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Le terme « sciences participatives » est apparu en France comme l’une des traductions du concept anglo-saxon de « citizen science » défini dans les années 1990 (Bonney et coll., 2009). Dans un rapport visant l’identification de l’ensemble des projets pouvant être classés sous cette appellation à l’échelle française, François Houllier et Jean-Baptiste Merilhou-Goudard (2016) en donnent la définition suivante : « formes de production de connaissances scientifiques auxquelles des acteurs non-scientifiques-professionnels — qu’il s’agisse d’individus ou de groupes — participent de façon active et délibérée ». Cette définition est volontairement très englobante, car elle regroupe en réalité une diversité de pratiques. Malgré diverses tentatives de catégorisation (Bonney et coll., 2009), il n’y a actuellement pas de consensus sur une typologie universelle. Nous restreignons ici la définition aux projets portés par un organisme de recherche établissant un protocole de collecte des données – et se distinguant par là des systèmes de centralisation de données dites « opportunistes » - à destination d’un public non académique.

La participation à la recherche et le Muséum

Si la dénomination « sciences participatives » est jeune, l’implication dans la recherche d’amateurs[1] non issus du milieu académique n’est pas nouvelle. Les archives du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris (ci-après nommé le Muséum) montrent que l’Histoire naturelle, en tant que discipline scientifique, s’est toujours appuyée sur un partenariat avec des amateurs pour la collecte de ses objets d’étude. Dans le courant du XIXème, le Muséum éditait d’ailleurs des « Instructions pour les voyageurs et les employés dans les colonies sur la manière de recueillir de conserver et d’envoyer les objets d’histoire naturelle » (Julliard, 2017). La collaboration historique du Muséum avec des citoyens amateurs le prédestinait à devenir un acteur majeur du développement des sciences participatives dans le domaine des sciences naturelles en France. Il n’est donc pas surprenant qu’il déploie depuis trente ans le programme Vigie-Nature[2], regroupant une vingtaine d’observatoires de la biodiversité. Les programmes de sciences participatives se développent considérablement depuis une quinzaine d’années, essor qui s’accompagne d’un engouement renouvelé de la part des participants : en France, le nombre d’amateurs impliqués dans de tels programmes liés à la biodiversité a augmenté de 185 % en cinq ans[3].

Les conséquences de la participation

Suite à la conférence intergouvernementale de Tbilissi de 1977, l’UNESCO, avec la coopération du PNUE, dévoile un guide de mise en œuvre d’éducation relative à l’environnement (ERE). Ce document (UNESCO, 1986) rappelle que, pour parvenir à une gestion intégrée des enjeux environnementaux, une « simple information ne suffit pas » et que l’ERE « doit non seulement sensibiliser, mais aussi modifier les attitudes et faire acquérir de nouvelles démarches et connaissances » (p.18). Or, une récente revue de littérature met en évidence l’ acquisition de connaissances induite par la participation à des programmes de sciences participatives – apprentissages théoriques et acculturation au processus scientifique, mais également une amélioration du bien-être social à travers la compréhension des questions environnementales et la possibilité de se positionner dans les débats au niveau local (Bonney et coll., 2016). Attirer l’attention des participants sur la nature de proximité permet également aux observateurs de modifier leur perception de l’environnement à travers un processus d’éducation de l’attention (Arpin et coll., 2015). Les programmes de sciences participatives pourraient de plus permettre la mise en œuvre des principes de « l’éducation nouvelle » au sens de Philippe Meirieu[4], en replaçant des notions comme « l’activité, la motivation, le projet, […] la coopération, la formation à la liberté » au cœur de l’apprentissage.

La démarche proposée par les sciences participatives nous semble receler un potentiel pour répondre aux objectifs de l’ERE. Ces programmes présentent une multiplicité de formes, d’objectifs et d’usages possibles, comme autant d’enjeux à arbitrer entre eux. Cet article vise à questionner l’évolution des objectifs portés par Vigie-Nature du fait de son ouverture progressive à de nouveaux publics, induisant l’intégration de nouvelles parties prenantes dans son portage – telles que les réseaux naturalistes, les associations partenaires ou les relais locaux. Notre propos comporte trois parties correspondant à trois phases consécutives de la vie du programme : son émergence, l’ouverture aux non-experts, et l’adaptation au public scolaire. Nos éclairages respectifs, de praticiens et d’analystes, nous permettent un retour réflexif sur la diversification des objectifs au cours du temps - imposant notamment l’introduction d’enjeux d’ERE à articuler avec ceux, initiaux, de collecte de données pour la recherche académique.

