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À la mémoire de Noureddine Harrami

C’est à partir des années 1990 que le Maroc a entamé un processus de changement pour la reconnaissance du pluralisme identitaire, qu’il soit d’origine berbère ou juive (Baida 2016). En ce qui concerne les juifs en particulier, cette reconnaissance se produit dans un pays qui a perdu la plupart de ses habitants juifs alors que cette présence était plurimillénaire. Aujourd’hui l’identité juive fait l’objet d’études puisqu’à l’université Mohammed V de Rabat, il existe depuis 1997 un groupe de recherche sur le judaïsme marocain (Baida 2016) et que des publications officielles de l’Institut royal de la recherche sur l’histoire du Maroc présentent une section sur le judaïsme marocain (Baida 2016). Mais c’est en 2011 que la nouvelle constitution du Maroc a mentionné le judaïsme comme un élément à part entière de la culture marocaine : « son unité… s’est nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen ». Il s’agit donc d’un phénomène qui va à l’opposé de la politique précédente, qui datait de l’époque du panarabisme des années 1970 et 1980 et qui cherchait à cacher et marginaliser une partie du patrimoine historique marocain. Ce changement fait naître bien évidemment de nouveaux enjeux en matière de politique de la mémoire et de patrimonialisation.

Le musée consacré aux juifs à Casablanca, le Musée du judaïsme marocain, créé en 1997 par la communauté juive avec le soutien de la Fondation du patrimoine culturel judéo-marocain, et mis en place par Simon Lévy, président fondateur de la Fondation qui en a assuré la gestion jusqu’à sa mort (et auquel a succédé depuis 2000 Zhor Rehihil), reste un cas unique au sein du monde arabe (Vagenhofer 2012).

Même si ce musée n’apparaît pas sur le site officiel du ministère de la Culture, comme l’a mis en évidence Aomar Boum, il existe bel et bien (Boum 2010). Le fait de ne pas apparaître de façon officielle peut s’expliquer, selon Boum, par la politique ambiguë du gouvernement marocain quant à la reconnaissance de la présence historique juive au Maroc : si d’un côté on montre, de l’autre on ignore (ou on cache) ce qu’on montre (Boum 2010). Cette politique d’ambiguïté est ancrée, comme l’a bien souligné Hanan Sekkat, dans le mythe de la tolérance marocaine.

Les Marocains croient dur comme fer qu’ils sont tolérants et que la société marocaine est foncièrement tolérante. Mieux, ils n’hésitent pas à avancer l’idée selon laquelle le Maroc pourrait servir de modèle idéal de tolérance. Par tolérance, ils veulent dire que leurs ancêtres ont toujours protégé les juifs, que les sultans marocains se sont toujours montrés bienveillants à l’égard des sujets dhimmis, que les communautés israélites ont pu évoluer et prospérer dans des cadres favorables. Évidemment les Marocains n’accordent que peu d’importance aux lois et règles théocratiques et sociales émises pendant des siècles qui condamnaient les juifs à vivre en tant qu’hommes au statut juridique inférieur.

Trevisan Semi et Sekkat Hatimi 2011 : 298

C’est dans ce contexte d’ambiguïté que se situe la nouvelle politique de patrimonialisation qui a suivi la déclaration contenue dans la Constitution de 2011.

