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Avec la trilogie Soifs, Marie-Claire Blais a écrit une grande synthèse romanesque du monde contemporain, en donnant vie, sur une île du golfe du Mexique, à toute une communauté d’artistes, d’étrangers, d’enfants et de vieillards, riches ou humbles, hommes et femmes, dont la plupart sont, à divers degrés, les survivants et les rescapés d’un quelconque enfer, que ce soit celui de la guerre, de l’exil, de la maladie, des drogues ou de la pauvreté. Il s’agit d’un univers romanesque imprégné de littérature et d’art, auxquels Blais a recours afin de mettre en lumière les drames personnels de ses personnages et, à travers eux, le monde contemporain en proie à la violence. Les ténèbres dans lesquelles le lecteur se voit précipité sont toutefois transcendées par la lumière de l’écriture, la qualité humaine et la sensualité des personnages, de même que par une foi profonde en l’art et en une humanité fondamentalement innocente.

Cet article examine comment, dans sa trilogie, Marie-Claire Blais s’approprie des oeuvres littéraires du passé qui ont traité du mal, de la souffrance et de la mort[1] afin de dire les forces de destruction à l’oeuvre dans le monde actuel, de même que cette catastrophe de l’histoire qu’aura été le xxe siècle, que la romancière dépeint comme « une époque insatiable d’innocentes vies[2] ». Plus précisément, nous verrons comment Blais, par l’entremise de diverses pratiques intertextuelles, passe au filtre de son écriture et de sa vision du monde des figures et des textes significatifs de la littérature, notamment L’enfer de Dante ainsi que les personnages de Gregor Samsa, d’Ophélie et d’Aliocha Karamazov, qu’elle incorpore dans son univers romanesque afin de mettre en relief l’une de ses constantes thématiques, à savoir la souffrance et l’innocence des victimes du vingtième siècle et de l’époque actuelle. En ce sens, la trilogie de Blais est une lecture du monde contemporain, un déchiffrement à l’aide de tout un bagage littéraire et artistique des questions morales et des enjeux sociaux d’aujourd’hui. La littérature n’y est pas le refuge de personnages mélancoliques voulant se consoler des maux de l’existence humaine ; au contraire, les oeuvres littéraires citées les y confrontent encore plus durement car elles en installent la conscience douloureuse. La littérature apparaît plutôt comme une médiation pour appréhender la réalité, un point de vue sur notre monde. L’intertextualité dans la trilogie Soifs[3] acquiert ainsi une dimension éthique qui déborde largement le jeu formel des réécritures ; elle dessine un rapport à l’héritage littéraire qui se fonde sur la relecture et l’interrogation plutôt que sur le recyclage des formes ou encore le geste radical de la rupture prônée par la modernité. Si l’intertextualité suppose toujours une mémoire des textes, cette mémoire se conjugue dans la trilogie à celle des victimes. La romancière place en effet la mémoire des victimes au principe de sa démarche intertextuelle et, dans un monde voué au désastre, le dialogue qu’elle instaure avec les voix du passé devient une forme de salut.

Les oubliés de la terre

L’un des intertextes les plus importants du roman Soifs, premier volet de la trilogie, est certainement La divine comédie de Dante[4]. Du moins est-il l’un des plus explicites et des plus développés, si l’on en juge par les nombreuses citations[5] dont La divine comédie fait l’objet dans le roman, en plus des multiples allusions[6] au poème de Dante qui y sont disséminées. Parmi les différentes modalités de la configuration intertextuelle dantesque, l’une des plus originales est sans doute l’usage que la romancière fait du chant III de L’enfer, lequel décrit les peines des esprits damnés refoulés aux portes de « la cité dolente[7] ». Ni coupables, ni innocents, ces esprits se voient rejetés tant par l’enfer que par le paradis et sont donc condamnés à errer éternellement dans une zone indéterminée (que Jacqueline Risset, traductrice de Dante, nomme le « vestibule de l’enfer »), oubliés de tous : « ne parlons pas d’eux, mais regarde et passe », dit Virgile à Dante (E, 43). Les ombres qui doivent endurer les supplices des cercles infernaux semblent davantage dignes d’attention, car tout au long de son voyage, Dante leur offrira l’occasion de se nommer et de raconter leur malheur afin que, de retour sur terre, il puisse parler d’elles, pour contrer l’oubli des êtres humains, oubli qui semble en fait être la pire des souffrances que peuvent subir les âmes damnées : « Mais si tu sors un jour de ces lieux obscurs/et retourne voir les belles étoiles,/[…] fais que les vivants aient souvenir de nous », dit l’une d’elles au poète florentin (E, 153). Dans Soifs, les esprits oubliés aux portes de l’enfer et dont personne ne veut se souvenir deviennent les enfants coupables par hérédité, punis pour la faute de leurs pères bourreaux ou dictateurs, en particulier les enfants de Joseph Goebbels, empoisonnés par celui-ci. C’est le personnage de Daniel, un jeune écrivain qui voit le monde à travers l’oeuvre de Dante « dont il [est] habité[8] », qui décide de rappeler le sort sinistre de ces enfants en les identifiant aux esprits rejetés dans son roman Les étranges années (qui en est à l’étape du manuscrit dans le premier volet de la trilogie) :

