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Pour Claude Leroy

Au fond, le spectre, c’est l’avenir, il est toujours à venir, il ne se présente que comme ce qui pourrait venir ou re-venir.

Jacques Derrida, Spectres de Marx[2]

Un spectre hante l’écriture du surnaturel au xixe siècle, le spectre de la noblesse. Durant plusieurs décennies, la France balance entre Restauration et République, comme si ne parvenait pas à s’achever le deuil d’un passé encore par trop vif enraciné dans les mémoires du corps social. En témoigne la fascination de maints écrivains de l’époque pour les prestiges de l’aristocratie ainsi que pour les pouvoirs de l’étrange. Si cet âge d’or de la littérature fantastique en langue française (Nodier, Gautier, Mérimée, Maupassant, etc.) présente des sources bien connues (Poe, Hoffmann), la rencontre entre le foisonnement de cette écriture surnaturaliste et une conjoncture sociohistorique qui fait briller de ses derniers feux l’imaginaire nobiliaire pose question[3]. Elle invite à se pencher sur une oeuvre emblématique en la matière et susceptible d’en éclairer les enjeux.

Noble de haute et ancienne lignée, Villiers de l’Isle-Adam s’est constamment dépeint comme étranger à son siècle. Nullement propre à l’auteur des Contes cruels, cette posture s’enracine dans un imaginaire nobiliaire omniprésent, qui n’est pas davantage l’apanage de Villiers : nombre d’écrivains sont marqués par l’aura de l’aristocratie, au point, pour certains, de modifier leur nom, en tout (Labrunie devient de Nerval) ou en partie (Balssa, de Balzac). Toutefois, cette fascination présente chez Villiers ceci de spécifique que, à l’instar d’un Chateaubriand ou d’un Barbey d’Aurevilly, l’écrivain est de sang noble et se montre spécialement attaché à ce pan de son identité, à tel point que son oeuvre et sa vie se placent sous le signe de cette conscience de caste[4], pointée par un Mallarmé qui, après avoir affirmé le désir de « régner » de son ami, rapporte l’anecdote touchant à ses prétentions au trône de Grèce[5].

Largement méconnu de son vivant, ce qui ne seyait évidemment guère à la hauteur de ses aspirations, Villiers a tout de même connu un semblant de notoriété, grâce à des récits imprégnés de fantastique. De nos jours, c’est encore à ce titre qu’il est, le plus souvent, connu du grand public. Pourtant, proportionnellement à l’ensemble de sa production, l’écrivain a finalement produit relativement peu de textes principalement fondés sur une poétique du surnaturel. C’est une dissémination constante d’effets de fantastique, si estompés soient-ils, au sein de nombre de ses écrits, qui confère à cette création sa tonalité générale. Celle-ci explique la constance de l’association du nom de l’auteur à cette veine de sa production, mineure en quantité, mais non en qualité, car certaines de ses plus belles réussites en ressortissent, tout en mettant fréquemment en jeu l’interrogation relative à la noblesse qui sous-tend l’écriture villiérienne.

Exemplaire à cet égard, L’Ève future, publié en volume en 1886, met en scène un questionnement sur le paradigme de la prothèse qui affecte la configuration du texte. Le récit tisse une relation problématique entre désir et artifice technologique, pour conduire à un dénouement occultiste dont les coordonnées font converger les enjeux d’une poétique du surnaturel et d’un certain imaginaire nobiliaire. Cette méditation romanesque sur les rapports entre le spirituel et le technologique, mais aussi entre le métaphysique et l’idéologique, témoigne exemplairement de ce que l’entreprise de l’auteur se conçoit comme un refus du deuil de l’identité aristocratique et du faisceau de valeurs dont elle est porteuse, à travers une écriture au sein de laquelle un humour grinçant le dispute à un surnaturel à travers lequel l’écrivain n’a eu de cesse d’agiter devant ses lecteurs le spectre de la noblesse.

