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Dans le texte qui ouvre L’urgence et la patience, intitulé « Le jour où j’ai commencé à écrire », Toussaint prend à revers l’idée selon laquelle la création d’un livre répondrait à une vocation. Il explique, en effet, qu’il s’est tourné vers l’écriture faute de pouvoir devenir cinéaste, suivant un conseil de François Truffaut qui recommandait « à tous les jeunes gens qui rêvaient de faire du cinéma, mais qui n’en avaient pas les moyens, d’écrire un livre, de transformer leur scénario en livre[1] ». L’expression « ne pas avoir les moyens » est d’abord à prendre au propre : la réalisation d’un film requiert des ressources financières et logistiques. Mais, avec humour, l’écrivain invite à la considérer au figuré : se lancer dans une telle entreprise demande du talent. Il inverse la relation hiérarchique établie traditionnellement entre littérature et cinéma : celui-ci est un art noble alors que celle-là est, selon ses termes, « une activité légère et futile, joyeuse et déconnante » (UP, 12). L’auteur aurait donc conclu avec la littérature un mariage de raison. Le livre se substituerait à un film qui n’aurait pas pu être tourné. Néanmoins, dans le même texte, il se réfère à la lecture de Crime et châtiment de Dostoïevski, lecture tout aussi « déterminante » (UP, 13) que celle de Truffaut. L’identification avec le héros criminel lui a procuré un plaisir trouble qui lui a permis de mesurer le pouvoir d’un romancier.

La vocation d’écrivain se constitue chez Toussaint à la croisée du cinéma et de la littérature. La présente étude portera sur le cycle de Marie, tétralogie publiée aux éditions de Minuit entre 2002 et 2013 et composée successivement de Faire l’amour[2], Fuir[3], La vérité sur Marie[4] et Nue[5], cycle édité en un seul volume sous le titre M.M.M.M. en 2017[6]. L’écrivain y reprend la topique romanesque de l’amour entre les héros. Son projet est d’écrire une histoire sentimentale contemporaine à l’orée d’un nouveau millénaire. Le roman d’amour s’articule autour du motif de l’échange visuel que Jean Rousset étudie dans Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman[7]. L’essayiste reprend la formule de Flaubert à propos de la première rencontre entre Frédéric Moreau et Marie Arnoux. Il ne la met pas entre guillemets parce que l’auteur de L’éducation sentimentale jouait lui-même d’un poncif[8]. La réappropriation du roman sentimental par l’une des figures de proue des éditions de Minuit, berceau des avant-gardes, mérite d’être interrogée. Aussi reprenons-nous la question posée par Irène Salas : « Comment Jean-Philippe Toussaint revisite-t-il la romance traditionnelle et ses clichés[9] ? » Tour à tour image fixe et expression toute faite, le cliché relève du visuel et du textuel. En ce sens, il est une voie d’entrée pour penser la relation entre littérature et cinéma dans le cycle amoureux de Toussaint.

L’écrivain modifie d’emblée la perspective traditionnellement choisie dans le roman sentimental : il se focalise – ou, plus précisément, il place la focale – sur la rupture. En témoignent tout particulièrement ces paroles du narrateur dans Faire l’amour :

Nous nous étions arrêtés sur un pont, et je regardais le jour se lever devant moi. Le jour se levait, et je songeais que c’en était fini de notre amour, c’était comme si je regardais notre amour se défaire devant moi, se dissiper avec la nuit, au rythme quasiment immobile du temps qui passe quand on en prend la mesure.