le manuscrit des Étranges Années débordait d’eux tous, de ceux qui avaient été refusés aux portes de l’enfer, […] ces esprits refusés respiraient éternellement un air d’une irrespirable substance, Daniel n’avait-il pas décrit ces êtres comme s’il les eût connus, dans un bunker, une femme et ses enfants avaient été empoisonnés, qu’avaient-ils fait pour être menés là, par un parent damné, mort avec eux aussi, dans le bunker, ces cadavres d’enfants bien vêtus, d’involontaires suicidés, que faire des enfants de Goebbels comme du chien de Hitler, […] nul n’avait pitié des âmes innocentes nées de la damnation, un nourrisson, un jeune enfant, pouvaient-ils être coupables de la destruction de populations entières ? Et pourtant, dans le jugement des hommes, ils l’étaient.

S, 222

Daniel dénonce dans son roman le destin de ces enfants oubliés dont les âmes maudites réclament « le droit à l’innocence de ne jamais avoir voulu naître » (S, 223). Ces enfants deviennent pour lui le symbole de tous les enfants abandonnés dans le monde actuel, tels les orphelins de mères sidéennes et les enfants victimes de la faim et de la pauvreté. Blais effectue donc une habile transposition sémantique, passant de la doctrine judéo-chrétienne du jugement dernier, telle qu’illustrée par Dante dans L’enfer, à la problématique de l’injustice et des inégalités qui affectent les sociétés modernes :

ces âmes repoussées aux portes de l’Enfer de Dante, aux portes des cités épidémiques, la multitude des orphelins contagieux dont les mères étaient déjà décédées rôdait sans soins, sans gîte, dans les villes de New York, San Juan, Porto Rico, que faire de tant d’orphelins condamnés, morts entre les vivants, tels le chien assassiné, les rigides cadavres d’enfants dans leurs beaux costumes dans un bunker, ils n’attiraient plus la pitié des hommes, […] qui assurerait leur subsistance sur une terre surpeuplée où seule croissait la faim, confondus avec ces autres silhouettes que décimaient les famines, […] ces bannis, que leurs formes cadavériques fondent au soleil, parmi les cailloux, les poubelles des bidonvilles[9].

S, 225

Pour Daniel, ces orphelins sont « les damnés de la terre » (S, 225)[10]. Ainsi le jeune écrivain, en se référant aux âmes maudites de L’enfer de Dante pour décrire le malheur des enfants de Goebbels ou celui des enfants abandonnés, est engagé dans l’activité même que Blais accomplit en ayant recours à l’intertextualité dans sa trilogie : dire le monde à l’aide de la littérature, laquelle est appelée à réveiller les morts et rassembler les vaincus, à faire venir au jour les voix silencieuses des victimes oubliées. Blais attribue à Daniel une activité intertextuelle identique à la sienne et qui, par le fait même, la réfléchit. Elle transpose à l’échelle de ses personnages sa propre pratique de la littérature, sa manière d’interpréter les textes littéraires de façon personnelle et subjective et de s’en servir pour illustrer sa vision du monde.

La métamorphose de Kafka : l’éclairage inversé d’une atroce vérité

Outre Daniel, d’autres personnages portent un regard sur le monde par l’entremise d’oeuvres littéraires et artistiques, mais aussi — et surtout — sur leur propre vie. Dans l’inquiétude et la dérive dont leur existence est faite, ils se tournent vers la littérature, non pour oublier dans l’imaginaire l’approche de la mort ou la difficulté de vivre, mais pour y retrouver les personnages littéraires et les textes qui disent l’altérité, qui les relie à eux-mêmes.

