Article body

Il faut ruiner un palais pour en faire un objet d’intérêt.

Denis Diderot, Ruines et paysages. Salons de 1767

Nicolas Dickner mène depuis près de deux décennies une entreprise littéraire d’une grande cohérence, jalonnée d’oeuvres narratives qui ont toutes en commun de mettre en question – sur un mode à la fois ludique et érudit – les notions d’identité, de filiation, de frontières spatiales[1] et temporelles. Nous nous proposons d’examiner comment, au fil de ses livres, par les figures de la ruine et du rebut, l’auteur exhibe le caractère précaire des notions de mémoire, de permanence, de progrès et d’avancée rectiligne du temps.

Dans son ouvrage Intérieurs du Nouveau Monde, Pierre Nepveu relève que de nombreuses villes d’Amérique traduisent une « précarité générale de la culture et de l’habitation de l’espace dans le Nouveau Monde[2] ». Il explique notamment comment l’Amérique s’est construite sous le signe de « la ruine d’un ordre urbain somptueux et harmonieux […]. Entre le rêve d’une cité idéale et le gâchis de tant de villes réelles, l’Amérique aura toujours eu du mal, sauf exception, à se donner un ordre urbain signifiant et cohérent[3]. » Le philosophe Bruce Bégout ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme que « toutes les constructions architecturales de la ville américaine possèdent cet aspect précaire et accidentel[4] ». C’est précisément à partir de cette fragilité, de cette friabilité et de cette incohérence fondamentale des territoires, des savoirs et des mémoires que se bâtit une poétique de la ruine chez Nicolas Dickner. Il est impossible de penser cette poétique dicknerienne sans tenir compte du déchet, son pendant négatif. Chez cet écrivain, ces deux figures sont ainsi constamment tendues ; elles se répondent et se reflètent avec tant d’insistance qu’elles nous conduisent à nous demander lequel, du déchet ou de la ruine, est le devenir de l’autre. En effet, si, à la manière de Martine Bouchier, l’on part du principe que, « [p]our être considérés comme “en ruines” et acquérir ainsi un statut (par exemple de patrimoine mondial de l’humanité), les restes devraient faire l’objet d’une attention, celle d’un “auteur”, quel qu’il soit, d’une nation ou d’un artiste, celle des archéologues qui pensent leur conservation[5] », on peut formuler l’hypothèse que la représentation fictionnelle des déchets, l’attention esthétique qui leur est accordée par l’écrivain leur permet d’être assimilés à des ruines. Ainsi, la mise en récit du déchet, du reste et de la ruine les rapatrierait tous du côté de l’héritage et de la transmission comme autant d’artefacts porteurs d’une mémoire individuelle et collective. De manière générale, la ruine atteste un temps du deuil et de la mélancolie en même temps qu’elle fait vaciller l’espace dans l’inlassable répétition de son propre effacement mais, chez Dickner, elle est plutôt prétexte à toutes sortes de jeux de condensations ironiques, de renversements ludiques, de télescopages étonnants et d’anticipations joyeuses qui célèbrent tout à la fois les vertus de l’oubli et le potentiel hautement narratif des vestiges, débris, restes et scories.

L’écrivain comme éboueur de la culture

Dans la chronique « Hors Champ » qu’il a tenue de 2006 à 2012 au journal Voir, Nicolas Dickner présente notamment sa conception du métier d’écrivain, qui agit selon lui comme

le poisson vidangeur de cet aquarium boueux que l’on nomme culture. Il filtre, il recycle, il brocante. Plus les déchets abondent, plus l’auteur a l’écaille lustrée. Un bon écrivain, en somme, devance toujours les éboueurs […].

