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Introduction

La marmotte semble être depuis longtemps une candidate de choix pour l’anthropocentrisme, possiblement en raison de sa socialité et du fait qu’elle vit en famille. Ce trait est récurrent chez plusieurs espèces de marmottes qui forment un genre de l’ordre des rongeurs. Des deux côtés de l’Atlantique deux espèces principales prédominent : la marmotte des montagnes en Europe (marmota marmota) et la marmotte des plaines en Amérique du Nord (marmota monax).

Les humains fréquentent la marmotte depuis très longtemps. Selon Littré, l’animal s’appelait jadis le marmontain ou encore murem montis en latin, soit « rat des montagnes ». En Amérique anglophone, l’animal est nommé groundhog, « cochon de terre », tandis que chez les francophones du Québec, elle est connue sous le terme de « siffleux » en raison de ses cris aigus et stridents. En Acadie, elle porte le nom de « bonhomme couèche », probablement du fait qu’elle dispose d’une courte queue. Chez les chasseurs innu, elle est appelée uînashk, en raison de sa saleté et de la mauvaise odeur qu’elle dégage (Clément 1993 : 63). L’animal, dont la chair est appréciée par ces chasseurs, est associé à la capacité de ne pas se mouiller, d’où l’usage de queues de marmottes comme charmes.

Dans son Histoire naturelle, Buffon rappelle que la marmotte s’apprivoise comme un chien.

La marmotte, prise jeune, s’apprivoise plus qu’aucun animal sauvage, et presqu’autant que nos animaux domestiques ; elle apprend aisément à saisir un bâton, à gesticuler, à danser, à obéir en tout à la voix de son maître ; elle est, comme le chat, antipathique avec le chien ; lorsqu’elle commence à être familière dans la maison, et qu’elle se croit appuyée par son maître, elle attaque et mord en sa présence les chiens les plus redoutables.

Buffon 1760 : 220

Buffon indique que les marmottes grimpent aux arbres et rapporte que les Savoyards disent parfois que « c’est des marmottes qu’ils ont appris à grimper pour ramoner les cheminées » (Buffon 1760 : 221). Jost et Jost (2003 : 105) relatent également ces cas d’apprivoisement de marmottes dans les Alpes, en particulier en Savoie, jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Les jeunes marmottes étaient capturées et dressées à donner un spectacle accompagnant les nombreux migrants saisonniers savoyards. Ceux-ci voyageaient dans toute la France, la Suisse romande et certaines autres parties de l’Europe. Ces marmottes étaient à la fois une source de revenu modeste et une compagne de voyage. C’est pour cette raison que les savoyards furent appelés marmottes avec souvent une connotation péjorative. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la marmotte était exhibée sur les champs de foire au même titre que l’ours ou le singe. Le montreur de marmottes les faisait danser au son de sa flûte et c’était une distraction très prisée par jeunes et vieux... Cette relation entre l’homme et la marmotte fut immortalisée par Goethe qui écrivit le « chant de la marmotte » qui fut mis en musique par Beethoven.

Jost et Jost 2003 : 1, 38, 104

En Europe, et en particulier dans le Mentonnais et en Provence, la graisse de marmotte, le sayn, était utilisée comme remède contre les rhumatismes et les foulures (Sébillot 1906 : 49). Les humains ont longtemps pensé que ces animaux vivaient dans des terres humides et qu’elles avaient, du coup, développé une résistance particulière contre ce type de problèmes. Les montagnards, eux, utilisaient de la viande séchée de marmotte, quitte à mettre une patte de l’animal dans du vin chaud pour lutter contre les refroidissements (Mariétan 1940 : 30).

Aujourd’hui, la marmotte n’y est plus chassée ni apprivoisée comme jadis, mais naturalisée. Elle a envahi les cartes postales. Elle est représentée debout, « en chandelle », et tout est fait pour accentuer la perception de ressemblances morphologiques. Dans les Pyrénées, où elle a été réintroduite après la Seconde Guerre mondiale, et dans les Alpes, elle est devenue le « fétiche des touristes et des promeneurs alpins ». Elle incarne la tradition montagnarde. Avec une hibernation de près de cinq mois et une capacité à modifier sa température interne, elle est associée au repos et l’on connaît l’expression « dormir comme une marmotte ».

Vivante ou en peluche, l’animal jouit d’une image très positive auprès du public en raison de son caractère inoffensif. Herbivore, elle est dite caecotrophe : elle ingère ses propres excréments pour faciliter une seconde digestion. Dans les montagnes, l’observation des marmottes est devenue une activité éducative et sur son site Internet, le projet Marmotte Alpine (https://projetmarmottealpine.org/), par exemple, s’ouvre sur un mot tout à fait révélateur de cette évolution anthropocentrique : « le joker des Alpes a de sérieux messages à délivrer ». Mais que sont donc ces informations que les marmottes auraient à nous transmettre ?

Les humains s’identifient depuis longtemps comme les grands responsables de cet animal. De nos jours, certains mettent des colliers émetteurs aux marmottes pour mieux les observer à distance, d’autres sont déplacées de force dans les parcs pour combler le plaisir des touristes (Mauz 2009 : 194). Ailleurs, en revanche, on cherche à limiter la reproduction des marmottes par la mise en oeuvre de techniques de contraception qui ont soulevé bien des controverses (Mauz et Granjou 2008), des associations s’étant insurgées contre ces pratiques. Fourcade conclut que l’on a aujourd’hui complètement façonné cet animal à l’image de l’homme, ce dernier s’appropriant symboliquement la nature en la représentant à son image (Fourcade 1995 : 87).

En Amérique, les marmottes sont considérées comme des nuisibles. Elles s’observent autant dans les champs qu’au coeur des villes où elles ont élu domicile dans les parcs ou le long des routes. Depuis la colonisation européenne, et en dépit de leur réputation, ces animaux font l’objet d’un anthropocentrisme analogue qui persiste aujourd’hui dans ces célèbres rituels dits « du jour de la marmotte ». Dans son analyse de l’une de ces variantes observée au sud des États-Unis, Capper (2016) a mis en exergue ce processus, y voyant même une sorte de pratique nostalgique d’une époque où humains et animaux vivaient en étroite relation.

