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Consacré à Ahmadou Kourouma, ce numéro veut rendre hommage à un écrivain de renommée internationale et se faire l’écho de l’activité critique que suscite toujours son oeuvre, presque quarante ans après la publication de son premier roman, Les soleils des indépendances, par la revue Études françaises, en 1968.

Par son titre, cette livraison aborde les romans de Kourouma à partir de l’idée que ceux-ci évoquent des sujets en prise directe avec l’histoire de l’Afrique contemporaine telle qu’elle se construit au jour le jour. Certes, parler de temps présent pour évoquer la fiction romanesque ne semble guère convaincant quand on sait l’immense travail de subversion de la fiction sur les événements historiques. Cependant, par une telle ouverture à l’histoire contemporaine et à l’actualité la plus proche, comme les guerres coloniales, le tumulte des indépendances nationales, les dictatures de la guerre froide et les guerres civiles des temps présents, ce dossier établit la façon dont Kourouma échafaude l’histoire de l’instant[1] sur l’Afrique par le détour du roman. Et cela sans que la séparation soit étanche entre le fictionnel, l’esthétique et l’historique. Ce faisant, une question surgit. Pourquoi, et comment, à l’heure actuelle, parler des rapports entre roman et mémoire dans l’oeuvre de Kourouma sans revenir au temps de la critique sociologique qui voit partout de l’actualité dans la littérature africaine ? Ne serait-ce pas une voie comme une autre de revenir à un certain moralisme colporté aussi bien par les écrits afrocentristes que par les postulats eurocentristes dont on connaît les écueils dans l’histoire de la critique africaine ?

On sait, en effet, que, dès son commencement, la critique littéraire africaine, comme tout autre procès critique, considère que la littérature s’est conquis un espace autonome, un lieu de discours volontiers figuré comme au-delà des normes et des pratiques sociales[2], même si cela n’a pas empêché certains critiques de contester cette autonomie, comme le faisaient encore, entre autres, les auteurs des Actes du colloque de Yaoundé : le critique africain et son peuple comme producteur de civilisation, en 1973. L’engagement politique de l’écrivain comme du critique a sans doute encombré pendant longtemps la critique africaine de moralisme esthétique. Cependant, les analyses initiées par les théories linguistiques dans la foulée du structuralisme ont abordé les textes africains comme objets autonomes dont le procès esthétique résiderait dans la forme, en se donnant pour objectif une analyse basée sur les structures des oeuvres.

De façon spécifique, de très nombreux critiques de l’oeuvre de Kourouma, dont on cite ici quelques exemples, recoupent plus ou moins cette double tendance de la critique africaine à la fois moralisante, engagée, mais aussi analytique. La critique a déjà souligné l’humour ravageur, la puissance d’évocation, la complexité des personnages, d’une oeuvre hantée par l’absurdité, à travers une langue forte, très orale, qui restituerait en profondeur l’Afrique contemporaine, comme le notent deux numéros de revue consacrés récemment à l’auteur [3].

Bien auparavant, Makhily Gassama, dans La langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d’Afrique [4], avait publié une étude linguistique et littéraire des Soleils des indépendances, qui se livrait également à une méditation sur la fonction sociale de la littérature africaine de langue française dans le devenir culturel du continent africain car Kourouma marque, avec sa malinkisation de la langue de Molière, une césure qui allait faire date dans les écritures africaines. Madeleine Borgomano — Ahmadou Kourouma, le guerrier griot [5] —, présente les structures des romans Les soleils des indépendances et Monnè, outrages et défis, en les situant au carrefour des grands événements qui ont marqué l’Afrique moderne aussi bien sur les plans stylistique que thématique. Et dans Des hommes ou des bêtes ? : Lecture de En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma[6], la même critique note l’approfondissement de la stratégie conciliant oralité et écriture, abordée déjà dans Les soleils des indépendances, au point que Kourouma en arrive à verser l’épopée dans les fictions narratives alors qu’elle était reçue comme récit historique racontant des faits véridiques. Ce faisant, Madeleine Borgomano montre comment une combinaison de deux esthétiques aux perspectives liées — oralité et écriture — a débouché sur l’élaboration d’un genre nouveau caractérisé par le mélange de genres fort hétérogènes.

