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Dans un univers littéraire comme celui du Moyen Âge qui semble réaliser l’« utopie borgésienne d’une littérature en transfusion perpétuelle, en perfusion transtextuelle[1] », il paraît hors de propos de parler de pastiche. Comment en effet déterminer ce qui relève de la réécriture, de la réappropriation de motifs et de topoï, de la transposition registrale ou de la parodie, lorsque tout texte ne peut être qu’un texte second, en rapport dialogique avec des traditions, des « autorités », des ensembles mythiques, des auteurs et des oeuvres dont la présence s’identifie en palimpseste ? Dans la mesure où usurper la position du Créateur constituerait de la part de l’auteur une transgression presque blasphématoire, il ne peut s’identifier que comme « translateur ». C’est par rapport à un tel contexte que se manifestent des formes particulières d’ « anxiété de l’influence[2] », une volonté de faire oeuvre nouvelle, d’affirmer son originalité et de redouter le plagiat. « Car tot est dit », déplore déjà Huon de Méry dans son Tornoiemenz Antecrit, qui s’inscrit dans le sillage de Chrétien de Troyes, dont il dit avoir attendu la mort pour composer son oeuvre, et dans celui du Songe d’Enfer de Raoul de Houdenc[3]. Dans la mesure où pasticher, c’est d’abord se saisir du style d’un auteur pour l’imiter, il semblerait en effet qu’il faille que se constitue la figure de l’écrivain moderne pour que puisse s’appréhender la notion de style individuel, de manière propre à un individu. Est-ce à dire que la pratique n’a pas précédé la terminologie qui en rend compte et les débats qui ont agité le xvie siècle au sujet de l’imitation ?

L’identification de tics stylistiques propres à un auteur n’est pas impossible dans un système textuel comme celui du Moyen Âge dans la mesure où, pour appliquer la formule de Gérard Genette, on peut dégager l’idiolecte d’un texte en le traitant comme un modèle, autrement dit comme un genre[4]. Je me propose de tester cette proposition avec un ensemble de textes qui me permettront par la même occasion de repérer ce qui est de l’ordre de la réécriture de topoï, de la parodie et même du plagiat. Ceux qui me serviront de point de départ constituent un corpus restreint dans lequel on peut déterminer un texte premier suivi de pièces qui sont avec lui dans un rapport d’imitation qu’il restera à évaluer. De plus, trois de ces pièces, dont la plus ancienne, constituent les seuls exemplaires en langue occitane d’un genre — ou d’un sous-genre — que leur éditeur, François Pirot, désigne sous le terme de sirventes-ensenhamen[5]. Il semble donc que les conditions soient réunies pour parler au sujet de ces textes d’une situation de pastiche. Ils mettent tous trois en scène un troubadour qui s’adresse à son jongleur et qui, afin de vilipender son manque de talent et l’insuffisance de son répertoire, énumère la longue liste des oeuvres qu’il devrait connaître.

La pièce la plus ancienne dont l’auteur est le vicomte catalan de Gerone, Guereau de Cabrera, a été composée vers la mi-xiie siècle, avant 1165. Celle de son imitateur Guiraut de Calanson, dont le nom renvoie explicitement à celui de son prédécesseur, a dû être composée entre 1190 et 1220, alors que la pièce de Bertrand de Paris date du troisième tiers du xiiie siècle. Ces pièces partagent d’importantes similitudes avec un autre groupe de trois pièces, les fabliaux dits des jongleurs ribauds. Deux d’entre eux, Le bordeor ribaut et la Response, présentent suffisamment de similarités avec les pièces occitanes pour qu’on puisse se demander comment a pu se faire le passage de la langue d’oc à la langue d’oïl. Il s’agit aussi, dans ces textes, de dénigrer un jongleur en s’en prenant à son incapacité et en faisant valoir son propre répertoire, la différence étant ici que l’agresseur est un autre jongleur, un rival qui veut démontrer sa supériorité. Le troisième fabliau, la Contregengle, se distingue des autres en ce qu’il n’affiche aucune tendance à l’énumération. Sa relation aux autres textes ne tient donc pas du pastiche. Il faut cependant l’inclure dans notre analyse, notamment en raison du caractère autoréflexif des allusions à l’activité d’écriture qui se laissent deviner sous les injures adressées au jongleur rival. Cet ensemble de fabliaux montre la complexité des situations hypertextuelles possibles. Les relations qu’ils entretiennent entre eux et avec une transtextualité plus étendue permettront d’observer des modes de réécriture dont il est parfois difficile de déterminer s’ils tiennent de la parodie plutôt que du pastiche, de la citation plutôt que du réemploi de topoï.

Entre le sirventes-ensenhamen de Guiraut de Calanson et celui de Guereau de Cabrera, dont il s’inspire directement selon ce qu’il laisse entendre lui-même, l’hypothèse du pastiche semble s’imposer. Partons des signes les plus évidents de rapprochements conscients, et sans doute perçus comme tels, entre les trois textes. Guiraut dit avoir connu le poème de Guereau de Cabrera, dont ce dernier avait fait transcrire une version, « qu’En Guiraut fes escrir ». Il admet, peut-être pour mieux se dégager du modèle, que sa mémoire n’en aurait retenu que le quart[6]. La parenté entre les deux pièces et celle de Bertrand de Paris a paru assez évidente pour qu’elles soient rapprochées dans les mêmes manuscrits. L’un d’eux, conservé à la Bibliothèque d’Este à Modène, contient la seule version connue du texte de Guereau de Cabrera et l’une des deux versions de celui de Guiraut de Calanson, l’autre étant copiée avec celle de Bertrand de Paris dans le chansonnier BnF fr. 22543 (FP, p. 80, v. 201)[7]. Un autre signe extérieur qui peut laisser supposer une volonté d’imitation est le fait que la pièce de Guiraut de Calanson adopte le même mètre que celle de son prédécesseur pour la versification du poème, le versus tripertitus caudatus. L’adoption dans la poésie profane de ce mètre utilisé en poésie religieuse semble caractériser des oeuvres parodiques où « domine l’esprit de satire et de gaberie » (FP, p. 105). Nous aurons effectivement à nous interroger sur ce possible détournement, dans nos pièces, de cet autre quasi-genre qu’est le gab. Avant d’entrer dans les textes eux-mêmes, un dernier indice de rapprochement joue en faveur du pastiche : l’identité du jongleur à qui s’adresse le troubadour et le nom qui lui est attribué. Il s’agit dans les deux premiers cas d’un surnom qui ne laisse aucun doute sur l’intention de ridiculiser le personnage. Le premier est appelé Cabra, autrement dit la chèvre, désignation trop proche du patronyme du troubadour pour qu’on n’y voie pas une source d’ironie supplémentaire. Quant à celui qui sert de cible à Guiraut de Calanson, il se nomme Fadet, c’est-à-dire l’idiot. Les trois pièces se terminent par ailleurs de façon similaire, soit par une adresse au jongleur explicitement offensante ou simplement ambiguë. Le troubadour du Cabra joglar, la pièce de Guereau, l’insulte ouvertement. Il l’animalise, attaque sa virilité et laisse supposer des moeurs sexuelles contestables :

