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Si l’on connaît la place privilégiée que Jean Genet occupe dans le panthéon de la théorie queer, qui depuis une vingtaine d’années s’est employée à rejeter la représentation fixe des identités sexuelles en faveur d’une compréhension plus fluide de la sexualité, on connaît moins l’impact de ses romans sur la conception de l’identité homosexuelle au mitan du siècle. Quelle était donc l’importance de l’auteur pour la communauté gaie et lesbienne qui s’est formée en Amérique anglophone dans les années 1950 et 1960, alors même que, pour la première fois, son théâtre et ses romans se faisaient connaître aux États-Unis en traduction anglaise ? La lecture de Genet a dû, à cette époque, compter beaucoup pour les premiers hommes et femmes à déclarer ouvertement que leur sexualité ne se conformait pas aux normes. À travers une série de lectures d’articles de presse, j’essaierai donc de comprendre la première réception de Genet aux États-Unis en tant qu’auteur homosexuel et abordant dans son oeuvre la question de l’homosexualité. Je me concentrerai sur la période précédant les émeutes de Stonewall (1969), période pendant laquelle s’est développé aux États-Unis le mouvement dit « homophile », et je poursuivrai mon analyse jusqu’en 1974, date de la traduction de Querelle de Brest (1947), dernier des romans de Genet à avoir été disponible en version anglaise[1].

Genet et la presse homophile : One : The Homosexual Viewpoint

Pendant les années 1950 aux États-Unis, trois organisations pour les droits des homosexuels voient le jour : The Mattachine Society, The Daughters of Bilitis et One Incorporated. Chaque groupe publiait une revue destinée à un public de lecteurs gais et lesbiens. La Mattachine Society comportait même plusieurs sections qui chacune publiait son propre bulletin, la diffusion de ces bulletins étant donc assez restreinte. De leur côté, les Daughters of Bilitis comptaient une seule publication, The Ladder, journal qui rejoignait moins de mille lectrices. Le journal homophile rejoignant le plus de lecteurs était publié par le dernier de ces groupes, One : The Homosexual Viewpoint. Il avait un tirage de 5 000 copies par mois au début des années 1960[2]. Sur le plan éditorial, les deux premiers groupes et leurs journaux poursuivaient une politique d’intégration et de conformisme. Au contraire, One, qui a paru tous les mois de 1953 jusqu’en 1968, militait pour l’idée d’une identité homosexuelle spécifique qui ne visait pas une intégration à la société hétérosexuelle[3]. Ce journal fut capital pour le développement de politiques gaies et lesbiennes dans les années 1950 et 1960, d’autant qu’il reconnaissait l’importance, pour le mouvement naissant, de constituer une culture gaie et lesbienne spécifique, ainsi que l’explique Craig M. Loftin :

One’s editors believed that knowledge of this history and culture was an essential building block for creating a gay civil rights movement because it freed gay people from internalizing the negative characterizations of homosexuality routinely found in mainstream psychology, organized religion, popular culture, and the criminal justice system[4].

Étant donné la politique de ce journal, on comprend facilement pourquoi, parmi les publications homophiles mentionnées ci-haut, One est celle qui a donné le plus de place à des articles portant sur Jean Genet : la revue en a publié six entre 1959 et 1964[5]. Tandis que la presse populaire ne s’intéresse vraiment à Genet qu’après le succès de ses pièces à New York en 1960-1961 et ne se fait l’écho de ses fictions qu’après la publication simultanée des traductions du Saint Genet comédien et martyr de Sartre et de Notre-Dame-des-Fleurs en 1963, le premier article au sujet de cet auteur paraît dans One dès 1959[6]. Alors, les romans de Genet disponibles en traduction ne sont pas diffusés légalement aux États-Unis et le fait même d’en parler fait courir certains risques aux médias. Aussi les éditeurs de One craignaient-ils toujours la censure ; au reste, des exemplaires du numéro d’octobre 1954 avaient déjà été saisis par la poste en raison de leur prétendue obscénité et ce n’est qu’en 1958 que la Cour suprême des États-Unis en a décidé autrement[7].