L’écrivain n’invente rien. Ses codes et ses matériaux sont les fruits d’un immémorial labeur collectif. Il ramasse et il assemble, il décape et il revernit – mais il compose chaque fois avec 99,9 % de matériel usagé. (Je retranche une décimale pour le bénéfice du doute.)[6]

Le détournement de cette figure de l’intellectuel comme éboueur ou comme brocanteur permet de saisir à quel point Dickner cherche à délester le métier d’écrivain de tout attirail mythifiant. En cela, sa posture entretient plusieurs points communs avec celle du poète, telle que conçue par Walter Benjamin :

« Voici un homme chargé de ramasser les débris d’une journée de la capitale. Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le catalogue, il le collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts. Il fait un triage, un choix intelligent ; il ramasse, comme un avare un trésor, les ordures qui, remâchées par la divinité de l’Industrie, deviendront des objets d’utilité ou de jouissance. » Cette description n’est qu’une longue métaphore du comportement du poète selon le coeur de Baudelaire. Chiffonnier ou poète – le rebut leur importe à tous les deux […][7].

Cette attitude chiffonnière et glaneuse de Dickner trouve son écho, on le verra, chez plusieurs de ses personnages. Dans la même veine, dans un article intitulé « L’écrivain en habit de travail », Élisabeth Nardout-Lafarge a bien décrit la manière dont l’auteur, au fil de ses chroniques, opère non seulement une désacralisation du rôle de l’écrivain, mais également un déboulonnage généralisé du livre et de la littérature entendus comme des objets culturels et disciplinaires nobles[8]. On peut en effet voir comment l’écrivain est représenté « tour à tour comme “un praticien mineur dont on prédit chaque année la disparition” (“Pirates et souffleurs de verre”, 18 janvier 2007) ou, dans une éloquence auto-ironique, comme “un trimeur de l’intangible” (“Le paradis en carton ondulé”, 1er décembre 2011)[9] ». Sa conception du livre participe d’une même modestie : dans une chronique de mars 2010 intitulée « Chacun son site d’enfouissement », Dickner avoue ressentir une « attirance démesurée pour les livres jetés aux ordures » (RP, 133). Selon lui, « [p]areilles ordures ramènent l’écrivain à une saine humilité : elles nous montrent la destination finale de ces objets que nous chérissons tant, auxquels nous consacrons des milliers d’heures » (RP, 133). Pour Dickner, ces livres destinés aux ordures nous rappellent au fond notre propre disparition, notre propre mortalité, ils sont la preuve éclatante « que nos prétentions intellectuelles sont […] vaines, et que nos lectures les plus méritoires disparaîtront avec nous. / Que vous ayez lu Zola ou Danielle Steel, c’est du pareil au même. Ça ne fera pas de vous un macchabée plus ou moins intéressant » (RP, 136). Dans le livre Révolutions[10] qu’il a coécrit avec Dominique Fortier, Dickner assimile sa culture personnelle à un vaste champ de ruines, aveu ironique qui lui permet d’insister sur le rapport de l’écrivain contemporain au savoir, toujours nécessairement parcellaire : « Suis-je le seul dont la tête soit si poreuse ? J’ai parfois l’impression que ma culture personnelle est un vaste champ de tessons où l’on reconnaît, çà et là, un bout de tasse ou d’assiette, un morceau de mosaïque de Pompéi, une écharde de méthamphétamine bleutée » (R, 70). Ce détour par les chroniques de Dickner s’avère donc utile pour bien saisir sa posture d’écrivain et sa poétique joueuse, continuellement tendues entre ironie et humilité.

