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Dans la vulgate critique du xixe siècle, les rapports entre la poésie et l’enseignement sont souvent pensés comme contradictoires. Le Grand dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre Larousse, en 1870, assimile le « genre didactique » dans son ensemble à la « poésie didactique », dont il trouve le modèle dans Les oeuvres et les jours d’Hésiode (qu’on traduit à présent plutôt sous le titre Les travaux et les jours), « poème où se trouvent réunies des leçons de justice publique et privée, de navigation, d’agriculture, etc. », formant « en quelque sorte un manuel des connaissances utiles », et « renfermant un grand nombre de préceptes moraux ou techniques »[1]. L’article « Didactique », postulant une incompatibilité avec le plaisir du lecteur en quoi réside la poésie, précise d’emblée que

l’exactitude des préceptes, l’enchaînement logique des différentes parties y sont voilés sous un style d’une précision élégante, sous des images variées, sous de pittoresques descriptions, sous une savante et expressive harmonie. Des épisodes choisis avec goût viennent rompre la monotonie du sujet ; et, contenus dans de judicieuses limites, se reliant à l’oeuvre par une pensée morale, par un souvenir historique ou mythologique, ils apportent un charme imprévu et complètent l’enseignement[2].

De là cette définition du « poème didactique » comme « une espèce de poème qui présente au fond un enseignement régulier sous une forme agréable[3] ». L’enseignement est ainsi supposé par nature profondément hostile à la poésie, c’est-à-dire « prosaïque », de sorte qu’il faut le « poétiser » — par le style, par les images, par le rythme, par le mètre. Mais cette « poétisation » du didactique ne suffit pas : Aristote, déjà, dès l’ouverture de la Poétique, soulignait que l’usage du vers ne fait pas le poète :

En effet on a coutume d’appeler ainsi ceux qui exposent en mètres un sujet de médecine ou d’histoire naturelle ; et pourtant, il n’y a rien de commun à Homère et à Empédocle sinon le mètre, si bien qu’il est légitime d’appeler l’un poète et l’autre naturaliste plutôt que poète[4].

Le même argument opposant le poète au versificateur sera repris par le philosophe Jean-Marie Guyau dans L’art au point de vue sociologique (1889), qui demande à la pensée d’être elle-même poétique :

Le vers ne peut donner sa forme et son rythme à la pensée que lorsque celle-ci vibre et chante. Le propre de la pensée vraiment poétique, c’est en quelque sorte de déborder le vers, dont la mesure ne semble lui avoir été imposée que pour limiter en elle ce qui seul peut l’être, la forme non le fond. Quant à la définition scientifique, qui, elle, peut tenir tout entière dans les douze syllabes d’un alexandrin, elle est un véritable non-sens en poésie : à quoi bon donner une règle à ce qui est la règle même[5] ?

C’est toute la tradition, encore répandue au xixe siècle, des traités en vers (médecine, droit, astronomie, etc.) qui se trouve ainsi condamnée. Célébrant l’art de Virgile dans les Géorgiques, les auteurs du Dictionnaire concluent donc à la disparition de la poésie didactique à l’époque moderne, qui doit réserver l’enseignement à la prose :

De nos jours, le genre didactique et le genre descriptif, surtout en France, paraissent complètement abandonnés […] La prose est devenue la langue exclusive du précepte et de l’enseignement, depuis que ce dernier s’est fait plus net, plus concis, plus méthodique. Quant à la poésie, se détachant de plus en plus des choses usuelles, pratiques et positives, elle se réserve de plus en plus pour exprimer les sentiments et les accès lyriques de l’âme[6].

C’est bien parce que la poésie est « restreinte » au genre lyrique que la didactique est perçue comme antipoétique, selon un discrédit qui affecte également le récit et la description, dans le « système des genres » qui s’est imposé depuis le romantisme, et que Mallarmé a résumé dans une formule célèbre de Crise de vers, sur laquelle il faudra revenir. Le didactique, comme le descriptif et le narratif, s’oppose au lyrique, de sorte que l’idée même d’un « poème didactique » paraît antinomique[7]. Au chapitre de l’exclusion, du côté du didactique, il conviendrait en outre de ranger les types de discours apparentés au didactique et qui, souvent, participent de sa valeur perlocutoire : les énoncés gnomiques et, surtout, argumentatifs, qui rapportent la poésie aux genres judiciaire, délibératif et épidictique de l’ancienne rhétorique[8]. C’est plus généralement la poésie « à thèse », cherchant à informer et à persuader, qui est perçue comme « prosaïque ».