Les diverses initiatives individuelles, de la part de juifs et de musulmans, montrent la complexité de l’histoire de la présence juive au Maroc et le choc qu’a représenté leur départ inattendu dans les années 1950 et 1960. La création de nombreux petits musées semble être un ensemble de tentatives pour dénoncer l’amnésie qui a suivi ce départ. Un musée juif a été créé dans une petite ville du sud du Maroc, à Akka, en plein milieu du Sahara, par le musulman Ibrahim Nuhi, et il a fait l’objet d’une analyse de la part d’Aomar Boum. Ibrahim Nuhi a collectionné divers objets, manuscrits, documents, qui témoignent des bonnes relations entre les juifs et les musulmans à Akka, afin de montrer aux nouvelles générations que les juifs faisaient partie intégrante de l’histoire et du paysage d’Akka et qu’ils participaient à la nation (Boum 2013). Le musée veut donc dénoncer l’amnésie qui entoure un élément important de l’histoire du Maroc et contribuer au projet de création d’un espace public qui puisse éduquer les jeunes habitants actuels d’Akka (qui n’ont pas connu la période de la présence juive) sur la complexité et la diversité de leurs identités et sur la pluralité des récits historiques. De même, Milena Kartowski cite le cas d’Addi, entrepreneur musulman de la mémoire, qui a créé un petit musée à Goulmima (sud du Maroc) où il a rassemblé différents objets, qui vont des portes du mellah aux soufflets juifs de Tinghir en passant par des manuscrits, dans le même esprit qu’Ibrahim Nuhi, c’est-à-dire afin de conserver une identité plus riche et complexe (Kartowski 2013). À Fès cette fois, le petit musée créé dans l’enceinte du cimetière juif a été ouvert en 2000 et il regroupe les objets les plus disparates, qui semblent vouloir échapper à tout plan précis et ordonné, dans le seul but de retrouver les traces de la vie passée et de l’héritage de la communauté du mellah dont la disparition soudaine a représenté un choc pour ceux qui sont restés. C’est un musée qui témoigne à la fois de la présence et de l’absence du mellah de Fès, dans une zone qui était la sienne. Il s’agit d’un musée qui suscite de fortes émotions chez les visiteurs qui, pour la plupart, ont appartenu réellement à ce monde qui a disparu ou qui est sur le point de disparaître. Son créateur, qui est aussi le gardien du cimetière, s’est avéré être un véritable entrepreneur de la mémoire et un collectionneur passionné, qui a réussi à transformer le cimetière en un lieu de mémoire par excellence. Les objets qu’il a recueillis font écho, de façon hyperbolique, surréaliste et intense, à la notion d’absence.

Ce musée renferme une hybridité d’objets appartenant aux sphères du sacré et du profane, ce qui souligne une absence de sélection et de hiérarchie : des ballons de football, des machines à coudre Singer, des couscoussières, d’anciens téléviseurs, des lunettes, des médicaments, des photos de famille, des bulletins scolaires, des cannes, des chaînettes porte-clés, des instruments de musique, des Hanukkiot, des tallitot, une chaise d’Eliah pour la circoncision, et ainsi de suite. Le musée semble répondre uniquement à une logique d’addition qui refuse le besoin de centralité et d’ordre car tous ces objets ont le même droit d’être conservés et montrés. Tous ensemble, ils représentent ce qu’était le mellah (Trevisan Semi 2013).

C’est comme si tous les objets composant le mellah avaient la même dignité et que leur existence matérielle donnait corps à l’absence des habitants, recréant la vitalité et l’hétérogénéité du mellah d’antan. Cette accumulation compulsive d’objets peut être considérée comme une réponse au traumatisme que ce départ a provoqué chez ceux qui sont restés, une réponse esthétique au choc de la disparition d’une communauté.

Tous ces différents exemples montrent bien que des efforts de patrimonialisation inscrits dans une politique de la mémoire sont en cours. Il s’agit en effet de phénomènes acceptés et quelquefois encouragés par le pouvoir politique, même si l’on reconnaît qu’ils sont surtout l’oeuvre d’entrepreneurs de la mémoire.

Les lieux concernés ne se limitent pas aux musées, car plusieurs synagogues ont fait l’objet d’une restauration (Alfassiyin et Ibn Danan à Fès, Simon Attias à Essaouira, Moshe Nahon à Tanger, Ben Ualid à Tetouan, Ettedgui à Casablanca, la synagogue d’Oufran, Slat al kahal à Essaouira). La restauration de la maison de la mémoire « Bayt Dakira » d’Essaouira vient de se terminer (L’économiste 2017) et un autre petit musée, « El mellah », a été créé à côté de la synagogue restaurée Ettedgui de Casablanca, un événement très couvert par la presse du fait de la présence du roi à l’inauguration (The Time of Israël 2016). Un autre musée est également en cours de restauration à Essaouira.