On ne peut que remarquer cette même fascination pour les débris et les restes modestes de notre civilisation, cette conscience archéologique ou encore cette pulsion excavatrice qui traverse l’oeuvre dicknerienne, marquée par une omniprésence de « tas d’artefacts déconnectés » (Nikolski[11]), de « ruines virtuelles » (Tarmac[12]) et de « croûtes sédimentaires de la culture » (Six degrés de liberté[13]). Ces constellations d’objets sans fonction jonchent les friches, dépotoirs, maisons abandonnées, stades désaffectés et autres lieux friables qui forment le décor de ses fictions. Tous les romans de Dickner multiplient les coïncidences ironiques, les références encyclopédiques et témoignent d’un intérêt certain pour l’appropriation des déchets et pour l’habitabilité des lieux dérisoires ou abandonnés. Nikolski tisse les destins croisés de trois jeunes Canadiens francophones qui appartiennent à la même famille sans le savoir : le narrateur homodiégétique qui est un bouquiniste sans nom, Joyce Doucet, une apprentie pirate, et Noah Riel, un jeune archéologue passionné par les débris. Tarmac relate l’étonnante quête de Hope Randall persuadée de connaître la date de la fin du monde. Cette dernière s’engage dans un voyage initiatique sur fond de ruines et de reconstructions qui la mènera de Rivière-du-Loup jusqu’au Japon en passant par les États-Unis. Six degrés de liberté met en scène Lisa, une jeune Québécoise qui se construit un conteneur habitable afin de traverser le monde pour rejoindre, à l’insu de tous, son ami Éric exilé au Danemark. Les romans de Dickner sont éminemment voyageurs, ils se traduisent par une multitude de trajectoires qui s’entrecroisent et par l’omniprésence de décors américains – toujours une Amérique de peu : petits villages ou villes périphériques québécoises, parcs de maisons mobiles près de la frontière américaine, enfilade banale de champs de maïs, de concessionnaires automobiles et de paysages répétitifs. Un lien se tisse entre la posture humble de l’auteur et cette attention portée, au fil de ses romans, aux ruines et aux lieux à l’abandon, aux villages modestes, aux régions éloignées et aux recoins oubliés de l’Amérique.

Les trois romans de Dickner, Nikolski, Tarmac et Six degrés de liberté, mettent tous en scène des adolescents ou de jeunes adultes qui souffrent d’un déficit d’enracinement (identitaire, spatial et temporel) ou, plus exactement, d’une volonté de déracinement joueuse et assumée, alors qu’ils traversent un monde aux frontières floues et aux géographies interchangeables. Ces divers désancrages trouvent leur écho à même leurs gestes et leurs obsessions, souvent portés vers une réhabilitation ludique du déchet et de la ruine. Autant de manières pour eux de tenter de s’inscrire dans un temps long à l’aide d’objets modestes et de rebuts, sortes de ruines sans monumentalité qui agissent comme des viatiques rassurants dans un monde aux repères labiles. Par exemple, dans Nikolski, Joyce trouve, grâce aux poubelles, un réservoir extraordinaire d’« identités » potentielles, lorsqu’elle « tire d’une tablette la boîte à chaussures ou s’entassent les fausses identités récoltées dans les déchets : actes de baptême, certificats de l’état civil, cartes étudiantes, laissez-passer magnétiques ou à codes barres, cartes de bibliothèque, cartes de club vidéo, cartes ISIC, cartes d’assurance-maladie » (N, 238). Loin d’être anxiogène, cette instabilité du monde qui repose sur des incongruités et des aberrations géographiques mène plutôt les personnages à souhaiter s’émanciper de grilles d’analyse trop rigides, à s’improviser de nouvelles manières de façonner leur propre identité ou leur géographie intime. Ainsi, dans son premier recueil de nouvelles, L’encyclopédie du petit cercle, un personnage résiste « à conférer quelque valeur que ce soit à la cartographie », préférant s’intéresser à sa propre « dérive des plaques personnelles » puisque « la cartographie demeure à jamais en marge de celle [qu’il] tente de décrire[14] ». Les personnages dickneriens savent pertinemment que l’espace est impossible à dompter, que le territoire n’est pas une bête qui se laisse facilement domestiquer, ils se voient contraints d’inventer de nouveaux systèmes de classement, de nouvelles cohérences, comme celle qui orchestre la bouquinerie usagée où travaille le narrateur de Nikolski :

Notre système de classement est parsemé de microclimats, de frontières invisibles, de strates, de dépotoirs, d’enfers désordonnés, de vastes plaines sans points de repères apparents – complexe cartographie qui repose essentiellement sur la mémoire visuelle, une faculté sans laquelle on ne dure pas longtemps dans le métier.