Sur la même lancée, Pius Nkashama Ngandu analyse, dans Ahmadou Kourouma et le mythe : une lecture de Les soleils des indépendances[7], le travail littéraire de Kourouma en signalant que celui-ci est, pour une bonne part, une sorte de rétrospective d’épisodes déterminants de l’histoire de l’Afrique dans la mesure où le romancier réécrit les mythes de l’Afrique précoloniale et les reverse dans l’actualité où ces récits ont perdu le caractère de récits véridiques qu’ils avaient dans les temps reculés de l’Afrique précoloniale. Amadou Koné poursuit la même réflexion sur les rapports entre les romans de Kourouma et les récits épiques[8]. Même si, comme l’indique le titre, Des textes oraux au roman moderne : étude sur les avatars de la tradition orale dans le roman ouest-africain, son ouvrage vise l’influence des récits épiques traditionnels dans le roman africain moderne en général, l’auteur consacre aux romans de Kourouma une place importante dans son analyse.

Il existe d’autres études sur Kourouma, mais elles recoupent mutatis mutandis celles qui viennent d’être évoquées. Elles visent à démontrer la spécificité d’une écriture malinké de la langue française ou à explorer les subtilités de l’esthétique du « griot africain », comme si l’africanité — concept ambigu — était une forme littéraire. Tout se passe alors comme si, à force de définir à tout prix des « spécifités » linguistiques ou culturelles, les critiques de Kourouma, comme c’est le cas avec beaucoup d’écrivains africains, pèchent par ignorance, peut-être, lorsqu’ils versent ainsi dans un certain essentialisme. Ils procèdent comme si l’écriture était d’abord africaine avant d’être romanesque, comme s’il incombait aux écrivains africains une sorte de « fardeau de la preuve », à repérer absolument, ou à mettre à l’oeuvre dans un genre littéraire très commun, le roman. Cette tradition critique laisse souvent échapper d’autres aspects littéraires tout aussi importants.

C’est dans un tel contexte que s’inscrit le présent numéro d’Études françaises qui entend aborder l’écriture de Kourouma dans une tout autre perspective, celle des rapports du roman avec les mémoires du temps présent. Des traces des événements historiques qui rapprochent le roman des récits de témoignage existent. Nombreuses. Apprécier cette archive romanesque de la mémoire africaine exige cependant d’analyser les modalités de sa mise en fiction plutôt que d’envisager de tels événements au premier degré comme l’expression d’une pure réalité sociale. Car, se souvenir de Kourouma, c’est aussi soutenir une certaine conception de la littérature face à d’autres discours comme l’histoire. C’est interroger le regard de l’artiste sur la société à travers un discours — la littérature — et un genre : le roman. Dans ce numéro, la réflexion sur le roman et l’histoire est abordée sous trois principaux angles, qui ne sont évidemment pas exclusifs.

Celui des rapports entre l’histoire et la fiction est tout d’abord traité par Josias Semujanga, Alexie Tcheuyap et Sélom Gbanou qui analysent, chacun à sa manière, la façon dont le roman retravaille les événements historiques et leur donne une dimension esthétique. Le deuxième angle de notre dossier est constitué par l’analyse linguistique des romans de Kourouma, romans métadiscursifs agissant sur le débat de la langue d’écriture dans la critique africaine. Les enjeux linguistiques révèlent toujours une rhétorique et une poétique du discours romanesque, et de nouvelles formes de récit, depuis les traces des discours antérieurs (Christiane Ndiaye), ou les figures de l’humour (Xavier Garnier). Une troisième perspective est représentée par des approches faisant elles-mêmes le procès du romanesque chez Kourouma dans le but affirmé de valider les réflexions venant d’autres disciplines des sciences humaines comme les études féministes (Véronique Bonnet) ou la phénoménologie du récit de témoignage (Armelle Cressent).

Si le roman se manifeste, suivant le choix de l’écrivain, sous forme d’archive d’une mémoire du temps présent ou comme celle de l’histoire immédiate, c’est qu’il permet de réfléchir sur des relations qui se tissent entre la critique littéraire et l’histoire comme discipline. Car l’écriture romanesque trie dans la masse des événements de l’histoire pour en construire le sens dans sa double acception d’orientation et d’axiologie sur la ligne du temps. Subsisterait-il une certaine nostalgie idéologique ou éthique de la critique littéraire, voulant que la reconfiguration d’une histoire-mémoire du temps présent en Afrique, ou dans le monde, passe aussi par la littérature ? Dans un sens, on serait tenté de répondre par l’affirmative. De fait, s’interroger sur de tels rapports, comme le fait chaque auteur de ce dossier, c’est indéniablement une manière d’explorer également ce qui, pour chacun, fait figure de valeur dans l’évocation des événements du passé pour le lecteur actuel.