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Introduction

Sur fond de numérisation d’un nombre croissant d’activités, et même d’une numérisation intensive des loisirs, notamment chez les enfants et les adolescents (Desmurget, 2019; Spitzer, 2019), coïncidant avec un certain développement du « capitalisme numérique » (Lebrun, 2021) qui prend possession de l’enfance et de la jeunesse, la situation actuelle nous amène à nous interroger. Le capitalisme numérique peut être compris comme le système qui permet, via des technologies de pointe, de répondre à des besoins (d’organisation du travail, de communication, d’information, de loisir, etc.) et d’en créer de nouveaux, de telle manière que les consommateurs deviennent de plus en plus dépendants de ces technologies et entretiennent sans fin (par des achats et des usages toujours renouvelés) l’industrie et le commerce correspondants. Comme le souligne notamment Lebrun, ce système est typiquement capitaliste, et on pourrait préciser néolibéral, d’une part, en ce qu’il repose sur l’exploitation d’un travail sous-rémunéré, voire d’un travail exécuté par des enfants (par exemple en Chine pour la fabrication ou en République démocratique du Congo pour l’extraction des matériaux), d’autre part, en ce que ce système est à la source des plus grandes accumulations financières de l’économie mondiale (GAFAM[1], entre autres). Ce capitalisme numérique, dont Stiegler (2008) a construit une critique approfondie, contribue à une forme générale d’aliénation ─ notamment en ce qui concerne l’enfance et la jeunesse ─ dont cette technoéconomie « prend possession ». Des usages « formés » précocement rendent fortement dépendants et créent au moins deux cercles vicieux : la possibilité de se passer de médiation et de présence, y compris pour s’informer et se former, renforce un certain isolement favorable au surinvestissement numérique, et les circuits courts ouverts par le numérique (immédiateté, absence de limites, de cadre, de filtre, de médiation) s’opposent à la construction d’un espace mental propice à la pensée critique, ce qui favorise l’abandon au numérique. Dans cette optique, on peut dire que le capitalisme numérique contribue à la destruction de l’esprit critique et à la fragilisation des conditions de construction de cet esprit par l’éducation. Il oeuvre ainsi à son propre renforcement, puisqu’il sape le socle même de toute résistance. La pandémie de COVID‑19 et les mesures de restrictions sociales qui ont été prises pour freiner la propagation du virus (confinement, couvre-feux, fermeture totale ou partielle des universités) placent les étudiants, qui sont en train de sortir de l’adolescence pour basculer vers la vie adulte, dans un isolement fréquent et problématique (Hétier et Wallenhorst, 2021; Stiegler, 2021). Cet isolement pose un problème majeur : le rapport au savoir, apparemment facilité par la médiation des dispositifs numériques, peut-il se nouer dans les circuits de l’information et de la communication pour faire l’économie d’une élaboration en présence (Nafti dans Hétier, 2021a)?

Le besoin de relations sociales, incarnées, de présence, de contact, que l’isolement met finalement en évidence, n’interroge-t-il pas plus largement la déliaison sociale dans laquelle nous sommes massivement engagés (plusieurs millions de personnes vivent seules en France) et dont le numérique est « l’écran »? Pouvons-nous évoquer alors, aiguillonnés par le recours numérique, une « éthique de la présence »? Cette éthique correspondrait à l’exigence, en éducation et en formation, d’une certaine présence et d’une certaine qualité de présence pour que les étudiants puissent apprendre, et ceci, dans des conditions favorables et à leurs apprentissages formels et à leur développement humain, dans une certaine attention, dans un certain care, dans une certaine contenance, dont les étudiants eux-mêmes exprimeraient le besoin. Pour traiter cette question, nous nous appuierons sur l’éthique du care, notamment la théorisation qu’en a proposée Joan Tronto en déclinant quatre phases du care qui permettront de cerner l’éducation comme une forme de soin qui ne dit pas son nom. Sur cette base théorique, nous présentons ensuite la recherche que nous avons menée auprès de cohortes d’étudiants, les uns précisément en sciences de l’information et de la communication (plutôt « technophiles », formés à diverses techniques de communication et sensibilisés à une éthique de la communication), les autres en sciences de l’éducation (surtout formés et sensibilisés à l’importance de la relation, des affects des enfants, de l’empathie et à une éthique du care). Enfin, nous analysons ces données en recourant aux phases définies par Tronto, notamment la troisième, soit celle qui nécessite un contact avec le bénéficiaire du soin.

1. Technologies numériques, communication et isolement

Il est devenu évident que les technologies numériques ont pris, en quelques années, une place considérable dans la société. Il n’y a pas de précédent : la révolution graphique (Goody, 1979) a mis des siècles à s’opérer, entre l’invention de l’écriture et son extension à une grande partie de la population (dans les pays développés). La diffusion des artefacts numériques a été faite en quelques années, et de façon bien plus large, dans la mesure où l’usage d’un smartphone, notamment, ne suppose pas de compétences lectorales poussées comme celles qu’exige la lecture d’un livre, ce qui en facilite l’accès pour les enfants dès le plus jeune âge, les faibles lecteurs, voire les personnes illettrées.