FA, 83

La formule rituelle Leurs yeux se rencontrèrent cède le pas à une autre formule, appliquée à une autre situation : « je regardais notre amour se défaire devant moi ». La préposition « devant » place – comme au cinéma – le narrateur en position de spectateur face à un écran sur lequel se projettent des images au ralenti. Par son regard, il cherche à capter l’être aimé voué à s’éloigner de lui, à sortir de son champ de vision. Espace, temps, captation : autant de notions qui mettent en place un dispositif visuel entre roman et cinéma. C’est cette préposition qu’utilisent François Jost dans L’oeil-caméra. Entre film et roman [10]et Jean Cléder dans Entre littérature et cinéma. Les affinités électives : échanges, conversions, hybridations[11]. Elle renvoie à « l’intervalle qui sépare et réunit les deux espaces hétérogènes[12] » représentés par ces arts dont les systèmes sémiotiques sont distincts. Dans quelle mesure les images de Marie relèvent-elles d’une intersémioticité cinématographique en littérature et, plus précisément, en régime romanesque[13] ? Nous envisagerons la tétralogie à partir de techniques propres au septième art : montage, ralenti, cadrage et captation.

Du montage au ralenti : l’art de déjouer les clichés du roman sentimental

L’ouverture de Faire l’amour inaugure un nouvel ordre du récit qui rompt avec la linéarité narrative du roman sentimental : rencontre inaugurale, disjonction multipliant les péripéties et conjonction finale. Au début du cycle, Toussaint recourt à la technique du montage parallèle pour articuler première rencontre et rupture. Bien qu’elles se soient déroulées à sept ans d’intervalle, les deux scènes semblent concomitantes. Leur proximité est renforcée par une analogie de situation : les protagonistes sont côte à côte à l’arrière d’un taxi roulant dans une ville la nuit. Marie est en pleurs.

Aussi le narrateur considère-t-il que « [l]a même scène s’est reproduite » (FA, 12). Dans cette perspective, la séparation n’est plus l’envers de la rencontre, mais sa répétition. Elle rejoue une première scène qui, apprend-on dans Fuir, s’est déjà déroulée à d’autres reprises, ce que confirme l’interrogation liminaire : « Serait-ce jamais fini avec Marie ? » (F, 11). Précisons que Fuir renvoie à une période antérieure à Faire l’amour comme s’il faisait l’objet d’un long flash-back.

La tétralogie abandonne le montage parallèle mais juxtapose des plans disjoints selon une technique comparable à celle adoptée par Wong Kar-wai dans In the Mood for Love, film sorti en 2000 et qui a marqué Toussaint, alors qu’il entamait l’écriture de Faire l’amour [14]. Coupes et raccords créent un effet de discontinuité spatiotemporelle : la focale se déplace du récit, constitué par une série de plans, aux images considérées dans leur autonomie.

Le romancier élabore, en effet, chacun de ses livres non pas à partir d’un canevas narratif mais d’images fondatrices si puissantes qu’elles s’imposent définitivement. L’illustre l’une des scènes clés de Fuir au cours de laquelle Marie traverse le Louvre en courant. Le choix de ce musée peu représentatif du contemporain étonne Chen Tong, l’éditeur chinois de Toussaint. Et ce dernier d’expliquer qu’il a un temps projeté la scène dans un autre décor, l’escalator extérieur du Centre Pompidou.

Mais ce n’était pas mon image initiale. L’image initiale, c’est Marie qui fuit, désemparée, dans la Grande Galerie du Louvre et je suis resté fidèle à cette image, c’était mon rêve – mon caprice ou mon fantasme –, et je n’ai pas voulu le modifier[15].

Or c’est précisément cette scène qui donnera lieu à une adaptation cinématographique, l’un des fragments de Fuir, où Marie, interprétée par Dolores Chaplin, est filmée dans sa course grâce à un travelling d’accompagnement. Son visage, en gros plan, apparaît alors de trois quarts[16].