L’émergence de Vigie-Nature au sein d’un laboratoire d’écologie

La montée en puissance des problématiques environnementales sur les scènes médiatiques et politiques se confronte à un manque de connaissances scientifiques sur la biodiversité, se traduisant par un besoin en données permettant d’analyser l’état des populations animales et végétales dans le temps et dans l’espace, ainsi que leur évolution.

L’urgence environnementale requiert de grands jeux de données

Depuis les années 1960-1970 et leur vague de publications scientifiques visant à alerter l’opinion publique, mais plus encore depuis le sommet de la Terre de Rio en 1992, la prise de conscience des menaces pesant sur l’environnement s’est intensifiée au sein des différentes sphères de la société civile, et ce dans le monde entier (Dunlap et York, 2008). Et si la recherche joue un rôle d’aide à la décision pour les politiques publiques (Smythe et coll., 1996), les questions des gestionnaires se font de plus en plus pressantes dans le contexte d’urgence qu’instaurent les changements globaux.

Parmi les projets collectifs d’acquisition de connaissance mis en œuvre par les associations naturalistes ou les territoires, les inventaires d’espèces occupent une place privilégiée. Il s’agit de synthèses localisées des occurrences (présence / absence) de groupe d’espèces. Bien qu’ils fournissent de précieuses informations sur la répartition géographique des espèces, les inventaires restent souvent pauvres en informations sur la taille, la structuration et les variations spatio-temporelles d’abondance des populations. La mise en œuvre de suivis participatifs va quant à elle s’appuyer sur un protocole de collecte de données, permettant la standardisation de l’information - au lieu du recueil de données dites « opportunistes » - ainsi que la répétition des relevés dans le temps et l’espace afin d’obtenir les informations manquantes.

Naissance du « STOC - points d’écoute »

Le Muséum mobilise déjà des amateurs pour participer au baguage des oiseaux. Le réseau des participants – appelés bagueurs - est coordonnée par le Centre de Recherches sur la Biologie des Populations d’Oiseaux (CRBPO, MNHN) depuis 1923[5]. Ce réseau se compose d’ornithologues passionnés pratiquant cette activité sur leur temps de loisir pour la majorité et dans le cadre d’activités professionnelles pour un tiers d’entre eux. Les avantages y sont réciproques : le CRBPO centralise les données et distribue aux bénévoles les autorisations nécessaires à la capture et à la manipulation d’espèces protégées afin qu’ils puissent mener à bien leurs activités.

Le CRBPO s’appuie sur ce réseau d’experts pour lancer en 1989 le protocole « points d’écoute » du Suivi Temporel des Oiseaux Communs (STOC), premier programme de suivi d’espèces communes du Muséum à l’image de ce qui se pratique aux États-Unis et en Angleterre, respectivement depuis 1966 et 1967. Le STOC permet d’estimer les variations spatiales ou temporelles d’abondance des populations d’oiseaux.

Le STOC s’adresse à tous les ornithologues capables de reconnaitre des oiseaux communs à leur chant et autres émissions sonores, l’échantillonnage reposant sur la reconnaissance visuelle et surtout auditive des oiseaux au printemps. Les échanges entre chercheurs et participants au programme se font principalement par courrier postal : les observateurs reçoivent des bordereaux pour la saisie des observations – fiche de terrain standardisée permettant le relevé des informations concernant le contexte d’observation, les espèces contactées et leurs effectifs – qu’ils retournent au Muséum une fois complétés.

Après une période de désengagement institutionnel (1994-2000), se manifestant par la suppression du poste de coordinateur, le STOC est relancé en 2001 avec un protocole réactualisé (Encadré 1), et le programme est redynamisé en partenariat avec les associations ornithologiques de France (Julliard et Jiguet, 2002).

Le protocole revu garantit plus de représentativité dans les échantillons sélectionnés - tirage aléatoire des sites suivis, par exemple (Jiguet & Julliard, 2003). Les envois de bordereaux papiers ont été remplacés par un site de saisie en ligne en 2014. Depuis sa reprise en 2001, plus de 2600 sites ont été suivis, sur lesquels ont été comptés près de cinq millions d’oiseaux.