Comme Blais, ces personnages font des lectures intimes des oeuvres, en mettant l’accent sur certains passages ou sur des figures littéraires particulières, ce qui donne lieu à des interprétations souvent inattendues. C’est le cas notamment du personnage de Jacques. Professeur de littérature, il est aussi un grand voyageur, un homme sensuel et séducteur, qui recherche les aventures sexuelles. Mais le sida met fin à ses projets d’écriture et de voyage et il revient dans l’île pour y mourir, entouré de ses amis, de sa soeur et de Tanjou, un jeune Pakistanais qui fut son amoureux. C’est dans l’oeuvre de Kafka que Jacques, grand spécialiste de l’écrivain tchèque, trouve une représentation à la hauteur du mal qui le ronge. Plein de dégoût pour son corps amaigri et recouvert de plaies, il le compare au cancrelat qu’est devenu le personnage de Gregor Samsa dans La métamorphose, symbole de l’étrangeté absolue et de l’exclusion. Jacques fait d’abord un rêve dans lequel il devient peu à peu cette Métamorphose de Kafka : « son apparence humaine l’avait quitté, il était cet insecte recroquevillé sur qui pleuvaient des pommes pourries et des insultes, ses mains chétives tremblotaient comme les pattes de l’animal exécré, et croissaient sur son dos des lésions purulentes […] » (S, 59). Comme Gregor Samsa, Jacques subit le « châtiment gratuit », la « malédiction » (S, 26) : « c’était comme si un ongle se fût accroché dans les fibres de sa carapace, l’eût empêché de bouger, couché sur le sol, tel le gros insecte vagissant de Kafka […] » (S, 33). Il pense amèrement à cette adéquation soudaine et cruelle du réel et de la fiction qui frappe son existence, à cette métamorphose par laquelle il est devenu le personnage fictif auquel nul ne voudrait pourtant s’identifier. Ce à quoi Jacques est confronté à travers l’image de l’insecte, c’est l’étranger en lui, cet Autre qui est un être vulnérable, malade et mortel, dont les sens et les facultés dépérissent et qui a peur, alors que Jacques avait toujours été un « pèlerin insouciant » (S, 54) , un « homme libre », chez qui « l’instinct sexuel fonctionnait […] comme une machine » (S, 48) et dont le corps « au dos puissant » (S, 53) lui inspirait une « sympathique admiration » (S, 35). Le recours à la littérature n’est pas ici le fait d’un personnage qui cherche à échapper à l’emprise de la réalité. Au contraire, Jacques trouve dans La métamorphose une représentation littéraire de la vérité méconnue de cet Autre dont il n’avait jamais tenu compte avant d’être atteint par la maladie. Le rapprochement entre lui et l’insecte n’est rendu possible que parce qu’il a fait l’expérience de l’étrangeté en lui. Dans l’extrait suivant, le commentaire métatextuel du professeur d’université se transforme peu à peu en analogie autoréflexive :

La lettre au père était l’un de ces exemples éloquents, dans la littérature, d’une volupté dans l’humiliation puisque l’appel de détresse de Kafka au père accusé et dénoncé n’avait jamais été entendu, […] l’essai sur Kafka qu’il terminerait enfin, il le soumettrait en automne à ses collègues de l’université, il soulignerait la relation haineuse qui unissait Kafka à son père, l’assemblage biologique de ces deux monstres, l’un sensible et raffiné, l’autre pervers, dont La Métamorphose avait été la seule issue, par la malédiction, celle de l’écriture, car n’était-ce pas à travers le symbole de l’insecte prisonnier dans une chambre que Kafka avait puni le père autant que le fils, il traiterait ce thème du châtiment gratuit, de la malédiction, sur le ton de l’insolence amère, désabusée, puisqu’il n’avait jamais cru, avant ce jour, que le sujet de son étude sur Kafka, c’étaient lui-même et cette faune malsaine qui germait sous sa carapace.

S, 25-26

La référence à Kafka a aussi une fonction idéologique, car lier le sort de Jacques au châtiment arbitraire de Gregor Samsa, c’est en même temps dénoncer « ce répugnant puritanisme de l’Amérique du Nord » (S, 48), dont les représentants n’hésitent pas à associer le sida à un châtiment divin s’abattant sur les homosexuels. Pourtant, Jacques lui-même semble parfois attribuer son mal à une punition de Dieu, car il songe à « l’ongle divin » lui parcourant l’échine (S, 33). Cependant, la morale puritaine n’a aucun effet si elle n’arrive pas à culpabiliser ceux qui ne vivent pas selon ses préceptes. Or, non seulement Jacques ne se reproche pas ses nombreuses aventures avec de jeunes amants, il se les remémore avec une lancinante délectation, comme faisant partie d’une vie à laquelle il ne changerait rien : « dans la fulgurante procession de souvenirs qui avaient secoué sa mémoire, sa courte vie lui sembla la source d’un émerveillement sans fin, on ne pouvait rien ajouter ou enlever […] à l’inflexible perfection de ce destin qui allait bientôt atteindre son terme » (S, 71).