Toussaint envisage l’image dans sa singularité. Aussi recourt-il à l’expression « au ralenti », proprement cinématographique, pour mieux l’inscrire dans une durée. Sur l’île d’Elbe, en bord de mer, le narrateur regarde Marie « ouvrant ses mains et laissant glisser au ralenti une cascatelle de coquillages » (VM, 172) ; dans la baignoire de la chambre d’hôtel, à Tokyo, la jeune femme « portait une charlotte transparente sur les cheveux, en coiffe, tel un chou-fleur amolli, et ses mains, au ralenti, presque inconsciemment, faisaient clapoter doucement la surface de l’eau » (FA, 96). Plus tôt, dans la même chambre, il la voyait « tombant de sommeil et pleurant au ralenti ses larmes insatiables » (FA, 17). Imparfaits et participes présents rendent compte d’une temporalité qui se départit de la succession narrative. Le ralenti pourrait accentuer le pathétique de la situation. Quand c’est le cas comme dans le cinéma populaire, le procédé s’accompagne d’une autre technique consistant à estomper les contours et les contrastes au moyen d’un filtre. Or il n’en est rien chez Toussaint qui, par exemple, oppose au torrent de pleurs l’image d’une seule larme presque figée, nette :

Et c’est alors, que, m’immobilisant et redressant la tête au-dessus de son visage dont les yeux bandés me voilaient l’expression, je vis apparaître très lentement une larme sous le mince rebord noir des lunettes de soie lilas de la Japan Airlines, une larme immobile, à peine formée, qui tremblait tragiquement sur place, indécise, incapable de glisser davantage le long de sa joue, une larme qui, à force de trembler à la frontière du tissu, finit par éclater sur la peau de sa joue dans un silence qui résonna dans mon esprit comme une déflagration.

FA, 30-31

Liée à un objet donné à voir, la locution adverbiale « très lentement » équivaut à l’expression « au ralenti ». L’attention portée sur cette seule larme indépendamment de l’oeil, donc de sa source, invite à la considérer pour elle-même, singulière, menaçante, « immobile », comme saisie dans un quasi-arrêt sur image avant son explosion sonore. Le ralenti a pour effet de contenir le débordement lacrymal auquel sacrifie volontiers le roman d’amour de grande consommation[17].

Montage et ralenti servent l’expression d’un nouvel ordre du couple – où l’on s’aime tout en se quittant. Le regard masculin cherche à capter Marie, devenue insaisissable, en la cadrant.

Cadrage et captation : la pulsion scopique du narrateur

Le regard du narrateur vise à devenir un instrument de prise de vue, prise qu’il faut considérer dans son acception première comme l’analyse Jean-Benoît Gabriel : « Le verbe “capter” et les substantifs “captation”, “capture” font partie du vocabulaire du cinéma. Et pour cause : techniquement, il s’agit de prendre quelque chose (on dit aussi “prise de vue”, “prise de son”)[18]. »

La captation s’exerce sur un objet qui tend à s’échapper, à sortir du cadre que délimite l’écran, comme le révèle la première visite du couple au Contemporary Art Space de Shinagawa. Le narrateur pénètre dans la salle de contrôle située à côté du hall d’entrée. Ses yeux sont attirés par deux rangées de moniteurs sur lesquels défilent des images monochromes et neigeuses. Pendant ce temps, la jeune femme traverse les salles, séparée du personnage masculin par des cloisons. C’est à l’écran qu’elle surgit telle une apparition :

Je regardais fixement cette rangée d’écrans blancs qui scintillaient légèrement, quand je vis soudain Marie apparaître dans le tableau, silhouette solitaire que je voyais se mouvoir lentement devant moi sur l’écran. Elle passait comme en apesanteur d’un écran à l’autre, manteau noir sur fond blanc, disparaissant de l’un et surgissant dans l’autre. Parfois, fugitivement, elle était présente sur deux écrans à la fois, puis, tout aussi fugacement, elle n’était plus présente sur aucun, elle avait disparu, et, immédiatement, c’était étrange et même un peu douloureux, elle me manquait, Marie me manquait, j’avais envie de la revoir. Elle réapparaissait alors, elle était de nouveau à l’image, elle s’était arrêtée au milieu d’une salle. J’étais entré dans la pièce et je m’étais approché de l’écran, tout près, les yeux à quelques centimètres de sa brillance électronique, et je la vis lever les yeux vers moi pour adresser un regard neutre en direction de la caméra de surveillance, nos regards se croisèrent un instant, elle ne le savait pas, elle ne m’avait pas vu – et c’était comme si je venais de prendre visuellement conscience que nous avions rompu.