Compte tenu du fait que le journal voulait favoriser le développement d’une identité homosexuelle positive face à une société qui rejetait l’homosexualité, on aurait pu penser que ses rédacteurs chercheraient à louer la vision de l’identité homosexuelle élaborée par Genet. Or il n’en est rien, du moins dans le premier des articles consacrés à Genet, qui revient sur deux de ses romans et deux de ses pièces[8]. L’article décrit une critique divisée entre ceux qui voient dans l’oeuvre de Genet une représentation de la dégradation liée à la condition homosexuelle et ceux qui y voient au contraire la mise en oeuvre d’une nouvelle forme d’éthique. À la fin de son analyse, l’auteur refuse de trancher :

The work of Genêt [sic] is almost impossible to evaluate justly. To some, as indicated above, it represents the depth of degradation, to others a new and higher form of ethics where naked truth stands absolutely first and where love without shame or pretense ennobles the most sordid lives. It is unfortunate that the impression is given that homosexuality and criminality are identified or at least indelibly associated. There is nothing to indicate that one is the cause of the other or that they are inseparably connected[9].

Si l’auteur, qui signe de l’initiale « M », admire l’« honnêteté » des oeuvres de Genet, il regrette que ce dernier associe criminalité et homosexualité. Cette association ne pouvait en effet manquer de troubler les lecteurs et plus particulièrement les tenants du mouvement homophile, qui cherchaient justement à s’ériger des modèles et auraient aimé trouver en Genet un auteur exemplaire véhiculant une vision acceptable de l’identité homosexuelle. De ce point de vue, Genet ne faisait certes pas l’affaire. À la lumière de ces attentes, l’auteur conclut en rappelant au lecteur que, bien qu’il y ait un rapport de réciprocité entre la criminalité et l’homosexualité dans l’oeuvre de Genet, cette réciprocité reste poétique, et ne s’applique pas forcément au vécu des homosexuels dans le monde. Il faut en effet resituer cette affirmation dans le contexte des États-Unis des années 1960, alors que la sodomie était partout illégale[10]. Toutefois, l’auteur termine son article avec la phrase suivante : « Whatever one’s conclusions may be, this work cannot be disregarded in the literature of inversion[11]. » Genet, écrivain important, certes, mais suspect. Écrivain dont il faut parler, mais qui ne donne pas forcément une vision positive de la vie homosexuelle.

Deux évaluations du Journal du voleur

Le deuxième article paru dans One fut le compte rendu de la traduction du Thief’s Journal publiée par The Olympia Press à Paris[12]. Rappelons que cette édition avait été imprimée avec l’avertissement suivant : « Not to be sold in the U.S.A. » (Vente interdite aux États-Unis). L’auteur de la recension, A. E. Smith, signale d’ailleurs au lecteur qu’il est limité dans le choix de passages qu’il peut citer pour son analyse. Si l’article de 1959 était mitigé, celui-ci commence par saluer le livre, dont il fait un futur classique de la littérature homophile. Smith ne condamne pas le point de vue du narrateur de ce roman autobiographique, mais écrit : « Whether we like it or not, to him homosexuality is evil. Homophile moralists and value-makers will abhor this book. […] I am not so sure this is an immoral book[13]. » Il compare encore l’ouvrage avec ceux d’André Gide et de William Faulkner et loue ses mérites littéraires. Il termine en écrivant :

It is difficult to write of this wild, fierce book objectively because it affected me too deeply. It is the most obscene and filthy book I have ever read, yet it is also one of the most beautiful and honest books I have ever read[14].

Les journalistes et éditeurs de One reconnaissent ainsi l’importance de l’oeuvre de Genet, mais toujours en prévenant le lecteur du contenu scabreux de ses romans. Il est important de noter que One essaie d’exposer ses lecteurs aux écrivains qui traitent de l’homosexualité, même quand ces auteurs n’en donnent pas une vision favorable.

