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La production scientifique sur les printemps arabes de 2011 s’est construite autour de deux axes. D’une part, l’étude des révolutions qui ont réussi et les conséquences géopolitiques de ces succès – on pense notamment aux cas égyptien, tunisien et libyen – et d’autre part, les révolutions qui ont échoué et se sont transformées en guerre civile, comme en Syrie et au Yémen. L’ouvrage dirigé par Rosita Di Peri et Daniel Meier, intitulé Lebanon Facing the Arab Uprisings propose une approche alternative. Si le Printemps libanais n’a pas abouti à la chute du système confessionnel, ce mouvement a toutefois créé des micro-transformations de la société libanaise que les auteurs ont tenté de décortiquer et d’analyser.

Pour mener à bien cette analyse, ils proposent un cadre conceptuel basé sur trois thèmes transversaux. D’abord le thème des manifestations de l’identité, qui permet d’outrepasser le concept de confessionnalisme – notion habituellement utilisée pour décrire le système politique libanais – et d’identifier d’autres facteurs, tels que la région d’origine ou les classes sociales, qui participent à la construction identitaire libanaise. Ensuite, les auteurs ont développé le thème d’ordre social, qui permet de penser les liens entre l’identité et les valeurs des groupes sociaux qui travaillent à la réorganisation des espaces sociopolitiques face aux problèmes nationaux que doit affronter le Liban. Enfin, le processus de fabrication de la nation, que les auteurs analysent en étudiant les rapports entre l’identité et l’État pour déterminer si les individus sont davantage liés aux structures formelles (armée, frontières, institutions) ou plutôt aux acteurs politiques, comme le Hezbollah, qui construisent des structures identitaires et institutionnelles alternatives à l’État.

Sur le plan des manifestations de l’identité, les auteurs démontrent comment l’arrivée des Syriens à partir de 2011 dans le nord du Liban a remodelé les communautés. Par exemple, les habitants de Wadi Khaled, village d’une région délaissée par le gouvernement libanais pendant plusieurs décennies, ont longtemps utilisé les infrastructures de la Syrie limitrophe en raison de l’incapacité de l’État libanais de leur fournir des services. Ces habitants étaient très proches des Syriens sur le plan culturel, mais l’arrivée massive de ces derniers a toutefois fait naître une certaine libanité, en raison de l’intervention maintenant importante de l’État dans cette région pour gérer l’arrivée des Syriens et de la naissance d’une compétition pour l’accès aux services de l’État libanais. Si les Libanais de Wadi Khaled – qui ne se sont jamais sentis libanais – et les Syriens de l’autre côté de la frontière ont toujours cohabité, l’arrivée de ces derniers a produit une libanité qui était inexistante avant la guerre civile syrienne, et ce, au détriment de la bonne entente qui existait entre les deux communautés avant la guerre.

En ce qui a trait à la notion d’ordre social, l’une des micro-transformations de la société libanaise après le printemps de 2011 est l’éclatement progressif des monopoles confessionnels. Depuis la fin de la guerre civile en 1990, les sunnites s’étaient coalisés derrière Rafiq Hariri et son parti, alors que les chiites soutenaient le mouvement Amal et le Hezbollah. Or l’aggravation des problèmes nationaux, qui transcendent les limites confessionnelles, a fragilisé ces monopoles et a permis l’essor de groupes confessionnels se désaffiliant des grands partis politiques. Le Printemps arabe a en effet mis de l’avant les problèmes nationaux du Liban et la nécessité de traiter ces problèmes de manière nationale. Ce phénomène a notamment été observé lors de la « crise des déchets » en 2015, lorsque des chiites se sont retournés contre le Hezbollah, et des sunnites contre le Courant du Futur dirigé par Saad Hariri, fils de Rafiq Hariri. Cette redéfinition de l’ordre social a pour objectif de nuancer la vision occidentale à tendance monolithique, où les grands partis politiques sont présentés comme des entités fédérant l’ensemble des individus d’une même confession.

Pour étudier le sentiment d’appartenance des Libanais à l’État, les auteurs se sont penchés sur deux institutions importantes : l’armée et l’aide sociale. On peut noter au sein de la société libanaise un sentiment d’appartenance et de reconnaissance envers l’armée qui dépasse les clivages confessionnels. Cette institution est en effet perçue comme la matérialisation d’une « civilité », c’est-à-dire comme la représentation d’un véritable esprit public. L’armée, considérée comme une institution politiquement neutre, est garante de la protection du peuple libanais contre Israël, mais également contre la Syrie qui a occupé le pays de 1990 à 2005. D’autre part, contrairement à l’armée qui participe à la création d’un esprit civique, l’aide sociale est presque entièrement gérée par des organismes à but non lucratif ou par les partis politiques. Devant l’incapacité de l’État de construire un filet social, le Hezbollah a su développer, notamment dans la banlieue sud de Beyrouth, un réseau complexe de distribution d’aide sociale, permettant ainsi au parti de renforcer son réseau de clientélisme, de pallier les lacunes de l’État – lui retirant de facto une partie de sa légitimité – et de renforcer sa position « d’institution » assurant la cohésion sociale et la protection de ses partisans.

En somme, l’ouvrage de Rosita Di Peri et de Daniel Meier pose un regard neuf sur les problèmes structurels du Liban et propose à cet égard une analyse fine des micro-transformations de la société libanaise à la suite du printemps arabe de 2011. Il s’agit d’un incontournable pour celles et ceux qui s’intéressent au Liban et aux problèmes quotidiens vécus par les populations civiles.