Pourtant, jamais le didactisme n’aura été plus répandu que dans un siècle où, comme l’a montré Paul Bénichou dans Les mages romantiques (1988), les poètes se sentent investis d’un pouvoir spirituel qui va jusqu’au « sacerdoce laïque ». Le poète s’assigne pour but d’éclairer l’humanité, il est le suprême éducateur. Ce qui est donc perçu comme antipoétique, c’est le plat didactisme utilitaire des versificateurs qui, comme le rappelle le Dictionnaire, se contentent de mettre en vers le code civil, la géographie de la France, ou la géométrie. En revanche, lorsqu’elle touche aux « grands » sujets de la philosophie, de la morale, de la religion, de la science, la poésie non seulement autorise le didactisme, mais elle l’exige, accomplissant alors sa vocation religieuse au prosélytisme. Diderot, déjà, regrettait l’union de toutes les facultés dans la poésie primitive :

Un sage était autrefois un philosophe, un poète, un musicien. Ces talents ont dégénéré en se séparant ; la sphère de la philosophie s’est resserrée, les idées ont manqué à la poésie ; la force et l’énergie aux chants ; et la sagesse, privée de ces organes, ne s’est plus fait entendre aux peuples avec le même charme[9].

En se réunissant avec la philosophie, la poésie, ainsi régénérée, rendrait sa légitimité et sa noblesse à l’enseignement : « C’est ainsi que la Langue des Dieux, ramenée à la noblesse de son origine, servirait à instruire les hommes[10]. » C’est en revenant à la source gréco-latine du poème philosophique comme genre noble que la poésie romantique a tenté de réconcilier la poésie et le didactisme. Le Grand dictionnaire universel du xixe siècle indique bien que, chez les Grecs après Hésiode, c’est surtout sous la forme du poème philosophique, avec Xénophane, Empédocle, que le genre didactique a pu se maintenir, selon un modèle repris en latin par Lucrèce et Horace. Pour les lecteurs du xixe siècle, le poème philosophique est donc le seul genre didactique possible, comme l’attestent les « Poèmes » de Lamartine, de Vigny, de Hugo, qui illustrent la fortune du genre comme « grand genre ». L’appellation même de « poème philosophique » est due à Vigny, qui la place en sous-titre au recueil Les destinées (1864, posthume). Le poème philosophique, tel qu’il est illustré de manière canonique par la célèbre « Mort du loup », « La maison du berger » ou « L’esprit pur », livre un message ou un savoir à travers une narration, un dialogue ou simplement un discours, remplissant une fonction pragmatique et gnomique. Ce genre, héritier d’une longue tradition qui remonte aux présocratiques et, surtout, à Lucrèce, semble avoir été largement contesté par les poétiques modernes, qui ont vu dans les longs poèmes de Sully Prudhomme, par exemple, l’illustration de l’impossibilité d’être à la fois poète et philosophe. Mais ce rejet du poème philosophique héritier des vastes épopées renaissantes (le Microcosme de Maurice Scève, les Hymnes de Ronsard) et romantiques (l’Orphée de Ballanche, le Prométhée d’Edgar Quinet) ne signifie pas pour autant sa complète disparition. Le poème philosophique a évolué, il s’est transformé, de la même façon que l’épopée elle-même, à laquelle il est apparenté dès son origine. Par là, l’étude du poème philosophique devrait s’insérer dans le cadre plus large d’une poétique historique des genres, non seulement de la poésie, lyrique et épique, mais également du discours philosophique : essai, traité, dissertation, disputatio, dialogue, méditation, autobiographie intellectuelle, récit mythique, système, etc.[11]. Le poème philosophique, genre « mixte » ou « hybride » par excellence, du fait de ses origines grecques, intéresse à ce titre les philosophes aussi bien que les poètes.

Qu’est-ce qu’un poème philosophique ?

Depuis les lectures de Nietzsche et Heidegger, le poème philosophique est le plus souvent associé aux présocratiques, et notamment au Poèmesur l’être de Parménide. Mais, pour l’histoire de la poésie, au xixe siècle en particulier, la référence est plutôt le De rerum natura, « épopée philosophique[12] » dans laquelle Lucrèce, qui ne se présente pas comme un philosophe mais comme un poète, expose et vulgarise la philosophie d’Épicure. Il s’agit d’un long traité en vers, publié par Cicéron, qui, sous la forme d’un exposé raisonné et systématique en six chants, sans doute inachevé, présente les thèses d’Épicure. Ce poème, adressé à Memmius, et qui s’ouvre sur une grande invocation à Vénus, est destiné à transmettre un savoir, qui englobe la physique (les atomes), l’astronomie (situation de la terre, création de l’univers), la biologie (la génération, la vie animale), en même temps qu’une sagesse, puisqu’il a pour but de libérer l’homme de la peur et des superstitions religieuses pour lui permettre d’atteindre à l’ataraxie. Il remplit donc à la fois une fonction gnomique, selon une tradition poétique très ancienne, et une fonction éthique, qui passe par une rhétorique de la persuasion, mise en oeuvre dans un discours épidictique (hymne à la Nature) et délibératif (exhortation à vivre libre).