N, 22

Cette posture du libraire partage plusieurs points communs avec celle de l’écrivain qui classe ses notes éparses, ses amorces d’idées, ses fragments de texte, ses citations, ses connaissances, comme on arrangerait des débris pour leur donner une nouvelle vie, un peu à la manière de Walter Benjamin qui, Marc Berdet l’exprime bien, « classe ses fragments comme un chiffonnier arrange ses déchets : selon certaines correspondances plus ou moins secrètes entre eux, de manière à créer des catégories, des constellations, dont le moindre nouveau rebut ramassé […] peut bouleverser tout l’ensemble[15] ».

À cette volonté de trouver de nouvelles manières de mettre en ordre le monde, s’ajoutent la description parodique et la mise à mal, sur un mode ludique, de la figure de la ruine. Autant de façons de se jouer des figures monumentales de la mémoire collective. Pensons par exemple, dans Tarmac, à la description du mur de Berlin assimilé à un vulgaire monticule, à un assemblage précaire, « bricolé avec du gyproc », ou encore à un « mur en blocs Lego » (T, 55). Alors qu’elle se demande « ce que les Allemands comptaient faire de tous ces blocs Lego qui encombraient Berlin » (T, 55), Hope extrapole et les imagine transporter les pans du mur « pièce par pièce, dûment numéroté [sic], jusqu’en banlieue d’Orlando, afin de mener une joyeuse guerre de concurrence à Walt Disney World » (T, 56) en érigeant une sorte de « MauerLand [… m]orose » (T, 56). Reléguées à n’être que de simples jouets, des matériaux transportables et remodelables, les ruines du mur de Berlin deviennent matière à tous les recyclages.

Dans Tarmac, devant la vacuité des frontières et des cartes géographiques, les personnages s’inventent de nouvelles manières de mesurer les trajectoires et les distances qu’ils enregistrent à même leur propre corps, seul témoin fiable du trajet parcouru. Ainsi, à un certain moment de son long voyage, Hope se ronge les ongles, et les examine en songeant que

[d]es millions de bactéries et de spores et de ferments sommeillaient là-dessous, et avec un bon microscope, on aurait pu recomposer son itinéraire depuis la cuisine enfumée de Norbert Vong jusqu’à l’aéroport Narita, en passant par le bureau de Sammy Levy, le trajet en Greyhound, les diverses distributrices éparpillées dans le nord des États-Unis, la nouillerie du Chinatown de Seattle et l’interminable vol à bord du 747 de US Airways.

T, 176-177

À la manière d’une ruine en devenir, le corps se présente ainsi comme un condensé de lieux et d’époques, de poussières, de bactéries et de spores qui cohabitent selon leurs temporalités propres. Dans les romans de Dickner, les échos qui se tissent entre les corps et les ruines rappellent les propos de Marc Augé, qui soulignent à quel point les ruines sont évocatrices « [d’]une sorte de temps hors histoire auquel l’individu qui les contemple est sensible comme s’il l’aidait à comprendre la durée qui s’écoule en lui[16] ». C’est sans doute grâce à leur extraordinaire pouvoir de totalisation, de condensation des lieux et des époques, que les germes, les traces, les déchets et autres figures de l’infime intéressent à ce point les personnages dickneriens, tant ces artefacts participent à un imaginaire de la ruine qui contribue à les inscrire dans un temps long, officieux, non datable.

Ruines, dépotoirs et autres lieux limites

Chez Dickner, les dépotoirs et les déchets agissent comme un contrepoids ludique aux ruines figées des guerres et tragédies du xxe siècle. Ils permettent aux personnages de se rattacher à un temps infime et oblique qui, paradoxalement, agit comme une échappée tramée à des temps multiples, comme une parenthèse qui leur permet plus de liberté et de créativité que la rigidité d’un passé muséifié, que l’aveuglement d’un présent sans horizon ou que l’angoisse d’un futur incertain. Dans Nikolski, les objets les plus importants, sortes de catalyseurs de la fiction, sont en fait un vieux livre rafistolé et une boussole de pacotille légèrement déréglée. Ce livre bricolé, le « Livre à trois têtes », devient, par métonymie, une sorte de rebut hybride qui métaphorise l’identité métissée des personnages. Ce livre illustre et condense, en effet, les étonnants enchaînements d’événements et de destinations aléatoires qui président à la construction d’une vie. Ce qui pourrait d’emblée ressembler à un vulgaire déchet, à une sorte de ruine miniature, mobile et transportable, est en fait un véritable artefact porteur d’une foule de récits :

