Article body

Joseph-François Lafitau, jésuite de Bordeaux né le 31 mai 1681, a fait des études de Philosophie, de Rhétorique et de Théologie. Le 10 avril 1711, Lafitau adressa une lettre au général de la Compagnie de Jésus, à Rome, afin de manifester son intérêt pour la mission de la Nouvelle-France. Sa demande a été agréée. Il arriva en Nouvelle-France en 1712 pour une riche expérience missionnaire. Il resta cinq ans dans la mission jésuite de Sault-Saint-Louis (Caughnawaga), sur les rives du fleuve Saint-Laurent. Il a fréquenté les Iroquois sur l’Île de Montréal et a exploré leurs coutumes. Il devint l’un des meilleurs experts en langues iroquoises. Observateur très curieux, il a posé des jalons pour une science des coutumes cherchant à analyser les moeurs des « Sauvages ameriquains » par rapport aux pratiques des peuples antiques. Le but de Lafitau était d’examiner certaines coutumes qui pouvaient expliquer l’ancien temps. Sa « science hiéroglyphique », dite aussi « science symbolique » avec ses sources iconographiques était une tentative de concilier religion chrétienne et science. Ses propositions théoriques ont été issues de ses différentes recherches de terrain et de ses stratégies de recherche documentaire. Entre 1722 et 1724, Lafitau produisît ses deux volumes, les Moeurs des sauvages ameriquains comparées aux moeurs des premiers temps. Sa démarche comparative fut très originale. Son érudition et ses capacités en techniques d’enquête furent extraordinaires. Ses différentes contributions scientifiques ont eu un retentissement considérable dans le monde savant. Méconnu par les figures emblématiques des Lumières, aujourd’hui les oeuvres de Lafitau préoccupent de plus en plus les ethnologues, anthropologues, philosophes, historiens, théologiens, etc.

En 2019, sous la direction de Mélanie Lozat et Sara Petrella, respectivement docteure en Lettres et historienne de l’art, vient tout juste d’être publié, à la maison d’édition Classiques Garnier, un ouvrage collectif ayant pour titre La Plume et le calumet. Joseph-François Lafitau et les « sauvages ameriquains ». Ce texte collaboratif fait le point sur le système de Lafitau dont le but est de démontrer que Dieu existe dans toute société. Dans la préface du livre, Frank Lestringant, spécialiste des voyages français au Nouveau Monde au XVIe siècle et de la littérature des guerres de Religion, nous laisse comprendre que « l’existence de Dieu constitue tout à la fois le point de départ et l’aboutissement de la démonstration » (12). Dans l’introduction du livre, Mélanie Lozat et Sara Petrella reviennent sur le projet du jésuite consistant à mettre en relief l’histoire universelle du monde à travers la chrétienté. Pour elles, « les Moeurs participent de la construction d’un imaginaire colonial en même temps qu’elles influencent le champ de l’anthropologie physique » (17). Il n’est plus à démontrer qu’en Nouvelle-France, était à l’oeuvre un projet colonial ayant sapé l’héritage culturel des Premières Nations. Dans cette dynamique coloniale, ‘‘ il semblerait que la plume de l’écriture ait fait contrepoint au calumet des « Indiens », dans une tentative de conciliation dans un contexte de guerres ’’ (21).

Cet ouvrage collectif se compose de trois grandes parties. La première, « Écritures plurielles », étudie la démarche de Lafitau et replace l’auteur dans son époque afin de bien appréhender ses propos. Philippe Borgeaud, historien des religions, dans son article « Lafitau écrivain », soutient que le missionnaire était un érudit et qu’il avait une méthode bien définie visant à mettre en exergue certaines pratiques retrouvées à la fois dans le Nouveau et l’Ancien Monde. Ces « coutumes caractéristiques » renvoient à « la preuve d’une dérivation directe » (31). En ce qui concerne Andreas Motsch, spécialiste en littérature comparée, son analyse met en évidence l’importance de la prise en compte de l’aspect religieux et théologique dans la réception de l’oeuvre de Lafitau. Dans « Lafitau entre l’histoire et la théologie. Archives et méthodes à l’aube des Lumières », le professeur à l’Université de Toronto rend compte de trois ouvrages du jésuite : Mémoire sur le ginseng, Moeurs des sauvages ameriquains et un manuscrit aujourd’hui introuvable de Lafitau sur la religion des premiers temps. Chez Lafitau, le lien entre l’histoire et la religion est inséparable. « Toute histoire est placée sous l’égide de la Providence et la dimension religieuse traverse tous ses écrits » (46). Dans « Histoire sacrée et ethnographie comparative chez Lafitau », Joan-Pau Rubiés, Maître de conférences en histoire moderne, maintient qu’il faut situer l’ouvrage comparatif de Joseph-François Lafitau, Les Moeurs des sauvages ameriquains comparées aux moeurs des premiers temps dans une dynamique apologétique de l’histoire à la fois totale et sacrée. « L’ethnographie comparative de Lafitau prouvait non seulement que toutes les nations, peu importe leur degré d’ignorance et de superstition, partageaient une croyance en un seul Dieu créateur, à l’encontre de toutes les tentatives libertines ; mais aussi que cette croyance avait les mêmes racines historiques éloignées, et donc une origine divine, dans tous les cas, y compris chez les sauvages du Nouveau Monde » (73). Enfin, Marc Adam Kolakowski, spécialiste des manuscrits littéraires modernes et de l’histoire des discours savants, dans « La théorie des Moises, aux origines du figurisme de Lafitau », reprend la thèse qui laisse comprendre que « tous les dieux fabulaires ne font qu’un, à savoir Moise » (85). Il a revisité l’histoire des Moeurs en lien avec la Demonstratio evangelica de Pierre-Daniel Huet. Pour l’auteur, « le premier aspect par lequel le projet de Lafitau s’inscrit dans la continuité de celui de Huet est donc le recours au consensus gentium, dans une visée apologétique qui préfère toutefois à la notion de ‘‘démonstration’’ celle de ‘‘conjecture’’ » (86). Il ne faut pas également négliger l’influence du groupe dit « des figuristes » sur le système de Lafitau.