Ce poème du ier siècle av. J.-C, lui-même inspiré d’oeuvres latines antérieures (l’Épicharme d’Ennius, par exemple, qui expose le système de Pythagore) et grecques (Empédocle, à qui Lucrèce se réfère, et le Poème de Parménide), sert véritablement de modèle jusqu’à la fin du xixe siècle. Mais, à l’origine, il est lui-même fondé sur le poème épique tel qu’Aristote le décrit dans la Poétique, dont il constitue en quelque sorte une variation ou un sous-genre. Mais ce modèle lucrétien, qui se retrouve chez André Chénier dans le projet d’Hermès, n’est ni unique ni exclusif, puisqu’on a également l’habitude de qualifier d’autres poèmes, très différents, de « philosophiques ». Ainsi des « poèmes métaphysiques » anglais du xviie siècle, des Hymnes de Hölderlin, des Canti de Leopardi, ou encore d’Eurêka d’Edgar Poe. Outre par l’« épopée philosophique », le discours philosophique peut être accueilli par les deux autres grands genres (ou modes) de la poétique pseudo-aristotélicienne : le lyrique et le dramatique. Ainsi des Hymnes de Ronsard, des Odes d’Horace ou de Keats, aussi de certains dialogues poético-philosophiques de Hölderlin, de Shelley, de Vigny, ou de monologues dramatiques comme L’après-midi d’un faune de Mallarmé ou La jeune Parque de Valéry. Le poème philosophique est certes un genre à part, dont l’existence est incontestable, mais il emprunte le plus souvent sa forme et ses procédés stylistiques à d’autres genres constitués : à l’épopée, principalement ; mais aussi aux genres lyriques : à l’hymne, à l’ode, au discours en vers, à l’élégie, à l’églogue même ; aux genres dramatiques, enfin : dialogue, monologue ou monodrame (Rollengedicht allemand). C’est donc un genre protéiforme, même si le modèle de l’« épopée philosophique » instauré par Lucrèce y prédomine nettement, jusqu’au xixe siècle.

Il faut donc tenter, en vue de dresser une petite typologie des genres et formes englobés sous l’étiquette de « poème philosophique », de cerner sommairement les principaux traits définitoires du genre, qui concernent : la versification ; la « longueur » et la composition ; les types énonciatifs.

Critères de définition du genre

Genre littéraire et philosophique à la fois, le poème philosophique est hybride par nature (au même titre que le dialogue socratique, ou l’autobiographie cartésienne). Épique ou lyrique, il exhibe sa littérarité par l’usage du vers, généralement l’alexandrin ou le décasyllabe : on ne prendra pas en compte ici les poèmes en prose qui, depuis le xixe siècle, seraient susceptibles de relever de cette catégorie générique (ainsi du « Centaure » et de « La bacchante » de Maurice de Guérin et du « roman » philosophique de Hölderlin, Hyperion). Outre le vers, le poème philosophique se caractérise par une certaine ampleur, ou « longueur » pour reprendre le terme de Baudelaire emprunté au Principe poétique de Poe, à la mesure de la complexité et de la profondeur des sujets dont il doit traiter, mais aussi de sa nature d’« épopée » (7400 vers chez Lucrèce, et encore se demande-t-on si l’oeuvre n’est pas restée inachevée). De là aussi le choix fréquent, à la Renaissance, de l’hymne ou de l’ode, susceptibles d’une certaine ampleur, parmi les genres lyriques. Les poèmes philosophiques du xixe siècle français sont soit de vastes fresques, sous la forme d’un long poème unique divisé en chants, en sections ou en chapitres, comme des épopées, soit sous la forme de « Poèmes » (terme imposé par Vigny, à propos d’« Éloa »), d’une longueur alors considérée comme « moyenne », mais qui peut sembler importante aujourd’hui (quelques centaines de vers), et qui peuvent le cas échéant être réunis dans un recueil, plus ou moins organisé : il en est ainsi des Destinées de Vigny ou des Poèmes antiques de Leconte de Lisle. La composition d’ensemble est alors souvent significative, contribuant au propos philosophique, comme La légende des siècles, recueil de « petites épopées », ou même en un sens Les fleurs du mal. Mais le critère de la « longueur » n’est pas infaillible, puisqu’il arrive aussi que le poème philosophique se moule dans des formes brèves, comme le sonnet, dont la perfection formelle permet la concentration de la pensée, dans les sonnets élisabéthains, par exemple. Le grand poème philosophique, sur le modèle des six chants du De rerum natura est certes dominant, mais non pas exclusif.

Comme la prose philosophique, le poème philosophique se construit selon une logique discursive. Les types « dominants » de l’énonciation, au service de l’enseignement, y sont la description (du clinamen, par exemple), la narration (des origines de l’univers), l’argumentation, le dialogue. Du point de vue des actes de langage, l’assertion, et de manière générale les énoncés « constatifs » ou descriptifs d’un état de choses, fût-ce sur le mode de l’interrogation rhétorique (chez Hugo, par exemple), sont nettement dominants, ainsi que les fonctions référentielle et conative. Quant aux figures de rhétorique, notamment la prosopopée (prosopopée de la nature au livre III de Lucrèce), l’allégorie (et avec elle, toutes les figures de typification), elles occupent une place centrale, dès lors qu’il s’agit de mettre en image des idées abstraites. La tradition médiévale de la lecture allégorique, telle qu’on la retrouve chez Dante, joue un rôle décisif dans la constitution du genre. D’une certaine manière, la présence récurrente de l’allégorie (au sens purement rhétorique du terme) devient un critère d’identification du poème, suffisant à lui conférer un statut « philosophique ». Certains poèmes des Fleurs du mal, par exemple, peuvent ainsi se lire comme des poèmes philosophiques (« Élévation », « La beauté », « Le voyage », etc.).