Va, Cabra boc

que be.t conoc

qu’ieu te vi urtar al muton !

FP, p. 554, v. 214-216

Va, Cabra, bouc, car je te connais

bien depuis que je t’ai vu te cogner

au mouton !

Il le traite de « chèvre bouc » et le verbe « cogner », pris au sens sexuel, laisse comprendre les activités attribuées au jongleur[8]. Dans le Fadet joglar, Guiraut voile son attaque. Il invite son jongleur à aller présenter ses talents au roi d’Aragon, un connaisseur qui n’apprécie pas les « sottises » et ne goûtera pas les tours d’amuseur qu’il maîtrise mieux que les textes qu’il devrait connaître[9]. Bertrand de Paris apporte sa variante en dénigrant son jongleur au début de la pièce et dans l’envoi final. Il annonce d’entrée de jeu qu’il veut mettre fin à ses services car il est ignorant et chante mal. S’il semble se contredire à la fin en l’envoyant porter son poème à la comtesse de Rodez, il termine cependant par une attaque : « Si vous eussiez su ce qui est dans ce sirventes, vous seriez parmi les bons jongleurs de ce pays[10]. »

Entre la strophe initiale d’apostrophe au jongleur Cabra et la strophe finale d’insulte à son égard, le Cabra joglar n’est constitué, après une brève allusion à ses insuffisances musicales, que du long catalogue d’oeuvres qui permettent au vicomte troubadour de déployer sa culture littéraire. La quatrième strophe énumère les genres lyriques — sirventes, ballade, estribot, retrouenge, tenson — et la suivante, les noms de quelques troubadours, « sire Rudel », Marcabru, « sire Alphonse » et « sire Eble[11] ». Se succèdent ensuite jusqu’à la fin les références aux textes eux-mêmes, surtout des chansons de geste évoquées par les noms de leurs protagonistes, mais aussi quelques récits appartenant aux matières bretonne et antique. Parce qu’ils précèdent les versions de Chrétien de Troyes, les récits arthuriens — mentionnés eux aussi grâce aux noms de leurs héros : Arthur lui-même, Marc, Erec, Gauvain, Tristan et Yseut — présentent un grand intérêt.

De la part du lettré qu’était Guiraut de Calanson, de qui l’on connaît d’autres textes poétiques, on peut supposer que la reprise de la pièce du vicomte catalan a pu constituer un jeu, une sorte d’exercice de style[12]. Avant d’en venir, dans son Fadet joglar, au répertoire proprement dit, il se livre à un véritable morceau de bravoure pour décrire avec force détails pittoresques les tours du bateleur qui ne cherche qu’à distraire son public. Il doit être expert en culbutes, savoir montrer des marionnettes et dresser des animaux. Dans ce déploiement de savoir-faire, il faut s’arrêter à l’évocation du talent de musicien nécessaire au jongleur : elle passe par la reprise d’un topos, la liste des instruments dont il sait jouer, associé dans les textes à la figure du ménestrel au point de s’identifier à lui. Dans le cas du Fadet joglar, il s’agit du tambour, des castagnettes, de la chifonie, de la citole, de la mandore, du manicorde, de la harpe, de la gigue, du psaltérion, de la cornemuse, du tympanon et des grelots (FP, p. 25-48). Dans cette affirmation de sa propre virtuosité, Guiraut développe longuement les allusions des strophes deux et trois du Cabra joglar, qui mettaient en doute les capacités de musicien, de chanteur et de danseur du jongleur. Il en vient ensuite au pastiche du répertoire proposé par Guereau.

Le Fadet joglar correspond bien à la notion de contrafactum, terme que François Pirot a utilisé pour caractériser le processus d’imitation entre ces textes (FP, p. 36). Guiraut a en effet transposé l’érudition littéraire courtoise du noble catalan pour en faire une démonstration du savoir scolaire. Le répertoire de textes en langue vernaculaire fait place à des oeuvres dont la plupart renvoient aux traditions antique et biblique. On y retrouve les allusions aux légendes de la Toison d’or ou du Minotaure, à la pomme de Discorde et à la ville de Troie ; on décèle la présence de Virgile par la mention de la légende qui le concerne et peut-être des réminiscences de l’Énéide. La série se termine par des connaissances plus scolaires que courtoises sur l’amour et les « commandements nouveaux » qui pourraient faire écho à ceux d’Ovide. La tradition biblique est surtout celle de l’Ancien Testament et de ses récits autour de Salomon, de Macchabée « le bon juif », de Judith et Holopherne. La seule exception apparente parmi ces textes du corpus latin est le Lancelot « qui sut conquérir l’Islande » (FP, p. 572, v. 146-147). Comme dans un motet, Guiraut a emprunté la « teneur » que lui fournissait le Cabra joglar pour chanter sa propre voix, en remplaçant le répertoire propre à l’aristocratie par celui des lettrés dont il s’avère ainsi un représentant érudit. D’ailleurs, il se comporte envers son jongleur plus en professeur exigeant qu’en seigneur arrogant, et insiste moins sur son incapacité que sur son besoin d’apprendre. Ce qu’il lui répète de façon insistante en anaphore, c’est « apprends » et non « tu ne sais pas ».

