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Il s’agit d’un ouvrage excellemment documenté et traité de main de maître par Daniel Gay, très au fait de son sujet et qui fournit un outil dorénavant indispensable, un classique du genre dans toute recherche sur le problème de l’arrivée (origine), de l’implantation et de l’épanouissement des Noirs dans une contrée d’adoption. Gay a tenté et réussi là un pari quasi impossible au départ.

Le titre, Les Noirs du Québec, vient d’un précédent rapport de l’auteur intitulé Les Noirs au Québec, de diffusion limitée dit l’auteur. La nuance réside dans l’ampleur et la qualité du nouvel ouvrage.

La première partie traite du profil socio-économique des Noirs en quatre chapitres (1, 2, 3, 4) s’étalant sur 148 pages. Ils traitent évidemment de la présence statistique des Noirs au Québec dès le premier tiers du XVIIe siècle. Populations non autochtones, il s’agit de savoir d’où elles viennent, en quelle qualité elles se sont retrouvées dans ce pays, combien de membres elles comptaient et enfin, comment ont évolué ces populations sur des tranches de temps précises. C’est un travail de bénédictin que ne favorisent guère les statistiques des recensements. Ces chapitres font, un tant soit peu, le procès des chiffres fournis pourtant par des historiens ; ils valent autant qu’ils fixent des ordres de grandeur tout en matérialisant et concrétisant l’élément présence. À ce niveau, Gay, sociologue de formation, a d’une part opportunément compris la nécessité d’associer à sa discipline la méthode historique ou l’histoire dans le traitement de son sujet, les statistiques jouant subtilement le rôle de lien entre les deux méthodes. Et de l’autre, dans ce problème des origines, l’auteur a aussi compris que seule compte la présence effective des Noirs et non leur nombre, qu’on ne connaîtra jamais pour de multiples raisons. L’une d’entre elles, par exemple, tient aux déplacements qui s’effectuaient dans tous les sens à partir du commerce triangulaire. Les Noirs vinrent des Antilles françaises ou anglaises en Amérique du Nord, se retrouvèrent dans toutes les colonies de la Couronne Britannique, émigrant d’une colonie à l’autre, traversant l’Atlantique dans l’autre sens pour l’Europe puis revenant au Canada, d’où ils repartirent aussi pour la Jamaïque, Grenade, Trinité et Tobago, etc. C’est un problème complexe qui aboutit pendant un temps à une diminution de cette population noire, malgré son dynamisme, à travers de nombreux phénomènes de mixité, d’activités économiques et d’autres échanges très bien recensés et explicités par l’auteur. Il arrive à appréhender et à montrer à travers tout cela comment ont évolué les types sociojuridiques de la population noire, à définir quelques traits sociaux et culturels qui permettent d’analyser les structures sociales élémentaires telles que la famille, le couple ou les personnes seules. Ces éléments étant en interaction, quelles solidarités existent dans la communauté noire ? L’auteur répond qu’elles sont soit de type communautaire, en ce sens qu’elles se manifestent surtout par le partage de valeurs, d’aspirations ou d’activités socioculturelles ou politiques ; soit de type transcommunautaire, « au profit de Noirs vivant en dehors du Canada ». C’est dans cette rubrique et en fin de chapitre que l’auteur nous fait faire amplement connaissance avec Frédéric Douglass, grand leader abolitionniste noir qui entretenait des rapports très suivis avec les Noirs du Québec. Il participait régulièrement à leurs activités et supportait et encourageait leur mouvement abolitionniste. Dans ces années 1850-1860, ces mouvements avaient le vent en poupe et comptaient des Blancs québécois dans leurs rangs. La parution, en 1852, du fameux ouvrage de l’américaine Harriet Beecher-Stowe, La case de l’oncle Tom, qui dénonçait les horreur de l’esclavage, fit sensation à Montréal. Ce roman contribua à l’éclosion et au développement d’un état d’esprit favorable à l’émancipation des Noirs dans toute l’Amérique du Nord. Douglass fut le premier diplomate américain à être envoyé en Haïti après la reconnaissance de l’indépendance du pays par les États-Unis. Mais comment tout cela fut-il perçu par la population dominante blanche au milieu de laquelle la communauté noire évoluait au Québec ? Voici qu’on en arrive à la deuxième partie du livre qui traitera de ce problème.