La mort d’Ophélie

C’est une constance de la démarche intertextuelle de Blais dans la trilogie que de « jumeler » les victimes de notre temps à une oeuvre artistique du passé qu’elle investit de sa propre vision du monde, de superposer aux personnages romanesques, dans une sorte de contrepoint intertextuel, une figure littéraire, un texte ancien ou même une pièce musicale qui les accompagnent et en deviennent l’emblème, établissant le plus souvent des correspondances inédites. L’espace de la bibliothèque imaginaire permet toutes les rencontres et tous les liens, un flux constant entre le réel et les textes. C’est ainsi que Blais s’empare, comme nous venons de le voir, des âmes oubliées aux portes de l’enfer pour représenter les enfants abandonnés du monde contemporain, ou encore qu’elle fait appel au personnage de La métamorphose afin d’illustrer la cruauté du châtiment gratuit qui s’abat sur Jacques. Elle mobilise également le personnage d’Ophélie comme représentation symbolique de l’enfance sacrifiée, plus précisément des enfants de réfugiés cubains et haïtiens qui périssent noyés dans leur périple vers la terre promise à bord d’embarcations de fortune. En effet, dans la description de la mort des frères et soeur de Julio, un jeune rescapé cubain dont toute la famille a péri en mer, apparaît en filigrane le récit de la noyade d’Ophélie :

Oreste, Ramon, Nina, enchevêtrés aux puissantes racines des mangroves, sous les arbres en fleurs des lagunes, des forêts de palétuviers, dans le limon des eaux calmes, égarés si loin dans le feuillage, la végétation du sol salin, dans le rougeoiement des fleurs, […] les boucles de leurs cheveux dans les algues.

S, 209-210

Dans cet extrait, les boucles de cheveux mêlées aux algues rappellent le célèbre tableau de Millais représentant Ophélie avec une longue chevelure flottant dans l’eau parmi les fleurs et les plantes aquatiques. Par ailleurs, la transformation des eaux en tombeau pour de jeunes victimes innocentes ne manquent pas d’évoquer la noyade d’Ophélie dans Hamlet :

Il est un saule qui pousse en travers du ruisseau

Et mire ses feuilles grises à la glace de l’onde.

Elle en prit pour tresser de fantasques guirlandes

D’oeillets des prés, d’orties, de pâquerettes et de ces longues pourpres

[…]

Là, quand, aux branches pendantes, ses couronnes fleuries

Elle grimpa suspendre, un jet envieux céda

Et ses trophées champêtres tombèrent avec elle

Dans le ruisseau en pleurs. Sa robe s’est déployée,

Et telle une sirène l’a portée un moment,

[…] Mais ce ne put être long,

Et bientôt ses habits, lourds de ce qu’ils buvaient,

Tirèrent la pauvresse de son chant mélodieux

Vers une mort boueuse[11].

Ainsi l’innocence d’Oreste, Ramon et Nina est accentuée implicitement grâce à l’évocation d’Ophélie. L’intertexte shakespearien, pour discret qu’il soit, nous semble ici tout à fait plausible, d’autant plus qu’il est question d’Ophélie ailleurs dans le roman, comme si Blais avait voulu rendre plus visible la réminiscence de la pièce de Shakespeare en incluant dans un autre passage de son texte une référence directe et incontestable à Hamlet. Veronica, une comédienne dont le personnage de Samuel est amoureux, tient le rôle d’Ophélie dans un théâtre de New York :

Ophélie, comme [Samuel] l’avait vue au théâtre, se noyant sur un lit de fleurs, Veronica jouant Ophélie avec son père dans le rôle d’Hamlet, de magiques décors s’érigeaient pour Samuel, le château d’Elseneur, les forêts du Danemark, des dédales d’eau et de pierre, les récifs, dans ces îles, ces péninsules où naviguait Ophélie sur son radeau fleuri bordé de dunes neigeuses.

S, 158-159

En sachant que, dans la pièce de Shakespeare, le personnage d’Ophélie se noie en tombant dans un ruisseau, on peut noter que les mots récifs, îles, péninsules et radeau sont pour le moins étranges pour désigner le décor et les circonstances de la noyade de la jeune fille ; ce sont en fait les mots utilisés lorsqu’est évoqué le naufrage de Ramon, Oreste et Nina, ou, pour le dire autrement, leur « ophélisation ». Tout se passe comme si Samuel, inconsciemment, entremêlait dans sa rêverie des images de Veronica au théâtre jouant le rôle d’Ophélie, et d’autres appartenant à l’histoire tragique de Julio et de sa famille, comme s’il y avait contamination entre les deux séquences : autre façon par laquelle la romancière noue les destins de ses personnages, grâce, ici, à un intertexte.