FA, 125-126

Commentant la scène, Jean-Benoît Gabriel souligne « l’incapacité des écrans à fixer ce qui passe à travers, à garder dans les bords circonscrits du cadre l’objet fuyant[19] ». La labilité du personnage accroît le sentiment de manque chez l’observateur. Son mouvement en avant et ses yeux écarquillés témoignent d’une fascination qui rappelle celle d’un cinéphile comme Truffaut. Au début des Films de ma vie, le cinéaste explique que, lorsqu’il était enfant, il s’avançait au plus près de l’écran cinématographique pour mieux « entrer dans les films[20] ». De même, le narrateur-spectateur de Faire l’amour voudrait entrer dans les images projetées pour franchir le seuil des écrans et se retrouver face à Marie en un même lieu. Mais ils s’interposent et accomplissent, selon Anna Caterina Dalmasso, « ce geste de séparation, de ségrégation de deux espaces qui, tout en étant antagonistes ou du moins opposés, commencent – justement en vertu de cette coupure – à entretenir un commerce imaginaire[21] ». Celui-ci repose sur le croisement des regards, variation de la scène de première vue.

Faute de se rencontrer, leurs « regards se croisèrent un instant » de manière illusoire, Marie ne pouvant voir le narrateur. L’oeil de l’observateur est remplacé par l’objectif d’une caméra, instrument incapable de susciter la moindre émotion. La facticité de l’échange visuel creuse le manque et confère à la séparation un caractère accompli que traduit l’emploi du plus-que-parfait dans « nous avions rompu ». À nouveau, Toussaint compose une scène de rupture en référence aux codes de la rencontre inaugurale comme si elles se superposaient.

Les écrans projettent des images à deux dimensions, sans épaisseur – le mot latin imago désigne une « représentation » de l’objet, non l’objet lui-même. Marie n’apparaît pas comme une femme incarnée mais comme un foyer lumineux. Sa présence relève de la persistance rétinienne : quand l’oeil observe attentivement une source de lumière, celle-ci s’imprime quelques instants sur la rétine avant de se dissiper. Au sortir de la salle de contrôle, le narrateur constate : « Mes yeux piquaient d’avoir fixé l’écran aussi intensément et ma vue se brouillait sous des éblouissements blancs » (FA, 126).

La scène des écrans est reprise comme en écho dans Nue. Le soir du vernissage, depuis l’entrée, le narrateur aperçoit la salle de contrôle et les écrans répartis sur deux rangées, la première montrant des images de l’extérieur :

Sur l’autre rangée, tous les écrans diffusaient des images de l’intérieur du musée, mais on ne percevait aucun détail précis, seulement un grouillement continu de foule indifférenciée qui se pressait dans les salles d’exposition. Je m’approchai et me mis à passer les écrans en revue, je les scrutais les uns après les autres, détaillant leur surface avec soin, fouillant la trame électronique des moniteurs pour essayer de faire surgir la silhouette de Marie dans la foule – mais il n’y avait pas de trace de Marie sur les écrans. Où était-elle, Marie ? À quoi ressemblait-elle, Marie, ce soir ? Quelle était son expression ? Comment était-elle habillée ? Marie, sans visage. Marie, sans apparence. Marie, tellement absente ce soir.

N, 51

La lumière immatérielle de l’objet vu quelques jours plus tôt a disparu pour laisser place à une image absente que projettent mécaniquement les moniteurs. Marie a beau se trouver dans le champ de vision de la caméra parmi la foule des invités, ni le regard à l’affût ni les instruments de surveillance ne parviennent à restituer sa présence effective. Dès lors, les écrans ne donnent de la réalité qu’« une représentation cacophonique et frustrante[22] », pour reprendre les termes de Jean-Jacques Wunenburger à propos de cet extrait. Ils échouent dans leur fonction de captation – leur appellation est ironique car ils ne contrôlent rien.