L’esprit de la prothèse

L’histoire racontée dans L’Ève future est relativement simple dans ses grandes lignes : le célèbre inventeur Edison reçoit la visite d’un jeune Anglais de ses amis, Lord Ewald, qui lui explique être tombé amoureux d’Alicia Clary, qu’il tient pour la plus belle jeune femme du monde. Cependant, cette dernière se révèle une parfaite idiote, si bien que l’amant déçu envisage de mettre fin à ses jours. Afin d’éviter une telle extrémité, Edison propose à son ami de lui fournir une femme artificielle, qui reproduira de façon exacte les perfections physiques de sa compagne, en lui conférant une conversation plus séduisante que celle de son modèle. Le jeune homme accepte et se fait expliquer le fonctionnement de cette « Andréide », dont il se demande néanmoins comment elle sera en mesure de lui donner le change. Lorsqu’il en prend livraison, Lord Ewald ne s’aperçoit tout d’abord pas qu’il s’agit de l’automate, qu’il découvre en outre possédé par un esprit nommé « Sowana ». Après avoir accepté ce singulier présent, il s’embarque pour l’Angleterre avec sa nouvelle compagne, mais leur navire prend feu et sombre avec la créature.

Si la langue et l’univers de ce roman peuvent sembler datés, les enjeux de l’histoire relatée demeurent d’une troublante actualité. L’Ève future donne forme à une rêverie qui préfigure à certains égards les recherches contemporaines à propos de l’« intelligence artificielle ». Elle donne à lire le même infracassable noyau de paradoxe, puisque l’automate que confectionne Edison a pour fonction de donner toutes les apparences de l’autonomie. Les recherches dans ce domaine paraissent animées par une « pensée magique » – l’artifice doit devenir naturel, l’inanimé animé – qui se cristallise, en l’occurrence, à travers le motif de la « prothèse ».

Pièce, appareil destiné à reproduire et à remplacer aussi fidèlement que possible dans sa fonction, sa forme ou son aspect extérieur un membre, un fragment de membre ou un organe [ou un organisme] partiellement ou totalement altéré ou absent[6].

Élément d’une autre « nature » que celui auquel elle se substitue et au sein de l’ensemble dans lequel elle s’inscrit, la prothèse a pour fonction d’assurer la plénitude et l’unité d’un ensemble marqué par le manque. Générant la présence d’une absence, sa structure, parente de celle du fantôme, hante aussi bien l’intrigue du roman de Villiers que sa construction.

Principal protagoniste du récit, Edison est ainsi présenté d’entrée comme un être dont l’activité d’inventeur le pose en concepteur d’instruments qui, s’ils ne se substituent pas à un membre ou à un organe absent ou défectueux, en décuplent les facultés. Nombre de ses innovations techniques recoupent le fonctionnement du média tel que le conçoit Mac Luhan, qu’il s’agisse du phonographe, qui conserve la mémoire des sons, ou du microphone, qui accentue leur perception et leur transmission. Ils apparaissent dès lors comme des prolongements des organes humains et ont en ce sens valeur de prothèses. En outre, le portrait du personnage le détache sur la toile de fond d’une série de figures dont il constituerait un avatar :

Sa physionomie rappelait […] celle [de] Gustave Doré. C’était presque le visage de l’artiste traduit en un visage de savant.
[Il] offre, confronté avec d’anciennes estampes, une vivante reproduction de la médaille syracusaine d’Archimède[7].

Tout comme les rouleaux d’or confectionnés pour enregistrer la voix d’Alicia Clary et permettre à l’Andréide de la reproduire, Edison porte en lui l’estampille d’un certain « génie » de l’humanité, que d’autres individus remarquables ont incarné. Le modèle de la traduction, souligné par l’écrivain selon un tic d’écriture qui lui est coutumier, participe encore d’une logique analogue à celle de la prothèse en ce qu’une traduction a pour finalité de permettre la lecture d’un texte, la compréhension de la signification des phrases qui le composent, en se substituant à l’original. Sur un plan métadiscursif, ce créateur de prothèses apparaît d’autant mieux comme une figure prothétique que Villiers, dans son « Avis au lecteur », façonne le personnage à partir d’un individu réel lui-même élevé au statut de « légende » (EF, 765), soit un être de langage – selon l’étymologie bien connue, la « légende » est ce qui demande à être lu – élaboré à partir d’un homme empirique. Il n’est dès lors guère surprenant de le voir proposer à son ami anglais une solution à ses maux qui consiste à concevoir une prothèse en mesure de donner corps à son idéal amoureux.