Ce succès fulgurant réclame une analyse en double sens : il révèle sans doute une disposition humaine en même temps qu’il contribue à accélérer puissamment cette disposition. Ce phénomène est celui de l’individualisme, au départ « individualisme démocratique » (Tocqueville, 1990) mais à présent devenu mondial, notamment à la faveur de l’extension du système capitaliste, sur le fond duquel la vague néolibérale a encouragé la libération de l’initiative et du calcul individuels. Les individus s’affranchissent des figures de l’autorité et de la transmission, des institutions, des formes traditionnelles de sociabilité et de normalisation, explorent des manières d’être qui leur sont propres et sont de plus en plus repliées sur des communautés, des réseaux affinitaires, un espace privatif, et finalement une singularité qui peut être radicale. Chacun est par ailleurs appelé à devenir l’entrepreneur de lui-même, à réussir (matériellement, notamment), et à compter de moins en moins sur l’État, et finalement sur les autres (chacun étant accaparé par soi). Ce ne sont pas seulement les individus qui se retirent de l’espace commun, ce sont aussi les structures constitutives de cet espace commun qui s’affaiblissent. Pour le système marchand capitalisme, plus il y a d’individus, plus il y a de consommateurs, donc plus il y a de profits. Ce système voit sa prospérité reposer sur cette individualisation ─ il y a quelques dizaines d’années, il y avait au mieux une seule télévision familiale, alors qu’actuellement, le souhait que chacun, enfant compris, dispose de plusieurs écrans, est évidemment bien plus profitable : ce système économique a donc tout intérêt à créer, à entretenir et à renforcer cet individualisme dès l’enfance pour prospérer. Dans ce contexte économique, sociétal et culturel, les technologiques numériques tombent bien : elles permettent, par leur miniaturisation et leur portabilité, des usages complètement individualisés, autant au domicile que lors des déplacements de l’utilisateur. On voit combien les individus sont aujourd’hui absorbés par leurs écrans, dans de multiples situations du quotidien, bien au-delà des nécessités du travail. Or, ces technologies sont, comme on l’a dit, des vecteurs et des accélérateurs de l’individualisation (Sadin, 2020) : une fois qu’on y a accès, elles sollicitent des usages individuels, voire narcissiques (avec les réseaux sociaux). D’un côté, ces technologies rompent la solitude et permettent de nous relier facilement les uns aux autres. De l’autre, elles favorisent des formes d’isolement en autorisant l’économie de la présence dans bien des situations, en nous installant dans une nouvelle manière d’être avec les autres, à distance ─ comme le montre la gestion de la crise du coronavirus à partir de 2019.

Pour la jeunesse en général, l’impact de ces technologies est encore plus grand. Ceci s’explique facilement, d’une part parce que les jeunes se sont formés avec ces technologies, d’autre part, parce que les importants besoins de communication, de présentation de soi (Heinich, 2012), de consommation culturelle (musique, vidéo, notamment), d’accès facile à une information immédiate, à des savoirs facilement assimilables, à des jeux, liés à cet âge de la vie, sont efficacement pris en charge par le numérique. Cela n’est pas sans poser de sérieux problèmes de dépendance, de monopole du temps d’activité (Desmurget, 2019; Spitzer, 2019), de formation de l’attention et même des capacités de réflexion (Stiegler, 2008), voire d’une certaine destruction de l’enfance par l’effraction de contenus violents (Postman, 1983; Buckingham, 2010; Lebrun, 2020). Cet état des choses est rendu encore plus complexe du fait d’une large adhésion du système scolaire à une certaine technophilie, ainsi qu’à la numérisation d’un certain nombre de pratiques (Cottier et Burban, 2016). L’école peut ainsi encourager l’acquisition de matériel numérique et l’usage des écrans qui, étant très polyvalents, facilitent le glissement rapide, voire récurrent ou permanent, d’une activité de travail à une activité de loisir. Le rapport au savoir s’en trouve globalement bouleversé (Hétier, 2021a) en se formant dès l’enfance de façon réticulaire, immédiate, visuelle (sur le mode photographique), externalisée (la mémoire est sur Internet). Cela retentit déjà chez les étudiants actuels, qui se sont formés selon ces modalités.