Bertrand de Paris revient à cette forme d’agression qui caractérisait l’attitude de Guereau de Cabrera[13]. La variante la plus significative par rapport aux deux autres sirventes concerne la versification[14]. Nous verrons que ce changement de rythme s’accompagne d’une façon différente de traiter l’énumération. La structure reste la même, celle d’un répertoire encadré par une adresse à son jongleur dont il souhaite se débarrasser parce qu’il chante mal et ne sait aucun des textes qui lui seront énumérés, et par une strophe qui précède un double envoi et confirme qu’il ne figure pas parmi les bons jongleurs. Selon François Pirot, le catalogue proposé à son jongleur par Bertrand de Paris, petit hobereau rouergat, reflète les goûts archaïsants de la cour de Rodez (FP, p. 541). Ne faudrait-il pas plutôt attribuer l’ancienneté des oeuvres de son répertoire par rapport à la date présumée de sa pièce (la seconde moitié du xiiie siècle) précisément à son caractère de pastiche, au fait qu’il reste sous l’influence du modèle qu’il transpose ?

Deux rapprochements de détail notés par l’éditeur ne permettent pas d’établir de lien plus précis entre son sirventes et ceux qui l’ont précédé. On peut voir des analogies entre sa façon d’évoquer l’épopée de Charlemagne en Espagne, aux vers 29 et 30 (« Ni no sabetz del senhor de Paris/a cal esfors pres Espanh’e conquis »), et les vers 38 et 39 du Cabra joglar : « Con eu, tras portz,/per son esfortz/intret en Espagna a bandon » (FP, p. 558). Par ailleurs, Bertrand de Paris et Guiraut de Calanson désignent tous deux leur pièce par le terme de sirventes[15]. Si le modèle a été le Fadet joglar de Guiraut de Calanson avec lequel la pièce de Bertrand de Paris est copiée dans le chansonnier de la Bibliothèque nationale de France, ce dernier n’en a pas repris l’évocation des activités jongleresques : il entre tout de suite dans le répertoire. Il est lui aussi constitué d’une variété de textes de traditions différentes — arthurienne, antique, biblique, épique —, évoqués également par les noms des personnages et dont les références se succèdent sans classement évident. Dans un texte plus bref que les autres et sans doute lacunaire, ils sont moins nombreux et leur succession est moins rapide car un commentaire est attaché à chacun. Ainsi, l’inventaire de Bertrand de Paris prend très nettement une tournure encyclopédique d’aide-mémoire, comme l’exemple suivant permettra de le vérifier :

Vous ne savez de l’enfant Oedipe qui lui donna le coup sur le pied avec le couteau ; ni du bon roi Neptanabus estimé, pourquoi il laissa ses hommes sans chef ; et de César, qui conquit tout le monde, vous savez peu, car vous en avez appris peu de chose ; et vous ne savez ni les nouvelles du roi Gormon ni le conseil qu’Izambart donna sur le pont.

FP, p. 603, strophe 8

Le Guordo, ieu de Bertrand de Paris s’est-il suffisamment éloigné des deux autres sirventes, notamment en utilisant une structure strophique et métrique différente, pour ne plus pouvoir être considéré comme un pastiche ? À moins que ne suffise pour cela le fait que le corpus des textes qu’il énumère présente des similarités avec celui du Fadet joglar.

Ce qu’ont en commun les trois sirventes-ensenhamens, indépendamment de l’exhibition d’un répertoire jongleresque de la part d’un troubadour qui discrédite ainsi son jongleur, c’est de transposer en joute verbale l’affrontement par les armes de la chanson de geste. Pour sa part, le corpus présenté par Guiraut de Calanson à son jongleur évoquerait aussi les listes d’auteurs scolaires que les étudiants avaient à mémoriser au cours de leur formation (FP, p. 71-72). Toutefois, l’esprit de vantardise qui anime ces pièces se rapproche de la surenchère de fanfaronnades et de dérision que l’on retrouve dans le gab. Alors que les chansons de geste exhibent leurs listes de combattants avant le récit de la bataille, les sirventes énumèrent leurs héros. Ils transposent les conduites de vantardise et la pratique des dénombrements de la tradition épique. En cela, le Cabra joglar de Guereau de Cabrera, la seule oeuvre que l’on connaisse de ce représentant de la noblesse catalane, est bien de l’ordre de la parodie, d’une parodie que d’autres se plairont à imiter. La transposition parodique de l’affrontement militaire en joute verbale destinée à faire parader les oeuvres d’un répertoire pour se faire valoir, comme paradent les chevaliers à la bataille, n’est pas de son fait. Depuis les plus anciens textes, le catalogue d’oeuvres est associé à la figure du jongleur, comme le sont les listes d’instruments. Pour le premier, on peut mentionner l’exemple de la Chanson de Guillaume, au moment où Guibourc et les barons voient arriver Guillaume après la bataille de Longchamp portant sur son cheval le corps de Vivien. Ils le prennent pour un jongleur réputé aussi vaillant pour se battre que doué pour chanter, ce que démontre la liste des chansons de geste qu’il connaît[16]. La seconde, la série d’instruments, figure dans le Roman de Brut de Wace, dans la belle description de la fête du couronnement d’Arthur[17]. On peut d’ailleurs se demander si la reprise qui a été faite de cette séquence énumérative par Chrétien de Troyes dans Erec et Enide, puis par Renaud de Beaujeu dans Le Bel Inconnu, relève de la réutilisation d’un topos ou également du pastiche, dans un esprit de surenchère, chacun des auteurs se mesurant à son prédécesseur dans ces passages qui tiennent de la démonstration de savoir-faire[18].

