notre cause que tout ce dont aurait pu rêver un dictateur latino-américain.

Harper 2007a

En plusieurs occasions, le président George W. Bush a cité des extraits de cette déclaration manichéenne afin d’inciter les représentants démocrates au Congrès à reconsidérer leur opposition au Traité commercial États-Unis-Colombie (Healy et Katz 2008 : 51). Au Canada comme aux États-Unis, la ratification du libre-échange avec la Colombie a été retardée de plusieurs mois à cause de l’enjeu des droits humains. Dans le cas canadien, l’accord a été ratifié après un compromis entre le gouvernement et l’opposition officielle, obligeant Ottawa et Bogotá à réaliser des évaluations d’impact annuelles sur les droits humains. Cependant, le gouvernement canadien a manqué à cette obligation en soustrayant les investissements miniers à risque de ces évaluations. Ainsi, un précédent juridique prometteur est resté une « occasion perdue » à force d’inaction gouvernementale (Rochlin 2014).

Le cas hondurien est associé à un autre précédent. Pour la première fois, le gouvernement canadien avait entrepris des négociations de libre-échange bilatérales et pris part à une contre-réforme minière dans la foulée d’un coup d’État militaire. Considérés isolément, le soutien au renversement de gouvernements de gauche, le libre-échange en contexte de déficits démocratiques et la participation à la refonte de codes miniers ne sont pas des éléments nouveaux de la politique étrangère canadienne. La singularité du cas hondurien réside dans la relation étroite entre le renversement démocratique, l’ale et la contre-réforme minière (Moore 2012). Le gouvernement Harper est allé plus loin que les précédents pour protéger les intérêts miniers canadiens aux dépens des valeurs démocratiques.

Le concept de voie moyenne énoncé par le Premier ministre au début du réengagement rappelle les efforts du gouvernement canadien de résorber les divergences entre Washington et d’autres États dans le cadre des négociations multilatérales de la zlea. Mais le rôle du gouvernement de Stephen Harper en matière économique a peu à voir avec l’internationalisme. Au lieu de jouer un rôle d’intermédiaire, Ottawa s’est conformé à la politique de Washington visant à préserver l’ordre néolibéral face à la menace bolivarienne. Fidèle à une autre prescription du néo-continentalisme, le gouvernement de Stephen Harper s’est montré peu attaché au multilatéralisme en privilégiant la coopération bilatérale avec un nombre limité d’États penchant fortement à droite.

C – La sécurité

Le bilan en matière de sécurité présente des éléments de continuité et de changement sur le plan conceptuel comme sur celui des politiques. La stratégie des Amériques stipule que la politique du Canada « est fondée sur trois objectifs reliés qui se renforcent mutuellement » (Canada 2009 : 6). Cette manière de lier les objectifs les uns aux autres tire son origine de la redéfinition des enjeux de sécurité proposée par l’onu vers le milieu des années 1990. En adhérant au concept de sécurité humaine, Lloyd Axworthy a fait sienne l’idée d’interdépendance entre les droits humains, le développement et la sécurité (Bosold 2007 : 184). Par conséquent, les élus et fonctionnaires canadiens ont été amenés à reconnaître que les violations des droits humains et les atteintes à la démocratie font partie intégrante des problèmes de sécurité et que l’insécurité compromet la prospérité des Amériques (Klepak 2012 : 39-40).

Alors qu’il s’agissait d’un élément mémorable de l’internationalisme de la deuxième moitié des années 1990, le concept de sécurité humaine a été proscrit par le gouvernement Harper. Dès 2006, le cabinet du Premier ministre a ordonné à la fonction publique fédérale de retirer les termes « sécurité humaine » des documents officiels (Keating 2012 : 272). Ce changement reflète une véritable volonté de se dissocier du Parti libéral et de l’héritage de Lloyd Axworthy en particulier (Chapnick 2011 : 142-145). Pourtant, certains chercheurs soutiennent que le concept de sécurité humaine a conservé de l’influence. Selon Kyle Grayson (2010 : 95-96), par exemple, la sécurité humaine a été « subsumée dans la vision néoconservatrice de la politique étrangère », demeurant ainsi un « point nodal à travers lequel des postures politiques spécifiques » sont énoncées. Cette interprétation semble juste à la lecture de la stratégie des Amériques. Sans dire mot de la sécurité humaine, le document reprend la notion d’interdépendance entre la démocratie, le développement et la sécurité.

Le Canada s’est engagé à faire progresser concurremment ces objectifs, conscient qu’un contexte d’insécurité ne constitue pas un terreau fertile pour la prospérité et la croissance durables, le développement équitable et une gouvernance démocratique forte. De même, la démocratie est menacée lorsque l’on porte atteinte à la sécurité des gens et à la possibilité d’améliorer leur niveau de vie.