Les restaurations ont été menées à terme dans le cadre du plan général d’urbanisme de la ville (c’est le cas de Casablanca), ou à l’initiative des descendants des familles propriétaires de la synagogue (Ibn Danan), ou encore par des juifs originaires de la ville mais établis à l’étranger (Tanger et Essaouira, où est né un comité fondé par Hani Bitton, émigré à New York qui a restauré la Slat al kahal, la synagogue de son enfance, après un appel lancé à toutes les personnes originaires de Mogador /Essaouira) (Blog Juif du Maroc 2014). On remarque aussi des contributions de la part de la Fondation du patrimoine culturel judéo-marocain (Essaouira, Oufran etc.) et/ou de la République fédérale d’Allemagne (Tanger, Essaouira).

L’intérêt montré par le roi Mohammed VI, qui a voulu que tous les cimetières juifs du Maroc soient réhabilités avec des fonds provenant directement du palais royal, a permis de restaurer 167 cimetières au Maroc en 2015 (The Huffington Post 2015). Serge Berdugo, secrétaire général du Conseil des communautés israélites du Maroc, déclarait en 2015, à l’occasion de la fin des travaux de réhabilitation, que « l’initiative a permis de réhabiliter 167 cimetières, de construire plus de 40 kilomètres de murs, de rénover 169 portes de cimetières, ainsi que 200 000 mètres carrés de pavement et l’édification de dizaines de bâtiments et dépendances » (La Vie éco 2017)

Le cas de Meknès reste donc à analyser, car il est singulier que l’une des villes les plus importantes pour l’histoire des juifs au Maroc et qui comptait 15 842 juifs en 1947 (Chouraqui 1950) ou 13 670 (selon Kenbib 1994), dix-neuf synagogues dans le vieux mellah, dix-sept dans le nouveau mellah (Rol-benzaken 2018) et deux cimetières (l’ancien et le nouveau), n’ait aujourd’hui aucun lieu de mémoire restauré et conservé en tant que tel à l’exception d’une restauration partielle de l’ancien cimetière faite en 2017. Le cimetière de l’ancien mellah de Meknès en particulier présente une typologie urbanistique unique avec ses tombeaux imbriqués le long de la muraille où les plus saints ont été placés au pied des murs comme si, de cette position, ils s’érigeaient en protecteurs du mellah. Ainsi que le formule Joseph Toledano, il s’agit d’une « Coutume bizarre, inconnue des autres communautés, [celle] d’enterrer les hommes les plus saints le long des murailles des cimetières comme pour mieux monter la garde » (Toledano 1986 : 291). Ce cimetière abrite le tombeau du grand poète du XVIIIe siècle, David Hassine, des saints très connus comme David Boussidan, et d’autres encore, ainsi que beaucoup d’inscriptions, de petits récits, des poèmes qui datent des différentes générations et qui créent la narration du cimetière. Le mellah attenant se différencie aussi des autres en raison de son emplacement qui constitue une exception au Maroc puisqu’il ne se trouve pas à côté du palais royal, selon le modèle habituel.

Meknès, qui a été déclarée patrimoine universel de l’humanité par l’Unesco en 1996 en raison de ses monuments magnifiques, continue à cacher son ancien cimetière et ses mellahs qui ont fini par être engloutis dans le trou noir de l’oubli, et cela même si la présence juive à Meknès est affichée sur les panneaux du petit musée citadin situé à côté de la porte de Bab el Mansour, le lieu le plus célèbre de Meknès (il s’agit d’objets rituels juifs et d’une ancienne mégillat Esther, le livre d’Esther).