Dans les fabliaux du Bordeor ribaut et de sa Response, on se trouve bien en situation de reprise du topos du catalogue d’oeuvres, dans l’esprit de rivalité et de surenchère qui vient d’être évoqué, propre à l’image, elle aussi topique, projetée des jongleurs[19]. La question est de savoir si la pièce qui se présente comme la réponse à l’attaque d’un premier jongleur est en relation de pastiche avec elle. Elle ne se pose pas pour le troisième fabliau, la Contregengle, qui ne reprend pas la structure énumérative des deux autres, tout en s’adressant aux deux personnages et en réagissant aux arguments qui y sont échangés. La réplique du second jongleur répond point par point au premier texte. Le premier « bordeor ribaut » commence par discréditer le rival qui l’a provoqué[20] : ses mauvais vêtements montrent bien qu’il n’arrive pas à gagner sa vie, il se comporte en truand et on devrait le tondre pour folie. Il va prouver ensuite qu’il sait chanter « en roumanz et en latin », en énumérant d’abord une série de chansons de geste et ensuite des romans d’aventure[21]. Cette prétention est cependant discréditée par son incapacité à citer correctement les titres :

Si sai de Mont Auban,

Si com il conquist Ardenois ;

Si sai de Renaut le Danois. […]

De Gauvain sai le malparlier

Et de Queu, le bon chevalier ;

Si sai de Perceval de Blois ;

De Partenoble le Galais.

Je sais chanter d’Ogier de Montauban,

Comment il conquit le pays d’Ardenne ;

Et aussi de Renaut le Danois. […]

Je sais faire le récit de Gauvain le médisant

Et de Keu, le bon chevalier ;

Et aussi de Perceval de Blois ;

De Partenopeu le Gallois[22].

La confusion des attributs des personnages est une forme de provocation à l’égard de la compétence du lecteur, qui est mis au défi d’apporter les corrections, mais aussi une indication évidente de la perspective parodique du texte[23]. C’est dans le même esprit de dérision, cette fois par rapport au topos du « valet de tous métiers » qui vend ses services, que le jongleur poursuit l’inventaire de ses talents :

Ge sai faire des broches a oint

Mielz que nus hom qui soit sor piez ;

Si faz bien forreaus a trepiez

Et bones gaïnes a sarpes.

Je sais faire des broches pour graisse

Mieux que n’importe qui ;

Je fais aussi des fourreaux pour trépieds

Et de bonnes gaines pour serpes[24].

Au-delà, la dérision vise bien entendu le personnage du ménestrel mis en scène dans ces pièces avec ses multiples compétences qui ne sont pas toujours honorables. Après la liste de ce qu’il sait faire, notre jongleur passe à celle des gens qu’il connaît et l’abondance doit témoigner de sa réussite. Les patronymes de ces Guillaume Grosgroing, Tranchefer et autres Rungefoie sont conformes au registre parodique de la pièce qui se conclut sur l’injonction adressée au rival, « Fui de ci, si feras que saiges » (v. 171).

La réponse de ce dernier a été sollicitée par une série de questions et de défis sur ses capacités. Il va réagir point par point aux provocations de son compétiteur afin de démontrer qu’il est meilleur ménestrel que lui. Il commence lui aussi par insulter et discréditer son adversaire mis au rang des menteurs, « cointereaus » et « malparliers », souvent plus appréciés que les bons jongleurs[25]. La première énumération de ses talents est la réponse à une question qui lui a été posée — « Sez tu nule riens de citole/Ne de viele ne de gigue[26] ? » — et à laquelle il répond par une série d’une dizaine d’instruments. Il est frappant de voir comment se manifeste le caractère quasi formulaire de la séquence topique qui débouche, comme dans biens des cas, sur l’évocation des jeux de table, des amusements jongleresques et autres compétences d’un ménestrel de cour, comme « parler de chevalerie », « preudomes raviser/Et lor armes bien deviser[27] ». En variante à son modèle, et comme pour mieux accréditer son catalogue d’oeuvres, le jongleur de la Response produit une double liste de personnes qu’il connaît, une série de matamores et de compagnons ménestrels, avant de passer à la liste d’oeuvres proprement dite. Pour répondre à la question qui lui a été posée : « Et tu, connois tu nule gent/Qui onques te faïssent bien ? », il surenchérit dans le parodique, avec monseigneur Augier Poupee qui coupe l’oreille d’un chat d’un seul coup d’épée ou Herbert Tuebuef qui brise un oeuf d’un seul coup[28]. Il est vrai que le burlesque est associé à l’évocation de la figure du fanfaron. Si la liste des oeuvres du répertoire du jongleur qui suit manifeste le même esprit de surenchère, il semble que son auteur se prenne plus au sérieux. Beaucoup plus longue, elle ne joue pas à mélanger les références et surtout elle fait appel à une plus grande diversité de textes. À côté des chansons de geste et des romans, figurent des genres lyriques, des fabliaux, dont un bon nombre de Jean Bodel. Surtout, l’énumération des savoir-faire variés, beaucoup plus modeste, ne s’abaisse pas à des activités triviales. Notre jongleur qui évolue dans les milieux courtois sait donner des conseils d’amour, faire des chapelets de fleurs et « beau parler de cortoisie[29] ». Lui aussi termine en chassant son rival : « Mais fui de ci et va ta voie ! /Va aprandre, si feras bien[30]. »

Le caractère énumératif qui rapproche la troisième pièce des autres vient de l’accumulation des insultes par lesquelles il répond au jongleur qui l’a injurié. Il l’accuse d’être arrogant et vantard et met ses erreurs au sujet des noms des personnages au compte de la sénilité. Dans un crescendo, il dénigre la famille de son rival, son père voleur, sa mère mise au pilori, ses cousins bandits, certains brûlés pour sodomie. Il termine en donnant de son adversaire le portrait typique du jongleur ribaud, par cette accusation : « toute usée ta pel/En la taverne et au bordel[31]. » Parmi cette avalanche d’attaques, on s’arrêtera à celle-ci :

Tu ne sez rien fors d’autrui lire.