Pour suppléer aux failles de ce dispositif, l’oeil du narrateur se transforme en objectif optique autonome. Le soir du vernissage, il monte sur le toit du musée et se place derrière un hublot, déclinaison contemporaine de la jalousie. En position de voyeur, il observe en plongée la foule des invités rassemblée à l’intérieur. Il perçoit en premier lieu « une masse indistincte de silhouettes incompréhensibles » (N, 56). Ce plan d’ensemble donne une image floue. Son oeil effectue alors une mise au point pour gagner en netteté : « Le regard fixe, intense, tendu, je passais rapidement en revue les visages des femmes présentes au vernissage, j’écarquillais les yeux, je forçais la pupille » (N, 57, nous soulignons). À la différence des écrans, l’oeil du narrateur parvient à atteindre son objet : « Marie était là, je l’avais sous les yeux maintenant, je l’apercevais dans la foule, et il émanait d’elle quelque chose de lumineux, une grâce, une élégance, une évidence » (N, 79). Le regard scrutateur est pareil à une caméra qui procéderait par ocularisation, notion utilisée en analyse filmique. Selon André Gaudreault et François Jost, celle-ci « caractérise la relation entre ce que la caméra montre et ce que le personnage est censé voir[23] ». Elle se distingue de la focalisation qui, selon les deux auteurs, confond voir et savoir et appartient en propre au roman.

Aussi aiguisé soit-il, l’oeil du narrateur, dans le cycle de Marie, ne se réduit pas à un outil qui enregistrerait mécaniquement des images. Animé d’une volonté de captation, il est cet « oeil vivant » qui, pour Jean Starobinski, « comporte un élan persévérant, une reprise obstinée, comme s’il était animé par l’espoir d’accroître sa découverte ou de reconquérir ce qui est en train de lui échapper[24] ». Dans Nue, le regard du protagoniste parvient à révéler son objet en articulant voir et savoir. La scène, en effet, est l’objet d’une reconstitution a posteriori qui permet au protagoniste d’en saisir le sens :

Ce n’était que maintenant, plus de sept mois plus tard, à Paris, debout à la fenêtre de ma chambre du petit deux-pièces de la rue des Filles-Saint-Thomas, que j’avais acquis le recul nécessaire pour appréhender toutes les composantes de la scène.

N, 60

Le cadre de la fenêtre forme un nouveau dispositif optique transformant ce que l’oeil a perçu passivement et de façon lacunaire derrière le hublot en une vision orientée. Le protagoniste construit un savoir qui s’étend au-delà de ce qu’il a pu effectivement apercevoir à distance de la femme aimée. Son regard ressortit davantage à la focalisation romanesque qu’à l’ocularisation cinématographique.

Le narrateur est, par définition, l’instance qui sait (gnarus) et qui raconte (narro)[25] : sa fonction première est de parler[26]. Aussi crée-t-il des images « faites de mots ».

Les images « faites de mots » : vers un imaginaire syncrétique

Malgré la présence de schèmes propres au septième art, le livre n’est pas plus un écran de projection que la représentation figurative d’une pipe n’est une pipe. Au cours d’un entretien avec Gérard Henry, Toussaint insiste sur la distinction entre l’image littéraire et l’image cinématographique :

Dans mes livres, je crée des images, mais ces images ne sont pas physiques, elles ne sont pas faites, comme au cinéma, avec des comédiens, avec de la pellicule et de la lumière, ce sont des images mentales, faites de mots, de verbes, d’adjectifs et d’adverbes, ce qui est éminemment littéraire. Si on veut se faire une idée de mon style cinématographique, il vaut mieux voir mes films[27].