En 2015, j’ai lancé un appel sur les réseaux sociaux avec deux collègues marocains de Meknès pour signaler l’état lamentable de cet endroit, appel qui avait été salué favorablement par les responsables de la communauté juive, qui nous avaient toutefois expliqué qu’il faisait déjà partie d’un projet de restauration (« Sauvegardons le cimetière juif du Vieux-Mellah de Meknès »). En effet, en avril 2017, un quart du cimetière avait été restauré, même si l’intervention était plus que discutable puisqu’elle risquait d’effacer les différences entre tombeaux et entre générations et donc l’histoire même du site. Toutefois rien n’a changé à ce jour dans la perception de ce lieu pour qu’il puisse témoigner de l’enracinement des juifs et être inscrit dans la mémoire collective du pays en tant qu’espace mnémonique en mesure d’activer également la mémoire des juifs à Meknès et au Maroc. Pour qu’il le devienne, il faudrait l’inscrire dans les cadres sociaux de la mémoire, comme l’a bien expliqué Maurice Halbwachs (1950).

Nous essaierons donc ici de formuler des hypothèses qui pourraient expliquer la raison pour laquelle une collectivité, celle des Juifs et celle des Marocains, cherche à exclure de sa mémoire collective un lieu au passé important et glorieux comme le fut celui de la Meknès juive, sachant par ailleurs combien sont importants les cimetières et les pèlerinages aux tombeaux des saints dans la culture des juifs du Maroc.

Barbara Mann a analysé le cas du cimetière Trumpeldor, un cimetière au coeur de Tel Aviv où sont enterrés des héros nationaux comme Bialik, Ahad Ha-Am ou Brenner (Mann 2006), et qui est non seulement oublié dans la Tel Aviv d’aujourd’hui, mais également absent des guides et des circuits touristiques. Elle remarque que ce cas diffère totalement de celui du cimetière juif de Prague, un lieu connu dans le monde entier, ou encore de celui du Père Lachaise à Paris. Pour expliquer cette singularité, elle signale les problèmes que Tel Aviv semble avoir avec son passé et sa mémoire, à savoir non seulement le passé diasporique que le sionisme a voulu oublier, mais aussi ses anciennes relations de voisinage avec les Arabes puisque, à côté du cimetière Trumpeldor, il existait un cimetière musulman dont il ne reste que quelques ruines (il fut en grande partie détruit pour construire le Hilton). Or, dans le cas de Meknès aussi, on observe des problèmes à résoudre avec le passé : d’un côté, on a cherché à effacer les traces des juifs au cours des années du nationalisme arabe, par exemple en changeant tous les noms des rues des deux mellahs, et depuis, rien n’a été fait pour les rétablir (Cohen et Harrami 2018) ; de l’autre, le cimetière juif du nouveau mellah conserve la mémoire des massacres des juifs de 1954 à Petit-Jean (Sidi Kassem) et de 1967 à Meknès. Dans le cas du massacre de Petit-Jean, l’histoire est bien racontée dans la longue inscription placée sur le tombeau collectif des martyrs dans le nouveau cimetière et dans le cas des deux jeunes tués à la sortie d’un cinéma à Meknès en pleine guerre des Six Jours ; dans le nouveau mellah, les deux tombeaux portent également des inscriptions très explicites sur ce qui s’est passé. Ajoutons de plus que les juifs qui ont quitté leur ville dans les années 1960 en retrouvent une autre, très délabrée, qui ne ressemble absolument plus à l’ancienne, au point qu’ils préfèrent l’oublier autant que possible.