Typologie des genres du poème philosophique

Ce qui fait des poèmes des poèmes philosophiques, ce n’est pas l’identité de leur auteur, qui n’est pas forcément un philosophe reconnu (pour autant qu’on sache ce qu’est un philosophe, ce qui est loin d’être évident), même si Dante, Hölderlin, Leopardi, Novalis, Coleridge, Hugo, sont aussi des philosophes. Nombre de poèmes philosophiques ont été écrits par des poètes qui ne sauraient être considérés comme des philosophes, même s’ils sont aussi souvent des essayistes ou des moralistes, et quelle que soit leur culture philosophique : Ronsard, Chénier, Lamartine, Vigny ne sont pas considérés comme des philosophes. Quant aux philosophes, au sens académique du terme (laissons de côté le cas épineux de Nietzsche), il est rare, du moins dans le contexte moderne, qu’ils se fassent poètes : tout au plus peut-on citer Jean Wahl, auteur de quelques (médiocres) recueils, Jacques Garelli, Jean-Louis Chrétien, Philippe Beck dans la mouvance de la phénoménologie. À moins qu’on ne considère, comme Valéry, que les systèmes de Schopenhauer, de Hegel, etc. ne sont jamais que des « poèmes lyriques »[13] … Ce qui fait la qualité du poème philosophique, ce n’est pas non plus la seule présence de « thèmes » ou d’« idées » philosophiques (la vie, la mort, l’amour, la justice, la vérité, le pouvoir, pour s’en tenir à un répertoire platonicien) — sans quoi tout poème mériterait à bon droit d’être appelé « philosophique ». Les « idées » — et on peut entendre ce mot, comme Descartes, dans un sens très large — sont indéniablement la matière du poème philosophique, la condition nécessaire, mais non suffisante.

Il faut donc dégager d’autres critères, qui concernent à la fois le « matériau thématique » et le « matériau verbal », en quoi consiste précisément le genre. C’est avec des mots et non des idées que le poème philosophique est fait, pour reprendre la boutade fameuse prêtée à Mallarmé. Du croisement stylistique de la substance et de la forme du contenu, peut donc se dégager une typologie des poèmes philosophiques, selon « l’horizon d’attente » (Jauss) instauré par l’histoire. On peut ainsi esquisser, à l’intersection de l’épique et du lyrique, une typologie (non exhaustive) des sous-genres du poème philosophique : poème « scientifique » ; poème « mythologique », antique et oriental ; poème « humanitaire », épico-philosophique ; poème religieux ou « biblique ». Mais il faut bien prendre conscience de l’historicité de ces genres du poème philosophique, qui évoluent et se transforment profondément. Si le poème « scientifique » d’inspiration lucrétienne traverse l’histoire de la poésie, tel ne semble plus guère le cas du poème « biblique », qui se développe principalement au xvie et au xviie siècle, progressivement « remplacé » au xixe par le grand poème « humanitaire » de l’époque romantique. De la même manière, le poème mythologique a disparu aujourd’hui. Situé à l’intersection des trois grandes classes génériques héritées de la lecture d’Aristote (même s’il entretient des liens privilégiés avec l’épique), le poème philosophique se décline en quelques sous-genres où se croisent le contenu « philosophique » (d’ordre métaphysique, théologique, moral, socio-politique, psychologique), les modes et types énonciatifs (description, narration, argumentation, dialogue, etc.), les genres poétiques conventionnels (hymne, ode, élégie, dialogue socratique, monologue dramatique, etc.). D’un sous-genre à l’autre, la « dominante » énonciative et discursive varie : descriptive dans le poème « scientifique », narrative dans le poème « humanitaire », dialogique, etc. Cette typologie formelle, seulement esquissée ici, devrait être approfondie à partir d’exemples précis, mais on peut tout de même dégager quelques grandes orientations.

Poème scientifique

La tradition de Lucrèce, à une époque où la science ne se distingue pas encore de la philosophie, ouvre sur le poème « scientifique », qui décrit la nature et l’univers, dans ses lois physiques et biologiques. Représenté par Scève ou Du Bartas au xvie siècle, par André Chénier au xviiie siècle, par Sully Prudhomme au xixe siècle, sans parler des innombrables traités de physique ou d’astronomie en vers au xviiie siècle, le poème « scientifique » est en réalité un sous-genre de l’épopée — épopée du savoir, en l’occurrence, mais aussi le plus souvent épopée des origines de l’univers. C’est dire que, comme c’est du reste le cas chez Lucrèce, le poème philosophique/scientifique a partie liée avec le genre primitif des cosmogonies et des théogonies (qui relèvent de l’épique). Cette filiation est encore manifeste dans les grands « Poèmes » de Hugo, à partir de La légende des siècles (1859), mais aussi bien plus récemment chez Supervielle, dans La fable du monde (1934), chez Saint-John Perse, dans Vents, et chez Queneau dans sa Petite cosmogonie portative (1950), jusqu’à la Lettre sur l’origine de l’univers (1991) de Jacques Réda. Toutefois, dans ces textes plus récents, la fonction gnomique passe au second plan, ou même s’efface complètement.