Personne ne pouvait imaginer la trajectoire de ce livre. Après plusieurs décennies sur les rayons de la bibliothèque de l’université de Liverpool, il avait été volé par un étudiant, avait circulé de main en main, avait échappé à deux incendies puis, abandonné à lui-même, était retourné à l’état sauvage. Il avait parcouru des milliers de kilomètres dans plusieurs sacs, voyagé à fond de cale dans des caisses humides, avait été jeté par-dessus bord, puis avait cheminé dans l’estomac acide d’une baleine avant d’être recraché et repêché par un scaphandrier analphabète. Jonas Doucet l’avait finalement gagné au poker dans un troquet de Tel-Aviv, un soir de bamboche.

N, 37

Avec la figure du déchet, Dickner nous invite à reconsidérer ce qui, de la ruine ou du détritus, est le plus digne d’être envisagé avec déférence et curiosité, il réhabilite le dérisoire et redonne ses lettres de noblesse au négligeable, à l’oubliable. Ce livre étrange, rapiécé, presque frankensteinien, qui se trimballe de main en main, agit également comme une métaphore de tout travail d’écrivain qui, à la manière d’un archéologue, dépoussière et rapaille çà et là des bribes de connaissances pour en faire émerger une oeuvre chaque fois nouvelle. Noah nous apprend que les différentes parties de ce livre multiple « sont des fragments au sens propre. Des débris, des déchets. Un relieur a récupéré les carcasses de trois livres et les a cousus ensemble. C’est une pièce d’artisan, pas un objet imprimé en série » (N, 319-320). Dans Six degrés de liberté, les déchets occupent également une place prépondérante dans la vie de Lisa, l’héroïne qui retape avec son père des maisons en ruine. Au début du roman, elle vide une maison abandonnée en réfléchissant au fait que :

Les grandes routes commerciales du vingtième siècle aboutissaient dans ce grenier, et tout en jouant de la fourche, Lisa se demande par quel délire géopolitique ces objets ont pu être désirés, achetés, amassés, utilisés, chéris, puis entassés strate après strate dans ce grenier insalubre jusqu’à former une masse indissociable, par endroits, de la masse de guano et de cadavres de chauves-souris.

SDL, 12

On voit comment, dans les romans de Dickner, les ruines et les rebuts, mais également les objets usuels et les meubles qui habillent notre quotidien orchestrent un rapport stratigraphique au temps et à l’espace, ils catalysent les époques de façon à nous offrir une véritable vue en coupe de l’Histoire de la civilisation occidentale. Ainsi les romans dickneriens proposent une vision antiromantique de la ruine, en ce sens qu’elle n’est plus la seule dépositaire d’une authenticité perdue ou d’un temps révolu ; d’autres objets, plus modestes et fonctionnels, prennent le relai de cette fonction commémorative de la ruine. Pensons à cette table de conférence en pin de Douglas où s’installent les personnages de Six degrés de liberté : « Des siècles d’anneaux de croissance les séparent, plusieurs milliers de saisons comprimées dans quelques centimètres, et où un spécialiste pourrait situer l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique, la colonisation de l’Afrique et la Deuxième Guerre mondiale » (SDL, 355). Chez Dickner, le moindre objet sert donc de prétexte à la représentation, sur un mode métonymique, de la superposition des temporalités et de la conscience des ruines passées et à venir. Surtout, ils permettent de montrer comment se déploie le feuilleté des récits dont tout lieu ou tout individu sont porteurs. Si nous avons examiné les divers enjeux spatiaux que traduisent la ruine et le déchet, il convient également d’explorer les divers rapports au temps qu’ils convoquent.