On peut dire que nous sommes entrés dans l’ère de l’hypercommunication (Hétier, 2021b), en caractérisant celle-ci comme débordant les cadres prévalant jusque-là. La simple communication peut comprendre les besoins utilitaires ─ présents sans doute dès les premiers temps de l’humanité pour organiser la chasse (Patou-Matis, 2009), les arts de paroles (contes, chants, etc.), et bien entendu, le plaisir de parler (pour parler) (Cassin, 1986, 1995, 2007). Avec la révolution graphique, une première rupture s’est produite dans la possibilité de sortir de l’immédiateté de la parole, l’écrit permettant de communiquer à distance, et surtout à travers le temps, comme l’a souligné Goody (1979), en signant sa production, donc en sortant de l’anonymat. Nous sommes à présent entrés dans une troisième dimension, après celle de la « logosphère » et de la « graphosphère », qui est celle de la « vidéosphère » (Debray, 1992). L’essor de cette troisième dimension dépend évidemment d’un formidable progrès technique (la vidéosphère englobant la logosphère et la graphosphère), mais en même temps, d’une forme de régression anthropologique. L’écrit était médiat, et le numérique rétablit l’immédiateté (Debray, 1992, p. 296) de la présence (sans la présence). Comme on sait, on peut désormais se parler et s’écrire, mais aussi s’envoyer des documents (photos, vidéos) à tout moment, en tous lieux et en communication instantanée, le cas échéant, à l’aide des réseaux sociaux, nous permettant de toucher une multitude d’interlocuteurs. Avec le smartphone, l’individu joignable en permanence (il n’y a plus d’extériorité à la communication, qui tire donc vers l’hypercommunication) peut communiquer et s’informer de même. Mais le basculement ultime dans l’hypercommunication nous semble être caractérisé par le fait que presque tout étant devenu communicable (oral immédiat, écrit immédiat ou différé, photos, vidéos, etc.), notre rapport au monde et aux autres se soumet à cette exigence de communicabilité. On se promène dans un paysage qui nous plaît : il devient irrépressible de le photographier et de diffuser ses photographies, on démultiplie les messages pour décrire les détails du quotidien (ce qu’on mange, ce qu’on fait, ce qu’on dit, etc.), et les journalistes eux-mêmes évoquent des images terribles et non le fait dramatique dont ils vont nous montrer des images. Finalement, à l’ère de l’hypercommunication, n’a de valeur que ce qui est directement communicable (Salmon, 2019), et même aisément communicable : format court, images chocs, phrases choc, messages simples, etc.

C’est sur le fond de cette évolution technique, sociétale et finalement anthropologique qu’on peut comprendre la situation dans laquelle se trouvent aujourd’hui les étudiants. Si tout est communicable, le savoir doit pouvoir l’être par excellence en tant que contenu susceptible d’être véhiculé par divers médias et sur différents supports. En arrière-plan de cette conception du rapport au savoir se profile un certain modèle économique ─ il est moins coûteux, voire bien plus rentable de produire une seule fois un cours diffusé à un nombre illimité d’étudiants pendant une période indéfinie que d’accueillir en présentiel des étudiants et de payer un enseignant chaque année. Une certaine conception du rapport au savoir, purement cognitive, suppose aussi que le cerveau est simplement disponible à des savoirs, pourvu qu’ils soient bien disposés dans une bonne construction didactique. Il ne serait alors plus nécessaire de recourir à la médiation d’un tiers (Xypas, Fabre, Hétier, 2011) (comme celle de l’enseignant), il n’y aurait plus à se préoccuper de pédagogie ni donc de présence, tout comme de ses résonances relationnelles et intersubjectives (Rosa, 2018). On touche ainsi à la dimension de l’éthique, au sens originel du terme grec, comme manière de vivre pour cet animal très démuni qu’est l’humain, incapable de survivre seul, ayant besoin de nombreuses années de soins et d’éducation, un animal « politique » selon Aristote. Ce n’est pas seulement la présence (dans le « corps-à-corps » qu’elle permet (Hétier, 2014) qui est impliquée dans cette dimension éthique, mais plus profondément la prise en compte du sujet humain, ses besoins réels, sa sensibilité et son interdépendance (Usclat et Hétier, 2013; Second manifeste convivialiste, 2020).

2. La présence nécessaire au soin? La présence comme éthique

La prise en compte de la dépendance humaine et des besoins qui y sont liés est sans doute en partie occultée par la visée éducative et formative qui est celle de l’autonomie, d’autant plus quand il s’agit d’étudiants, donc de jeunes adultes censés être sortis des besoins de l’enfance (besoins affectifs, notamment). Cette occultation est particulièrement marquée dans une culture qui promeut fortement, comme on l’a vu, l’individualisme et la réussite, et peut interpréter la dépendance comme une faiblesse qu’on attribue aux jeunes enfants, aux malades, aux handicapés et aux personnes très âgées. Une critique majeure de cette idéologie de l’autonomie vient de l’éthique du care, notamment des travaux de Gilligan (2008) et de Tronto (2009). Dans sa critique méthodologique de Kolhberg, qui s’appuyait sur la théorisation de Piaget pour tenter de repérer des stades moraux et qui valorisait la capacité d’abstraction et le principe d’une loi à laquelle on se réfère (sur le mode kantien), Gilligan montre qu’une « autre voix » se fait entendre par la bouche d’une jeune fille, notamment, qui ne s’en remet pas à la « loi », mais aux ressources de la bonne entente et du dialogue pour tenter d’arranger les choses. Dans le fameux dilemme de Heinz, proposé par Kolhberg à ses sujets d’enquête, il s’agit de savoir de quelle façon aborder une situation où un homme se demande comment acquérir un médicament hors de prix qui pourrait sauver sa femme malade. Les garçons qui répondent peuvent se résoudre à la loi sociale de façon hétéronome (p. ex., l’interdit de voler), ou bien faire preuve d’autonomie (p. ex., il y a une loi plus importante, celle de la vie, qui justifie le vol du médicament). Pour la jeune fille dont Gilligan analyse le discours, il s’agit d’entrer en dialogue avec le pharmacien et d’éveiller sa sollicitude. Ainsi les choses sont-elles pensées relationnellement et dans le dialogue, et non pas en vertu d’une loi abstraite par rapport à la situation, aux personnes, à la relation et à la possibilité d’être présents l’un à l’autre.