L’un des textes qui composent L’urgence et la patience porte précisément sur « Littérature et cinéma ». Toussaint établit un double parallèle entre le cinéaste et le biologiste d’une part, l’écrivain et le mathématicien d’autre part. Les premiers ont en commun de « composer avec le réel » (UP, 59), alors que les seconds « construisent un monde idéal dont ils élaborent eux-mêmes les règles » (UP, 59). Et Toussaint de préciser que « leurs visions sont abstraites, leurs équations sont immatérielles » (UP, 60). En d’autres termes, le romancier peut produire des images hors de toute réalité, alors que le cinéaste, lui, ne peut s’en abstraire. Sa caméra est nécessairement située dans un espace matériel. Aucune vue ne saurait être prise en obturant l’objectif. Or il n’est pas besoin d’ouvrir les yeux pour faire surgir une image littéraire. L’atteste la formule énoncée par Toussaint pour définir sa conception de l’écriture : « je peux fermer les yeux en les gardant ouverts, c’est peut-être ça écrire » (UP, 47).

Dans le cycle de Marie, de nombreuses images de la femme aimée adviennent uniquement quand le narrateur ferme les yeux. Par exemple, dans La vérité sur Marie, les protagonistes se sont rejoints sur l’île d’Elbe et occupent des chambres séparées :

il me fallait imaginer sa présence à l’étage supérieur et la faire naître dans mon esprit. Alors, derrière mes yeux fermés, elle prenait corps progressivement, se détachant lentement de sa chrysalide pour apparaître dans mon esprit.

VM, 185

La scène mentale devient le lieu où l’image se révèle peu à peu selon un processus d’engendrement. Non seulement l’imagination supplée à un manque, mais elle est éminemment créatrice. Ainsi, toujours dans La vérité sur Marie, le narrateur recrée entièrement la nuit d’amour entre son ancienne compagne et son nouvel amant, Jean-Christophe de G., qu’elle a rencontré le soir du vernissage de son exposition à Tokyo, nuit au cours de laquelle il meurt d’une crise cardiaque. Le narrateur recompose cette soirée dans son déroulement à partir seulement de deux indices :

disposant désormais d’un repère tangible en amont (la bouteille de grappa) et d’un repère visuel en aval (la sortie du brancard dans la nuit dont j’avais été témoin), j’étais désormais en mesure de combler le vide de ce qui s’était passé cette nuit dans l’intervalle, et de reconstituer, de reconstruire ou d’inventer, ce que Marie avait vécu en mon absence.

VM, 52

L’imagination ne cherche pas à reproduire la réalité des faits ni à restituer les images qu’aurait perçues le narrateur s’il avait été sur place. Au contraire, elle s’assume pleinement comme fiction. En ce sens, elle accomplit une action imaginante telle que la définit Bachelard dans L’air et les songes :

On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas imagination, il n’y a pas d’action imaginante[28].

Les « images faites de mots » sont libres, foisonnantes. Elles relèvent d’une poétique qui ne s’en tient pas à la dualité entre littérature et cinéma mais qui accueille, dans l’intervalle entre les deux, d’autres arts telles la peinture et la photographie. Conçu habituellement sur le plan horizontal, cet intervalle est ici à envisager selon un axe vertical : les images forment des strates placées les unes sur les autres. En témoigne le traitement de deux scènes dans Nue, formant le négatif et le positif d’une même image de Marie :

ces deux scènes se superposaient dans mon esprit, aussi pertinentes, aussi légitimes l’une que l’autre, la scène virtuelle, à Paris, où j’avais deviné qu’elle était enceinte sans avoir réussi à déposer le mot exact sur son état (le négatif de la scène en quelque sorte, déjà impressionnée dans mon esprit mais pas encore développée), et la scène réelle, à l’île d’Elbe, il y a quelques heures, où Marie m’avait vraiment annoncé qu’elle était enceinte.