Ruines de la mémoire et mémoire des ruines

Chez Dickner, les ruines et les déchets agissent comme métaphores des deuils et des catastrophes intimes et collectives qui accompagnent la vie humaine. Les débris miniaturisent, estompent et euphémisent la ruine et la catastrophe, ils les rendent ainsi manipulables et saisissables comme des jouets. Loin d’être mélancoliques, les personnages dickneriens semblent plutôt vouloir larguer du lest quant à la mémoire intime et collective. C’est que, pour eux, « [l]e passé tache dès qu’on s’y frotte » (EPC, 68). Ainsi, dans L’encyclopédie du petit cercle, une jeune femme contemple ses photos de famille avec impassibilité : « Dégagée du pergélisol post-mortem, la famille d’Annie ne lui semble pas moins figée qu’un troupeau de mammouths sibériens. Toujours les mêmes silences, les mêmes vieux soupirs d’ennui – la pauvre éternité du papier photo n’y changeant rien » (EPC, 66). Le souvenir, chez Dickner, n’a rien de monumental, il s’accumule au fond de l’esprit comme dans une garde-robe encombrée. L’incipit de Nikolski s’avère en ce sens emblématique de la volonté des personnages de ne pas laisser les objets rejouer sur le plan spatial la saturation et l’encombrement mémoriel que provoquent le deuil et la mélancolie. Alors que sa mère vient de mourir, le narrateur se demande

combien de sacs à déchets seraient nécessaires pour contenir les innombrables souvenirs que ma mère avait accumulés depuis 1966. Quel volume pouvait bien occuper trente années d’une vie ? Je rechignais à faire l’indécent calcul. Quelles que fussent mes estimations, je craignais de sous-estimer l’existence de ma mère.

N, 10-11

Loin d’être insensible, le narrateur semble plutôt privilégier une certaine éthique de l’humilité et de la modestie face au poids d’une existence humaine. Voilà pourquoi il « attaqu[e] les placards avec le sang-froid d’un archéologue, subdivisant les souvenirs en catégories plus ou moins logiques » (N, 12). En faisant cela, il affirme

expériment[er] une troublante remontée dans le temps : plus [il s]’enfonç[e] dans les placards, moins [il] reconna[ît] [s]a mère. Ces objets poussiéreux appart[iennent] à une lointaine vie antérieure, témoign[ent] d’une femme qu[’il] n’[a] jamais rencontrée auparavant. Leur masse, leur texture, leur odeur s’insinu[ent] dans [s]on esprit et parasit[ent s]es propres souvenirs.

N, 13

Les déchets, dans leur persistante humilité, agissent comme une sorte de révélateur qui permet ici au personnage d’accéder à une vérité secrète de l’Autre et, d’une manière plus générale, à l’altérité complexe du monde, impossible à déceler autrement. La présence insistante des déchets mène les personnages dickneriens à adopter une attitude archéologique, méthodique, presque scientifique à leur égard et, de ce fait, à les considérer avec la même attention curieuse qu’ils accorderaient à de véritables ruines. Dans Nikolski, on peut d’ailleurs lire que « [r]ien n’est plus intéressant que les déchets. Ils nous en apprennent plus que les oeuvres, les bâtiments ou les monuments. Les déchets dévoilent ce que tout le reste tente de cacher » (N, 150). Dans Six degrés de liberté, le constat s’avère similaire : « Il existe jusque dans la plus humble des poubelles une cohérence qu’il faut sinon apprécier, du moins respecter » (SDL, 138). Ce rapport à la mémoire et à la culture dans les oeuvres de Dickner n’est pas sans évoquer la définition même du roman lettré que propose Bruno Blanckeman dans Les fictions singulières :

Le roman lettré se fait […] la conscience inquiète d’une amnésie collective : il récupère les bribes d’une culture qui ne fait plus somme, traite les reliquats d’un savoir qui ne fait plus autorité et leur confère une fonction sémiotique nouvelle. Agencés dans des récits et des schèmes intellectuels différents, ils aident à penser le présent à côté de l’actualité, dans ce qui échappe à sa conscience immédiate[17].