Par ailleurs, la deuxième partie, « Le système de religion », réunit un ensemble d’articles exposant différents points de vue sur la démarche et le système de Lafitau. Ce dernier a voulu faire ressortir certaines similitudes entre l’univers religieux des Autochtones et celui de l’Antiquité en vue de mettre au point le dénominateur commun entre tous les peuples ou toutes les croyances religieuses par le biais de la révélation adamique ou chrétienne. Dans « Les Courètes. De Strabon à Lafitau », Mélanie Lozat avance que Lafitau a été influencé par le géographe antique Strabon dans sa façon de procéder à la conceptualisation de la religion des « Sauvages Ameriquains ». Cette influence est très présente notamment dans le chapitre des Moeurs traitant de la « Religion ». Pour Lafitau, toutes les religions tirent leur origine de la révélation adamique. « C’est sur un passage de la Géographie que le jésuite s’appuie pour construire son ‘‘ système ’’ et ainsi démontrer que toutes les religions du monde dérivent en amont de la religion première, révélée à Adam et Ève, dont on trouverait des traces dans la religion des Anciens comme dans celle des Américains » (100). Le géographe fut une référence très fertile pour Lafitau, mais également pour beaucoup de chercheurs et d’aventuriers. La question de l’origine des Courètes sur laquelle revenait Strabon à partir des écrits des poètes et des historiens a interpellé le jésuite. Ce dernier a mis l’accent sur les rapports entre les moeurs de l’Antiquité peintes par le géographe et celles des « sauvages ameriquains », ce qui supposerait l’existence de nouvelles opportunités « d’évangéliser ces derniers, c’est-à-dire travailler à rebours du temps et rétablir la religion véritable de toute l’humanité » (110). Dans son texte « La pyrolâtrie des peuples de l’Amérique, selon Lafitau », Frank Lestringant reconnaît que, pour Lafitau, la pyrolâtrie (ou le culte du feu sacré) est à la fois très familière aux peuples primitifs et aux Anciens. Les sauvages ne sont pas des peuples sans Dieu. Pour le père jésuite Joseph-François Lafitau dans ses Moeurs des sauvages ameriquains comparées aux moeurs des premiers temps, « l’athéisme est vaincu, condamné d’entrée de jeu par les peuples les plus primitifs. Dieu est révéré partout, quoi qu’en disent les athéistes » (122). Il y aurait donc un commun accord de toutes les cultures à accepter un principe supérieur ou une providence divine. À la fin de cette deuxième partie, Sarah Diane Brämer et Adrien Paschoud de l’Université de Bâle, dans le texte « Du texte à la gravure. L’Égypte ancienne dans les Moeurs des sauvages ameriquains comparées aux moeurs des premiers temps », soulignent le poids des rites, des objets et des pratiques de l’Égypte ancienne dans la vision du monde de Lafitau. Les gravures relatives à l’Antiquité égyptienne constituèrent un deuxième texte porteur de sens qui enrichît le contenu des Moeurs de Lafitau pour qui la nature universelle d’une théologie symbolique est plus qu’évidente. Le missionnaire prenait en compte deux types de théologie symbolique : physique et historique (129). Dans les Moeurs de Lafitau, l’idée centrale est que tous les hommes s’efforcent de cerner le sacré et les vérités théologiques avec leur intelligence, leurs légendes, leurs traditions orales, leur mémoire collective et leur sens de créativité.