Après la parution officielle de la version de Journal du voleur publiée par Grove Press en 1964, puis sa sortie en livre de poche en 1965, One revient sur ce roman l’année suivante[15]. Entre-temps, Genet est devenu célèbre aux États-Unis, grâce à la publication de Our Lady of the Flowers et en raison du succès de ses pièces de théâtre. Il n’y a plus de raison de remettre en question la thématique abordée par Genet, surtout dans une publication homophile, mais le critique, Paul Mariah, commence quand même par servir cet avertissement aux lecteurs du mensuel : « If you cannot take queens stealing from queens, beautiful male phallics [sic], broad daylight of the homosexual underworld of Europa [sic], then this book is not for you[16]. » Il ajoute cependant immédiatement que les romans de Genet ont sensibilisé les cercles universitaires et littéraires mondiaux à la question de l’homosexualité. Et en effet, Genet, même s’il présente ses personnages de façon « négative », trouve écho dans le champ des discours académiques et littéraires[17]. De manière significative, en terminant son compte rendu, l’auteur se contente de prendre acte de l’association de l’homosexualité et de la criminalité sans y aller de commentaires négatifs ou rédempteurs : « This book is not full of sexual, oral or anal symbols : per se it is one gigantic phallic symbol being waived by Genet at modern society : I am a Homosexual : I am a thief[18]. » Ces deux points qui séparent l’homosexuel et le criminel expriment une tension entre ces deux éléments au sein de la personnalité du narrateur de Journal du voleur. Il y a séparation et unité. Surtout, le journaliste n’hésite pas à souligner que l’oeuvre de Genet attire l’attention de la société moderne sur un « gigantesque symbole phallique » ; symbole doté d’un immense pouvoir de perturbation des normes généralement admises.

Encore des doutes sur Genet

Bien que la réception des oeuvres de Genet évolue au cours des années 1960, certains critiques continuent de résister à la singularité de son point de vue. Au mois de mars 1964, One publie la traduction d’un article d’Edmond Barnard paru dans la revue suisse Der Kreis, étude qui condamne la littérature de Genet[19]. Dans cet article, l’auteur parle du « champ limité » de l’auteur et réprouve son succès auprès du public homosexuel :

In these pictures of a defective humanism, which reveal morbid symptoms whose origin has been carefully left in obscurity — and with reason, for this fact only permits the expression of the strange ideas of Genet in these picture [sic], I say, which shock and certainly are intended to shock by content as well as form, one perceives in this case a disgusting trace of real talent as a writer, which can be the only explanation for the tolerance of certain homosexual media[20].

Dans cet article, le talent littéraire de Genet est « dégoûtant », mais il est paradoxalement l’explication d’une « tolérance » à l’endroit de l’auteur. Pour Barnard, ces qualités qu’il dédaigne ne suffisent pas à justifier qu’on admire Genet. Il ne semble considérer ce dernier que dans la perspective de la mise en place d’une communauté homosexuelle. Et Barnard de continuer :

The non-conformist Genet, has, to his shame, built his literary career at the expense of thousands of men for whom the right to existence is already in question, an existence which is little more than that of a pariah[21].

En fait, Barnard fait la promotion d’une vision précise de l’art homosexuel : pour lui, cet art doit représenter la minorité homosexuelle de façon positive. Il voit dans les romans de Genet de simples provocations dont la publication cherche avant tout à scandaliser et à accroître la renommée et la réputation de l’auteur, auteur qui, selon lui, travaille aux dépens de ses congénères.

Comme si le magazine voulait offrir un correctif à cet article, il publie quelques mois plus tard son texte le plus long sur Genet[22]. Arthur Bradbury y parle principalement de Querelle de Brest et de Pompes funèbres qu’il n’est pas encore possible de se procurer légalement aux États-Unis à cette époque. Ces deux romans amènent Bradbury à évoquer le thème du plaisir dans la souffrance. Il reconnaît l’ampleur de l’oeuvre de Genet et fait observer que les personnages gays y vivent leur homosexualité de diverses manières. L’auteur de cette étude s’y montre très ouvert à différentes manifestations de l’homoérotisme :

Perhaps a wide range of emotions require a wide range of sexual expression. […] And what shall we say of homosexuals ? Are they expressing love, or like many cases cited in this essay are they expressing other deep feelings which insist upon expression[23] ?

Dans cet article, Bradbury démontre des vues plus libres au sujet des manières dont l’homosexualité peut être représentée et il constate que cela se reflète déjà dans l’oeuvre de Genet.