Ce pas de côté quant aux savoirs établis et aux canevas rigides de la pensée est omniprésent dans les oeuvres de Dickner. En ce sens, dans un compte rendu intitulé « Les vertus de l’oubliabilité[18] », Michel Biron a bien montré à quel point les personnages dickneriens s’apparentent à « des romanciers en puissance tant ils s’affairent à créer de l’ordre dans un flux d’informations qui semble sans fin. Tous font des listes, se passionnent pour des détails triviaux ou incongrus, décomposent la matière, mesurent le temps qui passe[19]. » En organisant le monde à petite échelle, en s’intéressant aux scories de la culture, ils nous invitent à penser le présent dans son inactualité, à adopter un regard et une posture archéologique où tout est matière à enquête.

Dans Tarmac, devant des espaces fuyants et une Apocalypse qui ne cesse d’être anticipée, les personnages adoptent une attitude ouverte et intuitive pour considérer un monde qui se présente comme une perpétuelle énigme à décoder. Pour eux, les objets les plus dérisoires présentent un caractère second, un sens caché, qu’il s’agisse d’une « théière [qui] laiss[e] échapper un gracieux point d’interrogation » (T, 197) ou d’« [u]n tube fluorescent [qui] envo[ie] des messages en morse » (T, 162). Ainsi, les objets du quotidien sont dotés de la même épaisseur symbolique que les ruines. Dans ce roman, la moindre bulle de savon « réfléchi[t] tout ce qui [l’]entour[e] » et se présente comme une « copi[e] de secours miniatur[e] de notre univers » (T, 38). Comme l’affirme le narrateur, les humains habitent une « [é]trange époque, où le moindre fruit pos[e] une énigme » (T, 93). Cette extrême attention au monde se traduit également dans Nikolski dont les personnages ont une conscience aiguë du temps qui fuit :

Joyce a l’impression de vivre en marge d’un monde précieux et insaisissable. De l’autre côté de cette fenêtre, les événements se produisent par eux-mêmes, sans que l’on puisse les arrêter ou infléchir leur logique propre. Chaque seconde, chaque instant se déroule pour la première et la dernière fois. Impossible d’interrompre ce processus, de revenir en arrière ou d’enregistrer une copie de secours.

N, 241

Si les ruines et les déchets fascinent tant les personnages, c’est parce qu’ils ont cette faculté étonnante de ralentir, voire d’encapsuler le temps. Dans Nikolski, on apprend d’ailleurs que dans les dépotoirs, à « cent pieds sous la surface, le temps s’écoule au ralenti. Aucun oxygène, aucune bactérie, aucune biodégradation » (N, 191). Tout comme ces ruines et dépotoirs peuvent tordre la durée des choses grâce à leur force d’inactualité ou à leurs surprenantes particularités biologiques, les personnages dickneriens arrivent à se jouer du temps par quelques stratégies singulières qu’il convient maintenant d’examiner.