Cette deuxième partie embrasse donc « La représentation des Noirs » développée en trois chapitres (5, 6, 7) qui s’étendent sur 160 pages pour se clore sur le septième chapitre qui est le chapitre clé du livre. Cette représentation est plutôt plurielle et évolue progressivement au cours du temps, se transformant au gré des idéologies à la mode, d’où l’idée d’une périodisation, de 1750 à 1900, qui se répartit également entre les trois chapitres : 1750-1799 ; 1800-1849 et enfin 1850-1900 pour le septième chapitre. Ils sont tous les trois construits et développés selon une suite de thèmes identiques qu’il est utile d’exposer :

  • les sources structurelles ou idéelles de la représentation ;

  • la circulation au Québec de notions théologiques, scientifiques ou autres concernant la race, les Noirs, d’autres groupes ethnoraciaux ou les « cultures étrangères » ;

  • les représentations intercontinentales des Noirs diffusées au Québec ;

  • les Noirs aux États-Unis ; les Noirs des Antilles ;

  • rencontres de Québécois avec des Noirs ;

  • les représentations des Noirs par l’élite québécoise ;

  • une certaine représentation libérale du Noir.

D’un chapitre à l’autre ces thèmes trouvent un développement de plus en plus long, car leur contenu s’enrichit avec la circulation des idées, la multiplication des découvertes de toutes sortes, la stimulation des réflexions qui dynamisent le progrès des connaissances qui interagissent à leur tour avec le développement des idées. D’un chapitre à l’autre, c’est-à-dire d’une époque à l’autre, les idées n’évoluent pas toujours nécessairement dans le sens d’un meilleur sort ou d’une meilleure considération pour les Noirs dans le monde en général et singulièrement au Québec. Au contraire, l’auteur relève une déclinaison des vocables propres à qualifier (ou disqualifier) péjorativement le Noir. L’idée dominante de la première période, ce que l’auteur qualifie de « l’air du temps », va le considérer comme le noir damné, le noir chose, le bon nègre ou le bon sauvage. Vers la fin du siècle, le bon sauvage s’est déjà réveillé sur les plantations des Antilles et se fait de plus en plus marron un peu partout où il sert comme esclave. La révolution aux Antilles a traumatisé les esprits, même au Québec où les journaux, de plus en plus nombreux, renseignent sur tout ce qui se passe ailleurs avec parfois force exagération dans le sens d’une exécration de l’autre, le Noir.

Pendant ce temps, les Québécois voyagent aussi de plus en plus ; ils visitent, participent à l’exploitation de l’Afrique à côté des Européens et reviennent chez eux avec une représentation des Noirs qui ne leur est pas toujours favorable. Elle est plutôt ambiguë. Le Noir a besoin de tuteurs, malgré toutes ses dispositions, toutes ses qualités ou tous ses talents reconnus ici ou ailleurs, surtout dans cette Amérique où les mouvements abolitionnistes progressent jusqu’au Québec avec des idées très favorables à l’émancipation des Noirs ; l’esclavage y sera aboli en 1833. Et la commotion de la guerre de Sécession culminera aussi dans l’abolition américaine en 1864 et orientera les esprits vers plus d’ouverture, plus de compassion pour ce « grand enfant » qui peut devenir méchant. Ce qui ressort de ce foisonnement de textes nombreux et contradictoires, inspirés pour la plupart par les philosophes des Lumières, c’est que l’Occident se donne une mission d’éducation et de sauvetage qui s’inscrit dans un slogan de plus en plus impératif : la mission civilisatrice comme « fardeau de l’homme blanc » à l’égard du Noir. Et l’on arrive ainsi à la troisième partie de l’ouvrage intitulée « L’autoracisation des Canadiens français et le fardeau de l’homme blanc ».

Ce thème est lui aussi appréhendé en trois chapitres (8, 9 et 10). Si la périodisation de la deuxième partie est reprise dans la troisième (1750-1799 ; 1800-1849 ; 1850-1900), les thèmes sont différents et traités plus sobrement, tout au moins dans les chapitres 8 et 9. Le huitième s’ouvre sur la question des relations raciales inégalitaires (un legs du Code noir), bien qu’elles ne soient pas encore théorisées.