Dans cet article, nous nous proposons de mieux saisir le rôle de la marmotte comme agent de prédiction et objet-simulacre. Dans ce cas, la lecture de Capper paraît romantique et semble sous-estimer le rôle de la bête sur le plan de l’économie. Certes, la marmotte n’est pas le seul animal à être impliqué dans les économies marchandes occidentales et son usage ici en dit donc plus : ce sont ses capacités à anticiper qui sont sollicitées. L’animal figure alors au centre d’une scène où chacun des acteurs impliqués joue sa partie, sauf elle. Momentanément, la marmotte n’est plus l’animal nuisible mais l’animal savant, et bel et bien un simulacre au sens de Jean Baudrillard qui le définit ainsi : « [l]e simulacre précède et détermine le réel. Il ne s’agit plus d’imitation, ni de redoublement, ni même de parodie […] Il s’agit d’une substitution, d’une opération de dissuasion de tout processus réel par son double opératoire […] qui efface tous les signes du réel et en court-circuite toutes les péripéties » (Baudrillard 1981 : 11)

Revenons en arrière. Eu égard aux cultures alpines, Mariétan (1940 : 30) rapporte que ces animaux sont depuis longtemps crédités d’une capacité d’anticiper tout type de changement météorologique. « Certains montagnards sont persuadés que le sifflement des marmottes annonce un changement de temps, et quand on ne les voit pas jouer au soleil, c’est un indice de pluie pour le lendemain ». Cette croyance renvoie à celle qui nous intéresse ici, transportée d’Europe, à savoir les capacités des marmottes de prédire l’avenir.

À partir du cas de Wiarton Willie, examinons donc comment les humains appréhendent le savoir de la marmotte, et comment ils l’utilisent. Il s’agit de se demander pourquoi des humains usurpent la parole de la marmotte et reproduisent cette action chaque année. Ce faisant, ils transforment non seulement le savoir de cet animal, mais aussi l’expression et la nature même de ce savoir. Nous ne remettrons donc pas ici en question les capacités (ou l’incapacité) de Willie d’anticiper, mais le processus par lequel les humains ont choisi de faire « parler » la marmotte. Nous analyserons ensuite, dans une perspective plus critique, l’évolution de la tradition à Wiarton, et en particulier sa folklorisation, avant de conclure brièvement sur la souffrance animale, la marmotte étant un objet-simulacre, au sens de Jean Baudrillard (1981). Elle se retrouve momentanément au coeur de la société du spectacle, pour reprendre ici la terminologie de Guy Debord (1967). Ce spectacle est basé sur le triomphe du paraître et du voir, et fondé sur une autre aliénation, celle du mensonge et de la falsification.

Le jour de la marmotte à Wiarton

C’est à Wiarton, dans une petite ville de l’Ontario, qu’opère l’un des plus célèbres météorologues du Canada : Willie. Tous les ans, le 2 février, la marmotte est réveillée pour faire sa prédiction. La question qui lui est posée est la suivante : l’hiver sera-t-il encore long ? Deux réponses possibles sont attendues : oui, l’hiver durera encore plus de six semaines, ou non, il devrait se terminer avant cela. Si autrefois on laissait Willie faire sa prédiction en examinant son ombre comme l’exige la tradition, aujourd’hui, Willie chuchote sa prédiction à l’oreille de l’heureux élu. Ce n’est que ce dernier qui a la charge de révéler la prédiction chuchotée par Willie. L’humain désigné a donc tout d’un usurpateur, ce qui soulève des questions centrales autour de cette tradition. Willie fait-il vraiment une prédiction ? Plus largement parlant, qui prédit ici le temps à venir ?

Figure 1

Les prédictions de quelques marmottes célèbres

Les prédictions de quelques marmottes célèbres

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Dans la froideur hivernale de ce mois de février 2018 nous nous rendons donc à Wiarton, curieux des prédictions météorologiques de la plus célèbre marmotte canadienne. Ses rivales sont nombreuses, mais celle de Wiarton est l’une des plus connues. Aux États-Unis, elle se compare à Punxsutawney Phil, une célébrité qui n’a guère besoin d’être présentée. Cette dernière est une vedette de cinéma depuis le film de Harold Ramis (1993), Groundhog Day. Une autre marmotte, General Beauregard Lee a, elle, été gratifiée du titre de « Doctor of Weather Pronostication » par l’Université de Géorgie. De l’autre côté de la frontière, Wiarton Willie a remporté beaucoup de succès jusqu’à son décès largement relayé dans la presse canadienne : « RIP Wiarton Willie : Spring pronosticator dies at 13 » pouvait-on lire sur le site de la Canadian Broadcasting Corporation (CBC), le 20 septembre 2017. « Wiarton Willie has died » titrait le Toronto Sun. En ce jour de septembre, nombreux sont les médias de masse qui ont fait écho à la disparition brutale de la marmotte. Véritable légende parmi les marmottes météorologues, Wiarton Willie s’est éteint à l’âge de 13 ans, un âge relativement avancé pour une marmotte d’après son soigneur. Mais ses quartiers ne sont pas longtemps restés vides puisqu’une jeune marmotte albinos avait été trouvée quelques mois plus tôt par un jeune garçon à l’arrière du jardin d’un particulier. L’héritier du titre « Wiarton Willie » était dorénavant identifié. C’est ainsi qu’âgé de deux ans, Wee Willie est devenue Wiarton Willie. Bien qu’il soit inexpérimenté, c’est pourtant lui qui sera en charge de la prédiction de ce 2 février 2018.

Un premier constat, et non des moindres, est donc que Wiarton Willie n’est pas « une » marmotte, mais un titre. Tout le monde peut-il devenir Wiarton Willie dans ce cas ? A priori oui. Dans la mesure où Wiarton a choisi de lancer la tradition avec une marmotte albinos, toute marmotte peut effectivement prétendre au titre de Wiarton Willie pour autant qu’elle soit albinos. Revenons donc un instant sur la chronologie des Wiarton Willie depuis leurs débuts, et sur la création de l’évènement dans la péninsule de Bruce, en Ontario.