Tu vas autrui mort conquerant,

Dont tu aquiers maint mal voillant.

Quanques tu as ici jenglé

As tu d’autre leu descenglé.

Tu ne sais que lire les textes d’autrui.

Tu fais des profits au détriment des autres,

Par quoi tu t’attires maint ennemi.

Tout ce que tu as débité ici,

Tu l’as déniché ailleurs[32].

À vrai dire, la charge explicite de plagiat peut se retourner contre celui qui la formule. Ce qu’il sous-entend ainsi, c’est que l’emprunt, sinon le vol, est le propre même de la création poétique[33]. Dans la situation précise des trois fabliaux, il pourrait s’agir d’autopastiche de la part d’un auteur qui se serait amusé à composer les trois pièces[34].

Par ailleurs, que penser du vers 37 du premier fabliau, « Queus hom es tu ? Or me dis queus ! », qui évoque irrésistiblement la question de Calogrenant au bouvier dans le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes ? L’intuition du lecteur est confirmée par la comparaison à un « vilain bouvier » dans l’attaque qui suit la question :

Tu n’es mie menestereus,

Ne de nule bone oevre ouvriers :

Tu sanbles uns vilains bouviers

Ausi contrefez com un bugles.

Tu n’es pas un ménestrel,

Tu ne t’occupes pas d’un travail honnête :

Tu ressembles à un vilain bouvier,

Contrefait comme un buffle[35].

S’agit-il de la part de l’auteur d’une simple citation, que le contexte dans lequel elle est importée rend parodique ? Ou d’un pastiche du style de Chrétien de Troyes ? Ne quittons pas ce dernier qui suscite une autre série d’interrogations qui concernent aussi deux énumérations de savoir-faire, tirées du Cligés. La première est bien entendu celle de ses oeuvres, qui précède dans le prologue la fameuse prise de position sur la translatio studii, sur le fait que « chevalerie » et « clergie » sont parvenues en France depuis la Grèce et Rome :

Cil qui fist d’Erec et d’Enide

Et les comandemenz d’Ovide

Et l’art d’amors en romanz mist,

Et le mors de l’espaule fist,

Dou roi Marc et d’Iseut la Blonde,

Et de la hupe et de l’aronde

Et dou rousignol la muance,

.I. novel conte recommence

D’un vallet qui en Grece fu

Dou lignage le roi Artu.

Celui qui traita d’Erec et Enide,

mit les commandements d’Ovide

et l’Art d’aimer en français,

fit la Morsure de l’épaule,

traita du roi Marc et d’Yseut la blonde,

comme aussi de la métamorphose

de la huppe, de l’hirondelle et du rossignol,

se remet à un nouveau conte,

d’un jeune homme qui vivait en Grèce

et appartenait au lignage du roi Arthur[36].

De même que les listes d’instruments d’Erec et Enide pourraient pasticher celles de Wace dans l’épisode du couronnement d’Arthur, celle-ci mimerait le morceau de bravoure du jongleur qui se présente avec l’inventaire de son répertoire, ceci sans exclure l’écho de la tradition lettrée, celle de l’Énéide[37]. Avant de revenir à cette assertion pour la justifier à l’aide d’autres exemples et pour appuyer ceux déjà présentés de l’association entre le jongleur et son répertoire, intéressons-nous à la seconde énumération, celle des talents de Thessala, la magicienne :

Je sai bien garir [d’]ydropique,

Si sai garir de l’artetique,

De quinancie et de cuerpos.

Tant sai d’orine et tant de pos

Que ja mar querrez autre mire,

Et sai, se je l’osoie dire,

D’enchantement et de charaies,

Bien esprovees et veraies,

Plus c’onques Medea n’en sot.

Je sais guérir l’hydropisie

et je sais bien soigner l’arthrite,

l’esquinancie, la pleurésie.

J’en sais tant en fait d’urine et de pouls

qu’à tort vous prendriez un autre médecin,

et, osons le dire, je m’y connais

en enchantements et en charmes

bien éprouvés et authentiques

plus que n’en sut jamais Médée[38].

On y retrouve la même façon de publiciser ses compétences grâce à l’anaphore du verbe « savoir » que dans les parades d’autopromotion des jongleurs. Attachée au personnage de Thessala, la servante magicienne, elle tient de la reprise de topos. Mais on peut se demander si Chrétien, par cette énumération en prologue à la démonstration que va faire Thessala de ses capacités, ne s’autopastiche pas. Dans son étude sur le Cligés, Michelle Freeman relève que le poète trace lui-même une analogie entre son métier et celui de la magicienne, tous deux maîtres en leur domaine[39]. Les deux listes — celle de ses oeuvres et celle des savoir-faire de Thessala — correspondent ensemble trop bien à celles par lesquelles se font valoir les ménestrels dans une posture de surenchère, pour ne pas pasticher ces derniers. Une telle posture a été observée à l’égard de Chrétien de Troyes lui-même pour caractériser son attitude polémique à l’égard du Tristan et sa façon de dessiner les portraits afin de démontrer la supériorité de ses personnages[40].

