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29 Octobre 2014

Adel, Adel[1],

Hier, je reviens à ton atelier pour la première fois depuis des mois. Je porte encore en moi la trace vive de Mon Enfant. (Mon Enfant je reviendrai à lui sur une autre page. Je sens que dans l’atelier de ma lettre, il s’agit de généalogie, de tes généalogies merveilleuses, de tes ascendances et de tes descendances mondiales.)

C’est alors, en entrant, que j’aperçois tout d’un coup, sur ta scène, haletant, par terre, sur les murs, saisi au charbon, poignant, l’acte, effrayé. J’ai eu un coup. Une joie. Un de ces ravissements composés : surprise, acquiescement, reconnaissance, satisfaction, certitude qu’il y a là chef-d’oeuvre vivant.

C’était un homme prêt à tuer un homme plus jeune et qui lui ressemble, un homme penché sur l’autre avec passion, avec élan et recul. Je ne sais par quel miracle du charbon, par quelle alchimie, il émane du boucher en puissance une étrange tendresse pour le tué pas encore tué, presque tué. C’est comme s’ils faisaient l’amour inavouable, impossible.

Adel Abdessemed, Mon Enfant, 2014, pierre noire sur papier, 130 cm × 185 cm.

© Adel Abdessemed, adagp, Paris

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– Mais c’est… ! – ai-je crié.

C’est lui ! C’est lui ! C’est eux ! C’est toi ! Et lui ! C’est moi aussi ! Et c’est l’Impossible même, l’Amour dedans la Mort, le tu-tueras ce que tu ne peux pas tuer, le tu ne tueras pas en tuant, le tu ne tueras pas maintenu dans le tuement même, le tue mais ne tue pas, c’est l’Acte Tu, l’acte qui n’a pas lieu sur terre, l’acte qui erre, et nous hante et qui trouve refuge sur les toiles des coeurs artistes, le Sans Parole, car aucune phrase, aucun discours ne peut le vêtir, et la pensée vacille et s’éteint devant l’épouvante d’un instant arrêté.

– J’ai crié : Mais c’est… !

Et, souffle coupé, j’ai salué. Celui que j’avais vu, cru voir, si souvent, et cependant jamais vu, jamais cru, l’Acte, avec lui et lui, et que je voyais en vérité pour la première fois, parce que cette fois celui qui avait le dessus et celui qui avait le dessous, je le connaissais, et c’était toi, Adel, Adel-fils, toi Adel, qui fais de ton père un autre Abraham, toi qui tires un Abraham de ton père, toi qui viens te mettre à quatre pattes devant le couteau, puis tu prends le couteau, tu l’enduis de charbon, et à grande vitesse tu frappes le papier de coups de génie, ton père n’a pas le temps de faire ouf que déjà vous voilà emportés dans l’antique fleuve des sacrifices toujours recommencés.

Mais c’est... ! m’écriai-je. Et l’image avait une grâce incroyable, celle de l’action innocente, qui ne sait pas qu’elle a déjà eu lieu mille fois.

J’allais penser : le voici ! Il est revenu ! J’aurais dû m’en douter. Il était en route depuis des années, depuis des oeuvres, j’aurais dû m’attendre à _____

Mais tu m’as dit, vite : – Hélène, tu ne me croiras pas, j’ai travaillé depuis des mois et des mois. Les gens vont dire : tiens ! Adel ! Il travaille par rapport à l’actualité ! Tu ne vas pas me croire. Mes parents sont venus en Janvier 2014. À Marrakech.

– Mais si, mais si, dis-je. Je vais te croire au-delà de croire : je te vois, je t’ai vu venir, j’étais distraite, je n’avais d’yeux ces derniers mois que pour Mon Enfant. Et déjà tout était là, l’acte était annoncé.

À l’instant où je l’ai vu, je me suis dit : « quelle merveilleuse Cohérence : ce Sacrifice est né de Mon Enfant ! Ainsi avance l’Art : en se donnant naissances, d’une oeuvre par l’autre.

C’est toujours la même scène : le père, donne, au fils. Donne : la mort, l’amour, la liberté.

Adel Abdessemed, Mon Enfant, pierre noire sur papier, 130 cm × 185 cm.

© Adel Abdessemed, adagp, Paris

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Se tue dans le fils. Le fils donne au père : la mort, l’amour, la paternité. Non ! Oui ! Tue ! Ne dit pas. Tu.

– J’ai fait venir mon père au Maroc, dis-tu. Je l’ai ramené.

L’image, je l’ai eue quand il est arrivé. J’ai vu cette scène. C’est alors.

Voici ce qui s’est passé : Adel a ramené son père au sacrifice, comme à lui-même, comme à Abraham, comme, à Abraham, Isaac.

Le père, tiré hors d’Algérie, ramené à lui, au Maroc.

L’image le prend, le courbe, le penche. Alors « je l’ai moulé », dit Adel. Le fils refait le père. Il se fait son père en terre, en copie parfaite, et donc avec le fils qu’il est. Il le prend, et se le donne à consacrer à l’oeuvre. L’opération dure une demi-heure. Le moule, dit l’artiste, c’est très très froid. On dirait que tu entres dans une morgue. Les yeux sont fermés, naturellement. Après, on les ouvre. Alors, on voit.

– Qu’est-ce que le père a dit ?, me demandai-je, le père saisi vivant ?

– Il ne sait pas, dit Adel. Il était courageux. Content.

Dans les mains du fils, confiant, comme un enfant dans les mains de son père. Il a des tuyaux (pour le coeur) mon père. Les mouleurs te mettent des tuyaux pour respirer. Les sujets traversent l’intervalle indécis qui se tend entre la vie et la mort. C’est comme le début du Voyage.