On doit entre autres à Joan Tronto d’avoir pleinement théorisé cette éthique du care. Il s’agit d’une éthique du prendre soin, pour reprendre le mot français, mais qui se situe au-delà de différentes formes de prise en charge liées à notre condition humaine, faite de vulnérabilité et d’interdépendance. La définition du care est ainsi formulée par Tronto et Fischer :

Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie.

Tronto, 2009, p. 13

On voit dans cette définition l’importance de la relation, aussi bien entre sujets qu’entre le sujet et divers objets. Les choses ne sont pas données une fois pour toutes : leur existence, leur disponibilité et leur persistance dépendent d’un travail, d’une activité, d’une prise en charge, de soins. L’auteure repère ensuite quatre phases du respect desquelles l’accomplissement du care dépend : « se soucier de », « se charger de », « accorder des soins » et « recevoir des soins » (2009, p. 147‑150). Pour le préciser en peu de mots, on peut dire qu’il s’agit d’abord d’y penser, ensuite de faire quelque chose (donner de l’argent par exemple), toujours ensuite de s’engager au contact de la personne ou de l’objet qui en ont besoin et, enfin, de se préoccuper de l’expérience vécue par cette personne (notamment pour savoir si elle éprouve que ses besoins ont été pris en compte adéquatement).

Chacune des phases est importante, et le processus complet du care réclame bien qu’elles soient toutes prises en compte. Pour ce qui concerne la population étudiante qui nous intéresse, le care peut se déployer ainsi : 1) différentes autorités se préoccupent de la formation des étudiants, notamment à travers des programmes; 2) les pouvoirs publics, mais aussi les parents et parfois les étudiants eux-mêmes contribuent financièrement à la prise en charge des études et des conditions de vie afférentes; 3) des enseignants, des tuteurs et des responsables de formation entrent en relation avec les étudiants pour oeuvrer à leur formation et répondre à un certain nombre de leurs besoins; 4) ces mêmes acteurs (1, 2 et 3) se préoccupent de la façon dont ce qu’ils ont mis en oeuvre répond effectivement aux besoins des étudiants. Dans les limites de la présente recherche, il s’agit d’éclairer les phases 3 et 4.

Tronto précise ainsi les contours de la phase 3 : « “Prendre soin” suppose la rencontre directe des besoins du care. Ce qui implique un travail matériel et exige presque toujours de ceux qui prennent soin qu’ils aient un contact direct avec les objets du care » (Tronto, 2009, p. 148). La notion de « contact direct » retient évidemment toute notre attention eu égard à une éthique de la présence en contexte de distanciation numérique. De même, il nous semble pertinent de mettre en oeuvre, dans la recherche même, les moyens du care receiving de la quatrième phase, de savoir comment les étudiants reçoivent les dispositions qu’on met en place pour eux, exigence à laquelle répond notre enquête, qui donne la parole aux étudiants et leur permet d’exprimer notamment leur ressenti et leur éventuelle critique.

Tronto, qui publie son ouvrage en 1993, n’était pas en mesure de prendre en compte les ressources distancielles qui sont celles du numérique. Reprenons les coordonnées du problème. S’il s’agit, à l’université, de faire parvenir à des cerveaux des savoirs, non seulement le distanciel n’est pas un obstacle, mais il peut présenter d’indéniables ressources et avantages. Toutefois, s’il s’agit de prendre en compte des besoins humains, des besoins subjectifs et des besoins intersubjectifs, alors la question de la présence et de la relation se pose à nouveaux frais. Sur cette question des besoins, on peut mobiliser la notion de holding présente chez Winnicott. L’enfant, mais au-delà, la personne (évidemment dans une moindre mesure que le bébé) a besoin d’être soutenu physiquement (il est porté) autant que psychiquement (il est aimé, encouragé, etc.). Bien des choses peuvent contribuer à notre soutien sans qu’on y songe : la présence et l’attention d’une personne aimante, au premier chef, mais aussi un lieu, un matériel (un fauteuil par exemple), etc. On peut croiser cette conception avec celle de Maslow (1943), qui hiérarchise les besoins d’abord physiologiques, puis ceux de sécurité, d’amour et d’appartenance, d’estime et enfin d’autoactualisation. On voit ainsi combien les besoins humains dépendent des autres. Enfin, Axel Honneth (2000), dans sa théorisation de la reconnaissance, a insisté sur le besoin aussi bien social qu’affectif d’une reconnaissance de l’individu par les autres.