Canada 2009 : 6

La formulation internationaliste de la stratégie a persisté malgré la volonté de rupture du gouvernement conservateur. Nous constatons cependant que ce discours a été dévoyé au profit d’intérêts purement économiques. Le gouvernement a surtout fait référence au triptyque démocratie-développement-sécurité pour promouvoir la libéralisation des échanges et des investissements. En réponse aux critiques soulevées par les ale, le Premier ministre et ses ministres ont fréquemment déclaré que l’intégration économique favorisait le respect des droits humains et la sécurité (Healy et Katz 2008 : 40).

À l’image de l’évolution du discours, les changements relatifs aux politiques de sécurité sont nuancés. Relégués au second plan à la suite de l’adhésion du Canada à l’oea, les enjeux de sécurité ont graduellement gagné en importance au cours des années 1990. La participation active du Canada aux missions de maintien de la paix en Amérique centrale et en Haïti en témoigne (Klepak 2012 : 42-43). Au début des années 2000, les attentats de New York et l’augmentation de la violence liée au crime organisé dans la région ont contribué à rehausser encore davantage la priorité accordée à la sécurité (Mace, Thérien et Gagné 2012 : 610-613). Cette tendance déjà perceptible sous les gouvernements de Jean Chrétien et de Paul Martin s’est accentuée sous Stephen Harper conformément à son militarisme. En revanche, son gouvernement s’est montré peu actif en matière de médiation et de participation au maintien de la paix, une orientation davantage associée à l’internationalisme (Mace, Thérien et Gagné 2012 : 616-617).

Plusieurs années avant d’arriver au pouvoir, les néoconservateurs canadiens prônaient une augmentation significative des dépenses militaires et un accroissement du rôle des fac. Après la crise financière de 2008, l’augmentation des dépenses militaires est passée au second plan en raison de la discipline fiscale (Narine 2017 : 328). Exprimées en pourcentage du produit intérieur brut, les dépenses militaires ont augmenté entre 2006 et 2009 (passant de 1,1 % à 1,4 %) et ont décru continuellement de 2009 à 2014 pour atteindre le creux de 1,0 % à la fin de cette période (Banque mondiale s.d). Néanmoins, les ressources affectées aux Amériques ont augmenté de façon importante dans certains domaines précis. La proportion du budget du Programme d’instruction et de coopération militaires allouée à la région est passée de 18 % pour la période 2005-2008 à 25 % pour 2009-2011 (Canada 2009 : 19). En 2014, les Amériques recevaient 30 % du budget d’instruction du Programme (Défense nationale et Forces armées canadiennes 2014).

L’extension du Programme d’instruction et de coopération militaires à de nouveaux partenaires comme le Guatemala et le Honduras, en 2008, a soulevé des préoccupations en matière de sécurité humaine. Les formations offertes par le Canada visent officiellement la professionnalisation des forces armées et encouragent la participation à des opérations de paix, par opposition aux opérations offensives contre des civils qui étaient fréquentes à l’époque de la doctrine de la sécurité nationale. Mais, comme le soulignent Baranyi et Foster (2012 : 254), « la complexité des relations entre civils et militaires dans la région (illustrée par le rôle des forces armées dans le coup d’État hondurien de 2009) […] nous rappelle que cette forme de coopération devrait être contrôlée » pour garantir qu’elle ne mine pas « les progrès fragiles en matière de sécurité humaine dans l’isthme ou ailleurs ». Un problème analogue se pose dans le cas de la Colombie, bénéficiaire du Programme depuis 2011. En 2012, le ministre des Affaires étrangères, John Baird, a allégé les restrictions sur l’exportation d’armes à la Colombie en dépit des avis majoritairement défavorables recueillis lors de consultations. Cette mesure n’a pas fait l’unanimité à cause de la persistance du conflit armé et du lourd bilan des forces de sécurité colombiennes en matière de droits humains (The Canadian Press 2013). La même année, la Corporation commerciale canadienne et le Service des délégués commerciaux ont facilité la signature d’un protocole d’entente et d’un contrat entre un fournisseur d’armement canadien et le gouvernement colombien. Des contrats militaires ont également été signés avec le Pérou, le Mexique, le Chili et Trinité-et-Tobago (Ministère des Affaires étrangères, du commerce et du développement 2014 : 11).