Tout a commencé en 1957 avec Mac McKenzie. La famille McKenzie s’était réunie un hiver à Wiarton et regrettait de voir les gens quitter les cottages l’hiver venu, et le village se déserter. Petite ville d’environ 2000 habitants située à quelques heures de voiture au nord-ouest de Toronto, dans la région des grands lacs, Wiarton était principalement populaire pour toutes les activités estivales, et notamment nautiques. La famille McKenzie a donc pensé qu’il serait opportun de trouver une activité qui pourrait amener des gens dans la péninsule de Bruce pendant l’hiver. Et c’est ainsi que Mac McKenzie a organisé un Groundhog Day, l’évènement étant déjà populaire à cette époque aux États-Unis. La plupart des gens connaissaient Mac McKenzie comme un farceur invétéré et ont donc ignoré l’invitation, pensant qu’il s’agissait d’un canular. Pourtant, celle-ci a tout de même retenu l’attention d’un journaliste du Toronto Daily Star qui s’est déplacé et est venu à Wiarton assister à cette inauguration du Groundhog Day, le 2 février 1957. Il n’y avait aucune marmotte à cette époque, et pour la photo, Mac McKenzie s’était contenté de lancer un chapeau de fourrure blanche dans un trou qu’il avait creusé dans la neige, prétendant que c’était une marmotte… des photos furent prises. Et l’objectif était atteint, l’évènement avait fait parler de lui. Ainsi est née la tradition du Groundhog Day à Wiarton. Pendant plusieurs années, le Groundhog Day à Wiarton s’est déroulé sans marmotte et pourtant, cela n’a jamais empêché les prédictions d’avoir lieu. Lorsque nous demandons à la fille de Mac McKenzie comment se faisaient ces prédictions en l’absence de marmotte, celle-ci nous avoua que sa présence n’était pas indispensable : « I think they just came out with it ». Il faudra attendre encore une vingtaine d’années avant qu’une véritable marmotte soit recrutée et se joigne à l’évènement. Aujourd’hui, cet évènement attire les foules de touristes (du monde entier), les médias et les habitants du coin, générant une économie ponctuelle au coeur de l’hiver. La popularité de Willie a également permis de lancer de nombreux produits dérivés qui sont vendus toute l’année, les touristes désireux d’obtenir un souvenir de Willie allant jusqu’à faire un large détour pour passer par le village.

Depuis, quatre marmottes se sont succédé au titre de Wiarton Willie. La première, que les gens considèrent comme la marmotte fondatrice, le Willie originel, a vécu 22 ans. L’animal a été trouvé mort en 1999, deux jours avant le Groundhog Day. Wiarton Willie II a vécu jusqu’en 2006 et Wiarton Willie III est mort le 15 septembre 2017, âgé de 13 ans. C’est donc Wiarton Willie IV, âgé de deux ans, qui occupe aujourd’hui le rôle de Willie et la ville de Wiarton a lancé un appel pour découvrir un nouveau Willie inexpérimenté, susceptible de reprendre le titre en cas de décès de l’actuel Willie.

Au-delà de l’individualité de chacune de ces marmottes, élues professionnelles de la prédiction météorologique, c’est le savoir même de l’animal qui peut être ici questionné. Toutes les marmottes ont-elles les mêmes capacités de prédire la fin de l’hiver ? Le savoir de ces marmottes est-il vraiment considéré dans la mesure où les vingt premières années de prédiction se sont déroulées sans la moindre marmotte ? Que cache cette imposture et cette instrumentalisation des marmottes ? Peuvent-elles d’ailleurs vraiment annoncer le temps à venir ?

Willie prédit-il vraiment la météo ?

A groundhog is a rodent. It lives in wooded places and eats plants. A groundhog can’t really tell the weather. But it’s fun to pretend !

C’est ce que l’on pouvait lire à la bibliothèque du village dans un atelier pour enfants le jour de l’évènement. Entre le déroulement factuel de l’évènement et les discours des gens autour de cette prédiction, il ne fut donc pas évident de percevoir quelle valeur était en fait reconnue à cette prédiction, et quels savoirs les gens attribuaient exactement à cette marmotte. Pourtant, lorsque nous avons posé la question aux gens rencontrés à Wiarton, y compris aux membres de l’organisation, tous nous ont formellement répondu qu’ils reconnaissent aux marmottes une capacité certaine pour prédire la météo. Peut-être pas comme nous le percevons dans le cadre de cet évènement, préciseront certains, mais sans aucun doute, tous se sont montrés convaincus que les marmottes détiennent cette capacité de pressentir la météo à venir.

Nous ne tenterons pas ici d’élucider si les marmottes détiennent effectivement ou non cette capacité de prévoir la météo, car il est difficile de déterminer de quel savoir il s’agit exactement. Mais nous partons de l’hypothèse que les marmottes détiennent en effet des savoirs et possiblement celui de sentir le temps à venir, de l’anticiper. Soulignons, à ce titre, que certains biologistes reconnaissent aujourd’hui que bien des plantes et des animaux possèdent cette capacité d’anticipation. Il est intéressant de noter que l’on attribue surtout une telle aptitude à des animaux qui hibernent et qui modifient leur température interne pour endurer le froid, comme la marmotte (McBirtie et al. 2017), la chauve-souris et nombre d’autres. Certaines plantes fleurissent et produisent aussi plus de graines pour anticiper une sécheresse, d’autres, comme le papayer, changent de sexe lorsqu’ils sont soumis à un stress, tandis que certains oiseaux, eux, entendent de très loin les orages. Bref, il semble bien que les sciences modernes découvrent chez les plantes et les animaux une multitude de capacités de ressentir, apprendre par association et anticiper qu’on ne soupçonnait pas jusqu’ici. Mais dans quelle mesure les humains sont-ils capables de lire à leur tour ces savoirs non humains, de les percevoir avec justesse ? Le veulent-ils vraiment, d’ailleurs ? Certains groupes autochtones qui vivent avec les plantes et les animaux au quotidien sont à l’écoute de ces savoirs, et les considèrent dans toutes sortes de situations. Ils indiquent explicitement apprendre bien des choses et des savoirs des animaux. Plus récemment, les scientifiques naturalistes affirment à leur tour que certaines espèces animales qui ont de faibles capacités de déplacement, comme les marmottes, seraient des « sentinelles du climat », suggérant qu’elles seraient les premières à répondre à des variations saisonnières (Mallard 2018 : 341).