Ensuite on revient. Le « père » et le « fils » sont maintenant prêts pour la scène du Sacrifice, tel qu’Adel en avait eu la Vision.

– Je ne voulais pas une interprétation, dit l’artiste. – Je veux une empreinte. Je ne veux pas commenter, expliquer, affirmer. Je veux faire advenir le Moment incompréhensible.

Au départ, dit-il, il y a l’incompréhension. Et le sentiment. Il y a des choses-instants dans la Création où on doit attendre un peu, parce qu’on ne sait pas pourquoi.

Qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce qui nous arrive ? À nous. À mon père et son fils. Qu’est-ce qui nous prend ?

De vouloir tuer qui ? Tuer qui tu es ?

Mon état mélangé : c’est moi, c’est toi, ça, c’est mélangé de l’étonnement de quelqu’un effrayé avant moi.

Juste derrière nous je voyais le Caravage : il nous avait déjà peints. Si tu regardes le tableau du Sacrifice d’Isaac, c’est moi, là, j’ai déjà regardé le couteau que mon père a levé. Lève. Ça recommence.

Adel Abdessemed, Untitled, 2014, pierre noire et lames de bistouri sur papier, 130 cm × 186 cm.

© Adel Abdessemed, adagp, Paris

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Je recommence ? On est dans le doute. Je voulais faire le doute en sculpture.

Comme Adel scrutait la double image, comme Rembrandt avait regardé le sacrifice de son fils à travers la toile haletante du Caravage, sous ses yeux voilà que le père a commencé à se couvrir d’un plumage, comme on pouvait s’y attendre depuis Ovide : en cas d’angoisse intolérable les êtres menacés sont précipités dans l’ambigu refuge de la métamorphose. Tout d’un coup la tête du père a déjà été à moitié casquée d’un heaume de plumes d’acier : il lui vient au visage une peau en lames de bistouri. Ô le visage armé qui lui monte aux joues, aux yeux !

Jamais la moitié encore nue du visage du père n’a eu l’air aussi docile, aussi soumise.

Soumise au mystère qui couve dans le coeur paternel.

Les deux hommes se regardaient de côté se couvrir peu à peu de lames de bistouri. Une fatalité de violence les unit. Finalement, il a fallu cent mille lames de bistouri pour leur faire la peau déchirante. On les a commandées dans des laboratoires. C’est cette violence secrète qui est plus forte que tout, qui monte, qui recouvre tout, qui change l’enfant en viande. On ne la comprend pas.

– Est-ce que je me lance ou pas, se demande le fils ?

C’est que faire le Sacrifice en dessin, en sculpture, est un acte qui nous dépasse.

L’oeuvre contient une double violence.

– Le sacrifice, c’est pas clair, dit l’artiste, même pour mes amis juifs. On ne sait pas ce qu’on fait. On fait un méchoui. On ne sait pas ce qu’on mange.

– Qu’as-tu compris ?, dis-je.

– On est dans la liste d’attente, dit l’enfant visionnaire. next. Il n’y a pas qu’un seul coup de couteau.

Il a fallu cent mille couteaux pour faire aux terribles regards du père au fils une peau.

– Tu as lu Crainte et Tremblement, dis-je.

– C’est le Silence, dit Adel. C’est comme ça, le Silence.

Je vois qu’Adel dessine le Silence du Sacrifice. Cent mille cris coupés couvrent ce que ne peut pas dire le Sacrifice.

Adel Abdessemed, Mon Enfant, 2014, pierre noire sur papier, 130 cm × 187 cm.

© Adel Abdessemed, adagp, Paris

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Le Silence me revient à l’oreille. C’est comme ça que dans un premier temps Adel voulut appeler Mon Enfant. Le Silence suivait, à quelque distance, Cri, la course, prise pour l’éternité, de la petite fille échappée nue de la mort.

Ainsi, il était venu à l’enfant-Cri un frère-Silence.

Mais ceci reste confié à l’archive.

Par la suite il m’a semblé évident que le petit Silence était cet enfant qui joue dans les jardins dévastés où Adel cueille ses Images. Mon Enfant, c’est toujours celui qu’on craint de voir exécuter, abattre, égorger. Ou bien : celui qu’on voudrait sauver, et en vain, c’est toujours Mon Enfant.

Le père d’Adel s’est laissé faire. De la moustache jusqu’aux pieds.

– Je lui ai demandé son costume, ses chaussures. Il ne sait pas. « Je suis mon fils, dans ses illuminations », pense-t-il.

– C’est lui, l’agneau, dis-je.

– On peut dire ça. Adel rit de toutes ses dents.

Adel dit toujours : « mon père ». J’oublie que ce père a un nom jusqu’au jour où je veux l’appeler hors du sacrifice, le ramener du Maroc à son domicile en Algérie.

– Comment s’appelle ton père ?

– Essaïd.

Essaïd ! Ça veut dire L’Heureux. Heureux le père d’Adel, avec lequel le fils partage le sacrifice.

– Kierkegaard, pense Adel, n’a jamais vaincu son père et sa peur.

Tandis qu’Adel est au-delà du père et de la peur.

– Mon père est heureux, dit-il.

– Il te le dit ?

– Sincèrement, non. C’est très dur, ce qui se passe en Algérie.

Essaïd : il est heureux dans son fils-délivré, mais il ne le dit pas.

Cette lettre s’appelle : Double Généalogie du Sacrifice d’Adel[2].