L’importance historique d’un événement ou d’un lieu ne dérive pas directement du lieu où se sont passés les événements, où se trouvent les traces, ou encore de leur transcription dans l’histoire (Trouillot 1995). En effet, ce ne sont pas seulement les historiens ou les spécialistes qui inscrivent un lieu ou un événement dans la mémoire collective, mais ce sont les acteurs, ethniques et religieux, les journalistes, les politiciens, les associations de la société civile, car ils jouent tous le rôle de narrateurs des événements et ce sont eux qui peuvent laisser tomber dans l’oubli un événement ou un lieu. L’histoire, qui reste gravée dans la mémoire collective, se constitue en dehors des lieux « savants » car la collectivité accède à l’histoire en visitant les sites, les musées, les fêtes, grâce aux films et aux livres scolaires, et si cela n’a pas lieu, des pans entiers de l’histoire resteront bannis de la mémoire collective. N’oublions pas non plus que l’importance historique des événements change avec le temps et les décennies qui leur succèdent et rien ne garantit qu’on s’en souviendra (Rieff 2018). Rieff soutient que, à un moment donné, il faut laisser la place à d’autres souvenirs qui rappellent d’autres événements, moins éloignés dans le temps. « Qu’on le déplore ou non, oublier et être oublié sont deux choses qui, à un moment ou à un autre, doivent se produire » (Rieff 2018 : 33). Quoi qu’il en soit, on se demande pourquoi on finit par oublier des lieux riches de signification dans une ville et pas dans une autre.

Dans le cas du cimetière du vieux mellah, les différents acteurs qui auraient pu inscrire ce lieu et son histoire à travers des visites ou des fêtes comme la hillulah, qui offre l’occasion de parler d’un lieu et d’un événement dans les émissions télévisées au Maroc et ailleurs, ne l’ont pas fait et il n’y a pas eu de transmission communautaire de ces lieux de mémoire. Je me réfère d’une part aux acteurs politiques qui savent bien que les commémorations peuvent donner lieu à un commerce touristique important, et de l’autre, aux acteurs communautaires qui ont la notion de l’importance de la mémoire collective pour les identités diasporiques. « Si les sociétés s’en souviennent, ce n’est que dans la mesure où leurs institutions et leurs rituels s’informent, façonnent, inspirent même la mémoire de ceux qui en font partie. Car la mémoire d’une société ne peut exister en dehors des personnes qui se souviennent » (Langenbacher et Shain 2010 : 31).

J’ai déjà remarqué (Trevisan Semi et Sekkat Hatimi 2011) que les nouveaux habitants non juifs du mellah gardent la mémoire du temps du mellah juif, même si les informations données sont parfois fausses ou imprécises, et que le fait d’habiter dans une maison qui appartenait à un juif pouvait susciter de la curiosité sur les juifs en général et permettre de nouveaux scénarios. Donc un lieu peut être investi de la mémoire et garder des traces en lui-même, mais cela ne suffit pas encore pour le faire devenir un lieu de mémoire s’il n’y a pas le concours d’autres acteurs et s’il ne rentre pas dans les cadres sociaux de la mémoire.

Dans l’ancien cimetière de Meknès, ce sont les femmes musulmanes, qui vivent là depuis longtemps, qui ont gardé la mémoire de la localisation des tombeaux, des noms de famille, des saints qui y sont enterrés, une mémoire transmise de père en fils (ou fille). Une particularité qu’on trouve partout dans les cimetières juifs au Maroc, car les musulmans étaient payés par les communautés juives pour garder ces lieux et, dans certains cas, ce sont même eux qui les ont restaurés. Les gardiens musulmans vivaient à l’intérieur de l’enceinte, maintenaient la propreté des lieux et ils étaient le point de repère pour la localisation des tombeaux, comme si les juifs au Maroc avaient décidé de confier leur mémoire aux musulmans.