Pourtant, à Wiarton, les habitants ne semblent pas vraiment se préoccuper de la chose dans ces termes. Dans tous les cas, comment peut-on là se réapproprier ces savoirs sans en usurper le sens ? Et si tel était le cas, le savoir d’une marmotte est-il valable pour toutes les marmottes ? Est-il accessible à tous les humains ? Revenons un instant sur le déroulement de l’évènement à partir duquel nous suivrons quelques pistes de réflexion.

En ce jour du 2 février, à 8h02, Willie est attendu pour faire sa prédiction, en accord avec les horaires des médias convoqués pour l’opération. La prédiction doit arriver après les nouvelles du matin, nous confie la maire, responsable de l’évènement et interprète officielle de Willie pour sa prédiction. Willie coordonne donc sa prédiction avec l’horaire des médias. Selon la tradition, la marmotte est réveillée le 2 février afin de prédire si l’hiver sera encore long ou si le printemps ne saurait tarder. Pour cela, les humains vont observer la marmotte au moment où elle sort de sa « maison ». L’interprétation est alors la suivante : si le ciel est dégagé et que la marmotte voit son ombre, celle-ci rentrera dans sa maison et cela signifie que l’hiver sera encore long. En revanche, si le ciel est couvert et qu’elle ne voit pas son ombre lorsqu’elle sort, alors elle va rester dehors et cela annonce l’approche du printemps.

Après quelques festivités matinales, des feux d’artifices et un déjeuner communautaire, nous nous rendons sur une petite place où un groupe de sponsors (Sunwings) s’occupe à divertir le public qui attend impatiemment la prédiction. Le dispositif est digne d’une scène de concert, avec une estrade, des projecteurs et des médias venus nombreux si l’on en juge par leurs bannières. Un peu avant 7h50, les cornemuses retentissent, la foule se dégage et un « cortège » composé de trois personnes évolue vers la scène principale : deux hommes très visibles avec leurs grandes vestes rouges, leurs chapeaux et leurs bottes de cuir, et la maire. Elle est vêtue de blanc avec une cape violette et un chapeau noir avec une guirlande à froufrous un peu plus claire. C’est elle qui sera chargée de recevoir, d’interpréter et de transmettre la prédiction de Willie. D’autres personnes viennent ensuite se joindre au groupe sur la scène, tous vêtus selon les mêmes codes vestimentaires que la maire : c’est le « cabinet fantôme de Willie » [Willie’s Shadow Cabinet]. Puis c’est au tour de la marmotte Willie de faire son entrée en scène, apportée par son soigneur. Ici, donc, pas de maison de marmotte, ni même de trou. C’est dans une boîte en plexiglas que Willie se présente au public, et c’est dans cette même boîte qu’il est invité à faire sa prédiction. En effet, à Wiarton, il n’y a pas d’ombre, pas de maison, donc pas de sortie spectaculaire de Willie. La petite marmotte blanche est à peine enfouie dans un fin lit de paille, dans une cage.

Figure 2

Entretiens avec la presse autour de Willie et son Shadow Cabinet (vêtus de violet)

Entretiens avec la presse autour de Willie et son Shadow Cabinet (vêtus de violet)

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Figure 3

« Entretiens » de la presse avec Willie

« Entretiens » de la presse avec Willie

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Figure 4

L’impossible dissimulation de Willie

L’impossible dissimulation de Willie

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Sur un ton solennel, les discours se succèdent. La cérémonie a été organisée de manière très stricte et dans une atmosphère théâtrale. Puis, quand vient l’heure de la prédiction, les deux hommes à la veste rouge s’avancent, déroulent des parchemins, et commence un discours qui se termine par une injonction : « Wake up Willie ! » La marmotte se tient juste à côté dans sa boîte en plexiglas. On attend 8h02, et le décompte se fait avec le public. Puis la maire, qui a la charge de recevoir l’information de la marmotte et de la transmettre au grand public, s’approche de la cage et se penche vers Willie. Elle tend l’oreille quelques secondes. La marmotte, elle, reste immobile dans son coin. Un présentateur explique que Willie est en train de délivrer sa prédiction à la maire. Et quelques secondes après, celle-ci rejoint le Shadow Cabinet. Les discussions sont inaudibles et très brèves. Mais quelques secondes plus tard, la maire s’avance avec le verdict tant attendu : l’hiver durera six semaines de plus ! Acclamations du public… puis s’ensuivent de longues minutes, qui deviennent des heures, d’entretiens médiatiques, avec les personnes présentes autour de Willie, qui n’a toujours pas bougé du coin de sa cage. Ensuite, chacun vient se prendre en photo avec Willie. Les enfants s’approchent à leur tour, ils viennent frapper sur la vitre, et la marmotte reste prostrée dans son coin. Lorsqu’elle s’aventure à bouger, cela génère tellement d’agitation et d’excitation que la marmotte s’immobilise presque aussitôt. Deux heures et demie plus tard, Willie est finalement ramené dans ses quartiers, une pièce en béton dans lequel il dispose d’un tunnel et de quelques recoins pour se cacher. Un chou-fleur est disposé par terre à côté de son tunnel rempli de paille. L’endroit est légèrement chauffé. Willie disparaît et ne se montrera plus.

Évolution et « folklorisation » d’une tradition

Que ce soit l’ours des Pyrénées autrefois, la loutre, le loir, la marmotte et les hérissons dans certaines régions allemandes, d’après la littérature (Fabre 1976 ; Le Roy Ladurie 1979 ; Pastoureau 2007), ces animaux dits « dormeurs » ont longtemps été crédités de la capacité de prévoir les évènements à venir. En Dauphiné, en Savoie, on considérait que l’ours annonçait (ou non) la fin de la saison la plus froide. Le 2 février, il sortait de la tanière où il hibernait et regardait le ciel ; s’il était couvert de nuages, il décrétait, disaient les bonnes gens, que l’hiver était terminé ; s’il était bleu, la saison froide devait alors continuer pendant quarante jours, auquel cas, l’ours rentrait vite dans sa tanière pour hiberner encore quelques semaines (Le Roy Ladurie 1979). L’ours de la Chandeleur se retrouve dans plusieurs régions à travers l’Europe, et notamment dans les régions montagneuses. Emmanuel Le Roy Ladurie a fort bien résumé ces traditions et les substitutions animales au besoin.