La mission du fardeau de l’homme blanc se concrétise déjà par « l’évangélisation des Noirs, par exemple… » (341). Ce chapitre s’étend sur la théorisation progressive de cette mission en interaction avec sa pratique. La thématique s’inscrit dans la formation théologique des futurs missionnaires qui partiront travailler à l’évangélisation dans les missions britanniques et françaises en Afrique, en Asie, au Moyen Orient, etc. Cette mission sera popularisée par le thème de la responsabilité des propriétaires d’esclaves pour imprégner et orienter leurs conduites dans le sens d’une prise en charge de l’autre, c’est-à-dire le Noir, en tant que « bien de salut ». À ce niveau, l’auteur constate que « l’évangélisation et l’acculturation ne sont pas contradictoires avec le fait de traiter le primitif comme un étranger ou de le percevoir comme non intégrable dans la société… » (343). Quoi qu’il en soit, la tâche ne fut pas facile pour sauver l’âme du Noir (puisqu’on avait fini par admettre qu’il avait une âme) qui devient, ipso facto, un poids conséquent dans la balance du divin, non seulement pour l’esclave, mais aussi et avant tout pour la rédemption du maître lui-même.

Dans le chapitre 9 (1800-1849), la notion de race sera mise dans un environnement et s’appliquera aux Canadiens français. Les Canadiens français, issus des Normands, des Bretons, des Tourangeaux, etc., appartiennent, comme les Français, à la race supérieure. Cela conduit tout droit, dit l’auteur, à un « nationalisme raciste », très discuté par les historiens canadiens entre eux (Lotié, Garneau, Lanctot, etc.).

Quant au « fardeau de l’homme blanc », cette mission fascine les Canadiens français. Leur apostolat s’exercera plus particulièrement auprès des Amérindiens, tout en continuant de s’inscrire dans le projet missionnaire de l’Église romaine au Moyen Orient et en Afrique. Tout le pays, à travers ses élites et sa presse, croit mordicus que « les peuples estimés mineurs, notamment en Afrique et aux États-Unis, doivent être convertis au catholicisme et civilisés » (350).

Le chapitre 10 (1850-1900), le dernier et le plus long de la troisième partie de l’ouvrage, reprend le thème de « la croyance des Canadiens français à une race biologico-culturelle ». Il décline ce thème en maintes conceptions, dont la conception théologique qui oppose la thèse biblique à celle de Darwin. Ce débat se résout en l’acceptation que le premier homme fut un Blanc, quelle que fût la façon dont il a été conçu. Si la descendance du singe est à la limite admise, pour faire honneur à Darwin, seul le Noir peut en être issu. Puis sont exposées les conceptions culturalistes dans laquelle est privilégiée l’ascendance française des Canadiens français ; la conception sociologique de la race où sont discutés les traits physiques ou physionomiques des Canadiens français ; le rôle de l’environnement qui influe, en quelque sorte, sur les traits phénotypiques ; c’est l’essentiel des travaux transformistes de Lamarck qui expliquent l’évolution des êtres vivants par l’influence des variations du milieu sur le comportement et sur la morphologie des organismes. Et pour finir, il est fait mention des bonnes influences du climat sur la morphologie de l’homme blanc que demeure le Canadien français et des mauvaises influences du climat dans l’infériorisation du Noir. On s’en doutait ! Mais on en arrive au poids de l’hérédité.

Ici sont exposées les thèses du monogénisme opposé au polygénisme biologique dans la formation de la « race » canadienne-française. Tout cela vise à identifier le Canadien français en lui conférant ce que l’auteur qualifie « d’identité surnuméraire ». Il va développer cette idée dans la longue et complexe problématique suivante : « L’identification des Canadiens français avec la race blanche ».

Mais tout cela n’efface pas pour autant, pour ces Canadiens français, le drame du métissage. Ils ont beau théoriser en animalisant l’autre pour l’exclure, le métissage est là, les accusant inexorablement. C’est un sujet d’intense débat où s’affrontent les tenants du rejet, majoritaires, et ceux de l’acceptation, minoritaires. À la fin, si le Noir est accepté, on ne cesse d’inventorier les différences entre les races humaines pour justifier le rejet du métissage, ce qui donne lieu à toutes sortes de discours spéculatifs sur la pureté de la race canadienne-française, sur les impossibilités de tout mélange, sur la fixité des espèces (confondues avec les races), sur la stérilité des croisements entre hommes de couleurs différentes (espèces voisines). L’auteur finalement nous donne à lire que « la transformation en elle-même est une chose radicalement impossible et absurde » (Abbé Burque) (369). C’est le délire. Nombre d’abbés semblent s’y donner à coeur joie et proclament que tout métissage « risque de provoquer l’abâtardissement des produits des croisements entre races constitutives d’espèces humaines différentes » (370). On n’en était pas encore au métissage qui enrichit de notre époque. En face de ces ratiocinations délirantes et de ces spéculations fumeuses, déjà une minorité libérale (dont quelques autres abbés et nombre d’écrivains laïcs comme Etienne Pascal Taché, Pierre Chauveau et Lord Dufferin) croyait en la richesse du métissage et admettait que « les hommes entrent en conflit, la race est toujours la même » (Nevers) (372).