Poème religieux ou biblique

Dans sa version chrétienne, la cosmogonie est Genèse. C’est un des aspects importants du poème religieux, aux xvie et xviie siècles, la narration des origines de la Création et l’inventaire de ses richesses, comme hymne à la puissance divine. Le modèle est alors le « Grand Code » de la Genèse, et de ses gloses innombrables. À l’époque romantique, le genre est également influencé par d’autres grands poèmes d’inspiration religieuse — la Comédie de Dante, mais aussi Paradis perdu de Milton, dont on retrouve l’influence dans le cycle lamartinien des « Visions », dans les Destinées de Vigny, dans La légende des siècles, une fois encore.

Poème mythologique, antique ou oriental

Les thèmes mythologiques sont souvent le prétexte à un discours philosophique, amplifié par la pensée romantique. La méditation théologique et métaphysique sur la mort du Christ, sur la mort des dieux et de Dieu, qu’on retrouve par exemple chez Jean-Paul Richter, Hölderlin, Vigny, Nerval, et encore chez Rimbaud (« Soleil et chair »), trouve dans le poème mythologique son espace privilégié. Loin de se limiter à la pure narration d’épisodes mythologiques, dans la tradition des Métamorphoses d’Ovide, la mythologie est le matériau de poèmes à vocation proprement philosophique. Ces poèmes doivent impérativement être rapprochés des spéculations théoriques sur la mythologie et sur les religions antiques conduites par Schelling, Hegel, Quinet, Michelet, Renan. Les mythologies ne sont d’ailleurs pas limitées à la tradition gréco-latine, en relation étroite avec le développement, au xixe siècle, des études indo-européennes et sémitiques. De là, les Poèmes barbares de Leconte de Lisle, qui sont à leur manière des poèmes philosophiques sur la diversité des cultures, avec une fascination de l’Europe tout entière pour les « religions orientales », où le bouddhisme (souvent revu et corrigé par Schopenhauer) se mêle à l’hindouisme.

Poème « humanitaire » (ou épico-philosophique)

C’est encore de l’épique que relèvent la plupart des grandes fresques « humanitaires » de la poésie romantique, depuis Jocelyn de Lamartine jusqu’à La légende des siècles, précisément, en passant par les grandes épopées oubliées de Ballanche, Soumet, Quinet, etc. Il s’agit là non plus d’une description des faits notables de la nature, mais de l’évolution de l’humanité, généralement sous l’angle du « progrès », selon des schémas téléologiques, voire eschatologiques. Ces poèmes, comme la célèbre « Vision d’où est sorti ce livre », ajoutée dans l’édition définitive de La légende des siècles — qui devait s’intituler Légende de l’humanité — présentent une vision de l’Histoire caractéristique du xixe siècle. Comme poèmes philosophiques, ils font écho aux spéculations en prose de Michelet, de Quinet lui-même, de Renan, et, pour le domaine germanique, de Schelling et de Hegel.

Sully Prudhomme, que plus personne ne lit aujourd’hui, a reçu en 1901 le prix Nobel de littérature pour une oeuvre qui se place explicitement sous le signe de la poésie philosophique. C’est dire combien le genre a été important dans la paysage poétique français jusqu’à la fin du xixe siècle, et au contraire combien il est absent du paysage contemporain — du moins sous la forme historique qu’on a tenté de décrire rapidement. Il faut donc s’interroger sur ce déclin, et cette disparition, qui sont liés à l’effacement de ce que les traités de poétique classiques appelaient « grands genres ». Le poème philosophique est devenu un genre mineur et obsolète, du moins en France, dès lors que la longueur du grand « Poème » a paru insupportable, c’est-à-dire depuis la diffusion, par Baudelaire, des thèses du « Principe poétique » de Poe.