Dans d’autres pays occidentaux dépourvus de plantigrades, il est suppléé, pour les mêmes fonctions prévisionnelles « d’annonce du dégel », par d’autres animaux également hibernateurs : hedgehog et groundhog ; autrement dit hérisson de Sainte-Brigitte (1er février) en Irlande ; et marmotte du 2 février en Pennsylvanie (cet animal nord-américain de substitution a été adopté sur place par les colons venus d’Europe, porteurs des traditions préalables importées du vieux continent).

Le Roy Ladurie 1979

Ces traditions d’origine païenne et dont les historiens ont retrouvé des traces en Irlande, en Allemagne et en France, ont donc survécu à la christianisation. En effet, cette tradition pourrait avoir des origines celtes. Le calendrier celtique était divisé en quatre saisons principales : l’hiver, « the dark half of the year », lui-même divisé en deux parties, et l’été, « the light part of the year », divisé de la même manière (Yoder 2003 : 43). L’année celte commençait le 1er novembre, et les transitions entre ces saisons étaient célébrées avec des festivals importants : les 1er novembre (Samhain), 1er février (Imbolc), 1er mai (Beltaine) et 1er août (Lughnasad). Au-delà de ces festivals, ces dates restent importantes à l’ère contemporaine dans la mesure où chacun de ces festivals a été repris par le calendrier chrétien (Yoder 2003). Le Handwörterbuch des Deutschen Aberglaubens (ou dictionnaire des croyances folkloriques allemandes) comprend un article sur Lichtmess (la Chandeleur) dans lequel sont rassemblés toutes sortes de dictons et de croyances qui consacrent l’importance décisive de la question de la météo le jour de la Chandeleur, non seulement pour le temps à venir, mais aussi pour la fertilité et le succès de l’année (Yoder 2003 : 52). Et c’est ainsi au moment de la Chandeleur, le 2 février, que certaines populations ont continué à réveiller ces animaux en interrompant leur hibernation afin de les interroger et prédire le temps à venir.

Avec les grandes migrations européennes vers le Nouveau Monde, en particulier dans les régions de l’Est de l’Amérique du Nord, les populations allemandes, néerlandaises et irlandaises ont emporté avec elles ces traditions et trouvé dans les marmottes américaines des candidates tout à fait appropriées. Au milieu du XIXe siècle, les historiens rapportent ainsi de multiples pratiques de « réveil de marmottes ». Ces traditions se sont donc redéployées très vite dans une multitude de localités, en Pennsylvanie et au-delà, mais aussi en Nouvelle-Écosse, en Ontario, au Québec et en Acadie où même la moufette est sollicitée (Arsenault 2011 : 27). Les Français, notamment ceux de Bigorre qui avaient l’habitude d’observer les ours se réveiller dans les Pyrénées, ne semblent en revanche pas avoir maintenu leurs pratiques avec autant de succès, quand bien même ils avaient un accès facile à des ours noirs américains, quand bien même des cas de réveil d’ours ont été observés au Canada. La Presse Canadienne rappelle un dicton de l’époque qui circulait lors du jour de la Chandeleur, « Aujourd’hui les ours sortent mais ils rentreront dans leur retraite d’hiver s’ils aperçoivent leur ombrage » (site Facebook de Bibliothèque et Archives Canada, 2 février 2020, consulté le 28 février 2020). Les prédictions des ours seraient d’ailleurs plus fiables que celles des marmottes...

Quoiqu’il en soit, et même s’il est difficile d’établir avec exactitude l’origine de cette tradition, à Wiarton les habitants indiquent que la marmotte est bien un héritage, le fruit d’un mélange de traditions. Pour les habitants de Wiarton, ces pratiques renvoient aussi à des pratiques autochtones, comme s’il y avait eu une fusion entre les traditions néerlandaises importées en Pennsylvanie et des pratiques autochtones de la région. Sauf que, d’après les quelques habitants de Wiarton interrogés lors de l’évènement, les Autochtones réaliseraient ces prédictions en observant les ours. Serait-ce un raccourci pris par les habitants de l’endroit, qui attribuent à tort aux Autochtones l’héritage de ces traditions européennes ? Nous avons bien tenté d’obtenir davantage de précisions de la part des quelques Autochtones présents ce jour-là, mais ceux-ci sont restés évasifs. Ils n’ont ni infirmé, ni confirmé. Cette interprétation reste donc à vérifier car la marmotte connaît bien d’autres associations aussi chez les Autochtones.

Bien plus ancienne en Pennsylvanie qu’ailleurs dans l’Est de l’Amérique, ces réveils de la marmotte ont connu une évolution avec des transformations au fil de leur expansion. Si, en Pennsylvanie, ainsi que dans de nombreux endroits aux États-Unis, on attend effectivement de voir si les marmottes rencontreront ou non leur ombre à leur sortie du terrier, rien de tout cela ne se voit à Wiarton. Là, comme dans d’autres localités, les marmottes n’ont pas de terriers naturels. Plus encore, en Alberta, Balzac Billy n’est même pas une vraie marmotte, mais ni plus ni moins qu’une mascotte humaine déguisée en marmotte qui jaillit d’un trou géant. À Duluth, dans le Minnesota, la marmotte Spike, après son décès, a été remplacée par un chien de prairie. Au-delà des modalités mêmes de la prédiction, c’est parfois le contenu même de la prédiction qui peut varier. Ainsi, si en Pennsylvanie et dans les régions plus au nord, la question est bien celle de l’arrivée du printemps, dans l’ouest du Maryland où la tradition du jour de la marmotte a également pris place avec les influences néerlandaises de la Pennsylvanie, la marmotte ne prédit pas la fin de l’hiver, mais la fin de la pluie.