La composition même de l’Andréide en fait un rassemblement d’objets partiels, qui assument la fonction des éléments constitutifs de l’organisme humain. La description de son mécanisme – auquel elle ne se réduit pas, c’est précisément l’un des enjeux du roman – passe en revue chacun de ses composants, à travers une série de chapitres qui, à l’instar d’un titre qui désigne aussi bien l’Andréide que le roman, suggèrent une similitude entre la créature et la structure d’un récit à l’unité narrative quelque peu mise à mal : sa trame « principale », consacrée à ce qui se déroule à Menlo-Park, se voit adjoindre, dans le « Livre quatrième », l’histoire, relatée par Edison, de l’infidélité à sa femme de l’un de ses amis, Mr Anderson ; si, dans un premier temps, ce récit « rapporté » se greffe comme un corps étranger au reste de l’intrigue, il finit par en rejoindre le centre de gravité, en expliquant la présence de Sowana – émanation de l’âme de Mrs Anderson, maintenue en léthargie par Edison – au sein de l’Andréide, dont le caractère prothétique se redouble et modifie sa portée en ce que cette révélation finale fait de l’automate la prothèse de l’âme qui en a pris possession.

Corollairement, L’Ève future se compose d’une série imposante d’éléments paratextuels (titre, double dédicace, avis au lecteur, division en livres et chapitres – numérotés et titrés –, exergues des chapitres) qui rendent visible la machinerie textuelle. Le roman se voit notamment précédé d’un « Avis au lecteur » qui le définit comme rien moins qu’une « oeuvre d’Art-métaphysique » (EF, 765). Cette alliance de termes désignant des réalités a priori inconciliables, témoigne, en le mettant en oeuvre par la grâce d’un tiret, du processus qui sous-tend le roman en même temps que de la portée de ses enjeux : dans la mesure où la formule pointe un dépassement du physique, il semble que l’un des termes, le signifiant, corps tangible de l’écriture, ne puisse assurer seul l’esprit de la lettre, et qu’il soit nécessaire de lui adjoindre, pour ce faire, un élément supplétif[8]. La création de l’Andréide – qui vise à remédier au clivage entre le désir de Lord Ewald et son objet – impose un glissement, fréquent dans les satires scientifiques de Villiers, de la sphère du matériel à celle du spirituel : il s’agit de construire une « machine à fabriquer l’Idéal » (EF, VI, VI, 984), qui ne laisse pas de soulever la question de son pouvoir d’illusion.

Cet occulte objet du désir

L’Ève future engage une réflexion soutenue sur certaines des principales interrogations touchant au désir, et plus particulièrement à sa confrontation avec la réalité. Au cours des nombreux dialogues entre ces deux personnages, le lecteur assiste au décryptage des désirs de Lord Ewald par un Edison qui ne manque pas de mettre le doigt sur le noyau pulsionnel qui régit les états d’âme de son ami. Ainsi en vient-il à pointer sa part éminemment narcissique, en même temps que son fonctionnement prothétique :

[L]’être que vous aimez dans la vivante, et qui, pour vous, en est, seulement, réel, n’est point celui qui apparaît en cette passante humaine, mais celui de votre Désir. […]
C’est volontairement que vous fermez les yeux, ceux de votre esprit, – que vous étouffez le démenti de votre conscience, pour ne reconnaître en cette maîtresse que le fantôme désiré. […]
C’est cette ombre seule que vous aimez […]. C’est elle seule que vous reconnaissez, absolument, comme réelle ! Enfin, c’est cette vision objectivée de votre esprit, […] que vous créez en votre vivante, et qui n’est que votre âme dédoublée en elle.

EF, II, VI, 841

L’interprétation identifie un défaut de compatibilité : le lexique employé montre que le savant décèle une logique en vertu de laquelle le fantasme de son « analysant » tend à se « réaliser », mais bute précisément contre un principe de réalité qui, à travers la bêtise d’Alicia, semble avoir constamment le dernier mot. Un tel décryptage peut jusqu’à un certain point faire songer au geste de dévoilement de la parole dans le cadre d’une cure analytique. Cependant, la solution proposée va complètement à l’encontre d’une certaine éthique de la psychanalyse, puisqu’Edison propose à son patient rien moins que de « réaliser [ses] voeux » (EF, I, XIX, 820), en dupliquant l’objet par lequel son ami entend donner corps à son fantasme.