L’entretien accordé à Playboy

Cette ouverture à la question de l’homosexualité se manifeste notamment par le traitement de plus en plus fréquent de ce sujet dans la presse populaire américaine entre 1963 et 1966[24]. Playboy est le magazine qui a peut-être le plus favorisé cette évolution des moeurs étasuniennes vis-à-vis de la sexualité. Tout comme One, Playboy paraît pour la première fois en 1953. Au cours des années 1950, la popularité de ce magazine ne cesse de croître : son tirage mensuel s’élève à un million d’exemplaires au début des années 1960 et à cinq millions en 1970[25]. Comme aujourd’hui, Playboy publiait, à cette époque, des photos de femmes nues et était considéré principalement comme un magazine pornographique. Mais Hugh Hefner, l’éditeur du magazine, tente alors de lui donner un air de respectabilité et se met donc à faire paraître chaque mois des articles sur des sujets sérieux. Ceux-ci avaient souvent un rapport avec la sexualité. C’est ainsi qu’un long entretien avec Genet se retrouve dans les colonnes de Playboy en 1964[26].

Plus tard dans sa vie, Genet se prononcera contre tout militantisme à la base d’une identité homosexuelle[27]. Néanmoins, dans cet entretien, il semble beaucoup plus ouvert à l’idée que l’homosexualité puisse être une force du bien ; c’est une condition qui aide à comprendre les autres. Il va même jusqu’à dire qu’il doit beaucoup à l’homosexualité, qu’elle est en quelque sorte une bénédiction :

It’s what put me on the path of writing and of understanding people. I’m not saying that it was only that, but perhaps if I hadn’t made love with Algerians I wouldn’t have been on the side of the FLN. Well no, not really ; I would have been on their side in any case. But it was homosexuality that made me understand that Algerians were men like any others[28].

Genet parle ici de l’homosexualité comme d’un élément de son vécu qui l’a mené vers une compréhension approfondie d’autres minorités. C’est une position plus communautaire que celle qu’il avait prise dix années auparavant, dans le texte « Fragments », publié pour la première fois dans Les Temps modernes en 1954[29].

« Fragments » est un texte qui s’avère non pas un poème, mais des pages « qui devraient y conduire[30] ». C’est le texte de Genet le plus amer sur l’homosexualité, dans lequel il parle de la solitude de l’homosexuel, de son existence à part et de sa « stérilité ». Il écrit :

La pédérastie comporte son système érotique propre, sa sensibilité, ses passions, son amour, son cérémonial, ses rites, ses noces, ses deuils, ses chants : une civilisation, mais qui, au lieu de lier, isole, et qui se vit solitairement en chacun de nous[31].

À première vue, cela semble pessimiste, mais c’est en fin de compte cette solitude qui permet aux pédérastes de dépasser la stérilité, de produire des oeuvres d’art où l’esthétique l’emporte sur la morale. « Folles », écrit-il, « notre morale était une esthétique[32] ».

Ce texte s’accorde parfaitement dans ses propos avec les romans de Genet. L’écrivain parle de l’homosexualité comme phénomène esthétique plutôt que moral ou politique. Le fait que Genet préfère mettre l’accent sur la représentation de l’homosexualité dans ces oeuvres explique peut-être aussi l’ambivalence qu’il démontre dans l’entretien de Playboy vis-à-vis de sa propre homosexualité. Genet raconte :

As for homosexuality, I have no idea. What do we know about it anyway ? Do we know why a man chooses this or that position for making love ? Homosexuality was imposed on me like the color of my eyes, the number of my feet. When I was a little kid I became aware of the attraction I felt for other boys ; I never experienced an attraction for women. It’s only after becoming aware of this attraction that I « decided », that I freely « chose » my homosexuality, in the Sartrian sense[33].

On voit bien que Genet fait la distinction entre son identité homosexuelle dans le monde et l’homosexualité qu’il présente et commente dans ses oeuvres romanesques et poétiques. Genet parle rarement de sa propre homosexualité, mais il revient à ce sujet lors de l’entretien accordé à Hubert Fichte en 1975[34]. Fichte lui pose une question directe : « Quelle est donc votre théorie de l’homosexualité » ? Et Genet de répondre :

Enfin, je ne sais pas. Je n’ai pas de théorie de l’homosexualité. Je n’ai même pas de théorie d’un désir indifférencié. Je constate : je suis pédéraste. Bon. Ce n’est pas une affaire. Chercher à savoir pourquoi ou même comment je suis devenu pédéraste et comment je l’ai su, pourquoi je le suis, c’est une amusette[35].