On that day, the Groundhog « walking from his long slumber, stretches himself and comes out of his hole to look for his shadow ». If he sees it, « he hurries back into his hole, to remain in the hole during the forty rainy days that will follow ».

Yoder 2003 : 33

En Europe comme dans les Amériques, ces traditions se sont donc massivement folklorisées, et la marmotte n’est aujourd’hui guère plus qu’un prétexte à des rencontres ou des festivals pour faire venir les touristes et faire de la publicité aux régions concernées. Partout cependant, l’animal reste associé à une anticipation.

À Wiarton, les gens ont d’abord essayé de faire sortir la marmotte d’un trou. Ils creusaient alors un trou dans un tas de neige, y plaçaient la marmotte et la laissaient sortir devant tout le monde. Mais assez rapidement, et pour des raisons pragmatiques, la pratique s’est transformée, et le trou a été abandonné. Du coup, les habitants ont créé un autre dispositif. Le soigneur était chargé de prendre la marmotte et de la tenir devant tout le monde. Mais une fois de plus, après quelques morsures de marmotte et jets d’urine sur les gens, il fut décidé que la marmotte ne serait plus présentée que dans sa cage, une cage d’abord à barreaux en métal, puis en plexiglas. De plus, le réveil de la marmotte a lui-même été décalé. Ainsi, Willie n’est pas réveillé le 2 février, mais progressivement dans le courant du mois de janvier. Ses locaux étant chauffés, la température de son habitat est progressivement augmentée afin de feindre l’arrivée du printemps et le faire sortir de son hibernation. Lorsque Willie est présenté à tout le monde le 2 février, il est en fait réveillé depuis plus longtemps et n’a à peu près aucune idée de la température extérieure puisqu’il vit dans un environnement artificiellement chauffé. La maire nous confiait d’ailleurs à ce propos une anecdote cocasse. Un 2 février où les entretiens s’étaient un peu éternisés alors que la journée était très froide, Willie avait commencé à devenir assez léthargique. Il s’agissait alors de Wiarton Willie III qui était déjà assez âgé. La maire redoutait qu’il ne soit en train de décéder alors que toutes les caméras étaient braquées sur lui en ce jour de prédiction. Puis le soigneur a indiqué qu’avec le froid, Willie était en train de retourner progressivement en hibernation. Depuis lors, on ramène assez rapidement Willie à l’intérieur après sa prédiction et les quelques interviews de journalistes, pour la suite de l’évènement, c’est-à-dire les photos.

L’idée ici n’est pas de critiquer la façon dont cette tradition a évolué à Wiarton, mais de souligner la transformation du rituel en fonction d’exigences multiples. L’objectif de l’évènement a perdu un peu de sa fonction prédictive, ce dernier étant devenu avant tout social et festif. À Wiarton, le réveil de la marmotte a donc pour but de rassembler, de divertir et de faire du bruit. Une tradition ancienne, préchrétienne et basée peut-être, jadis, sur un savoir animal est ainsi devenue une pièce de théâtre, un élément du folklore hivernal susceptible de faire venir des touristes. La marmotte divinatoire est devenue une marmotte commerciale, un objet-simulacre. Ce type d’évolution se retrouve plus largement bien sûr dans beaucoup d’autres objets et cérémonies dans toutes les sociétés occidentales.

Par ailleurs, on peut aussi constater dans l’évolution de la tradition l’obligation croissante qui est faite à Willie de réaliser cette prédiction et, par extension, la violence grandissante et pourtant de plus en plus sourde qui lui est faite. Il ne s’agit pas d’une violence directement physique. Ainsi confiné entre ces quatre parois de plexiglas, Willie n’a aucune échappatoire face à ces humains qui attendent de lui une « performance ». Il n’a même plus le loisir de se dissimuler dans la paille ou de se soustraire à cette question. La liberté même de répondre ou non lui est ôtée.

En cette ère où les préoccupations liées au bien-être animal battent leur plein, l’évolution de ce rituel est révélatrice de la transformation des formes de violences qui sont faites aux animaux. La violence devient implicite, sourde, institutionnelle plus que personnelle, rationnelle plus que passionnelle. La liberté des animaux est largement amputée puisque nombre d’entre eux ne disposent même plus du choix de la rencontre. Les animaux sauvages sont pistés par colliers, les animaux domestiques choisis unilatéralement et souvent contraints à une cohabitation unilatéralement arrangée. Dans une société aussi libertaire, comment le bien-être peut-il revêtir des aspects (consuméristes) aussi liberticides ? Où se situe le bien-être de cet autre animal si celui-ci ne dispose pas même du choix de la rencontre ?

Willie : un individu, un titre, une marmotte ?

Revenons un instant à la figure de Willie. Si le premier Wiarton Willie a longtemps trôné comme un personnage, un véritable individu (en raison aussi de son improbable longévité, 22 ans), à sa mort, Wiarton Willie est devenu un titre. Cette pratique est assez courante avec l’ensemble des marmottes météos et c’est ainsi que Punxsutawney Phil a près de 130 ans aujourd’hui. On ne s’étonnera donc pas qu’un Wiarton Willie II succède à Wiarton Willie. Mais à Wiarton on essaie toujours de garder une marmotte inexpérimentée en renfort, qui porte alors le titre de « Wee Willie ». Contrairement à Phil, dans la mesure où Wiarton a choisi de faire tradition avec des marmottes albinos, les marmottes sont toujours capturées dans leur état sauvage. Chaque Willie doit donc « apprivoiser » les humains, apprendre à vivre parmi les humains, à Wiarton. Phil quant à lui, est élevé en captivité depuis des générations. Les marmottes sauraient-elles « instinctivement » prédire la météo ? Dans quelle mesure apprennent-elles à adapter leur savoir au rituel auquel elles sont soumises par les humains ? Doit-on penser que la marmotte inexpérimentée est supposée apprendre comment faire la prédiction ? Et enfin, quelles sont les qualités requises pour être une marmotte météo ? Une fois de plus ces questions resteront sans réponse.