Ce type de ruse du narrateur n’est pas sans évoquer l’art de la « renardie » tel que le décrit Claude Reichler[41]. Lorsqu’on passe au Roman de Renart et à la façon dont y est traitée la liste d’oeuvres, nous sommes devant deux cas de figure différents. La présentation du répertoire attribué au narrateur en prologue de la branche du Jugement de Renart ressort pour sa part du pastiche de l’ouverture épique avec l’adresse au public et l’allusion à la guerre entre les deux grands barons que sont Renart et Ysengrin. Dans le contexte d’une oeuvre qui parodie les situations, les personnages types et les motifs de la chanson de geste, ce passage tend à en imiter le style :

Seigneurs, oï avez maint conte

que maint conterre vos raconte,

conment Paris ravi Elaine,

le mal qu’il en ot et la paine,

de Tristan que la Chievre fist,

qui assez bellement en dist

et fabliaus et chançons de geste.

Romanz d’Yvain et de sa beste

maint autre conte par la terre.

Mais onques n’oïstes la guerre,

 

qui tant fu dure de grant fin,

entre Renart et Ysengrin.

Seigneurs, beaucoup de conteurs

vous ont raconté beaucoup d’histoires :

l’enlèvement d’Hélène par Pâris,

le malheur et la souffrance qu’il en a retirés ;

les aventures de Tristan,

d’après le beau récit de la Chèvre,

des fabliaux et des chansons de geste.

On raconte aussi dans ce pays

l’histoire d’Yvain et de sa bête.

Cependant, jamais vous n’avez entendu

 [raconter

la terrible guerre

entre Renart et Isengrin[42].

Dans les deux occurrences où le catalogue d’oeuvres se trouve associé au personnage et à ses tromperies effectuées sous un masque de jongleur, il s’agit de parodie dans le sens le plus usuel du terme, c’est-à-dire de renversement comique et de rabaissement. Quand Renart se fait passer pour Galopin, le ménestrel anglais, il profite de son prétendu usage fautif du français pour rythmer la série des oeuvres à son répertoire par des variantes de l’expression « ge fot savoir ». La connotation obscène du verbe instaure une connivence avec le lecteur, une complicité à l’égard de la cible de la raillerie qui vise le loup dans la diégèse, mais qui, au-delà, se moque du parler anglo-français. On peut se demander par ailleurs si elle ne ciblerait pas également le répertoire arthurien ainsi décliné en rapprochant « dans le burlesque, la légende arthurienne et l’obsession sexuelle[43] » :

Ge fot savoir bon lai breton

Et de Merlin et de Noton,

Del roi Artu et de Tristran,

Del chevrefoil, de saint Brandan.

Et ses tu le lai dam Iset ?

Moi foutre savoir bon lai breton

de Merlin et de Noton,

du roi Arthur, et de Tristran,

du chèvrefeuille, de saint Brandan…

— Et tu connais le lai de dame Iseut[44] ?

Toutefois, au sein même de ce passage ouvertement parodique, la répétition du verbe « savoir » est plutôt de l’ordre du pastiche puisqu’elle reprend cette séquence anaphorique typique des inventaires de son répertoire attachés à la figure du jongleur. Le verbe « savoir » scande aussi le deuxième passage où Renart se présente en jongleur aux noces de sa femme qui le croit mort[45].

Un autre exemple de passage qui pourrait tenir du pastiche dans le cadre d’un texte parodique est l’épisode d’Eustache le moine où le héros emprunte, à la suite de nombreuses péripéties et tours joués et, parmi d’autres déguisements, celui de ménestrel avec la traditionnelle image de coureur de tavernes[46]. À cette représentation stéréotypée, s’ajoute celle des Anglais buveurs de bière et non de bon vin comme ceux d’Argenteuil et de Provins. Mais surtout, le prétendu jongleur se présente inévitablement en évoquant les oeuvres à son répertoire. Il ne nomme que deux chansons de geste et un roman, mais cela suffit pour provoquer chez le lecteur la réminiscence de ce type de catalogue. Un renvoi intertextuel explicite rend plus précise la réutilisation de la séquence topique, tout en signalant le pastiche de l’épisode de Renart jongleur dans le Roman de Renart. Eustache prétend lui aussi venir d’Angleterre, ce qu’il prouve par une exclamation — « Ya, ya, codidouet » — qui reprend textuellement celle du goupil jongleur[47]. Le jeu mimétique et transtextuel ne s’arrête pas là, car nous sommes également en présence d’un cas d’autopastiche. Au début de l’oeuvre, le narrateur, un moine noir qui a appris la magie à Tolède, raconte une histoire pour introduire aux aventures de son héros, dans laquelle il crée la confusion entre les deux personnages. Comme Eustache, il est un joueur de tours patenté et, en vrai ménestrel qui aime boire et jouer aux dés, il possède tout un répertoire de chansons de geste et de fabliaux. La liste qu’il en donne a tout de la parodie puisqu’il transpose l’épique dans le registre de l’inversion et de la scatologie :

Basins cunchia mainte vile,

Et Maugis a fait mainte gile,

Car Amaugis par ingremanche

Embla la couronne de Franche,

Joiouse et Corte et Hauteclere

Et Durendal, qui mout fu clere.

Basin plongea mainte ville dans la merde, et

Maugis joua quantité de mauvais tours, car il

vola la couronne de France par sorcellerie,

ainsi que les épées Joyeuse et Courte,

Hauteclaire ainsi que Durendal qui était si

brillante[48].

Une telle introduction à la dimension parodique du personnage d’Eustache le Moine et de ses exploits invite à une lecture en miroir. Personnage et narrateur se reflètent, ce qui laisse entrevoir, au-delà du jeu de mise en abyme, une conscience chez ce dernier de la multiplicité des jeux possibles entre les textes.

L’analyse des rapports qu’on observe entre eux est rendue plus complexe par le phénomène de récurrence de ce type de séquence énumérative, par son insertion dans le récit et, au sein de celui-ci, par son caractère de hors-texte et d’élément hétérogène. Le fait même de la récurrence d’une entité formelle et sémantique l’apparente plutôt à la simple reprise d’un topos qu’à un pastiche. À moins qu’il ne s’agisse de pasticher ce pseudo-genre que constitueraient le catalogue d’oeuvres et les autres inventaires établis en séquence topique. Deux autres exemples nous permettront de poursuivre l’analyse, le prologue du fabliau Des deus chevaus de Jean Bodel et celui de Jean Maillart au Roman du comte d’Anjou.