Figures d’Aliocha

Dans cet univers romanesque où défilent les victimes des camps d’extermination nazis, celles de la bombe d’Hiroshima et de la violence du Ku Klux Klan, c’est-à-dire où se juxtaposent, comme autant de fragments du désastre de l’aventure humaine, les « images de l’enfer » (S, 314) que nous a léguées un siècle sanglant, Marie-Claire Blais a choisi de représenter des personnages qui viennent l’humaniser quelque peu, des êtres qui conservent au monde contemporain une âme, contre tous les crimes et tous les oublis. Des personnages tels que Renata, Daniel, Mélanie, Mère, Edouardo, Asoka, Nora, Jenny et bien d’autres encore, éprouvent tous une compassion infinie pour les opprimés, et la plupart, chacun à leur manière, sont passionnément voués à la tâche de leur venir en aide, que ce soit par le combat sur le terrain des tribunaux, le militantisme politique, l’aide humanitaire ou l’engagement par l’art et l’écriture. À notre avis, selon un principe que Vincent Jouve nomme « l’identité intertextuelle[12]» du personnage romanesque, plusieurs de ces personnages évoquent, à des degrés divers, une figure chère à Marie-Claire Blais, soit l’Aliocha Karamazov de Dostoïevski. Dans une étude consacrée à la présence de Dostoïevski dans l’oeuvre de Marie-Claire Blais, Oriel C.L. MacLennan et John A. Barnstead disent avoir relevé plus de soixante références à l’auteur russe dans les carnets de travail de la romancière conservés à la Bibliothèque nationale du Canada et, parmi ces références, maintes allusions au personnage d’Aliocha :

it is worth noting that, of all the literary creations from many canons possible in Blais’ eclectic reading, he, a devout young Russian, is the most frequently evoked. […] Blais refers to « le cher Aliocha », « la candeur généreuse d’Aliocha », « Aliocha le chrétien », « Aliocha qui a un coeur pur… et terrifié par la vie » and juxtaposes Alyosha with « vertu », « douceur », and « sainteté »[13].

Ils ont également retracé dans plusieurs romans de Blais ce qu’ils ont appelé « a serie of Alyosha-figures[14]». Rappelons qu’Aliocha (diminutif d’Alexeï), dans Les frères Karamazov, est ce jeune moine que son maître spirituel, le starets Zosime, a envoyé « dans le monde » :

Tu es plus nécessaire là-bas. La paix n’y règne pas. Tu serviras et tu t’y rendras utile. […] Dès que Dieu m’aura jugé digne de paraître devant lui, quitte le monastère. Pars tout à fait. […] Ta place n’est pas ici pour le moment. Je te bénis en vue d’une grande tâche à accomplir dans le monde. Tu pérégrineras longtemps. […] Tu éprouveras une grande douleur et en même temps tu seras heureux. Telle est ta vocation : chercher le bonheur dans la douleur. Travaille, travaille sans cesse[15].

Aliocha est décrit dans le roman de Dostoïevski comme un être « nullement fanatique », ni même « mystique » (FK, 52), mais « plus que n’importe qui réaliste » (KF, 60) ; c’est « un philanthrope en avance sur son temps » (FK, 52). Dostoïevski le considère comme le héros du roman, un héros « modeste » (FK, 34). « À mes yeux, écrit-il dans sa préface, il est remarquable, mais je doute fort de parvenir à convaincre le lecteur. Le fait est qu’il agit, assurément, mais d’une façon vague et obscure. […] Une chose, néanmoins, est hors de doute : c’est un homme étrange, voire un original » (FK, 33). Dans l’oeuvre de Blais, le personnage est d’abord mentionné dans le roman Visions d’Anna : « [Alexandre] racontait à Anna l’histoire d’Aliocha, un vagabond heureux qui avait longtemps vécu pour l’amour, la pitié des hommes, aujourd’hui on eût tué Aliocha[16]». Nul doute que Marie-Claire Blais a vu dans ce personnage un idéal de fraternité et de bonté, une figure d’ange du dévouement comme nous en retrouvons dans plusieurs de ses romans. Dans Soifs, le personnage d’Edouardo, qui prend soin de Frédéric et lui fait la lecture de la Bible en espagnol, évoque le jeune moine de Dostoïevski. Frédéric parle de lui en ces termes :

Il y a des anges, parfois, cela arrive, sur la terre, […] partout, je le sais, […] il y a des garçons et des filles comme toi, Edouardo, l’univers est plein de cette sainteté méconnue des hommes, une sainteté profane, et divine, […] partout des garçons comme toi, Edouardo, de pitoyables mère Teresa s’usant à la tâche, dans leurs foyers, et qui jamais ne connaissent le respect, la vénération qu’ils méritent, […] et toi, Edouardo, qui peut apprécier en ce monde ton âme, ta grandeur.