Le poème philosophique dénié

Né avec la littérature elle-même, le genre, encore cultivé jusqu’à la fin du xixe siècle, aurait ainsi disparu en France au début du xxe siècle (avec « Le cimetière marin » ?), à la faveur des avant-gardes dadaïstes et surréalistes. À moins que, sous d’autres appellations (ou sans appellation du tout), le poème philosophique ne se soit transformé jusqu’à devenir méconnaissable, à la faveur précisément du mélange et, bientôt, de l’effacement (supposé) des genres, comme semblent l’indiquer tant de poèmes contemporains d’Yves Bonnefoy, de Michel Deguy, de Lorand Gaspar, d’Emmanuel Hocquard, et plus récemment, de Philippe Beck ou de Jean-Louis Chrétien ? Valéry, célébrant l’Eurêka d’Edgar Poe, va même jusqu’à affirmer, contre l’évidence, que la poésie française « ignore, ou même redoute, tout l’épique et le pathétique de l’intellect », et que « si quelquefois elle s’y est risquée, elle s’est faite morne et assommante. Lucrèce ni Dante ne sont français. Nous n’avons point chez nous de poète de la connaissance »[14]. Cette affirmation n’est pas sans rappeler la formule fameuse de Voltaire : « La France n’a pas la tête épique. » Que faire dans ce cas des Hymnes de Ronsard, du Microcosme de Scève, des « Stances à l’inconstance » d’Étienne Durand, de « La mort de Socrate » de Lamartine, de « La maison du berger », qui ont manifestement une vocation gnomique ? Certes, ces poèmes ne sauraient rivaliser avec les grands poèmes de Lucrèce, de Dante, de Milton, mais il s’agit là d’un jugement de valeur qui ne change rien à leur nature. Bien que la réflexion contemporaine célèbre Empédocle, Hölderlin ou Paul Celan, amplement commentés par les philosophes, les longs poèmes philosophiques ne sont plus lus. Qui sont les lecteurs, hormis quelques spécialistes, des épopées d’Edgar Quinet : Napoléon, Ahasvérus, et même de l’épisode de Lamartine, Jocelyn ? Et même, qui lit encore pour le plaisir, en dehors des nécessités académiques, les Destinées de Vigny ? Cette regrettable désaffection pour le poème philosophique, autrefois « grand genre », genre majeur au même titre que l’épopée ou la tragédie, provient d’une complète refonte du système des genres en vigueur dans la poésie contemporaine.

Le poème philosophique, une « contradiction dans les termes »

Du fait au droit, il n’y a en effet qu’un pas. Selon un postulat répandu, la poésie et la philosophie ne paraissent pouvoir se rencontrer qu’en dehors du genre où elles convergeaient naturellement jusqu’au xixe siècle, comme si le discours philosophique et la poésie s’excluaient mutuellement. Le poème philosophique, auquel Valéry dénie le droit de cité, n’a pas seulement été oublié au début du xxe siècle, il a été violemment critiqué et rejeté dans une sorte de consensus qui prévaut encore aujourd’hui. Il est alors récusé dans sa nature même, au nom de principes théoriques, comme essentiellement anti-poétique. Paradoxalement, plus le lien entre poésie et philosophie se resserre — avec Valéry, Breton, Char, Bonnefoy, Deguy, tous poètes ayant une culture philosophique bien supérieure à celle de la plupart des poètes du xixe siècle —, jusqu’à devenir un lieu commun de la critique, plus le genre du poème philosophique est décrié comme un véritable oxymore ou comme une « contradiction dans les termes[15] », comme le dit Baudelaire (citant Poe) du « long poème ».

Ce sentiment très vif d’une véritable incompatibilité entre le discours poétique et le discours philosophique, comme l’observe Valéry, tient à un « sentiment si marqué de la distinction des genres, c’est-à-dire de l’indépendance des divers mouvements de l’esprit, que nous ne souffrons point les ouvrages qui les combinent[16] ». Ce clivage rhétorique entre littérature et science, entre littérature et philosophie, oppose les différents types de discours : fonction gnomique, informative et argumentative d’un côté, fonction esthétique de l’autre, recoupant l’opposition entre la fonction « prosaïque » de la prose et la fonction « poétique » du vers, qui porte la littérarité à son point maximal. Même si l’on ne s’arrête pas à l’observation faite par Aristote dans la Poétique, distinguant les « vrais poètes » des « versificateurs », il est clair que la pierre d’achoppement du poème philosophique, c’est l’usage du vers qui, dans une société de l’écrit, ne peut plus répondre à une fonction mnémonique, et ne peut donc avoir d’autre signification qu’esthétique. L’incompatibilité est bien résumée par Théodore de Banville qui, dans son Petit traité de poésie française (1870), accordant le privilège à la poésie lyrique, souligne combien « il est absurde, après l’invention de l’imprimerie, de traiter des sciences et des arts parvenus à leur apogée, autrement que dans la langue technique, claire et précise qui leur est propre[17] ». L’argument consiste à distinguer les genres selon la division du travail : « Passé les âges homériques, ce n’est plus au poète qu’il appartient d’expliquer les sciences et les métiers […] Le vers et la prose ont alors chacun leur domaine, parfaitement séparé, délimité et défini[18]. »