Succès de l’observatoire et réplication du modèle

Les données collectées grâce au STOC sont utilisées par de nombreux chercheurs au Muséum ainsi que dans d’autres organismes de recherche (ISEM Montpellier, LECA Grenoble EBCC). À ce jour, elles ont abouti à 82 publications scientifiques et ont alimenté les travaux de plus de dix thèses, portant par exemple sur l’influence du changement climatique ou des pratiques agricoles sur les communautés d’oiseaux. Les résultats, régulièrement présentés lors des Colloques francophones d’Ornithologie, rencontres annuelles jusqu’en 2010, permettent la reconnaissance de l’implication des bénévoles ainsi que le recrutement de nouveaux participants – ornithologues non bagueurs.

Au début des années 2000, des réplications du modèle conceptuel du STOC vers d’autres taxons voient le jour. Pour chaque groupe taxonomique, un protocole adapté est développé et proposés aux réseaux de naturalistes amateurs : lépidoptéristes (STERF - papillons de jour[6]), entomologistes (STELI - libellules[7]), chiroptérologues (Vigie-chiro - chauves-souris) et botanistes (Vigie-Flore - plantes vasculaires). Ces observatoires se regroupent sous une bannière identifiable – au Muséum et en dehors : le programme de sciences participatives Vigie-Nature.

Les données ainsi collectées permettent de produire des indicateurs d’états de la biodiversité, ainsi que des scénarios d’évolution de celle-ci. Si les suivis de Vigie-Nature ne concernent que la France métropolitaine, leurs données intègrent des indicateurs à différentes échelles - du local au mondial. Les données du STOC participent par exemple à la constitution de l’indicateur de biodiversité terrestre « Oiseaux communs », adopté par la Communauté européenne comme l’un des douze indicateurs majeurs de développement durable (Gregory et coll., 2005).

Les programmes de sciences participatives, dans le format des suivis naturalistes, sont donc des outils de recherche performants. Ils répondent à deux préoccupations à l’origine de leur mise en œuvre : l’acquisition de connaissance et l’aide à la décision pour les politiques publiques à travers la constitution d’indicateurs.

Ouverture du programme aux publics non experts

Malgré le succès des suivis naturalistes, le besoin en données sur l’état de santé de la biodiversité reste prégnant. Les évolutions technologiques et sociétales dessinent un contexte favorable à une potentielle massification de ces jeux de données par la participation citoyenne.

Conjonction de facteurs favorable à l’essor de Vigie-Nature

Le début du XXIème siècle est marqué par la démocratisation des nouvelles technologies de communication, et notamment l’accès croissant à Internet (Silvertown, 2009). En une décennie, la proportion de Français équipés d’Internet passe ainsi de 10 % à 70 % (Figure 1)[8]. Les outils numériques impactent aussi les pratiques naturalistes : les bases de données collaboratives en ligne remplacent les carnets de terrain, facilitant la circulation et le stockage de l’information (Bœuf et coll., 2012) ; et les appareils photographiques numériques autorisent la production de clichés instantanés, comme preuve potentielle d’une observation. Par ailleurs, les nouveaux moyens de communication (messagerie électronique, réseaux sociaux, forums, etc.) fluidifient les échanges, permettant de nouvelles interactions.

Figure

Figure 1. Graphique synoptique présentant le développement des observatoires du programme de sciences participatives Vigie-Nature dans le contexte technologique français (taux d’équipement d’appareils connectés).

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Au niveau international, la Convention sur la Diversité Biologique (CBD) adopte en 2010 un plan stratégique pour la décennie 2011-2020 nommé « objectifs d’Aïchi »[9], incluant parmi ses buts stratégiques le « [renforcement de sa] mise en œuvre au moyen d’une planification participative, de la gestion des connaissances et du renforcement des capacités ». Ces objectifs sont « traduits » à l’échelle française dans la Stratégie Nationale pour la Biodiversité[10]. La médiatisation de cette politisation des problématiques environnementales trouve un écho au sein de la société civile. Ainsi, en 2007, 43 % des Européens estiment que la perte de biodiversité est un problème « très grave » à l’échelle de leur pays, et plus encore à l’échelle mondiale (69 %)[11]. Le contexte est favorable à la naissance du premier observatoire de suivi de la biodiversité à destination d’un public non expert : l’Opération Papillons !