Qu’en est-il du « fardeau de l’homme blanc » en cette fin du XIXe siècle et à la fin du livre ? L’auteur constate que cette mission s’exprime « dans un contexte international caractérisé par l’inégalité des rapports de force et la domination (génocide, esclavage ou ségrégation) de peuples estimés mineurs ». Il étaye ses observations sur la prépondérance européenne qui s’est étendue sur un très large espace du monde africain, asiatique ou moyen-oriental. Il définit comme second espace les États-Unis qui offrent le même champ missionnaire aux religieux et aux laïcs. Il relève enfin un troisième espace au Canada même. Cet espace comprend une série de poches où, d’une part, des experts laïcs peuvent exercer leurs missions dans un vaste mouvement de migration vers l’Ouest canadien et américain pour l’exploitation de vastes zones agricoles vierges et, de l’autre, où des militants religieux « participent à l’oeuvre de civilisation de l’Église catholique américaine ou française auprès des Noirs sous l’égide de celle-ci ou, éventuellement, de façon autonome » (374).

À ce niveau, Gay continue d’explorer les projets des élites canadiennes qui refusent d’accepter un retard supposé par rapport aux Anglo-américains ou aux Français dans leurs oeuvres de civilisation, dans une section intitulée : « Du refus du complexe d’infériorité à la proclamation de la race supérieure ». Ici les récurrences s’expriment, les Québécois s’indignent quand ils apprennent qu’ils sont en retard techniquement et culturellement sur leurs voisins américains et même par rapport aux Français. Les écrivains s’offrent pour exalter les richesses de leurs contrées, la solidité de leurs héritages culturels et leur active participation à la prise en charge des peuples mineurs. Ils signalent l’action des fermiers noirs américains et canadiens partis en Haïti (déjà) aider les Haïtiens en déficit de développement, minés par une instabilité politique chronique. L’exemple arrive à point pour prouver l’incapacité des Noirs à se prendre efficacement en charge. Ils en concluent que seuls les Blancs possèdent la capacité de mettre au point des techniques utiles, nécessaires au développement des peuples mineurs. L’apothéose dans l’exaltation de la mission de l’homme blanc se retrouve dans ces extraits cités par l’auteur :

La race blanche est une race virile ; la race noire, une race adolescente ; la race blanche est une race instruite, éduquée ; la race noire ne l’est pas… La race blanche doit jouer le rôle du maître, la race noire celui de l’élève…

Il faut à la race noire un homme qui soit un savant et un saint ; il faut que cet homme soit capable de faire passer dans l’âme du Noir des énergies de sa propre âme.

Le nègre à l’instar de la vigne, ne saurait grandir sans appui.

395-396

L’abbé Grégoire était plus explicite, plus percutant, sentant et prévoyant plus lumineusement l’évolution des choses.

Suit un long épilogue (pages 397 à 413), où l’auteur embrasse en une fulgurante synthèse l’ensemble des conduites sociologico-historiques de la population blanche dominante du Québec qui ont maculé de taches sombres le passé des Noirs de cette Province. L’auteur en tire des lueurs prospectives d’espoir pour l’actuelle population noire qui doit avoir une claire conscience de ce passé certes douloureux mais bien patent. La population noire contemporaine s’inscrit dans une continuité existentielle à connaître et à approfondir afin que l’intégration présente soit de bon aloi, en s’arc-boutant positivement à ce passé.

Le livre de Daniel Gay, un modèle incontournable du genre, arrive à une heure exaltante pour cette population. La prise en main de son histoire implique d’abord qu’elle soit écrite ou qu’on la transmette dans son intégrité, qu’on l’apprenne et que l’on en connaisse donc tous les tenants et tous les aboutissants et que l’on soit à la fin vigilant, et dans son écriture et dans sa transmission.

L’ouvrage est pourvu d’une abondante bibliographie qui répond à l’ampleur et à la diversité des thèmes abordés. Notes et bibliographie renseignent amplement, si c’était encore nécessaire, sur la maîtrise du sujet par l’auteur, sujet qu’il a longtemps approché et traité sous différents aspects.