On pourrait certes dire que ces différents besoins peuvent aussi être pris en charge à distance, et même faire l’hypothèse que la présence n’assure en rien, en tout cas pas mécaniquement, cette prise en charge. Plusieurs paramètres plus précis méritent cependant d’être pris en considération. Les étudiants se situent à un moment de la vie qu’on peut dire transitionnel. Ils sont majeurs juridiquement, ils sont adultes physiquement, ils ont une certaine autonomie (logement, emploi du temps, éventuellement vie conjugale, etc.), mais tout ce qui relève de la reconnaissance sociale et professionnelle reste à construire. De ce point de vue, les étudiants sont en position fragile, car ils ne peuvent pas encore s’assurer d’une place et, par conséquent, d’une valorisation par cette place dans la société. Ensuite, on peut être attentif au fait que les débuts dans la vie (partiellement) adulte sont dans le prolongement direct de l’adolescence, avec ses problématiques spécifiques (Braconnier, 2009). Or il appert que ce prolongement de l’adolescence peut être vecteur d’une certaine inertie : difficulté à se mobiliser soi-même, tentation pour des plaisirs susceptibles de créer diverses dépendances, desquelles les usages récréatifs du numérique font aujourd’hui partie. Le soutien, le cadre, voire l’autorité et la discipline sont encore nécessaires comme instances extérieures et sensibles pour s’opposer à cette inertie.

Enfin, et c’est notamment ce que nous verrons à l’occasion de notre enquête, il y a des besoins très difficiles à cerner dans la mesure où ils sont ordinairement invisibilisés. Ce sont les besoins qu’on découvre quand on perd le contexte qui y répondait sans même qu’on y porte attention. Par exemple, le simple fait de se préparer (se laver, s’habiller, se maquiller, etc.) pour se rendre à l’université est de nature à s’opposer à l’inertie qui guette tout un chacun. De même, être entouré physiquement par d’autres étudiants peut contribuer au soutien de l’attention (Citton, 2014; Hétier, 2020). La présence de l’enseignant, son regard, les nombreuses régulations qu’il opère pour contenir le public et pour soutenir l’attention pèsent aussi dans ce soutien de l’effort contre l’inertie. Ce sont ces dimensions et d’autres éventuelles qu’il s’agit à présent d’assurer auprès d’un public d’étudiants faisant face, par le fait des mesures politiques prises en contexte de pandémie, à la numérisation et à la distanciation de leur scolarité.

3. Comment les étudiants vivent-ils leur mise à distance en contexte de mesures sanitaires liées à la pandémie de coronavirus?

3.1 Approche méthodologique

Pour répondre à notre question de recherche, nous avons opté pour une approche qualitative, plus spécifiquement, nous avons choisi d’interroger des étudiants par le moyen d’un questionnaire en ligne composé de 17 questions à choix multiples et 3 questions ouvertes (annexe 1). Notre questionnaire s’adressait aux étudiants de deux filières distinctes de l’Université catholique de l’Ouest à Angers, qui affichent des différences quant à leur sensibilisation aux technologies numériques. D’une part, les étudiants se rattachant à la filière des Sciences de l’information et de la communication (SIC) sont particulièrement bien formés à l’usage des dispositifs communicationnels et à la pratique des dispositifs en lien avec les réseaux numériques (maîtrise de la chaîne graphique numérique, cours en technologies de l’Internet et développement Web, gestion des réseaux sociaux professionnels, etc.). D’autre part, les promotions des trois années de la licence en sciences de l’éducation et de la formation (SEF) qui, bien que disposant également de cours techniques (bureautique, publication assistée par ordinateur, etc.), abordent principalement la question du numérique par l’intermédiaire des problématiques éducatives en rapport avec la formation des individus (éthique et frontières du numérique, construction identitaire et technologies numériques, etc.).

Le questionnaire en ligne a été adressé à chacune des trois années de licence, et ce, pour les deux filières concernées (information-communication et éducation). Totalisant 851 étudiants, l’effectif se décline comme suit : L1 SIC : 169; L2 SIC : 165; L3 SIC : 157; L1 SEF : 120; L2 SEF : 113; L3 SEF : 127. La fonction d’anonymat a été activée sur le questionnaire et les étudiants en ont été informés dans le courriel les invitant à contribuer. Le nombre de réponses recueillies est de 315, soit un taux de participation de 37 %. La promotion des L3 SIC arrive en tête du classement du nombre global de réponses (79 réponses, soit 47 % de la promotion) et le nombre de participants le plus faible est celui des premières années, autant en communication (37 réponses, soit 22 % de la promotion) qu’en éducation (33 réponses, soit 27 % de la promotion).

Ce questionnaire visait à cerner les dimensions associées à la présence éducative et formative évoquées plus haut : importance de l’attention portée les uns aux autres, de la contenance offerte par un encadrement et un collectif, des interactions rendues possibles par cela, ainsi que du lieu lui-même (l’université, les salles, etc.), espace physiquement et symboliquement contenant.

Pour rendre compte des dimensions de ce que nous appelons une « enveloppe universitaire », nous avons emprunté une démarche inductive à partir de l’analyse de l’ensemble des réponses, qui nous a permis d’établir quatre catégories : « lieu de vie », « présence physique et feed-back des proches », « encadrement universitaire » et « relations informelles exogènes ». Il ne s’agit pas, bien évidemment, d’opposer de façon caricaturale la présence, parée de toutes les vertus (contenance, attention, care, etc.), et le distanciel, qui serait une forme appauvrie de relation à l’autre et au savoir.