Lorsque nous avons interrogé la maire et le soigneur la veille de l’évènement, ceux-ci nous ont confié que les marmottes ne se trompent jamais, mais que ce sont eux (les humains) qui doivent apprendre de chaque marmotte. La maire a évoqué un nécessaire apprentissage pour comprendre la prédiction de chaque marmotte. Elle nous a raconté comment elle a appris un peu plus à chaque prédiction à comprendre la prédiction de la marmotte. La veille, elle s’était inquiétée, car il s’agissait cette fois de la toute première prédiction de Willie IV. « Each one has a different personality », a ajouté son soigneur. Ce dernier semble d’ailleurs bien connaître les préférences alimentaires de ses pensionnaires. Willie IV adore les pommes et les poires, a-t-il expliqué, tandis que Willie III préférait le céleri et les brocolis. Le soigneur était ainsi capable d’énumérer les préférences alimentaires des deux derniers Willie, dont les goûts étaient très différents. Il mentionna que ce jeune Willie (IV) était plus dynamique que son prédécesseur puisqu’au lieu de commencer son hibernation en octobre, il ne s’était endormi que bien plus tard. Une ancienne soigneuse, qui s’était occupée de Willie II, nous a fait des récits similaires, nous expliquant que ladite marmotte aimait trier les aliments et préférait parfois manger l’assiette en carton plutôt que certains légumes. Selon elle, la nourriture est un bon moyen d’établir une relation avec les marmottes, une façon d’ouvrir une communication avec elles. Rappelons ici que tous ces Willie ne vivent pas dans un environnement tout à fait naturel pour des marmottes, ce qui affecte inévitablement leur accès et leur rapport à la nourriture.

Lorsque nous avons interrogé les soigneurs sur leurs relations avec les marmottes, ils nous ont laissé accéder à leur perception de ces animaux. Chacun d’eux a spéculé sur la sensibilité de la marmotte et sur ses capacités à ressentir. « Me reconnaît-il à cause de l’odeur ? au son de ma voix ? car il me voit… », se sont-ils interrogés. Et pour cause, chacun des Willie ayant été capturé à l’état sauvage, les soigneurs ont dû redécouvrir à chaque fois la marmotte à laquelle ils avaient affaire. De ce point de vue, Willie est très différent de Phil qui naît déjà parmi les humains depuis plusieurs générations. Pourtant, un « Willie » se transforme vite en « les marmottes » au fil du discours. Lorsque ces soigneurs partagent des anecdotes sur leur quotidien avec les marmottes, ces dernières apparaissent bien comme des individus singuliers avec lesquels ils parviennent à établir des relations, aussi maladroites soient-elles. Mais à de nombreuses reprises, Willie perd sa singularité et redevient juste un groundhog, si bien que ce qu’un Willie semble avoir appris à son soigneur devient vite une réalité partagée par l’ensemble des marmottes. En montagne, les humains ont pourtant souvent cru que certaines marmottes se distinguaient des autres.

On a prétendu qu’une sentinelle était désignée dans un groupe de marmottes et que celle-ci se tenait debout sur un bloc, surveillant le voisinage pendant que les autres cherchaient leur nourriture. En réalité il n’y a pas de sentinelle désignée, chacune observe, donne le signal d’alarme et toutes vérifient le danger avant de se cacher.

Mariétan 1940 : 30

En Amérique, ces pratiques qui consistent à réveiller des marmottes se sont transformées avec le temps, et leurs versions contemporaines se distinguent de celles de l’époque médiévale ou des époques antérieures, bien qu’il reste délicat d’appréhender ce qu’elles étaient à ces époques en dehors des écrits historiques. On a vu qu’elles se sont folklorisées et commercialisés. Mais que dire de plus ? Faut-il les voir comme une sorte de dérive du naturalisme, un simulacre de la société du spectacle ?

Qui parle ?

Wiarton Willie, comme de nombreuses marmottes, demeure muet, et on a vu comment ce sont bel et bien les humains qui font parler les marmottes ou s’expriment à leur place. Pire encore, à Balzac, ce sont des humains qui incarnent la marmotte prédicatrice, et en Nouvelle-Écosse, celle-ci a même été remplacée par un homard (« Lucy the Lobster »). De ce point de vue, ces pratiques de réveil de la marmotte constituent des usurpations. Les humains font parler les animaux à leur place et ignorent leurs capacités. Ce mode d’opération rappelle qu’en Occident, dans les univers naturalistes, les humains sont censés être les seuls capables de maîtriser la parole, les animaux étant considérés comme des êtres sans voix, combien même les scientifiques découvrent de nos jours que des animaux comme les baleines ou les dauphins possèdent des langues et des dialectes (Lestel 2001). Bien des peuples non modernes considèrent, eux, qu’ils peuvent communiquer avec les animaux, comprendre leur langage ou leurs pensées, et réciproquement. Les Inuit affirment ainsi que les ours polaires ont de l’isuma, la capacité de penser, et qu’un chasseur ne doit jamais avoir de mauvaises pensées à leur égard ou des mots déplacés, au risque de revenir bredouille de la chasse ou de se faire attaquer (Laugrand et Oosten 2014). Il en est de même chez les Dénés d’Alaska (Guédon 2005) et du Yukon où les ours, à l’instar de la multitude des habitants des bois, entendent les pensées et les mots de ceux qui se rendent dans les bois. La règle est donc de ne jamais médire ou d’avoir de « mauvaises pensées » lorsque nous nous rendons dans les bois. Et plus encore, chez les Nabesna d’Alaska, comme chez les Gwich’in du Yukon, les ours sont des animaux qu’il est délicat de nommer. Ainsi il devient « celui qui marche dans les collines » chez les Nabesna.

Dans le cas des pratiques qui nous intéressent, les marmottes n’ont rien à dire. Les humains parlent à leur place en les observant ou même sans les observer. Pire encore, ces animaux sont parfois détenus dans des environnements qui n’ont plus rien à voir avec ceux qu’ils connaissaient avant d’avoir été capturés. L’alimentation est profondément différente de celle à laquelle ils sont habitués, pour ne pas parler des soins qui sont évidemment inexistants à l’extérieur.