Le développement des observatoires à destination d’un public non-expert se heurte aux questions d’accompagnement des participants tant à l’identification des espèces qu’à la mise en œuvre d’un protocole de collecte contraint. La première adaptation consiste donc à définir des protocoles de collecte rigoureux, mais accessibles aux néophytes (Encadré 2). La simplification des protocoles passe par plusieurs ajustements : regroupement des espèces difficiles à distinguer, création d’outils d’identifications, assouplissement des contraintes sur les dates de relevés, le choix du site de suivi et la durée du relevé.

La grande quantité de données collectées par la participation massive sur le territoire français (plus de 12 000 jardins suivis dans le cadre de l’Opération Papillons depuis 2006) permet de compenser ces simplifications.

À chaque observatoire est associé à un site Internet sur lequel les observateurs trouvent : un descriptif du protocole, des outils pédagogiques de participation, et des modules permettant la saisie de leurs observations. L’Opération Papillons[12] est développé sur ce modèle, en partenariat avec l’association Noé. Il sera suivi par de nombreux autres : l’Opération Escargots (2009), l’Observatoire des Bourdons (2009)[13], le Suivi Photographique des Insectes Pollinisateurs (SPIPOLL, 2010)[14], Sauvage de ma rue sur la flore urbaine (2011)[15], puis Oiseaux des Jardins (2012)[16].

En 2014, près de la moitié de la population française est équipée de l’Internet mobile (Figure 1), environ 45 % possède un smartphone et un tiers une tablette tactile ; l’occasion de franchir un nouveau pas avec la naissance de BirdLab[17]. Cet observatoire repose sur une application de type jeu utilisant l’interface tactile des tablettes et smartphones. L’utilisation de l’application allège le coût « mental » de la réalisation du protocole par la sauvegarde automatique des données. L’observateur conservant la liberté de transmettre ou non ses données aux chercheurs à l’issue de ses observations.

Diversification des parties-prenantes et multiplication des objectifs

Contrairement aux observatoires à destination des naturalistes qui s’appuyaient pour leur diffusion sur des réseaux d’experts, les observatoires à destination des citoyens non-experts ne visent pas un profil de participants spécifique. Il est donc nécessaire de co-construire les observatoires avec des partenaires professionnels de l’animation et de la communication pour mobiliser des observateurs. Ces partenaires sont généralement des structures associatives d’envergure nationale d’étude et de protection de la nature ou d’éducation relative à l’environnement (Legrand, 2013). L’animation des observatoires est par ailleurs renforcée au niveau territorial par un ensemble de structures se faisant les relais du programme Vigie-Nature dans son ensemble ou de certains de ses observatoires, selon les compétences et besoins de ces relais locaux[18].

Les observatoires reposent sur un partenariat explicite entre le Muséum et les associations partenaires, et un partenariat implicite entre chercheurs et observateurs non-experts (Julliard, 2012). Le processus de recrutement des participants implique la clarification de leurs motivations, que l’on peut interpréter comme autant d’objectifs individuels vis-à-vis du programme. Une étude sur les motivations des participants de Vigie-nature montre que celles-ci se situent à deux niveaux : individuel, pour l’acquisition de connaissances et la pratique d’une activité extérieure ; et collectif, pour la contribution à la recherche scientifique et à la conservation de la biodiversité (Prévot et coll., 2017).

Les animateurs du programme (Muséum et partenaires associatifs) sont particulièrement attentifs à la communication avec les participants. Ils les informent régulièrement des suivis, notamment des temps forts et des publications scientifiques, par des lettres d’information et à travers les réseaux sociaux et un blogue[19]. Ils répondent aux questions par courriels et organisent des journées de rencontres afin de permettre des interactions entre participants animateurs et chercheurs.

Si toutes les parties prenantes ont un intérêt commun dans l’animation des programmes de sciences participatives, leurs objectifs à courts termes peuvent différer : acquisition de données, éducation à l’environnement, animation territoriale, interaction ou reconnaissance sociale. Ainsi, la hiérarchisation des objectifs affichés pour un même observatoire est différente en fonction de la partie prenante qui s’exprime. À titre illustratif, l’association Noé, co-fondatrice de l’Opération Papillons, présente ainsi les enjeux du suivi : « le premier objectif est pédagogique, et tend à reconnecter l’Homme à la Nature afin d’inciter des changements de comportements en faveur de l’environnement »[20] affichant l’éducation à l’environnement comme la mission principale de cet observatoire. Au-delà des critiques usuelles qui peuvent être adressées à cette formulation un peu sommaire d’un processus complexe, elle est très différente du slogan affiché de Vigie-Nature : « un réseau de citoyens qui fait avancer la science ».