Le subterfuge ne va cependant pas sans poser problème. Pour Lord Ewald, « une telle créature ne serait jamais qu’une poupée insensible et sans intelligence ! », qui « sentira toujours la machine ! » (EF, II, V, 837). Et d’interroger le savant : « par quelles redoutables subtilités pourrez-vous parvenir à me convaincre, moi, de la réalité de cette Ève nouvelle […] ? » (EF, II, VI, 839). Le jeune homme manifeste ainsi la crainte de se sentir seul en compagnie de cette créature (EF, II, VI, 842), se demande si l’automate peut « voir » (EF, II, IX, 860), comment elle est en mesure de « répondre à ce qu[’il] lui di[t] » (EF, II, IX, 875) et craint qu’une telle relation ne devienne rapidement « monotone » (EF, V, II, 915). Ewald s’inquiète ainsi de l’automaticité d’un(e) automate qui ne saurait être parfaitement autonome, puisque créé(e) à l’origine par Edison. Dans la mesure où les comportements d’une créature artificielle sont, par définition, issus d’une programmation, lui fait défaut l’imprévisible qui, pour le jeune lord, caractérise la vie réelle et est indispensable à la gestation de l’amour.

Devant cette mise en doute de l’efficacité de son invention, Edison fait valoir que les êtres humains présentent des comportements aussi prévisibles que ceux de son Andréide. Selon lui, la crainte manifestée par Ewald à propos du supposé défaut d’âme d’Hadaly est précisément ce qui l’incite à dédaigner Alicia Clary. Il ne s’agit pas tant pour le savant de prétendre à la vie de sa machine que de réduire l’humanité à une automaticité plus ou moins sophistiquée, et par conséquent reproductible, car programmable. Ce ne sera pas à Hadaly qu’il incombera de s’adapter à Ewald, mais bien pour ce dernier qu’il s’agira de susciter les réponses et attitudes qu’il désire voir adoptées par sa compagne artificielle, comme il le fait avec ses semblables, à en croire Edison (EF, V, I, 912-913). Tout se passe cependant comme si les explications fournies par le savant, en dépit de leur cohérence, ne portaient pas tout à fait : si le jeune homme s’y rend toujours, il les qualifie à deux reprises de « spécieu[ses] » (EF, II, VI, 842 et V, II, 915) et reformule constamment ses interrogations, comme si quelque chose ne lui revenait tout de même pas.

Cette permanente hésitation du personnage recoupe la présentation antithétique de Hadaly, incarnation du rêve idéaliste et produit de la raillerie analytique, selon la duplicité de la dédicace (« Aux rêveurs – Aux railleurs »). Lord Ewald se trouve, il est vrai, dans une position d’ignorance, progressivement levée, quant à la nature artefactuelle de l’Andréide. Dans un premier temps, il ne sait pas plus que le lecteur qu’il s’agit d’un(e) automate ; mais, une fois cette information acquise, l’illusion devrait ne plus porter ; or, lorsqu’il se trouve de nouveau en présence de la machine, celle-ci demeure parfaitement efficace, comme l’avait annoncé Edison en affirmant que « le résultat [de sa créature] paraît assez merveilleux […] pour que les apparentes désillusions de son analyse scientifique s’évanouissent devant sa soudaine et profonde splendeur ! » (EF, II, I, 823). Ainsi, lorsque, après en avoir exposé la composition en détail, le savant ranime sa machine, « [l]’impression désillusionnante que l’explication […] avait laissée dans l’esprit de Lord Ewald s’affaiblit » (EF, V, VI, 931).

La configuration de l’« effet-personnage[9] » confirme les thèses d’Edison en plaçant le lecteur dans une position similaire à celle d’Ewald. Bien que, après les explications du savant, il connaisse la nature de l’Andréide, la façon dont celle-ci lui est donnée à appréhender ne change en rien : elle continue de se comporter comme les autres personnages et n’est nullement caractérisée comme une chose, mais bien comme un être humain – elle est ainsi le plus souvent appelée par un nom, Hadaly. À l’instar de l’Andréide, dont elle partage le nom d’« Ève future », la narration de Villiers constitue une entité programmée, dont le lecteur est amené à actualiser les données à travers sa lecture. Mais, en l’occurrence, ledit lecteur se voit conduit à animer les personnages d’une façon telle qu’il se trouve pris au piège d’un récit qui le place, comme Lord Ewald, dans une position dubitative, oscillant entre l’exhibition du caractère artificiel du personnage d’Hadaly et la similitude de son traitement narratif, lorsqu’elle « fonctionne », avec celui des autres protagonistes du récit.