Cette incompatibilité doit être certes comprise à travers l’histoire (encore à faire) des rapports entre littérature, philosophie et science, mais aussi à travers l’histoire interne de la poétique dans la seconde moitié du xixe siècle, qui tend à assimiler la poésie au seul genre lyrique. Apparenté à l’épique, auquel il emprunte les procédés narratifs et descriptifs, le poème philosophique possède en outre une vocation argumentative et démonstrative bien éloignée de l’ethos lyrique, fondé sur l’expression du sentiment. Le poème philosophique n’est pas cité par Mallarmé dans le texte fameux de Crise de vers, mais il tombe directement sous le coup de la condamnation qui frappe l’« état brut » de la parole, l’« universel reportage » qui consiste à « narrer, enseigner, même décrire ». Le langage « essentiel » en quoi consiste la poésie, c’est-à-dire la poésie lyrique, ne sera ni narratif, ni didactique (c’est-à-dire gnomique ou argumentatif), ni descriptif : « voilà le poème philosophique condamné », pourrait-on dire en paraphrasant la formule de Baudelaire et de Poe sur l’épopée. Le rejet massif du poème philosophique s’explique, certes, par la lassitude à l’égard du poème « long » et par le développement d’une esthétique de la concision et de la densité qui condamne l’épopée en général ; mais aussi et surtout par le refus du « didactisme », qui tient à la vocation vulgarisatrice du genre depuis Lucrèce, c’est-à-dire plus profondément encore, au sentiment d’une incompatibilité de nature entre le discours « d’idées » et l’imagination créatrice par quoi se définit la poésie depuis le romantisme. La poésie, si elle expose des « idées » de manière démonstrative et didactique, se dégrade en pure versification, à l’image des traités versifiés de droit ou d’horticulture qui se sont multipliés au xviiie siècle, hors de la littérature. Comme l’affirme Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?, « si le poète raconte, explique ou enseigne, la poésie devient prosaïque, il a perdu la partie[19] ». Ce ne sont pas tant les « idées » et la « pensée » en tant que telles qui sont exclues de la poésie, comme pourrait le donner à croire une remarque de Valéry dans les Cahiers : « La poésie n’a pas à exposer des idées[20]. » C’est bien le verbe « exposer », plutôt que son complément, qui rend le genre philosophique problématique en poésie — c’est-à-dire la logique discursive et démonstrative. Si Valéry dénonce en Vigny un « poète prétendu philosophe[21] », c’est justement parce que sa pensée est selon lui indigente ; le vers : « J’aime la majesté des souffrances humaines » n’étant « pas pour la réflexion ». Baudelaire n’est évidemment en aucune façon hostile à la philosophie, bien au contraire, mais au discours philosophique sous sa forme didactique et argumentative, « démonstrative », dans le genre figé, donc, du poème philosophique illustré selon lui par Louis Ménard, Auguste Barbier, Pierre Dupont, Edgar Quinet, dont il se gausse dès ses premiers essais. À propos de Prométhée délivré, grand « poème » de L. de Senneville alias Louis Ménard, il s’interroge sur le genre : « Ceci est de la poésie philosophique. — Qu’est-ce que la poésie philosophique ? — Qu’est-ce que M. Edgar Quinet ? — Un philosophe ? — Euh ! euh ! — Un poète ? Oh ! oh ! » (OC, 9) Baudelaire conclut que « la poésie philosophique est un genre faux » (OC, 9). C’est donc, comme pour la morale, le critère de l’« intention », du « but » assigné à l’oeuvre, qui disqualifie la poésie philosophique, par le seul fait qu’elle ajoute une finalité externe à la finalité interne du Beau : « Froide, calme, impassible, l’humeur démonstrative repousse les diamants et les fleurs de la Muse ; elle est donc absolument l’inverse de l’humeur poétique. » (OC, 333)

L’« hérésie de l’enseignement »

La ligne de partage est bien la notion d’« utilité », qui a suscité tant de polémiques dans les débats sur l’art au xixe siècle : le « désintéressement » du vers, expression d’une « finalité sans fin » dans une perspective kantienne, paraît contradictoire avec la fonction utilitaire d’un discours philosophique qui, en réalité, est au xixe siècle surtout un discours à vocation morale, sociale ou politique, selon une rhétorique délibérative ou épidictique — comme c’est du reste le cas chez Lucrèce, qui décrit l’univers pour libérer l’homme des superstitions. La plupart des poèmes philosophiques, exposant leur sujet sur le mode descriptif et narratif, visent à une rhétorique de la persuasion, à une fin en somme didactique. Baudelaire, qui en emprunte les termes à Poe, porte à son comble la poétique de « l’art pour l’art » prônée par Gautier, sous le nom d’« art pur » et de « poésie pure », totalement affranchie de la morale, de la politique et de la religion, ce qui conduit Valéry à affirmer, contre l’évidence, qu’on ne trouve aucune « tirade philosophique » dans Les fleurs du mal[22]. Baudelaire dénonce ainsi, après Edgar Poe, « l’hérésie de l’enseignement ». Pour bien saisir le sens et les enjeux de cette exclusion du didactisme du champ de la « poésie pure », il faut s’arrêter aux longs développements que Baudelaire consacre à « l’art pur », qu’il oppose précisément à « l’art philosophique », dans l’essai resté inachevé, et qui sera publié par Asselineau dans L’art romantique, en 1868. Prenant le contre-pied des peintres de l’École lyonnaise, qui subordonnent la peinture à des exigences morales et philosophiques, Baudelaire célèbre « l’art pur selon la conception moderne », qui « crée une magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même » (OC, 598). La signification de l’« art pur » ne saurait se comprendre sans les influences philosophiques reçues, d’une part, de Victor Cousin et de ses élèves — notamment Théodore Jouffroy, dont Baudelaire connaissait le Cours d’esthétique —, et, d’autre part, à travers Cousin, de l’idéalisme allemand — de Moritz à Schelling, en particulier. Mais il importe ici de retenir le principe même de l’opposition à « l’art philosophique », qui assigne une vocation « didactique », « enseignante » ou « philosophique » à l’art, selon les trois adjectifs que Baudelaire retient comme synonymes. Cette fonction utilitaire est pour Baudelaire absolument incompatible avec le « Beau pur ». C’est dans l’essai sur Théophile Gautier, qui reprend la paraphrase du Principe poétique d’Edgar Poe, que Baudelaire formule de la manière la plus radicale son horreur de « l’hérésie de l’enseignement », « laquelle comprend comme corollaires inévitables, les hérésies de la passion, de la vérité et de la morale » (OC, 112). Le refus du genre du poème philosophique est en réalité fondé sur l’héritage philosophique de l’esthétique post-kantienne : le poème philosophique est récusé au nom même d’une thèse philosophique — l’autonomie de l’art.