Genet l’écrivain est homosexuel, et il prétend ne pas avoir une théorie de l’homosexualité dans son vécu. D’ailleurs, ce sujet ne l’intéresse pas tellement. Fichte a interviewé Genet pendant trois jours, et ce n’est qu’au dernier jour que Fichte pose des questions sur la vie homosexuelle vécue par Genet. Genet dit que les questions du troisième jour (sur sa vie personnelle) l’intéressent moins que celles des journées précédentes (qui portaient sur des sujets politiques et esthétiques)[36]. Pour Genet, le sujet de l’homosexualité est plus fertile comme concept littéraire et, comme on l’a vu, cette homosexualité littéraire est un sujet de controverse.

Deux visions de Querelle

Au début des années 1960, les romans de Genet continuent d’attirer l’attention de la presse étasunienne anglophone, mais le phénomène s’essouffle après la publication de Miracle of the Rose chez Grove Press en 1966. La presse fait alors pratiquement l’impasse sur les ouvrages de Genet, tel que le démontre la publication en traduction anglaise de Pompes funèbres en 1969 qui suscite peu d’intérêt. L’année précédente voit la disparition de One et The Advocate devient la voix d’une nouvelle génération d’homosexuels. Genet n’y est l’objet d’aucun article jusqu’à la sortie de la traduction de Querelle, en 1974. Ce roman reçoit un compte rendu tant dans The Advocate que dans The New York Times, mais les perspectives adoptées par les deux critiques ne sauraient être plus différentes.

Le compte rendu de Bill Lyon paraît dans la rubrique « Humanities » du magazine The Advocate en janvier 1975[37]. L’auteur estime que, de tous les écrivains vivants qui traitent de thèmes homosexuels, Genet est le plus important. Il parle de la beauté de son écriture et ne trouve pas que les thématiques de la soumission ou de la criminalité sont particulièrement choquantes. En fait, il souligne que, par ce roman, l’écrivain s’interroge sur ce qu’est la virilité. Lyon signale l’importance capitale que revêt le fait que, dans ce récit, un seul des personnages principaux se considère homosexuel, mais que tous les protagonistes prennent part à des actes homosexuels. Il voit clairement que, dans l’univers de Genet, les distinctions entre homosexualité et hétérosexualité sont remises en question — et que c’est peut-être là l’élément clé du roman. Lyon y insiste dans sa conclusion :

Genet liberates himself — and all the inverts to whom the book is dedicated — from the tyranny of sexual labels. It is gay liberation, not on a social level, for Genet has never been interested in the group, but on an even more profound level : the liberation of the individual[38].

Il semble que la presse homosexuelle puisse désormais évoquer sans précaution la complexité de l’oeuvre de Genet, apprécier sa beauté comme l’éventail des comportements sexuels qu’il décrit, et que ceux-ci puissent avoir droit de cité à l’intérieur de ce qu’on appelle l’homosexualité. Ceci préfigure l’importance que Genet prendra pour le mouvement queer à la fin des années 1980.

Mais tout le monde n’est pas encore prêt à comprendre la beauté et la complexité de l’oeuvre de Genet. Dans le New York Times du 6 septembre 1974, Anatole Broyard signe une critique acerbe de Querelle[39]. Le ton est donné dès les premières lignes lorsqu’il affirme qu’après avoir lu Querelle, il trouve que le pardon accordé à Genet par le Président de la République française en 1948 était une erreur. Selon lui, on aurait mieux fait de laisser Genet croupir en prison pour le reste de ses jours. Il trouve l’écriture de Genet affectée et inopportunément fragmentaire, remet en question le goût « capricieux » de Sartre en matière de littérature et condamne le fait qu’il célèbre l’écriture de Genet. Il s’en prend enfin aux aspects mêmes dont Bill Lyon faisait l’éloge.

Bien que Broyard se moque de Genet, il lui arrive, par mégarde, de souligner l’importance de son roman. Voici, par exemple, comment il termine son article :

I suspect that Genêt [sic] is popular simply because he coincides with current fashion. His best literary passages are too complex to win him a wide audience, but he has erected a paradoxical metaphysics around an extremely anti-Establishment position, and this alone is enough to win him a reputation. Add to that his « profound » obscurity and you have the formula for « genius ». In one passage of Querelle a police inspector who is being kissed by an adolescent boy reflects that « he’s covering me with mimosa blossoms ». Perhaps it all boils down to that : Do you or don’t you wish to be covered with mimosa blossoms[40] ?