Toutefois, pas plus que Lord Ewald, le lecteur ne semble pouvoir admettre les explications fournies par Edison à propos de cette Andréide qui « paraît presque totalement étrang[ère] aux moyens employés pour l’obtenir » (EF, V, XII, 942). Un hiatus demeure, que tend à résoudre l’apogée occultiste du roman. Ce dénouement, qui a tout du deus ex machina, au cours de la trame narrative comme au sein de la composition du récit, ne s’est imposé qu’in extremis à un auteur qui éprouvait des difficultés à trouver l’épilogue de son roman[10]. Le récit relatif au couple Anderson se greffe à la trame principale avant de la rejoindre et de s’aboucher avec le présent du roman à la faveur de la révélation finale concernant l’identité de l’esprit qui anime l’automate. Le passé et l’absent deviennent présents, le spirituel prend corps à travers l’incarnation de Sowana qui, manifestant une âme autrement plus noble que le modèle de la machine qu’elle anime, séduit le jeune homme en dépit (voire en raison) de son mode d’incarnation.

La noblesse dans la machine

Dans L’Ève future, l’imaginaire nobiliaire contribue à la distribution des différents protagonistes en fonction d’une échelle de valeurs dont les lignes de force permettent de cerner les rapports du surnaturel et de la prothèse, ainsi que les mobiles des aspirations d’un Lord Ewald en qui Edison voit « la plus noble nature qu[’il ait] rencontrée sous les cieux » (EF, II, VI, 844). Si le savant n’est pas en reste à cet égard, bien qu’il ne soit pas de sang noble – il appartient à la famille des « homme[s] de génie (sorte de gens dont la noblesse toute spéciale humiliera toujours les égalitaires) » (EF, I, XVII, 813) –, Alicia Clary se voit en revanche dépeinte comme radicalement étrangère à toute authentique noblesse. Elle n’en aurait que l’apparence, comme elle n’a de sublime que la beauté corporelle – c’est du moins ce qui se dégage des propos de Lord Ewald au savant lorsque ce dernier l’interroge à ce propos :

— [N]e m’avez-vous pas dit que c’était […] une fille de race ?
[…]
— Moi ? Je ne crois pas avoir dit cela, répondit-il.
— Vous avez dit que Miss Alicia Clary appartenait à « quelque bonne famille, d’origine écossaise, anoblie récemment ».
— Ah ! parfaitement, dit Lord Ewald ; mais ceci n’est pas la même chose. Ce n’est pas même un éloge. En ce siècle, il faut être – ou naître – noble, l’heure étant pour longtemps passée où l’on pouvait le devenir.

EF, I, XVII, 813

Si la noblesse sociale (de rang ou de sang) et la noblesse morale (de coeur ou d’esprit) doivent être distinguées et peuvent être mises en concurrence, ces deux versants de l’imaginaire aristocratique peuvent toutefois être amenés à se superposer ou à se confondre, selon des modalités diverses, à tel point que leur partage se révèle parfois difficile à opérer. En l’occurrence, le caractère acquis de la première expliquerait qu’Alicia Clary ne dispose pas de la seconde. Telle que la conçoit Lord Ewald, et sans doute le romancier lui-même, il semble que, au xixe siècle, l’on naisse noble, et que l’on ne puisse le devenir, c’est-à-dire acquérir cette dignité – d’emblée, Edison est inscrit dans une filiation d’« hommes de génie » –, particulièrement chez une femme dont l’avilissement découle d’une attitude placée sous le signe du calcul et de la mesquinerie qui lui est associée. Ainsi, avant que Lord Ewald ne la rencontre, Alicia Clary a perdu son honneur auprès d’un homme ; cependant, ce qui gêne son amant tient davantage à son attitude par rapport à cet événement :

[C]e que cette femme regrette dans sa faute, loin d’être l’honneur lui-même (cette abstraction surannée), n’est que le bénéfice que ce capital rapporte, prudemment conservé.
Elle va jusqu’à supputer les avantages dont une mensongère virginité l’eût indignement dotée si sa malversation fût demeurée ignorée dans son pays.

EF, I, XV, 802

Et Lord Ewald poursuit :

[U]ne fille séduite, qui, dans le fait de l’honneur perdu, ne regretterait que l’Honneur seul, ne serait-elle pas infiniment plus vénérable que des milliers de femmes honnêtes qui ne le seraient demeurées que par intérêt ?
Elle fait donc partie du nombre immense de ces femmes dont le très solide calcul est à l’honneur ce que la caricature est au visage et qui définiraient volontiers ce même honneur « une sorte de luxe que les gens riches seuls peuvent se permettre et qu’il est toujours loisible d’acheter en y mettant le prix » […].
En résumé, cette femme est d’une candeur cynique, dont je ne puis que dédaigner l’inconscience.