Comment ne pas voir, dans la façon qu’a Jean Bodel d’énumérer ses oeuvres au seuil de son fabliau, un écho de celle de Chrétien de Troyes dans Cligés ? Le premier vers calque celui de Cligés, suivi également de la liste des oeuvres composées : « Cil qui trova del Morteruel/Et del mort vilain de Bailluel, etc.[49] » S’il y a chez lui reprise du topos de présentation de soi d’un auteur qui emprunte la persona du jongleur, elle s’amuse à mimer celle de son prestigieux modèle. C’est encore sur le mode du pastiche que Jean Maillart réactualise le topos au début du xive siècle, en déployant un catalogue d’oeuvres littéraires pour introduire son Roman du comte d’Anjou. Les dix-huit premiers vers pourraient passer pour un monologue d’adresse d’un jongleur à son public avec l’énumération de son répertoire et l’allusion à son talent d’instrumentiste. Maillard en reprend la façon agonistique de dénigrer les amuseurs sans talent pour faire valoir sa propre compétence. Sur le plan stylistique, il rythme la déclinaison des titres des oeuvres mentionnées en utilisant la formule « l’un/l’autre » qui sert depuis Chrétien de Troyes à traduire l’atmosphère de la fête courtoise où se produisent les ménestrels :

Li uns de Gauvain nous raconte,

L’autre de Tristan fet son conte ;

Li uns d’Yaumont et d’Agoulant,

L’autre d’Olivier, de Rollant,

De Perceval, de Lancelot ;

De Robichon et d’Amelot

Li auquant chantent pastourelles ;

Li autre dïent en vïelles

Chançons royaus et estempies,

Dances, noctes et baleriez,

En leüst, en psaltérion[50].

L’un nous parle de Gauvain,

l’autre de Tristan ;

un autre d’Eaumont et d’Angoulant,

un troisième d’Olivier, de Roland,

de Perceval, de Lancelot ;

certains chantent des pastourelles

dont Robichon et Amelot sont les héros ;

d’autres, chacun selon son humeur

et son tempérament, en s’accompagnant

de la vielle, du luth ou du psaltérion,

déclament des chants royaux et des

estampies[51].

Le répertoire offre une bonne représentation des différents genres. Après avoir mentionné des romans et des chansons de geste, Maillart passe aux formes poétiques et aux instruments qui accompagnent leur performance. À la suite d’une introduction qui a ainsi orienté les attentes du lecteur, le mime d’oralité se fait explicite avec une adresse au public qui pastiche ouvertement celles du conteur de geste ou de fabliau :

Seingneurs, or vous veilliez tous taire :

A ma maniere m’en repaire,

Un po me doingniez d’audiance.

L’aventure ci vous commance ;

Or la veilliez em pes oïr[52].

Seigneurs, maintenant veuillez vous taire.

Je m’en reviens à ma matière :

accordez-moi un peu d’attention.

Je commence sur-le-champ mon récit,

veuillez l’écouter dans le calme[53].

Il ne s’agit pas d’une simple captatio benevolentiae destinée à éveiller l’intérêt pour l’histoire qui suit, car on peut s’interroger sur la raison d’être de ces procédures d’oralité feinte, constantes par ailleurs dans le déroulement du roman, de la part d’un des fonctionnaires de Philippe le Bel, membre du groupe de lettrés responsables du Roman de Fauvel. N’est-ce pas, de la part de ce professionnel de l’écriture, une façon d’adopter les ruses de ceux qui font métier de performance pour mieux passer les messages d’un « dit », selon le terme qu’emploie l’auteur, à portée politique et morale ? L’enjeu politique d’un roman qui relate les péripéties d’une histoire familiale tourmentée est à mettre en lien avec la crise de légitimité survenue à la mort de Louis X le Hutin dont l’épouse fut condamnée pour adultère[54]. Quant à la portée morale du Roman du comte d’Anjou, on peut la saisir à partir d’une autre séquence énumérative qui est cette fois de l’ordre du plagiat, à moins qu’il ne s’agisse de citation ou de collage.

Dans son interpolation au Roman de Fauvel, Chaillou de Pesstain importe à quelques variantes près, pour les noces de Fauvel et de Vaine Gloire, la longue liste de mets du Roman du comte d’Anjou de Jean Maillart[55]. La séquence apparaît dans l’épisode d’errance de l’épouse du comte de Bourges en fuite pour avoir été calomniée en l’absence de son mari et injustement condamnée à mort. Réduite au repas frugal offert par la vieille femme qui l’héberge à Orléans, elle rêve avec nostalgie aux mets abondants et raffinés qui lui étaient servis à la cour du comte. On reconnaît le motif du regret de la vie courtoise passée, manifesté par Tristan et Iseut dans la forêt de Morois. Dans le contexte d’une satire des vices auxquels entraînent la convoitise et son expression métaphorique qu’est le péché de gloutonnerie, l’abondance de nourritures raffinées fait, dans le Roman de Fauvel, figure de dénonciation explicite. Le fait qu’elle figure dans le cadre narratif du Roman du comte d’Anjou confère au passage un sens différent, tout en retenant les connotations négatives que peut comporter un tel déploiement excessif de plaisirs. Mais le fait de le traduire par une aussi longue liste de nourritures apporte, me semble-t-il, une connotation supplémentaire, ne serait-ce que par sa démesure lexicale, figure très concrète de l’excès. Cette troublante rêverie se situe au début même d’un parcours de rédemption par lequel la comtesse se dépouillera des vanités mondaines. Réduite à mendier, elle connaîtra l’humiliation et parviendra au détachement avant de retrouver son époux qui devra passer lui aussi par un processus de dépouillement[56]. Plagiat ou collage, la séquence énumérative ouvre le texte hôte à une dimension morale, en partie due au fait de la correspondance qu’il permet d’établir entre les deux oeuvres dans lesquelles elle figure.