Broyard prétend que les meilleurs passages de Genet ne sont pas facilement accessibles — mais le critique parle en même temps de la renommée que Genet a atteinte pour avoir pris une position philosophique compliquée, une position qui est toutefois embrassée par une partie du lectorat du New York Times. Ce n’est pas le « grand public », certes, mais cela ne diminue en rien l’importance de l’oeuvre de Genet. Querelle exerce même son pouvoir sur Broyard. À la fin du passage, en essayant de rejeter ce livre, il signale la beauté poétique du geste d’associer ses personnages à des fleurs. Cela fait partie du génie de Genet, un génie que ne parviennent pas à dissimuler les guillemets utilisés par Broyard pour le mettre en cause. Par conséquent, ce n’est pas simplement parce que Genet s’oppose à la morale dominante que ses livres ont trouvé un public, pas plus que son succès n’est qu’une question de mode.

Après 1974, Genet ne publie plus rien qui soit traduit en anglais jusqu’à la sortie de la traduction du Captif amoureux en 1992. Entre-temps, y compris dans la presse homosexuelle, on parle très peu de lui, si l’on excepte quelques rares articles dans The New York Native, Christopher Street et The Advocate — surtout à l’occasion de sa mort en 1986. C’est d’abord avec l’essor des Gay and Lesbian Studies et ensuite des Queer Studies que l’on commence à reparler de Genet aux États-Unis, notamment parce qu’il s’agissait de quelqu’un qui « troublait » les eaux de l’identité sexuelle.

Au début du mouvement homophile, l’établissement d’une identité homosexuelle qui différait des normes hétérosexuelles semblait essentiel aux yeux de certains, comme les éditeurs de One : The Homosexual Viewpoint. Cette volonté de former un groupe distinct, doté de sa propre culture, a sans doute facilité l’évolution d’un mouvement qui s’éloignait ainsi de ceux qui prônaient l’assimilation. Cette orientation allait mener à la création d’une communauté homosexuelle, autre minorité déterminée à revendiquer des droits civiques. Les premiers articles parus dans One témoignent d’une certaine réserve à l’égard des dons littéraires de Genet. On s’interroge en outre sur « l’utilité » de ces oeuvres pour le mouvement politique naissant. Cette publication n’en demeure pas moins d’une importance cruciale, car ses collaborateurs prenaient au sérieux l’avènement d’une culture homophile dans laquelle les auteurs et les artistes qui abordaient le sujet de l’amour entre hommes et entre femmes occupaient une place importante. De plus, rappelons qu’on commentait souvent dans cette revue des romans de Genet qui n’étaient pas encore disponibles en traduction anglaise aux États-Unis ; elle a donc permis de faire connaître Genet à un public non francophone et de susciter un intérêt pour l’oeuvre de cet écrivain atypique.

Certains sont déçus du fait que Genet n’ait jamais milité pour le droit des homosexuels, alors qu’il militait pour d’autres groupes. On peut expliquer cette résistance par la différence que Genet voit entre sa vie d’homosexuel (à laquelle il semble peu s’intéresser) et l’homosexualité qu’il construit dans ses textes. Il reste cependant indéniable qu’aux États-Unis ses textes ont joué un rôle important dans le débat entourant l’homosexualité. Le fait qu’on ait parlé de ses livres a contribué au débat dans ce domaine, un débat qui, auparavant, ne s’exprimait pas librement.

Les romans de Genet, qui ne pouvaient pas être publiés légalement aux États-Unis avant 1963, sont devenus une partie importante de la littérature gaie et figurent parmi les livres clés dans la discussion de l’identité homosexuelle. Après les émeutes de Stonewall en 1969, le champ des identités homoérotiques s’est élargi et la sexualité complexe qu’on trouve dans les romans de Genet n’a plus présenté, au cours des années 1970, une menace à la formation d’une communauté homosexuelle. Cependant, ses ouvrages ont longtemps continué à inquiéter le grand public, particulièrement les individus peu disposés à les comprendre. Même avec la prolifération d’études universitaires sur Genet depuis une vingtaine d’années, on peut se demander si ce n’est pas toujours le cas.