Une hétérogénéité de discours peut être perçue comme problématique d’un point de vue institutionnel, en cela qu’elle brouille la lisibilité des objectifs du programme, mais elle peut constituer un atout. Les participants déclarent par exemple que le manque de confiance dans leurs données est un frein à leur transmission au Muséum, quand bien même ils réalisent les suivis (Prévot, et coll. 2017). Nous pouvons dès lors émettre l’hypothèse qu’une communication axée sur l’apprentissage et la découverte, plutôt que sur l’importance scientifique des observations, permettrait de lever ce frein.

L’ouverture aux non-experts : un modèle qui fait débat

L’ouverture de la recherche à un public non expert a suscité des réactions d’incrédulité voire de méfiance de la part de certains scientifiques et experts de la biodiversité. En témoigne une lettre ouverte envoyée au président du Muséum en 2010, signée d’un collectif d’entomologistes dénonçant le caractère « pseudo-scientifique » du programme SPIPOLL, « qui ne peut produire aucune information utile ni sur la diversité des espèces, ni sur la richesse des communautés, ni sur la conservation. [Ce programme] ne peut mener rapidement qu’à une grande déception du public, dès lors qu’[il] est dès le début mal accueilli par la communauté scientifique et associative et qu’aucun résultat tangible ne peut en être espéré »[21]. Pourtant, avec près de 15 000 citoyens s’impliquant chaque année dans la récolte de données et de plus en plus de publications scientifiques (treize articles dans des revues de rang A, neuf thèses soutenues et d’autres travaux : post-doctorats, stages, expertises, etc.), les observatoires « non-experts » ont gagné en crédit scientifique et démontré leur potentiel comme outil de recherche.

Par ailleurs, plus les observateurs participent, plus leurs connaissances naturalistes s’améliorent, et la qualité des jeux de données s’en ressent (Deguines et coll., 2018). Cette amélioration est aussi perçue par les participants : 94 % des répondants à une enquête sur ces observatoires ont estimé que leurs connaissances avaient progressé du fait de leur participation (Prévot et coll., 2017). La compréhension de la démarche scientifique semble elle aussi dépendre de la durée de participation (Jordan et coll., 2011). Ce qui renforce l’importance à accorder aux motivations des participants en vue de leur fidélisation.

Au-delà de l’acquisition de connaissances, des travaux attestent du rôle transformatif de ces dispositifs sur les attitudes vis-à-vis de l’objet d’étude, bien que cela ne semble pas aller jusqu’au changement comportemental pour les dispositifs étudiés (Chase et Levine, 2018). Cependant, une étude menée auprès des participants de l’Opération Papillons a mis en évidence des changements de pratiques de jardinage suite à la participation à l’observatoire : limitation de la quantité de produits phytosanitaires utilisés ou mise en place de zones de friche au sein du jardin (Cosquer et coll., 2012), changements qui persistent chez les participants de la première heure depuis maintenant 10 ans. L’effet bénéfique sur la biodiversité des comportements individuels des observateurs de papillons a depuis été démontré (Muratet et Fontaine, 2015).

Des recherches à venir pourront confirmer ou infirmer de tels effets pour d’autres suivis de Vigie-Nature. Si on s’intéresse aux changements comportementaux, il semble important de questionner le profil des observateurs. En effet, les professions intellectuelles ont tendance à être surreprésentées parmi les participants à Vigie-Nature, tout comme les classes d’âges les plus âgées (45-75 ans) (Dozières, 2016). Si cela ne compromet pas l’acquisition de données écologiques de qualité, cette disparité devient problématique dès lors que nous questionnons la portée transformative de ces observatoires. Le défi d’avoir des observatoires « ouverts à tous » nécessite de démystifier le processus scientifique afin d’attirer des personnes sans formation scientifique ni intérêt antérieur pour la biodiversité. Des expérimentations sont menées en ce sens, en explorant de nouveaux points d’accroche des participants – photographie pour Spipoll, jeu pour Birdlab – ou sur la mobilisation de publics dits « semi-captifs » - comme des élèves.