S, 293-294

Dans son roman Dans la foudre et la lumière, le personnage de Jenny, qui est médecin en Afrique, peut aussi être considéré comme une figure d’Aliocha, de même que le personnage de Nora, dans Augustino et le choeur de la destruction. Toutefois, celle-ci peine à trouver « le bonheur dans la douleur » devant la souffrance et la misère qui règnent dans les orphelinats et les hôpitaux africains où elle est bénévole, misère qui lui fait nier l’existence de Dieu. On pourrait trouver d’autres variations du personnage d’Aliocha dans les premiers textes de Blais, tel le prêtre Vincent, dans Un Joualonais sa Joualonie, qui s’occupe nuit et jour des délinquants et autres parias de la société. Cependant, les figures d’Aliocha les plus probantes sont sans aucun doute le personnage de Judith Lange dans Le sourd dans la ville et celui du moine Asoka dans les deuxième et troisième tomes de la trilogie Soifs.

En fait, le personnage de Judith Lange semble réunir des aspects des trois frères Karamazov. Tout d’abord, elle est certainement un avatar d’Aliocha. Le personnage de Florence dit de Judith Lange, dont le patronyme indique assez clairement sa nature angélique, qu’elle est l’ « amie des suicidés[17]», un ange gardien à l’écoute du malheur des autres, toujours au chevet d’un être souffrant, ou recueillant dans une gare ou une rue sombre quelque personne esseulée au bord du désespoir, comme Florence elle-même. Celle-ci dit encore de Judith que malgré tout, elle « sembl[e] aimer la vie » (SV, 56), ce qui rapproche Judith d’Aliocha, qui affirme « qu’on doit aimer la vie par-dessus tout » (FK, 325). Elle partage encore avec ce dernier l’éclat de la jeunesse et de la santé : Florence admire « cet être éclatant de santé, la lumière de ce beau regard » (SV, 55), alors qu’Aliocha est « débordant de santé » et a les yeux « brillants, grands ouverts » (FK, 60). Mais Judith demeure aussi un personnage « étrange », qui agit de « façon vague et obscure », tout comme le héros de Dostoïevski.

Avec Ivan Karamazov, Judith Lange partage une même « indignation persistante » (FK, 343) contre l’existence de la souffrance et de la volonté du mal chez l’homme. Tout comme le personnage de Dostoïevski, elle veut que la souffrance cesse et que les torts soient réparés et pardonnés sur la terre, dans la vie, et non dans une quelconque éternité rédemptrice qu’elle n’admet pas, pas plus qu’Ivan :

sa conscience la guidait partout, même vers ces promesses stériles de l’éternité dont elle n’attendait rien, sinon, peut-être, que les bourreaux et leurs victimes étant réunis par la justice de Dieu, ils se verraient peut-être les uns les autres, dans cette stérile lumière de la conscience, mais était-ce une joie de savoir cela, non, donc il n’y avait de promesses heureuses que dans la vie.

SV, 35-36

Il est tentant de rapprocher ce passage des paroles d’Ivan :

Ce qu’il me faut, c’est une compensation, sinon je me détruirai. Et non une compensation quelque part, dans l’infini, mais ici-bas, une compensation que je voie moi-même. […] Je comprends comment tressaillira l’univers, lorsque le ciel et la terre s’uniront dans le même cri d’allégresse, […] lorsque le bourreau, la mère, l’enfant s’embrasseront et déclareront avec des larmes : « Tu as raison, Seigneur ! » Sans doute alors, la lumière se fera et tout sera expliqué. Le malheur, c’est que je ne puis admettre une solution de ce genre. […] je me refuse à accepter cette harmonie supérieure (FK, 342). […] Je veux le pardon, le baiser universel, la suppression de la souffrance. […] C’est par amour pour l’humanité que je ne veux pas de cette harmonie.

FK, 341 et 343

Judith semble accablée des mêmes questions qui agitent les personnages de Dostoïevski : « pourquoi suis-je ici, où est Dieu, pourquoi mes semblables meurent-ils de faim par milliers, tous les jours, que se passait-il avant ma naissance » (SV, 111). Les questionnements de Judith sur le mal et les injustices lui valent par ailleurs d’être qualifiée de communiste par sa mère, alors que certains personnages dans Les frères Karamazov voient en Ivan un « dangereux » socialiste.