N, 155

Le narrateur emploie un vocabulaire renvoyant au medium de la photographie argentique afin d’expliquer la révélation, au sens visuel du terme, qui se produit dans son esprit, chambre noire où sera développé le cliché, c’est-à-dire le négatif. Les deux scènes sont représentées à partir d’un imaginaire syncrétique convoquant plusieurs arts. La première apparaît comme « une Annonciation contemporaine, une image du xxie siècle, aux allures de photo numérique » (N, 155-156) rappelant « une photo à la Nan Goldin » (N, 156), mais aussi le tableau Nighthawks de Hopper ; la seconde, quant à elle, semble issue des Annonciations italiennes de la Renaissance. Il en est une en particulier que le narrateur évoque : celle de Botticelli montrant la Vierge dans une « attitude de réticence » (N, 158) qui éclaire l’expression de reproche de Marie au moment où elle annonce au narrateur qu’elle est enceinte de lui. Autant d’images relevant de l’imagination telle que la conçoit Bachelard dans L’air et les songes : « Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d’images aberrantes, une explosion d’images, il n’y a pas imagination[29]. »

Aux antipodes des clichés du roman à l’eau de rose, les images de Marie acquièrent la densité d’un palimpseste. Elles sont faites de mots qui suggèrent leur surimpression sans pour autant l’accomplir parce qu’ils ne sauraient littéralement donner à voir. « Dans le roman, explique François Jost, la vision ne peut être qu’une transcription, une transposition intersémiotique et, ipso facto, parler de vision est toujours métaphorique[30]. » Si l’on superposait effectivement toutes ces strates, le résultat serait informe. Ces scènes s’élaborent selon un processus dévoilé par le narrateur : « retravaillées, macérées et longtemps ressassées » (N, 154), elles se transforment en « une matière nouvelle » (N, 154-155) d’où surgit « une image inédite, où interv[iennent] autant le souvenir que le sentiment, la mémoire que la sensibilité » (N, 155).

Loin d’être achevée, l’image faite de mots sollicite la capacité imaginante du lecteur. Même s’il exprime avec une grande précision les gestes, les attitudes, les postures, les vêtements ou la nudité de Marie, Toussaint veille à ne jamais la décrire physiquement afin que chacun se l’approprie. Dans le spectacle M.M.M.M. Marie Madeleine Marguerite de Montalte, créé avec The Delano Orchestra, dont la première représentation a eu lieu à la Comédie de Clermont-Ferrand le 14 mars 2016, l’écrivain a intégré des images de ses films. Néanmoins, il n’a pas conservé la scène dans le musée du Louvre où l’on voit le visage de Dolores Chaplin parce qu’il ne voulait pas figer Marie dans des traits réels. L’image en creux de la femme aimée participe d’un art de la suggestion qui aiguise l’imaginaire bien plus que ne le ferait un portrait littéraire ou une prise de vue.

La relation entre cinéma et roman est à l’origine de l’acte d’écrire chez Toussaint. Quand il parle de ses influences, il cite aussi bien les noms d’écrivains – Dostoïevski, Proust, Beckett… – que de cinéastes – Lynch, Antonioni, Sofia Coppola, Wong Kar-wai… En outre, lors d’un entretien avec Jean-Paul Tallon datant de mai 2002, l’auteur, qui a déjà tourné quelques films, regrette que son travail de cinéaste soit moins reconnu que ses romans, comme si son rêve initial de faire du cinéma était toujours là, non entièrement réalisé. Et il est vrai que ses films sont difficiles à trouver parce qu’ils ne sont pas entrés dans les réseaux de distribution. Néanmoins, chez Toussaint, le roman est un genre pleinement assumé pour ce qu’il est. Dans L’urgence et la patience, il explique qu’une image fondatrice ne donne pas lieu indifféremment au roman ou au cinéma, preuve qu’il les considère avec leurs spécificités sémiotiques. En cela, il rejoint Alain Robbe-Grillet qui, lors d’un entretien accordé à Irène Frain en 2000, déclarait : « Si mes imaginations sont langagières, je sais que ça sera un roman ; si elles me viennent en images et en sons, je sais que c’est un film[31]. » En aucun cas, en revanche, Toussaint ne cloisonne ces deux pratiques artistiques. Il les met en relation, dépasse leur dualité en convoquant d’autres formes d’expression afin de créer des images de la femme aimée libérées des clichés du roman sentimental. En cela, il se considère comme « un écrivain visuel plutôt que cinématographique[32] ».