L’ouverture du programme conduit donc à l’explicitation d’objectifs d’éducation relative à l’environnement jusque-là peu formalisés, dont la recherche s’est naturellement emparée en développant des travaux à l’interface entre biologie de la conservation et sciences humaines et sociales. Cette évolution des thématiques de recherche témoigne d’un nouvel usage du programme : les pratiques des participants devenant elles-mêmes un sujet d’étude. Les recherches menées dans ces champs apportent un regard analytique sur la mise en place de tels dispositifs, permettant de nourrir la réflexivité des acteurs des sciences participatives.

Vigie-Nature École : un outil pédagogique pour le monde scolaire

Le basculement vers des enjeux pédagogiques formels s’est fait progressivement, ces questions ayant émergées naturellement au fur et à mesure du développement du programme Vigie-Nature, le développement de Vigie-Nature École (VNE) en étant la suite logique.

La pédagogie au cœur du projet

Le développement de nouveaux observatoires sous la bannière Vigie-Nature s’est toujours fait de manière opportuniste (Conversy, 2012), résultant à la fois d’un contexte favorable et de rencontres permettant d’arrimer question de recherche et intérêt sociétal.

En cela, l’histoire de VNE ne fait pas exception : l’institution scolaire, via l’inspection générale de sciences de la vie et de la Terre (SVT), souhaitait faire connaître Vigie-Nature aux enseignants de SVT ; des financeurs potentiels étaient identifiés ainsi que des personnes ayant les compétences pour assurer le développement de ce nouveau programme. Les différents observatoires et leurs protocoles respectifs ayant déjà été calibrés par des chercheurs, l’exercice consistait à concevoir des outils permettant la participation d’une classe et cela sur le temps scolaire, et à trouver les arguments et les voies de communication pour intéresser les enseignants et les convaincre de l’utilité de s’impliquer dans un tel dispositif. D’où l’originalité du relais de Vigie-Nature : sa conception et son développement ont été confiés à un enseignant de SVT, détaché au Muséum.

Le programme Vigie-Nature École (VNE) propose aux enseignants de réaliser avec leurs élèves des suivis de la biodiversité dite « commune ». Le calendrier de participation (Figure 2) illustre le fait qu’il est essentiel que les espèces suivies soient observables au cours de l’année scolaire ; et en corolaire, que des espèces ayant leurs pics d’activité pendant l’été, comme les papillons, ne soient pas proposées à l’observation.

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Figure 2. Calendrier de participation de VNE. Périodes adéquates pour la réalisation de chacun des huit protocoles du programme au fil de l’année scolaire.

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À ce jour, Vigie-Nature École[22] propose huit observatoires, accessibles de la maternelle au lycée – soit pour des jeunes de 3 à 18 ans, permettant d’étudier des groupes taxonomiques variés à l’échelle de la France métropolitaine : escargots, insectes pollinisateurs, flore urbaine, oiseaux, Algues brunes et bigorneaux – basés sur Biolit (BIOdiversité du LITtoral), chauves-souris, lichens et vers de terre. Certains protocoles ne font pas originellement partie de Vigie-Nature, cependant comme ils proposent des protocoles adaptés à la pratique scolaire, ils font l’objet de partenariats avec VNE[23].

Le programme VNE a donc été pensé comme une offre unique, mais modulable. L’enseignant volontaire choisit le ou les protocoles qu’il souhaite mettre en place avec ses élèves selon ses objectifs pédagogiques, ses affinités éventuelles pour un taxon et les possibilités offertes par les espaces verts de son établissement scolaire[24] (Encadré 3). L’enseignant joue alors un rôle de médiateur de la participation : les observateurs visés par le programme étant plutôt ses élèves.

Le site Internet de VNE propose un accompagnement à la participation ainsi qu’une aide en ligne. Il est notamment conseillé aux enseignants de préparer leurs élèves avant d’aller sur le terrain : explication des étapes du protocole, entrainement à l’utilisation des documents de détermination avec l’aide de jeu-questionnaire. Officiellement lancé en 2012, VNE est aujourd’hui identifié comme un outil pour la classe : plus de 8 000 élèves envoient des données chaque année et les ressources, comme les livrets de participation, sont téléchargées plusieurs milliers de fois par an[25].

Partenariats avec l’institution scolaire

L’inspection générale du ministère de l’Éducation nationale (IGEN) a intégré le comité de pilotage de VNE afin d’apporter une approbation des outils développés, vérifier leur adéquation avec les programmes scolaires et faire connaitre le programme auprès des inspecteurs académiques. Par ailleurs, afin de s’assurer que le dispositif intéresse et motive les enseignants, une dizaine d’entre eux ont participé à une année pilote afin de tester la faisabilité des protocoles et développer des activités. Ces dernières sont disponibles sur le site Internet du programme et ont depuisété complétées par d’autres propositions d’activités et d’outils – comme des clés de détermination simplifiées.