Ensuite, avec Dmitri Karamazov, ce personnage qui, innocent du meurtre de son père, s’accuse de tous les maux, « car tous sont coupables envers tous » (FK, 743), Judith Lange semble partager ce curieux et oppressant sentiment de culpabilité. Blais fait porter à son personnage la faute des crimes de l’humanité, rien de moins que « le poids de l’Histoire » (SV, 59). Judith est en effet continuellement tourmentée par les calamités qui ont ravagé le monde, alors que le reste de la société glisse de plus en plus vers l’oubli et l’indifférence :

un monument aux morts visité dans une ville européenne oppressait aussitôt sa mémoire, elle voyait là un fleuve de sang invisible pour tant d’autres, le fantôme du sang versé la hantait et cette faute n’était pas née avec elle, mais l’avait précédée, […] la faute de Judith, c’était de savoir lire ce livre d’une infinie cruauté dans lequel tous nos torts, même les plus honteux et que ne rachetait aucun repentir, étaient inscrits.

SV, 145-146

Judith assume cette culpabilité, cet « incendie de sa conscience » (SV, 111) sur le mode d’une responsabilité à l’égard des êtres qui souffrent autour d’elle.

L’autre figure d’Aliocha est le personnage d’Asoka, qui fait son apparition dans Dans lafoudre et la lumière et Augustino et le choeur de la destruction, par l’entremise des lettres qu’il envoie à son ami Ari. MacLennan et Barnstead voient dans le personnage du moine nomade « a grown-up and modernized Alyosha Karamazov, at age forty[18] ». Ce rapprochement nous semble tout à fait juste, d’autant plus qu’Asoka parle à Ari d’un voyage qu’il a fait en Russie (FL, 72, 75), comme si la romancière voulait souligner par ce clin d’oeil le lien qui unit les deux personnages. La ressemblance des prénoms peut aussi désigner une filiation symbolique[19]. Bien sûr, Aliocha est un moine chrétien, alors qu’Asoka est un moine bouddhiste, mais le dogme religieux qui les différencie compte moins que la figure de compassion et d’humilité qu’ils représentent tous deux. Comme le personnage de Dostoïevski, Asoka a commencé son noviciat dès l’adolescence, pour ensuite parcourir le monde, en visitant les hôpitaux, les orphelinats, les prisons et les camps de réfugiés en Afrique, en Inde, en Mongolie et au Sri Lanka, son pays natal. Il devient à son tour un maître spirituel pour Ari, qui est pourtant un « sensuel » comme Dmitri Karamazov, un sculpteur dont l’art s’inspire du mouvement de la vie, de « l’amour charnel de tout ce qui respire » (FL, 91). Mais selon Ari, Asoka — tout comme Aliocha — est lui aussi un être sensuel : « […] en route vers la Mongolie, Asoka avait donc pris le temps d’être ébloui par la beauté du lac Baïkal au soleil couchant, […] Asoka en avait oublié son volontaire détachement de la terre, l’eau profonde d’un lac lui avait rappelé qu’il était sensuel lui aussi » (FL, 91). Dans les romans de la trilogie, la sensualité n’est pas un vice comme c’est le cas chez Dostoïevski. Au contraire, la sensualité est une forme de sensibilité aux beautés du monde, un amour des êtres et des choses ; même les enfants de Daniel et Mélanie sont des êtres sensuels.

En privilégiant la figure d’Aliocha, Marie-Claire Blais laisse donc de côté la fascination pour le mal et le crime que l’on peut rencontrer chez Dostoïevski, pour ne retenir que les sentiments de compassion et d’humilité, de même que la sensualité. Faire ainsi renaître le personnage d’Aliocha au milieu d’un monde qui lui est profondément hostile apparaît d’abord comme une réponse de l’imaginaire à la violence ambiante, de même qu’une tentative d’insuffler de l’espoir au sein d’un univers romanesque à la tonalité apocalyptique. Pour Dostoïevski, Aliocha était le chrétien idéal. Chez Blais, il est, avec Judith Lange et le moine Asoka, la figure idéale de l’humanisme et de la vision humanitaire de la romancière, qui pourraient se définir par cette « sainteté profane » dont parle le personnage de Frédéric dans Soifs, ne relevant pas de l’angélisme ni du missionnariat, mais d’une exigence éthique, et qui consiste à trouver, dans la solitude, à partir d’une séparation de la communauté restreinte de la société, la force d’établir de véritables liens avec l’autre, et la liberté ; ce qui n’est pas sans analogie avec la position de l’écrivain, observateur distant, en marge de la société, qui refait par l’écriture les ponts qu’il a coupés[20].