EF, I, XV, 803

Dans le contexte de la création d’un être artificiel, le terme d’« inconscience » glisse de la sphère morale dans celle du questionnement métaphysico-technologique du roman. Être dont l’attitude est régie par le calcul et l’intérêt, Alicia Clary sera systématiquement décrite comme épouvantablement prévisible : lorsqu’elle rencontre Edison et que celui-ci propose de passer à table, elle a cette simple exclamation : « J’ai faim. » Le savant doute alors de l’épouvantable portrait que lui en a fait Lord Ewald, puisque « cette seule note vivante et simple prouvait un coeur et une âme » (EF, VI, I, 956). Cependant, Villiers poursuit :

Mais le jeune lord […] était demeuré impassible. – En effet, Miss Alicia Clary, craignant d’avoir dit quelque chose de trivial devant des « artistes », se hâta d’ajouter, avec un sourire dont le spirituel, voulu du moins, donnait une sacrilège expression comique à la magnificence de son visage :
« Ce n’est pas très poétique, messieurs ; mais il faut être sur la terre quelquefois. »
À cette parole, […] Edison se rasséréna : Lord Ewald avait analysé juste.

EF, VI, I, 956-957

Un chiasme s’opère entre le modèle et sa copie : au caractère prédictible d’Alicia Clary, qui « récite machinalement » (EF, I, XVIII, 815, je souligne) bien plus qu’elle ne parle, s’oppose l’amour que suscite l’Andréide en raison de l’étonnement permanent que son pouvoir d’illusion génère chez Lord Ewald. Davantage, un doute s’insinue concernant l’existence de l’âme dont serait dotée la jeune femme, alors que la machine en semble effectivement pourvue, en dépit de la description détaillée de son fonctionnement, ce que la révélation finale ratifie : l’esprit qui a pris possession de la machine, Sowana, est une émanation spirituelle de Mrs Anderson, significativement présentée comme une « noble femme » (EF, IV, II, 884).

Comme le pointe sa devise familiale – Etiamsi omnes, ego non ! (EF, VI, IX, 993) : « Même si tous, moi non » –, Lord Ewald appartient à une caste qui privilégie la valeur de l’unique, de ce qui échappe au prédictible, au détriment de tout ce qui, procédant de cette reproductibilité dont Benjamin a montré qu’elle sape les privilèges de l’aura et de la part de sacré qui la caractérise, relève de l’ordre du calculable et par conséquent, du programmable. Dès lors, comment s’étonner des réticences réitérées de Lord Ewald devant la proposition d’un Edison qui n’hésite pas à rapprocher l’animal de la machine et à associer la « noblesse » de la condition humaine à l’imprévisible ? En effet, affirme le savant, « [l]’Animal ne se trompe pas, ne tâtonne pas ! L’Homme, au contraire (et c’est là ce qui constitue sa mystérieuse noblesse, sa sélection divine), est sujet à développement et à erreur. » (EF, IV, III, 889) S’il accepte l’Andréide, Lord Ewald devra « jouer », comme un acteur, et composer ainsi avec une prédictibilité qui le réduira à l’état de machine. Il ne s’enamoure finalement d’Hadaly que parce qu’il s’aperçoit que celle-ci, au contraire de son modèle, est habitée par une âme : celle-ci est en effet conçue comme un trait de noblesse, car elle survient en excès au fonctionnement calculé par Edison.

La façon dont Lord Ewald dépeint la psychologie de sa maîtresse donne à penser que la noblesse se caractérise, à certains égards, par une hauteur morale qui l’incite au rejet de toute compromission ou demi-mesure, ce qui la conduit, par exemple, à privilégier, par rapport à la médiocrité des bas calculs, une éthique de dépense somptuaire. En témoigne remarquablement la dialectique hégélienne selon laquelle devient maître celui qui prend le risque de la mort, alors que l’esclave recule devant ce seuil[11]. À cet égard, le « traitement » d’Edison correspond parfaitement à l’idéologie manifestée par un « patient » qui se refuse à transiger : il s’agit d’« un de ces malades que l’on ne peut traiter que par le poison » (EF, I, XIX, 820), en surenchérissant, et non en visant l’équilibre homéostasique qui, dans l’imaginaire villiérien, caractérise le rapport bourgeois au monde. Edison met en effet en garde son ami contre la dangerosité de son traitement, au point de lui déclarer que, dans sa situation, il se « brûlerai[t] la cervelle » (EF, II, VI, 845). Noblesse oblige, son patient accepte néanmoins d’encourir les risques qui lui sont dépeints.