Une convention de collaboration entre le Muséum et le ministère de l’Éducation nationale était en discussion pour s’assurer de la pérennité du partenariat, mais n’a jamais aboutie. Aussi, le Muséum garde la maîtrise du développement et de l’orientation de VNE, et s’appuie en partie sur les acteurs de l’Éducation nationale pour le déploiement de l’observatoire. Des formations sont par exemple organisées au sein des académies, soit par le coordinateur national soit par des enseignants devenus des référents académiques de VNE.

Cette collaboration a été fructueuse puisque les inspecteurs généraux ont aujourd’hui une bonne visibilité des possibilités pédagogiques qu’offre VNE. Cette confiance dans les capacités de VNE s’est formalisée dans les programmes scolaires. Depuis 2019, des points explicites des programmes de SVT de l’enseignement secondaire font référence aux compétences acquises par la pratique des sciences participatives, soit :

  • « Mettre en œuvre des protocoles d’échantillonnage statistique permettant des descriptions rigoureuses concernant la biodiversité » et « Suivre une campagne d’études de la biodiversité (expéditions, sciences participatives …) et/ou y participer » (programme de seconde – âge moyen 15 ans).

  • « Extraire et organiser des informations issues de l’observation directe sur le terrain, pour savoir décrire les éléments et les interactions au sein d’un système. Comprendre l’importance de la reproductibilité des protocoles d’échantillonnage pour suivre la dynamique spatio-temporelle d’un système. Utiliser des outils simples d’échantillonnage pour mettre en évidence la répartition de certaines espèces en fonction des conditions du milieu » (programme scolaire de première – âge moyen 16 ans).

Nous manquons encore de recul pour appréhender l’impact que ces nouvelles directives pourraient avoir sur la participation à VNE. Mais des recherches en didactique des sciences montrent que les enseignants associent à ce dispositif de nombreux objectifs cohérents avec ces énoncés : par exemple, enseigner la biodiversité et ses enjeux par une expérimentation concrète de terrain, sensibiliser les élèves à la démarche scientifique et ses différentes étapes, démystifier les représentations de la nature et de la science, donner le goût des sciences et l’envie de contribuer à la recherche scientifique (Bosdeveix et coll., 2018).

Éducation à la Nature et à la Science

La phase d’observation sur le terrain permet à l’enseignant d’accompagner ses élèves dans la cour de l’établissement pour leur faire découvrir la diversité des plantes ou des insectes pollinisateurs que l’on peut rencontrer quotidiennement. Cette démarche contribue à recréer du lien entre les élèves et leur environnement direct. C’est ce que tend à démontrer une étude, au cours de laquelle des élèves ayant participé à VNE ont développé une représentation plus naturelle de leur « jardin idéal » après leur participation que ceux n’y ayant pas participé (Prévot et coll., 2017).

Les sciences participatives visent également à initier les élèves au protocole scientifique (Turpin, 2018) à travers la collecte d’informations standardisées (durée de l’observation, surface, période de l’année…) ou documentées (météo, type de milieu…) qui pourront être analysées par des chercheurs. Leur participation leur permet ainsi d’appréhender la temporalité que nécessitent les recherches scientifiques. D’autres activités proposent d’aller plus loin en aidant les élèves, à partir d’extraits des bases de données de Vigie-Nature, à reconstruire, de manière simplifiée et adaptée, des résultats publiés par les chercheurs.

Finalement, les élèves peuvent comparer avec leur enseignant la biodiversité de leur établissement à celle d’autres établissements. Ces comparaisons ont amené des participants à s’interroger sur des actions qu’ils pouvaient mettre en place pour favoriser la biodiversité - comme l’installation de mangeoires ou la mise en friche de parcelles - dans leur établissement.