Conclusion : la littérature comme point de vue

On le voit, l’intertextualité chez Marie-Claire Blais n’est pas une forme de repli de la littérature sur elle-même. Au contraire, l’intertextualité renvoie au contexte social dans lequel s’inscrivent les romans de Blais, comme en témoigne la motivation par analogie de la plupart des citations, allusions et autres pratiques intertextuelles, et contribue à le mettre en lumière. Cette relation au contexte social implique d’abord un détour par des textes antérieurs, voire des textes anciens tel L’enfer de Dante[21], détour qui est une prise de distance par rapport au réel, mais pour mieux y revenir. Si Marie-Claire Blais revisite des textes du passé, c’est toujours « pour fabriquer l’image de ce qui se passe, ici et maintenant[22]22 ». Et ce qui se passe ici et maintenant, c’est pour Blais l’oubli des opprimés et des victimes, le meurtre de l’enfance et de cette « vaste innocence répandue sur l’humanité » (S, 282), bref c’est l’immense « choeur de la destruction[23]» qui fait rage, auquel doit répondre le choeur des artistes et des écrivains. Loin de congédier le réel, l’intertextualité dans la trilogie montre qu’il est en quelque sorte déjà écrit et comment, en ce début de xxie siècle, il appelle une relecture des oeuvres du passé du point de vue des victimes de l’histoire et de l’époque actuelle. Dans les romans de Marie-Claire Blais, l’intertextualité, qui est, pour reprendre les mots de Tiphaine Samoyault, la mémoire de la littérature[24], s’articule à la mémoire historique et à la mémoire des victimes d’aujourd’hui ; bribes de textes et souvenirs de victimes se trouvent rassemblés dans l’espace de l’oeuvre grâce à une écriture mémorielle qui fait resurgir le passé littéraire pour dire le passé historique et le temps présent. Rappelons que chez Dante, la pire souffrance des âmes condamnées aux neuf cercles de l’enfer est d’être à jamais oubliées par les vivants ; ainsi Marie-Claire Blais, dans sa trilogie, veut rappeler le sort des vaincus de l’histoire passée et présente soit les damnés de la terre, grâce à un travail de mémoire qui s’effectue dans et par la littérature. C’est donc dire à quel point ce type de rapport à la littérature est à l’opposé de l’attitude esthétique des avant-gardes modernes qui prônaient la « rupture » et la « subversion » ou encore des pratiques ludiques de recyclage et de collage. Il ne se caractérise pas non plus par une utilisation distanciée et ironique de la tradition littéraire. Comme l’écrit Nathalie Piégay-Gros, « les phénomènes divers que recouvre le terme d’intertextualité n’ont pas toujours été pensés comme un principe de rupture ou d’effraction[25]». Cette remarque prend tout son sens dans le cas de la trilogie Soifs où le rapport à la littérature se définit plutôt par un geste de lecture du monde à partir des textes.

Cependant, dans le roman contemporain, l’articulation étroite de l’intertextualité et de la mémoire, telle qu’elle est soulignée par Samoyault, serait particulièrement lourde de sens : la convocation massive de la littérature par elle-même prendrait en effet les allures d’un rituel littéraire de deuil et de remémoration, et pourrait être interprétée comme un symptôme de « crise », un des signes de cette « fin » qui menacerait la littérature. Dans cette perspective, le sort de la littérature se trouve paradoxalement lié à celui de ces vaincus, de ces oubliés de l’Histoire à qui elle doit redonner la parole dans la trilogie. La littérature et la mémoire des victimes se voient toutes deux contraintes de résister aux tentatives de banalisation et de marginalisation par la mentalité dominante du monde actuel où l’héritage historique, culturel et littéraire est peu à peu occulté (ou confiné aux musées et aux grandes bibliothèques) au profit d’un culte du présent, d’un enthousiasme pour l’ « ici et maintenant » purgé de toutes références au passé et « d’où seraient bannies peu à peu la lourdeur, la pesanteur et la conscience des maux d’autrui » (FL, 234). Ce que semble nous dire la trilogie de Blais avec son intertextualité proliférante et son bilan fin de siècle des victimes et catastrophes de l’histoire moderne, c’est que l’existence humaine, de même que la littérature, sont toujours habitées d’autres expériences et d’autres textes qui les constituent et résonnent en elles, et dont l’oubli nous menace.