Nous faisons place, dans nos questions et dans nos analyses, aux manifestations positives liées au distanciel et notamment, à des formes d’attention et de care aussi possibles sous cette modalité (ce qui apparaît dans les discours des étudiants, par exemple, dans l’évocation de la solidarité ou encore l’adaptation des enseignants aux besoins des étudiants lors du deuxième confinement). Ceci après les critiques parfois très vives et les émotions parfois extrêmes – « angoisse », « isolement », « abandon », « déprime », etc. – liées au premier confinement.

3.2 Structuration du questionnaire

Le questionnaire comportait 20 questions, dont la première (Q1) était destinée uniquement à permettre l’identification par année et par filière des étudiants. Les questions Q2 et Q4 permettaient de collecter des données sur le vécu et les conditions matérielles des étudiants durant la première phase de confinement, celle de mars 2020, lors des premières mesures sanitaires prises en réponse à la pandémie alors toute nouvelle. Les autres questions avaient pour objectif de cibler six thématiques (T) :

  • T1 : conditions d’hébergement actuelles (Q5);

  • T2 : nature et qualité des moyens techniques à disposition (Q6 et Q7);

  • T3 : regard porté sur l’accompagnement pédagogique et technique (Q8);

  • T4 : rapport au distanciel (Q9 à Q12);

  • T5 : motivation à revenir en présentiel sur le lieu de formation (Q13 à Q15);

  • T6 : nature et vécu des difficultés imposées par la fermeture des universités (Q3, Q16 à Q20).

Contrairement à la majorité des questions basées sur des réponses préformatées à choix multiples, les items Q15, Q19 et Q20 donnent lieu à des réponses ouvertes permettant d’exprimer respectivement les motivations personnelles qui ont conduit les étudiants à ne pas avoir rejoint l’université lorsque la possibilité leur en était offerte, de décrire un « ressenti général » de leur état psychique personnel durant les périodes d’isolement et enfin, de préciser ce qui leur pose le plus de problèmes durant ces périodes de fermeture de leur lieu de formation.

3.3 Résultats de l’enquête

Les deux questions initiales volontairement datées (Q2 et Q4), celles qui ramènent les étudiants à la toute première phase de confinement, en mars 2020, conduisent à des réponses massivement positives concernant le vécu de ce premier épisode d’isolement. En effet, près de 80 % des répondants (soit 248 étudiants sur 315 interrogés) estiment avoir « plutôt bien vécu » cette période décrite comme inédite et historique par tous les observateurs. À noter que les étudiants déclarent également très majoritairement (287, soit 91 %) être restés chez leurs parents lors de cette première phase.

Actuellement (depuis les mesures restrictives prises en décembre 2020), la ventilation géographique des étudiants (T1) semble bien plus hétérogène, avec près de la moitié de l’échantillon résidant ailleurs que chez leurs parents, alors que 18 % demeurent seuls dans leurs logements et 19 % en colocation.

Presque tous (300 étudiants, soit 94,5 %) ont suivi les cours sur un ordinateur portable et près de la moitié d’entre eux a rencontré des problèmes de connectivité ou de débit (T2), tout en reconnaissant avoir été « plutôt bien accompagnés » par les services techniques de l’université (T3). Une très forte majorité (263, soit 83,5 %) regrette essentiellement l’ambiance des cours en présentiel et déplore le manque de contacts « physiques » avec leurs professeurs, tout autant que l’absence des amis et amies (255, soit 81 %) ou encore des moments de convivialité du groupe et des lieux de rencontre sur place. Toutefois, 80 % des étudiants interrogés semblent avoir trouvé certains avantages à être en distanciel, principalement en faisant valoir les gains de temps (181 étudiants, soit 57 %), d’argent (98 étudiants, soit 31 %) et surtout le confort à résider chez leurs parents (154 étudiants, soit 49 %).

Pourtant, la moitié des étudiants interrogés avouent que le dispositif en distanciel les a conduits à des formes de décrochage parfois sérieuses (11 %). De façon plus inattendue, près de 8 % des étudiants interrogés préfèrent le distanciel au présentiel, le dispositif distant favorisant chez eux une certaine concentration favorable au travail (T4). De nombreux étudiants évoquent des contraintes principalement logistiques et économiques pour justifier leur impossibilité à rejoindre l’université, même lorsqu’ils y étaient sanitairement autorisés sur certaines périodes. Le coût et le temps des trajets, la peur de la contamination, ou encore l’idée de se retrouver en très petit comité, avec un professeur et seulement quelques camarades, sont les principaux motifs qui les ont conduits à ne pas revenir sur le site de l’université (T5).

Enfin, le corpus des mots clés évoqués concernant la dernière thématique étudiée (T6), soit le rapport direct avec le vécu des mesures sanitaires ayant imposé la distanciation, relève principalement d’un champ relevant de l’anxiété et d’un état dépressif : abandon, tristesse, déprime, stress, peur, inquiétude, frustration, précarité, sacrifice, vide, lassitude, séparation, angoisse, monotonie, dégoût, délaissement, insécurité. Tels sont les principaux termes qui ressortent majoritairement des témoignages laissés par 40 % des étudiants interrogés.