Mais s’il y a des musulmans qui gardent la mémoire juive, il y a en a d’autres, et ce sont ceux qui devraient être parmi les acteurs de la patrimonialisation, qui ne sont pas dans le même processus : dans le conseil municipal de Meknès, seulement deux conseillers sur cinquante connaissaient l’existence de ce cimetière qui, par ailleurs, occupe une superficie remarquable de la ville[1]. Pour de nombreux interviewés, pendant la recherche menée sur la mémoire des juifs absents à Meknès (Trevisan Semi et Sekkat Hatimi 2011), le mellah restait un endroit sale, obscur, sombre, dépourvu d’intérêt, et son cimetière totalement inconnu. Bref, un lieu à ne pas visiter.

Les juifs qui visitent le Maroc, à l’exception de ceux qui sont originaires de Meknès, préfèrent visiter Fès qui se trouve à une heure de là, une ville très affichée dans les promotions touristiques, qui est pourvue d’un restaurant casher tenu par les juifs de Fès – à la différence de Meknès – et qui vante des lieux bien restaurés (dont le cimetière, qui comporte un petit musée dans son enceinte et plusieurs synagogues) (Trevisan Semi 2006).

Plusieurs raisons peuvent donc expliquer le fait qu’un lieu ne soit pas inscrit dans la mémoire collective et qu’il puisse devenir un lieu de l’oubli. Dans le cas décrit, on observe différents facteurs : une sorte de résistance, d’insouciance, de méconnaissance de la part des autorités locales politiques, un investissement dans la ville moins visible de la part du pouvoir central, pour un contentieux lié au passé de la ville, ce qui a créé un état d’abandon et donc un sentiment de désarroi et de découragement parmi les juifs qui ont quitté la ville et qui n’ont plus envie d’investir dans la mémoire de leur passé. Les quelques cars d’Israéliens qui passent par Meknès et qui transportent des touristes originaires de la ville privilégient au cours de leur visite le nouveau mellah avec son école Talmud Torah dans laquelle tous les juifs de Meknès avaient étudié et le nouveau cimetière où se trouvent les tombeaux de famille. Ce dernier est un autre lieu qui aurait pu être investi par la mémoire car, d’après Robert Assaraf, c’était un « haut lieu de pèlerinage » encore au début du nouveau millénaire (Assaraf 2005 : 580) à cause du tombeau collectif qui conserve les restes des morts du massacre de Petit-Jean (Sidi Kassem) de 1954. Deux familles musulmanes gardent le nouveau cimetière et elles s’empressent de venir vous demander quel tombeau vous cherchez, avec l’air de bien maîtriser le lieu qui est, par ailleurs, très bien entretenu.

La toute petite communauté juive de Meknès, qui compte aujourd’hui environ 30 personnes, dont deux ou trois vivant encore dans le nouveau mellah (elles étaient 80 en 2005) (Trevisan Semi et Sekkat Hatimi 2011) a pour particularité d’avoir un président officiel et un deuxième président non officiel, Haim Toledano, qui gère le lieu à la place du président officiel et en dissidence avec lui, et dont le nom est affiché dans les deux cimetières pour rappeler son oeuvre de restauration. Haim Toledano est le président de la hevra kadisha (oeuvre qui s’occupe des pratiques rituelles liées au corps du défunt), une charge héritée depuis des générations[2], et c’est à lui que le roi Mohammed VI a confié la charge de surveiller les travaux de restauration récemment entamés dans le vieux cimetière. En fait, la restauration de chaque cimetière est sous la surveillance d’un juif.