En définitive, la troisième partie, « De l’atelier du graveur au cabinet de l’antiquaire », examine les rôles joués par les techniques de la gravure dans l’oeuvre de Lafitau. Non seulement elles enjolivent et améliorent le texte, mais également elles servaient à façonner « un imaginaire du Nouveau Monde, par la standardisation de figures d’altérité : la nudité, le cannibalisme, la danse frénétique ou encore l’idolâtrie » (24). Dans « Femmes à poils. Réception et actualisation d’un cliché dans les Moeurs des sauvages ameriquains de Joseph-François Lafitau », Sara Petrella s’intéresse à la fonction essentielle occupée par la femme dans les Moeurs des sauvages amerinquains. Deux formes de figures de la femme sauvage au 18e siècle ont été révélées : femme en mouvement et femme-objet. Pour Lafitau, « les femmes jouent un rôle central au niveau civil, politique et religieux, car ce sont elles, par exemple, qui donnent leur nom à leur progéniture ou qui choisissent les futurs chefs de cabane » (141). Le prêtre jésuite a voulu également rendre neutre le corps découvert de la femme sauvage en vue de mettre à l’écart toutes formes de lecture érotique ou de regard charnel. Spécialiste de littérature géographique à la Renaissance, Matthieu Bernhardt, dans son article « Jean de Léry et Théodore de Bry aux sources de Lafitau », confirme l’apport de deux sources fondamentales dans l’oeuvre de Lafitau : Théodore de Bry (ici l’on fait référence à la collection des Grands voyages) et Jean de Léry [l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil (1578)]. Lafitau avait une dette inestimable envers ces deux sources importantes qui étaient très exploitées dans les Moeurs. Théodore de Bry (1528-1598), graveur très connu, fut une référence exceptionnelle pour le jésuite. Le portrait des Tupinamba réalisé par Jean de Léry (1534-1613), pasteur réformé, fut très pertinent aux yeux de Lafitau. « L’Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil (1578) est en effet citée à treize reprises dans les Moeurs, parfois sur plusieurs pages » (160). Toutefois, un usage sélectif a été souvent fait de ces sources : « que ce soit par pudeur ou pour répondre aux besoins de la démonstration, Lafitau apparaît ainsi enclin à travestir ses sources iconographiques » (165). Autrement dit, l’article de Matthieu Bernhardt analyse les sources de Lafitau en lien avec les thèses défendues par le missionnaire relatives à la question du monogénisme et du consentement universel. Dans son article « Lafitau et les dieux d’Asie. Visualisations synoptiques dans les Moeurs des sauvages ameriquains comparées aux moeurs des premiers temps », Paola Von Wyss-Giacosa, historienne de l’art, met en lumière l’usage des représentations synoptiques dans le projet de Lafitau. L’iconographie, les illustrations ou autres formes d’images visuelles résultant des cultes « idolâtriques » en Indes orientales ont permis à Lafitau de mettre en parallèle ce qui confondait et ce qui distinguait les Indiens orientaux des « Sauvages ameriquains ». Ce processus de comparaison en bloc a joué un rôle important dans la méthode de Lafitau. Pour finir, dans « Lafitau au miroir de la curiosité », Myriam Marrache-Gouraud, Agrégée de Lettres Modernes, revient sur une question très capitale : « quel intérêt a-t-on en 1724 à vouloir se faire passer pour un ‘‘curieux’’ » ? (185) Autrement dit, en quoi les Moeurs mettaient en avant une sorte de « miroir de la curiosité » ? Myriam Marrache-Gouraud ne cherche pas à s’opposer totalement à la lecture qui a été faite de l’oeuvre de Lafitau comme de sérieux catalogues d’exposition de curiosités, mais l’idée est plutôt de reconsidérer cette interprétation et de l’examiner en profondeur en vue de faire ressortir ses carences.

La Plume et le calumet. Joseph-François Lafitau et les « sauvages ameriquains est un ouvrage crucial pour ceux et celles qui souhaitent surtout approfondir leur connaissance des liens entre l’histoire et l’ethnologie. D’ailleurs, Alfred Métraux respectait l’oeuvre de Lafitau qui fut, ultérieurement, traité par plusieurs spécialistes comme un pratiquant de l’ethnologie avant la lettre. Lafitau fut à la base du chambardement de la vision sur l’Amérique. Lafitau y trouva des liens avec les peuples de l’Antiquité la plus lointaine. Ce fut un coup de balai capital. Les pratiques des « sauvages ameriquains » allaient être désormais associées à l’histoire globale. Les intentions du jésuite furent très précises : démontrer la dérivation directe des « sauvages ameriquains », des habitants antiques et de toute l’humanité à partir de la Providence. Les auteur.e.s de cet ouvrage collaboratif sous la direction de Mélanie Lozat et Sara Petrella ont le mérite de garantir une meilleure compréhension de la complexité de l’auteur Joseph-François Lafitau.