Si l’on reprend les récits des soigneurs, on voit apparaître l’évidence d’une communication sensible avec ces marmottes. M’entend-t-il ? Me sent-il ? Me voit-il ? En se posant ces questions, les soigneurs semblent vivre empiriquement une évidence, pas si évidente : le langage des animaux n’a pas de mots, et pourtant une communication s’établit. Peut-être se retrouvent-ils également démunis face à ces discussions muettes, peut-être ont-ils du mal à reconnaître à leur expérience sensible une valeur communicative. Sans doute faut-il préalablement convenir que les mots sont soumis à la subjectivité de leurs auteurs, alors que le sensible est un vecteur d’informations plus largement partagé. Il ne suffit donc pas de convenir que ces animaux usent autrement de leur corporéité et de leurs sens pour communiquer, mais de se prêter aussi à l’expérience de ces moyens de communication si l’on veut espérer pouvoir saisir ce qu’ils ont à dire.

Mais reste un fait indéniable : les marmottes sont instrumentalisées et ce sont bien les humains qui les font parler. Mise en spectacle de l’animal, consommation de son image, de son savoir. À l’instar de nombreuses autres espèces, la marmotte s’intègre donc, à sa façon, à cette longue liste des animaux témoins/victimes d’un consumérisme occidental. Les humains se montrent tantôt responsables des marmottes – ils les façonnent à leur image, ils les nourrissent, ils les déplacent au besoin, ils contrôlent leur reproduction –, tantôt indifférents à leur sort, puisque ces animaux sont dits « nuisibles » et qu’ils ne méritent d’attention que pour servir d’objet-simulacre dans un spectacle qui leur échappe.

Conclusion

Si, dans certaines sociétés non occidentales, on communique aisément avec les animaux par divers moyens, cette question de parler avec les animaux se brouille vite en Occident. Et l’animal n’est jamais vraiment considéré comme une personne. En revanche, puisque la science a permis de « prouver » que les bêtes étaient dotées de sensibilité, il devient urgent que ces animaux s’expriment, autant qu’il devient nécessaire de les protéger. « Respecter la sensibilité d’un animal, c’est non seulement ne pas le faire souffrir mais aussi satisfaire ses besoins propres à son espèce, et tenir compte des sensations qu’il peut éprouver dans un environnement donné, ce qu’on appelle le bien-être », écrivent Marguénaud, Burgat et Leroy (2017 : 30). Bien des questions se posent : où commence la souffrance animale ? Quels sont les critères de cette souffrance ? Qui détermine les « besoins propres à son espèce » ? Par quels moyens accède-t-on à ces « sensations qu’un animal peut éprouver dans un environnement donné » ? Avec la marmotte, où commence cette souffrance ?

À Wiarton, une telle question ne se pose évidemment pas pour les participants réunis solennellement autour de l’animal captif. Le soigneur a bien une idée des préférences alimentaires de la marmotte, mais rien de plus. Vus de plus loin, les gestes et les propos des protagonistes humains montrent plutôt la pertinence des analyses de Guy Debord et de Jean Baudrillard. Ce cadre théorique pourrait paraître simpliste ou relever du lieu commun (Jappe 2010), mais les détails relevés montrent toute sa pertinence. Inversement, les travaux de Despret (2012) ne permettent malheureusement pas ici d’éclairer ce qui se passe car il ne s’agit pas un instant de faire science avec la marmotte, au contraire. La plupart des participants comme le public ne croient pas aux capacités divinatoires de la marmotte. Les travaux de Strivay et Mougenot (2011) sur le lapin pas davantage, ces auteures ayant cherché à retracer les multiples trajectoires dans lesquelles cette espèce est empêtrée. Au-delà aussi des contradictions et autres hybridations historiques de Donna Haraway (2003) ou des brouillages ontologiques, ces activités relèvent plutôt du simulacre. Dans un article sur les prédictions controversées de Wiarton en 2019, Tabitha Cox, l’interprète d’un parc animalier voisin qui héberge Sam Shubenacadie (une marmotte qui a donné un avis opposé à celui de Willie), a révélé sa réelle motivation à poursuivre ces activités. Cox réagissait à l’affirmation d’un scientifique qui concluait que sur quarante ans, chiffres à l’appui, les prédictions des marmottes ne s’étaient avérées vraies que dans 37% des cas : « Je pense que c’est simplement parce que c’est quelque chose d’amusant en plein hiver. […] Il n’y a pas grand-chose qui se passe, Noël et le Nouvel An sont passés, Pâques est encore loin. C’est juste une occasion de s’amuser ».

La marmotte n’est donc plus ici qu’un objet de consommation à la disposition des humains et un prétexte pour parer à l’ennui et au vide. Elle n’est pas vraiment une image, mais elle instaure un rapport social par des images. Les participants se déguisent comme au théâtre et chacun joue son rôle selon une liturgie bien établie. Les élites locales et la presse sont convoquées. En 2019, ce sont le maire de South Bruce Peninsula, en Ontario, et le Premier ministre Doug Ford, qui ont révélé la prédiction de Willie.

Figure 5

« Les marmottes canadiennes ne s’entendent pas »

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La marmotte figure ainsi au coeur d’un vaste spectacle, au coeur de rapports marchands, d’une réelle parodie où le sérieux côtoie le ridicule. En s’appuyant une dernière fois sur les travaux de Baudrillard, on pourrait souligner que la marmotte-simulacre ne cache pas une vérité, et qu’il est illusoire de chercher la tradition authentique. Au contraire, les humains simulent et chaque geste ajoute à l’artifice. Et pourtant, ce rôle de devin-sentinelle caractérise la marmotte depuis longtemps, des deux côtés de l’Atlantique. Pour tout cela, parions que les médias continueront encore longtemps de donner au public, sur les chaînes de radio et de télévision, les prédictions des marmottes les plus célèbres. D’autres animaux leur feront peut-être un jour concurrence, comme Paul le poulpe, céphalopode devin et star de la Coupe du monde du monde de football en 2010, dont on dit qu’il avait un taux de réussite pour prédire les résultats des matchs de huit sur huit… autre sujet, qui demanderait lui aussi plus d’attention.