Dans cette perspective, le caractère quelque peu abrupt de la fin du roman prend un éclairage particulier. Au cours du dernier chapitre, le lecteur apprend avec Edison le naufrage du navire qui emmenait Lord Ewald, l’Andréide et Alicia Clary en Angleterre. Le défi au créateur que revêt l’entreprise d’Edison, de même que la strate mythographique principale du roman (la Genèse), conditionnent ce dénouement tragique[12]. Cependant, dans les événements rapportés, aucun indice ne le laisse explicitement prévoir, et il survient en outre de manière quelque peu précipitée. Tout se passe comme si la machinerie romanesque s’enrayait et s’éteignait d’un seul coup, en même temps qu’Hadaly. Le caractère subit de cet épilogue, de même que celui de l’explication surnaturelle du fonctionnement de l’Andréide, participent de l’imaginaire nobiliaire qui sous-tend le roman : cette âme, Sowana, survient en supplément à la machine, de manière relativement imprévisible, par une décision du romancier qui se donne, pour une part, des airs d’arbitraire. Ce faisant, le récit suggère que, derrière la mécanique textuelle, se profile une âme, celle de l’auteur, libre et souveraine par définition, c’est-à-dire empreinte de noblesse.

Le deuil impossible de la noblesse

À la suite de la Révolution, en France comme ailleurs, le système des valeurs qui gouvernent la société change, et celui de la noblesse voit sa sphère d’influence singulièrement décliner. Tout comme le « fantastique a fait son temps » (EF, VI, II, 959), pour reprendre une parole d’Alicia Clary, l’aristocratie paraît n’être plus de saison : sa mainmise sur l’appareil politique s’est singulièrement amoindrie et le prestige de ses codes connaît une déchéance analogue, quoique peut-être moins marquée, sauf, sans doute, aux yeux de certains aristocrates comme Villiers. À l’instar de l’art selon la célèbre formule de Hegel, la noblesse semble chose du passé, mais d’un passé qui, manifestement, ne passe pas tout à fait, et mettra encore du temps à disparaître, notamment parce que des écrivains contribuent de façon particulière au deuil d’un certain imaginaire nobiliaire, en l’inscrivant dans une logique de « revenance[13] ». En effet, ce travail de deuil se présente essentiellement comme un refus du deuil : si le deuil consiste en un accommodement avec le principe de réalité, il entre en contradiction avec un imaginaire qui, s’il entend maintenir sa cohérence, ne peut par principe se résoudre à admettre son abolition, qui est la limitation par excellence. Pour l’imaginaire nobiliaire, ratifier sa propre disparition reviendrait en effet à la redoubler en en rabattant sur le refus des restrictions qui contribue à le définir.

Dans L’Ève future, le recours au surnaturel participe d’un questionnement sur cette conjoncture historique et ses enjeux. Ils concernent au plus haut point un auteur qui a cherché, sans succès, à nouer un mariage alliant la fortune et la noblesse, et qui s’est montré particulièrement préoccupé par un déclin affectant sa place dans la société. Plus précisément, l’écriture fantastique villiérienne permet de mettre en scène et en oeuvre cette logique de dénégation, en alimentant la perspective critique de l’écrivain, qui touche à l’évolution civilisationnelle dans laquelle il s’inscrit et qu’il s’emploie, à bien des égards, à court-circuiter. Nombre de récits de Villiers tendent en effet à faire valoir que, en dépit du développement sans précédent de la science, des techniques et du positivisme, le surnaturel n’a nullement disparu. Au contraire, à suivre l’architectonique imaginaire et idéologique qui se dégage de L’Ève future, et plus largement de l’oeuvre entière, loin d’avoir fait son temps, le surnaturel, notamment lorsqu’il touche aux fantômes, relève de la sphère du hors-temps, et continue dès lors de hanter le présent. Dans la stratégie villiérienne, il s’agit de suggérer, à travers le recours au surnaturel et au motif du spectre – incarné en l’occurrence dans un automate –, que le cadavre de la noblesse est encore vif, qu’il survit et se révèle par conséquent toujours susceptible de revenir.