Pour convaincre les élèves de l’importance de la collecte de données, des rencontres sont organisées annuellement avec les chercheurs du programme Vigie-Nature – actuellement exclusivement en Île-de-France, par manque de personnes ressources. Ces moments d’échanges permettent aux élèves d’interroger les chercheurs sur la manière dont ils mènent leurs travaux, sur leurs observations ou encore sur la biologie des espèces suivies. Ainsi, ces rencontres confortent le sentiment d’utilité de la participation. Car si la « contribution à la recherche scientifique » est mise en avant dans la communication et l’animation autour de Vigie-Nature École, un écart important est constaté entre discours et réalité puisque seule la moitié des classes participantes envoie effectivement ses données au Muséum. Les enseignants expliquent ce phénomène par des raisons matérielles, de manque de temps, des difficultés informatiques, ou encore un manque de confiance dans les données collectées.

Les données récoltées dans le cadre des suivis VNE présentent des biais particuliers : contrainte forte du site d’observation, changement des observateurs chaque année,… et n’ont, dans les faits, pas encore abouti à des publications. Par ailleurs, dans un contexte financier limitant les capacités d’investissement, l’équipe de coordination de Vigie-Nature École a préféré développer un accompagnement pédagogique fort plutôt que d’investir dans un système permettant de faire communiquer les bases de données scolaires avec celles des observatoires de Vigie-Nature dont ils sont adaptés. Mais cette situation est amenée à évoluer rapidement avec le développement de nouveaux outils informatiques visant à unifier la collecte de données entre les observatoires Vigie-Nature. Par ailleurs, VNE peut être vu comme une pépinière des observateurs de demain.

Une multiplicité d’objectifs s’articulant autour d’une visée commune

L’expérience du Muséum de Paris montre comment des institutions muséales qui ont des liens forts avec la recherche et la société civile, occupent une place privilégiée pour porter des projets de sciences participatives. Dans le milieu universitaire, la mise en place de telles initiatives est moins évidente, l’intérêt pour les bases de données collectées par ce biais et les mécanismes psychologiques induits par la participation à de tels observatoires étant assez récent. Ainsi, ce n’est qu’en 2016 que les universités européennes ont fait au rapprochement entre la science et la société au travers des sciences participatives (Wyler et coll., 2016). En France, la loi du 22 juillet 2013 appelle les organismes de recherche à « favoriser les interactions entre science et société » en permettant « la participation du public à la prospection, à la collecte de données et au progrès de la connaissance scientifique » (Houllier et coll., 2017). Une acculturation à ce type de pratiques est en cours dans le milieu universitaire. Au Muséum national d’Histoire naturelle, ces recherches s’intègrent naturellement dans les différentes missions de l’établissement : la recherche fondamentale et appliquée ; la conservation et l’enrichissement des collections à travers la constitution de bases de données considérables sur la nature ; l’enseignement grâce aux formations dispensées à la fois aux étudiants, aux relais locaux sur le territoire, aux enseignants ; la diffusion des connaissances ; et enfin, l’expertise par la production d’indicateurs d’état de la biodiversité.

Le retour historique sur l’évolution de Vigie-Nature - de son émergence avec le suivi STOC points d’écoute à sa déclinaison scolaire, en passant par la diversité des observatoires proposés aux non-experts – atteste de la complexité de la gestion multi-partenariale de ces dispositifs. Car chaque partie-prenante – Muséum, réseaux naturalistes, structures associatives, relais locaux, institutions scolaires ou observateurs amateurs – entre dans le programme avec ses contraintes et ses objectifs.

Notre étude a mis en évidence ces entrées en scène successives, diversifiant les enjeux du programme qui, axé au départ sur un objectif quasi-exclusif de collecte de données standardisées, s’est enrichi d’objectifs relatifs à la sensibilisation, à l’éducation naturaliste et à l’adoption d’approches pédagogiques dynamiques, au risque de s’éloigner des objectifs initiaux de la recherche académique. Mais cette diversification des visées témoigne en réalité de la polyvalence de l’outil, et ne semble pas problématique dans la mesure où ces divers objectifs sont portés par différentes parties prenantes, en cohérence avec leur champ d’action. Par ailleurs, au-delà des objectifs qu’elles privilégient, celles-ci collaborent étroitement avec la même préoccupation finale – si évidente qu’elle en devient implicite : œuvrer à la conservation de la biodiversité (Conversy, 2012). Aussi, les objectifs co-existants dans le programme Vigie-Nature ne s’opposent-ils pas, mais convergent vers une visée commune en y contribuant de différentes manières. Il s’agit de répondre à un besoin historique, mais toujours actuel, de connaissances sur l’état de santé de la biodiversité, tout en stimulant l’intérêt pour celle-ci et l’engagement pour sa conservation par les acteurs de la société civile et du milieu scolaire.