Comment donc expliquer le fait que la glorieuse diaspora juive de Meknès, constituée d’élites intellectuelles, professionnelles, artistiques, savantes, ne s’occupe pas de son passé, à la différence de ce qui se passe à Tanger, Fès, Essaouira ou Oufran ? Dans les entrevues réalisées avec les juifs qui ont quitté Meknès, on m’a souvent rappelé les visites faites en grande hâte dans leur ville d’origine (juste une visite aux tombeaux de famille) et le sentiment de tristesse éprouvé à la vue d’une ville qui a tellement changé et qui est dans un état lamentable d’abandon. D’après Perla Cohen (représentante de la communauté juive marocaine), Meknès est une ville à « l’identité errante » qui ne pousse pas ses habitants à entretenir un besoin de mémoire lié à cet endroit. Elle qui habite maintenant à Rabat se serait réconciliée avec sa ville natale lors d’une visite, grâce au propriétaire d’un café dans le nouveau mellah qui lui avait demandé des galettes (matsot, utilisées pendant la Pâque juive) pour son enfant dont les dents venaient de pousser et qui lui avait expliqué que seules les galettes des juifs auraient pu le soulager. Après avoir été chercher une galette chez une dame qui habitait le nouveau mellah et l’avoir offerte au père de l’enfant, elle avait retrouvé des aspects liés à son enfance : elle avait reconnu l’attitude, oubliée depuis, des musulmans du nouveau mellah qui interprètent le quotidien par le miraculeux et elle avait ressenti une certaine émotion lors de la rencontre avec la dame, habitante du nouveau mellah. Ces sentiments lui auraient donné l’envie de s’occuper de sa ville d’origine[3]. Seules de telles émotions fortes seraient en mesure de pousser les élites juives de Meknès à s’investir dans la mémoire de leur ville.

Selon le discours de certains acteurs de la ville, l’état d’abandon dans lequel se trouve Meknès serait dû aux rois du Maroc qui auraient décidé de punir la ville à cause du soutien apporté au sultan imposé par les Français, une punition qui aurait favorisé Fès. L’état d’abandon visible partout, et donc également dans les lieux des juifs, aurait contribué à précipiter dans l’oubli le passé de toute la ville.

Il est donc évident que les acteurs qui devraient s’impliquer pour transformer cet endroit en un lieu de mémoire ne le font pas pour différentes raisons, même si la politique officielle de l’État marocain semble vouloir reconnaître le passé juif. En réalité, il semblerait que la patrimonialisation ne fasse pas encore partie de la vie politique du Maroc, sinon par l’utilisation de ce qui est déjà visible, une politique qui serait plutôt de façade et qui génèrerait des résistances. Il s’agit de la politique ambiguë dont Boum a parlé, selon laquelle « l’État reconnaît l’existence des juifs mais ne veut pas soulever l’opposition du public local qui s’oppose aux visites des Israéliens issus du Maroc » (Boum 2010 : 50).

Baida, directeur des Archives du Maroc, a parlé dans une interview (Jeune Afrique 2017) de résistance à la politique de réconciliation avec l’identité plurielle voulue par le roi, en citant le cas de Marrakech dont le quartier juif a récupéré son nom de « el mellah » ainsi que les petites ruelles qui le composent et dont les noms avaient été changés dans les années 1980 sous la politique d’arabisation de l’époque. Mais ces changements ont lieu dans un contexte de « résistance » et dans le cas de Meknès, les noms d’origine des rues n’ont pas été rétablis même s’ils sont restés dans la mémoire des gens ou dans les factures d’électricité ; par exemple, pour ne pas payer les frais de changement du nom de l’abonné, le nouveau propriétaire garde le nom de l’ancien, comme c’est le cas d’une petite échoppe qui paie toujours au nom d’Eliezer Toledano, 33 rue de la Synagogue ancienne[4]. Il s’agit d’un passé difficile à accepter par le discours officiel marocain qui cherche à proposer la mémoire d’une histoire « heureuse » entre musulmans et juifs et qui a du mal à intégrer dans la mémoire de la ville de Meknès la présence d’un tombeau collectif, témoignage du massacre de 1954 et de deux tombeaux, témoignages des meurtres de 1967.

Pour toutes ces raisons, les acteurs, les politiciens, les responsables religieux et communautaires, les journalistes et même la diaspora juive originaire de Meknès, qui auraient pu jouer le rôle de narrateurs des événements et d’un lieu important dans le passé des juifs de Meknès et du Maroc en général, ne l’ont pas fait, contribuant ainsi à précipiter cet endroit dans l’oubli.