Une dernière série de textes énumératifs en liens étroits entre eux, les monologues dramatiques des « valets à tout faire », porte encore à s’interroger sur des pratiques dont il est difficile de déterminer la part qui revient au recyclage topique, au pastiche ou au simple emprunt, pour ne pas parler de plagiat. À la fin du xve siècle et au xvie, cinq pièces étroitement liées entre elles déclinent, comme le faisaient les auteurs des sirventes-ensenhamens, les compétences d’un personnage, en ce cas un serviteur qui cherche à se louer. Le premier, Watelet de tous métiers, commence l’étalage de ses talents en énumérant, à l’instar des colporteurs ou du bonimenteur charlatan du Dit de l’erberie de Rutebeuf, les lieux où il les a acquis[57]. Le monologue de Maistre Hambrelin, serviteur de maistre Aliborum, cousin germain de Pacolet lui emprunte largement à partir du vers 130 de ses 204 vers, se contenant de transposer ses picardismes pour un public normand[58]. Au xvie siècle, ses 232 premiers vers seront repris dans le Varlet a louer a tout faire de Christophe de Bordeaux qui produira aussi la version féminine de son monologue, la Chambriere à louer a tout faire[59]. Le cinquième texte, les Ditz de maistre Aliborum, s’écarte quelque peu du modèle des quatre autres en ce qu’il n’est pas essentiellement constitué comme eux d’une énumération[60]. L’objet et le personnage sont les mêmes, un serviteur qui souffre de « faute d’argent » et qui, en quête d’un maître, fait valoir ses multiples talents. La pièce commence avec une accumulation d’une soixantaine de métiers concentrés en deux strophes, suivie de la démonstration souvent burlesque de ses compétences qui peuvent prêter à mise en scène comique. Ainsi, le récit d’une bataille à laquelle il aurait assisté laisse imaginer, par ses onomatopées — « J’ouis tip, tap, et grans coups a puissance[61] » —, la gestuelle du matamore et évoque en intertexte cette autre figure de vantard que l’on tourne en dérision dans les pièces consacrées au soldat fanfaron, comme le Franc Archier de Baignollet.

Or depuis le xiiie siècle, circulent sans doute sous forme orale autant qu’écrite des pièces sur un serviteur qui cherche à s’employer et multiplie pour cela les témoignages de ce qu’il sait faire, en particulier performer comme un ménestrel. Raimon d’Avignon se dit serviteur qui cherche maître, se prétend « clerc et chevalier, écrivain et souteneur », mais admet être ribaud, « souteneur et trafiquant », tout en offrant une liste de quelque quatre-vingts métiers[62]. À côté de ce type de texte qu’on peut rapprocher des fabliaux des jongleurs ribauds et des monologues dramatiques qui viendront plus tard, on trouve insérés au sein de narrations longues, des passages énumératifs indiquant l’existence d’un topos relié à la figure du serviteur qui vante ses aptitudes. Dans Huon de Bordeaux, le héros recueilli par un ménestrel accepte d’être son serviteur, ce qui justifie le catalogue qui suit de ce qu’il sait faire[63]. Dans Renart le Contrefait, Renart, maître en toutes sciences et en tous arts, offre aussi une longue liste de ses savoir-faire, parmi lesquels « racompter[64] ».

Lorsqu’Eustache Deschamps compose ses deux ballades en miroir autour de la figure du valet à louer, il peut tout aussi bien reformuler ce topos que pasticher éventuellement l’une de ces pièces énumératives dont les traces écrites ont disparu[65]. Sa première ballade adopte le point de vue du valet qui se vante en refrain : « Nul, Dieu Mercy, ne me scet riens aprandre. » La première strophe détaille les tâches domestiques du valet à louer, tandis que la seconde insiste sur ses capacités intellectuelles. La deuxième ballade inverse le topos et donc le parodie. Après avoir prétendu que « son pareil ne trouveroit on mie », le potentiel serviteur poursuit avec la liste de tout ce qu’il ne sait pas faire sinon « boire et jangler », ce qui provoque en refrain la réaction compréhensible de son éventuel maître : « Je n’en vueil point, varlet soit il au diable[66] ! »

Les textes qui, sur le mode de l’imitation plus ou moins avouée ou de la parodie parfois assumée jusqu’au burlesque, projettent une image du passeur de mots à travers la démonstration de son répertoire et de ses autres savoir-faire ont en commun leur autoréflexivité, leur caractère métadiscursif. Ils conduisent à une réflexion sur la création littéraire, sur la complexité des échos transtextuels propres à la littérature médiévale. Au terme du parcours auquel ils nous ont invités, on peut constater que les tentatives de déterminer des classifications parfois rigides entre la parodie, le pastiche, le plagiat et autres formes de relations entre les textes échouent à rendre compte de la fluidité de la situation médiévale. L’hésitation de certains devant les distinctions strictes proposées par Gérard Genette pour les oeuvres modernes et contemporaines où l’identification d’un auteur et d’un texte modèles ne pose pas de difficulté est encore plus justifiée dans un univers « littéraire » où la mouvance des textes doit tenir compte d’une part d’oralité sous-jacente[67]. Pour une meilleure compréhension des procédures de création médiévales, les propositions de Michel de Certeau peuvent paraître plus éclairantes[68]. Elles permettent d’appréhender des pratiques textuelles comme celles que nous venons de décrire, en termes de poïétique, c’est-à-dire d’une production diversifiée qui combine des procédures de créativité relevant à la fois des traditions lettrées et populaires. À la suite de Michel de Certeau, on peut considérer qu’elles s’apparentent aux formes de « bricolage » que Claude Lévi-Strauss analyse dans La pensée sauvage, c’est-à-dire à des façons de produire des combinaisons nouvelles à partir des « résidus de construction et de destruction antérieures[69] ».