3.4 Analyses et interprétations des résultats

En premier lieu, le taux du 80 % des répondants qui déclarent avoir « plutôt bien vécu » la première phase de confinement de mars 2020 nous paraît pour le moins surprenant. Notre hypothèse concernant le ressenti de ce point de départ de la pandémie repose sur le caractère inédit et brutal de cette toute première période, ce qui corrobore notre idée d’un fort sentiment de lassitude qui se serait installé chez les étudiants au fil des mois passés à subir des mesures sanitaires de distanciation et d’isolement. Bon nombre d’entre eux s’étaient alors certainement résignés à une courte période de sacrifice du présentiel, jugée nécessaire jusqu’à l’été 2020, dans l’idée de reprendre une scolarité normale en classe dès la rentrée suivante. Les médias avaient très activement témoigné du bien-fondé de cette « solidarité intergénérationnelle[2] ». La (très) courte période de reprise des cours en présence (seulement jusqu’à la Toussaint 2020) aura eu raison de ces espoirs et certainement installé un sentiment de déception et d’efforts inutiles chez les étudiants, comme le témoigne une étudiante :

Au premier confinement, j’étais très optimiste et je me disais qu’en moins d’un mois on serait de retour à la fac. Puis au fur et à mesure, rester chez mes parents s’est avéré très difficile...

Le second élément qui a émergé de notre enquête relève de ce que nous pourrions identifier comme un signal d’alarme d’une génération no future en colère. De très nombreux témoignages oscillent entre la tristesse et la déception, sur fond de rancoeur et d’incompréhension : « Je ressens une forme d’abandon, de sacrifice des étudiants de la part du gouvernement », nous dit cet étudiant; tandis qu’un autre se plaint « d’un énorme manque de considération et principalement par l’État ». Les mesures sont souvent jugées discriminatoires, car elles sont générationnelles : « nous sommes privés d’aller, ne serait-ce qu’en TD [travaux dirigés], alors que des lycéens d’un ou deux ans de moins peuvent le faire... l’importance est la même pour nous! », témoigne avec force cette autre étudiante. « Les travailleurs et les lycéens vivent plus normalement que nous... », « on nous incrimine de transmettre le virus parce qu’apparemment nous faisons des soirées, mais les enfants font des goûters d’anniversaire et pour eux, c’est mignon! Eux, ils ont bien le droit de s’amuser. » Par ailleurs, nous constatons que la différence attendue entre les deux filières (information-communication et éducation) ne se vérifie pas, car les seconds ont eux aussi plutôt bien vécu le premier confinement, alors que les premiers, bien que rompus aux usages des technologies numériques, ont plutôt mal vécu la fermeture de l’université qui a été entraînée par le second confinement.

Peur du futur, difficulté à se projeter, crainte de rapport au monde et décrochage dans ses projets professionnels : le tableau demeure sombre pour l’immense majorité des répondants, qui ne semble ni comprendre ni accepter les raisons de ce sacrifice :

« Je ne vois aucun risque sur le campus, par rapport à la contamination : les gestes barrières sont respectés, le masque est toujours sur les visages, le campus n’est pas un lieu à risque, pas plus qu’ailleurs ».

Nos analyses de cette étude se fondent également sur les travaux des auteurs présentés en première partie, dont nous retiendrons :

  • l’importance du lieu de vie (besoin de sécurité et de conditions matérielles décentes);

  • les effets de la présence physique et du feed-back de l’entourage proche (construction de l’estime de soi et lutte contre l’inertie);

  • le rôle de l’encadrement universitaire (difficulté à se mobiliser de soi-même, force des injonctions scolaires et de la discipline imposée par l’académique);

  • la fonction des relations informelles exogènes (besoin d’amour et d’appartenance, présence physique amicale et construction des relations amoureuses, manifestations conviviales et festives au sein de la promotion universitaire).

Ainsi, on constate aisément l’importance du cadre de vie, ce qui en soi n’a rien de nouveau comme paramètre. La précarité des conditions de logement et du niveau de vie des étudiants français faisait l’objet de nombreuses critiques bien avant la pandémie. La nouveauté réside ici dans la durée et la concentration des temps de résidence dans des logements de petite taille imposés par ces mesures sanitaires de distanciation et/ou de confinement, qui ont contraint par ailleurs une grande majorité des étudiants interrogés à s’exiler au domicile parental. Cela soulève inévitablement des problématiques d’un autre genre, liées notamment à ce retour aux rapports familiaux de proximité, alors même que ces jeunes venaient souvent à peine de s’affranchir du cadre parental devenu parfois pesant après la majorité pour certains d’entre eux. Pour ceux qui sont restés, par obligation ou par choix (notre questionnaire ne le précise pas), dans leurs logements étudiants, le « manque de luminosité » et les « décalages de rythme de vie » sont fréquents : « mes journées [sont] longues mais mes nuits sont plus longues aussi car on prend moins de temps pour se préparer ».