Autre source de controverse, le gouvernement Harper a adopté une « approche hautement militarisée » en matière de lutte contre le crime organisé dans la région (McKenna 2018 : 24). Par exemple, le Canada a considérablement accru sa participation aux opérations militaires menées par les États-Unis dans le cadre de la « guerre contre la drogue » (Cudmore 2013 ; Ministère des Affaires étrangères, du commerce et du développement 2014 : 17). Pourtant, la Commission latino-américaine sur les drogues et la démocratie avait conclu, dans un rapport publié en 2009, que la guerre contre la drogue était un échec (Mace, Thérien et Gagné 2012 : 622). Lors du Sommet des Amériques à Carthagène, en 2012, des discussions franches ont eu lieu sur ce sujet, la plupart des chefs de gouvernement partageant le point de vue de la Commission sur l’échec des politiques prohibitionnistes et l’énorme coût humain de la répression policière et militaire. En revanche, la réticence du Canada et des États-Unis à envisager d’autres options a contribué à l’échec du Sommet. À cause de l’absence de consensus sur cet enjeu, et de l’exclusion de Cuba de la rencontre, le sommet de Carthagène n’a pu aboutir à une déclaration commune (Aparicio-Otero 2012 : 94).

En somme, les changements en matière de sécurité sont nuancés. Même si le gouvernement conservateur a retiré le concept de sécurité humaine des communications officielles, un langage étonnamment internationaliste a persisté, soulignant l’étroite relation entre la sécurité et les droits de la personne. En pratique, toutefois, l’orientation plus militariste de ce gouvernement entre en contradiction avec la sécurité humaine. Notons que les deux prescriptions relatives au militarisme ne se révèlent pas avec la même force. Même si des ressources supplémentaires ont été allouées aux Amériques, l’augmentation des dépenses militaires a globalement été freinée, puis inversée, en raison de la crise économique. L’extension du rôle des fac dans la région, tant sur le plan de l’instruction et de la coopération militaires que de la guerre contre la drogue, est plus probante.

Conclusion

Au cours des années 1990 et au début de la décennie suivante, les néoconservateurs canadiens ont pris position contre l’internationalisme. Que ce soit à propos de la relation Canada-États-Unis, de l’engagement du Canada dans les institutions multilatérales ou de la sécurité internationale, ils ont proposé des options rompant avec cette idée dominante. Pourtant, leur politique de réengagement à l’égard des Amériques ne marque pas de rupture nette. Sur le plan de la formulation, la stratégie des Amériques se situe plutôt dans la continuité internationaliste. Sur le plan de la mise en oeuvre, l’influence du néo-continentalisme transparaît dans le comportement du gouvernement de Stephen Harper face à plusieurs enjeux spécifiques se rattachant aux grands objectifs de la stratégie : la réintégration de Cuba au sein de la communauté interaméricaine, la crise hondurienne, le libre-échange avec la Colombie ou encore la guerre contre la drogue. Nous constatons toutefois que l’influence exercée par le néo-continentalisme est inégale. Ses marques sont plus claires en matière de promotion de la démocratie que dans le domaine de l’intégration économique ou de la sécurité. De plus, le conformisme à l’égard des positions américaines et le multilatéralisme limité se sont révélés plus nettement que les prescriptions se rattachant au militarisme.

Ce bilan contrasté témoigne de la complexité des changements idéologiques en politique étrangère. L’émergence, la prépondérance et le déclin des idées sont des phénomènes graduels qui ne se ressentent pas de manière uniforme (Nossal, Roussel et Paquin 2015 : 168). Idée dominante en émergence, le néo-continentalisme n’a pas exercé d’influence prépondérante sur tous les aspects de la stratégie des Amériques, étant donné la prégnance de l’internationalisme. En d’autres termes, les conservateurs de Stephen Harper ont continué d’utiliser le langage internationaliste tout en s’affirmant comme des « architectes néocontinentalistes » (Anzueto 2014a : 57).

Les experts de la politique étrangère canadienne devraient continuer de s’intéresser au statut de l’internationalisme et du néo-continentalisme. Un travail préalable sur ce thème est nécessaire afin de mener à bien le programme de recherche qui s’annonce à propos du bilan du gouvernement de Justin Trudeau. Ce gouvernement a-t-il renoué avec l’internationalisme, comme l’a laissé entendre le Premier ministre en proclamant le « retour » du Canada sur la scène internationale en 2015 ? (Parent 2015) Ou s’est-il plutôt inscrit dans la continuité ? Les changements nuancés de la période 2006-2015 laissent supposer qu’il n’y aura pas de réponses catégoriques à ces questions. Il serait plus plausible d’observer, dans la politique étrangère des libéraux, un retour partiel de l’internationalisme se mêlant à des éléments hérités de la période néoconservatrice.