Le poème philosophique moderne ?

La distinction capitale entre la pensée et les idées, et le discours démonstratif qui les expose, laisse le champ libre à la poésie philosophique, pour peu que le modèle vulgarisateur à la manière de Lucrèce (ou de Dante) s’efface ou se transforme. Baudelaire proclame le lien essentiel qui lie la poésie à la philosophie, hors du genre répertorié de la « poésie philosophique » : « La poésie est essentiellement philosophique ; mais comme elle est avant tout fatale, elle doit être involontairement philosophique. » (OC, 9) Baudelaire envisage ainsi l’évolution et la transformation d’un genre conventionnel, figé par la tradition rhétorique dans un académisme stérile. Le renouvellement du poème philosophique est selon Baudelaire apporté par Hugo, qui laisse libre cours à l’imagination sans la soumettre à la tyrannie utilitaire de l’intellect et de la raison. Ainsi de « La pente de la rêverie », dans Les feuilles d’automne, poème « scientifique » assurément, que Baudelaire admire pourtant, parce qu’il a su échapper au didactisme. La fascination de Baudelaire pour l’immensité hugolienne, qu’on retrouve dans Les fleurs du mal, le conduit à célébrer un poème en théorie inacceptable selon le « Principe poétique ». Dans « La pente de la rêverie », le poète, contemplant les splendeurs du ciel, laisse se déployer une rêverie « astronomique » sur le mouvement des astres, sur les origines de l’univers et de l’homme. Exaltant la portée philosophique et scientifique de ces interrogations sur le « mystère » de l’univers, Baudelaire voit en Hugo le seul poète capable de réconcilier poésie et philosophie, échappant au didactique et au descriptif et laissant l’« Imagination » lyrique prendre son essor :

Entre les mains d’un autre poète que Victor Hugo, de pareils thèmes et de pareils sujets auraient pu trop facilement adopter la forme didactique, qui est la plus grande ennemie de la véritable poésie […] En décrivant ce qui est, le poète se dégrade et descend au rang de professeur ; en racontant le possible, il reste fidèle à sa fonction ; il est une âme collective qui interroge, qui pleure, qui espère, et qui devine quelquefois.

OC, 139

En reprenant la distinction aristotélicienne, tirée de la Poétique, entre le possible et le réel, Baudelaire crédite ainsi Hugo d’ouvrir la voie au poème philosophique « moderne » — de la même manière qu’avec La légende des siècles, il a « créé le seul poème épique qui pût être créé par un homme de son temps pour des lecteurs de son temps » (OC, 140) —, ne sacrifiant aucunement la « rêverie » et l’imagination à l’intellect. C’est exactement le même type d’argument qui permettra à Breton, « exception », de célébrer le Cahier d’un retour au pays natal (1939) de Césaire comme « le plus grand monument lyrique de ce temps », alors même qu’il s’agit d’un « poème “à sujet”, sinon “à thèse”[23] ». Les idées y sont en effet soumises au « pouvoir de transmutation » de l’imagination lyrique, qui leur confère une « intensité exceptionnelle d’émotion ». L’alliance de la pensée et du lyrisme déborde alors de toute part le cadre rhétorique étroit du genre du poème philosophique, qui a fait son temps.

C’est donc sur un discours non démonstratif, sur une pensée non discursive, que s’appuie le « poème philosophique moderne », ainsi doté d’une légitimité nouvelle. Il apparaît clairement qu’il y a place pour une autre pensée que le logos, que la pensée ne se réduit pas au discours, au sens rhétorique du terme. Cette mutation autorise une transformation profonde des rapports entre philosophie et poésie. La poésie, désormais, ne peut plus se limiter à exposer sous une forme agréable et suggestive, comme le voulait Lucrèce, des thèses philosophiques élaborées ailleurs, et par d’autres, ni même à les illustrer sous la forme de fictions et de figures. La poésie se veut elle-même pensée. Nombre de poèmes contemporains, qui n’appartiennent plus au genre du poème philosophique à la manière de Vigny ou de Lucrèce, ouvrent ainsi sur une forme nouvelle, plus ouverte, plus libre, de l’ancien genre. Des poètes comme André Frénaud, Yves Bonnefoy, Michel Deguy ou Lorand Gaspar proposent ainsi une poésie non didactique qui n’en est pas moins « essentiellement philosophique ».