De même, la perte des repères et l’encadrement imposé par une présence physique régulière dans l’enceinte de l’université (avec des camarades et face à un enseignant) sont principalement présentés comme dommageables pour la motivation dans les cours à suivre. Rappelons que plus des deux tiers des étudiants interrogés déplorent le fait de ne plus être soutenu par le collectif de la promotion lors des cours et que 60 % d’entre eux regrettent le fait de ne plus être soutenus par l’enseignant qui régule le groupe, qui interagit, qui veille et qui intervient. Enfin, plusieurs étudiants expriment les effets psychiques de cette rupture avec le collectif, comme en témoignent ces propos recueillis :

« quand on vient à l’université on apprend certes des choses en cours, mais on apprend aussi à rencontrer des personnes, à se créer un cercle de connaissance [sic]. On forge en quelque sorte notre vie sociale et notre rapport aux autres, et moi qui suis personnellement quelqu’un de timide et réservée [sic], j’ai peur que tous ces mois de vie sociale derrière un écran me portent préjudices ».

Difficile également de ne pas être sensible à ce témoignage des plus poignants :

« Ayant une maman malade, je suis quotidiennement à ses côtés et je n’ai plus ce moment “à moi” où je vais étudier sans penser à tout ce que je vais devoir assumer en rentrant. »

Une nette inflexion est marquée par l’expression du ressenti associé au deuxième confinement. Manifestement, les enseignants ont eu le temps de se réorganiser, de s’approprier les outils numériques dédiés et de veiller plus particulièrement à compenser l’absence physique par un surcroît de communication et de manifestations d’attention, que les étudiants ont ressenti et qui indique que l’attention et le care sont aussi possibles sous d’autres modalités, à distance.

Nous récapitulons ci-après les principaux éléments significatifs de l’enquête en correspondance avec, d’une part, les catégories associées à la construction d’une « enveloppe universitaire » (englobant présence et attention, notamment) et d’autre part, celles associées à la vulnérabilité levée par le distanciel.

Tableau 1

Vigilance et vulnérabilité dans la construction de « l’enveloppe universitaire » chez l’étudiant (Auteurs)

Vigilance et vulnérabilité dans la construction de « l’enveloppe universitaire » chez l’étudiant (Auteurs)

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Comme on peut le voir, les étudiants expriment massivement un sentiment de difficulté, voire de détresse, notamment dans le contexte du premier confinement. Un certain paradoxe est à relever : cette difficulté est explicitement associée à leur scolarité, alors que globalement ils ont plutôt bien vécu, du point de vue de la vie personnelle, ce confinement (qui s’est déroulé essentiellement dans leur famille). Avec le deuxième confinement, les signes s’inversent : la situation est plus difficile à vivre personnellement (durée et répétition d’un certain nombre de privations), mais la réorganisation de l’université en général et des enseignants en particulier permet une meilleure appréhension de la scolarité. Cependant, cette amélioration est peu relevée, et elle est même un peu noyée dans un flot de protestations.

Conclusion

« Je veux aller à l’université pour ressentir “la vraie chose”. À distance, l’expérience universitaire me semble incomplète, artificielle ». Ce témoignage, apporté par une étudiante qui s’identifie comme « étrangère », nous semble illustrer toute la complexité de ce qui construit une relation complète et authentique à l’enseignement universitaire. Car ce sont toutes ces « vraies choses », constituées d’un ensemble de paramètres, visibles et invisibles, formels et informels, encadrés et hors du cadre, qui contribuent à la construction d’un parcours universitaire de qualité pour un étudiant. « Un cours en distanciel ne remplacera jamais un cours en présentiel » : cette phrase qui résonne comme un slogan n’est certes pas nouvelle et se retrouve au sein de nombreuses réponses. À la marge, elle est parfois contredite par d’autres, souvent dans la résignation : « la situation est devenue banale pour moi et je me suis habitué à suivre tout à distance ».

Alors, quelles sont la nature et l’importance du risque de « perte des repères » pour cette génération qui se qualifie elle-même de « sacrifiée », au travers de notre étude? Dans tous les cas, cette enquête met en évidence la force et l’importance du care. Elle se veut un révélateur de l’importance de « se soucier de », de prendre en considération tous les paramètres qui entourent et façonnent la « vie étudiante » en plus d’y contribuer. L’épisode pandémique est un laboratoire, lui aussi révélateur, des effets délétères de l’isolement sanitaire qui ampute les étudiants d’une partie du cadre globalisant et sécurisant que constitue « l’enveloppe universitaire », qui se veut rassurante, dynamisante et structurante. Les étudiantes et les étudiants, de par leur âge, leur position de dépendance familiale et leur besoin d’être soutenus dans une socialisation encore en partie à faire, apparaissent singulièrement vulnérables. Dans ces conditions, l’exigence éducative et formatrice se double manifestement d’une exigence éthique peu mise en évidence en temps normal. Cette exigence est celle d’une présence, qui se charge tout à la fois de relation, d’attention, de partage et d’une forme de contenance protectrice. À distance, ces dimensions peuvent ne pas disparaître complètement, pourvu que les enseignants investissent dans les outils numériques et veillent à s’enquérir explicitement de la situation des étudiants, en manifestant donc une grande attention, et un véritable care. C’est donc bien au-delà d’un simple rapport au savoir que les étudiantes et les étudiants apparaissent avoir besoin de l’université.