Muséification ironique du présent et transformation catastrophique du quotidien

La muséification ironique du présent agit comme l’un des procédés chers à Dickner. Elle consiste à décrire le présent tel qu’il sera perçu dans l’avenir, à tenter de montrer, ce qui, dans le monde qu’on habite, est susceptible de devenir artefact. Dans Nikolski, l’un des personnages affirme : « En réalité, nous sommes en avance sur notre temps. L’archéologie est la discipline du futur. Chaque fois qu’un vieil IBM se retrouve au dépotoir, il devient un artefact. C’est le principal produit de notre civilisation, les artefacts » (N, 192). Dans Six degrés de liberté, alors qu’elle se trouve dans un hangar d’autobus abandonné, Lisa affirme de la même façon : « On croirait pénétrer dans un musée d’archéologie. Visitez les merveilles du vingtième siècle : ses distributeurs de cacahuètes, ses salles d’attente, sa culture administrative ! Admirez le lustre du prélart et du vinyle ! » (SDL, 278) Ces télescopages du présent et du futur se doublent le plus souvent d’un renversement du monumental et du banal, comme si les fictions dickneriennes obligeaient le lecteur à reconsidérer ce qui, de notre présent, risque de faire mémoire dans le futur. Ainsi, un peu à la manière de Hope qui s’imagine démonter le mur de Berlin comme si ses morceaux étaient de simples briques Lego, « Lisa tente d’imaginer le volume que représentent dix mille conteneurs entassés les uns sur les autres, imbriqués bout à bout, empilés jusqu’au ciel. On pourrait y caser Saint-Pierre de Rome et avoir encore un peu d’espace libre pour quelques régimes de bananes. Saint-Pierre de Rome en pièces détachées, éparpillées entre Guyaquil et la Russie » (SDL, 307). Ces diverses manifestations de la muséification du présent, cette manie d’imaginer ce qui d’aujourd’hui constituera les artefacts de demain sont étroitement liées à l’anticipation des ruines, chez Dickner. Cette angoisse de la fin du monde trouve son incarnation la plus éloquente dans Tarmac. Dans cette ville calme et morne qu’est Rivière-du-Loup, seule Hope donne à voir à son nouvel ami Mickey la perspective d’un monde entièrement renversé, atomisé. Ainsi, dès leur première rencontre, elle lui parle des conséquences éventuelles de l’explosion d’une bombe atomique sur cette petite ville sans histoire :

— Le centre commercial volerait en miettes, les bungalows seraient soufflés, les voitures projetées comme des boîtes de carton, les lampadaires s’allongeraient au sol. Et ça, c’est seulement l’onde de choc. Ensuite il y a la radiation thermique. Tout serait réduit en cendres sur des dizaines de kilomètres carrés – beaucoup, beaucoup de terrains de baseball !

T, 13

Hope ne s’encombre pas du réel. Ce qui compte pour elle, c’est l’immense pouvoir de suggestion de la destruction. Son rapport au territoire nous rappelle ce qu’affirme Pierre Nepveu au sujet de l’Amérique qui, « dans son intériorité et sa pluralité, du dedans même de son histoire paradoxale, [est] toujours tendue entre la nécessité d’habiter et celle de détruire[20] ».

La vie quotidienne rejoue en sourdine, dans Tarmac, l’écho de diverses catastrophes et des affres du xxe siècle : « une rasade d’eau bouillante [versée] dans [un] bol [de ramen dégage un] champignon de vapeur » (T, 74) qui évoque une explosion nucléaire ; « [d]ans les cours arrière des bungalows, les gens allum[ent] leurs hibachis – des centaines de petits panaches de fumée […] s’él[èvent] dans le ciel, minuscules holocaustes alimentés au kérosène et à la graisse de porc » (T, 116) ; une épidémie d’influenza qui sévit à Rivière-du-Loup est comparée au « Grand Retour de la grippe espagnole » et qualifiée par tous d’« Hécatombe » (T, 91) ; le calme et le silence d’une épicerie, où l’on n’entend « que le chuintement de la ventilation », évoquent pour Hope et Mickey la « quiétude post-apocalyptique » qui règnerait en cas d’invasion de zombies (T, 94). Alors qu’il nage dans la piscine en ruine de Rivière-du-Loup, le narrateur se plaît à imaginer que lui et son amie sont « les derniers baigneurs dans les thermes de Rome, quelques mois avant la chute de l’Empire » (T, 117). Cette muséification du présent, cette anticipation des ruines et cette vision catastrophique du quotidien relèvent tous d’un imaginaire apocalyptique, dont Bertrand Gervais a bien défini les principes structurants[21] :

C’est un imaginaire fondé sur le temps, plutôt que sur un lieu ou une forme d’altérité. C’est un imaginaire reposant aussi sur une crise promue au rang de loi, de principe de cohérence. Et c’est, enfin, un imaginaire tourné vers l’interprétation et la recherche de sens, vers la lecture des signes d’un monde sur le point de s’effondrer[22].

Bien que l’imaginaire de la fin repose essentiellement sur le temps, il témoigne également d’un rapport singulier, inquiet, à l’espace. La fin dit l’imminence d’un effondrement, d’une catastrophe, d’une destruction dont on tente de déceler les signes. La fin est ainsi à l’origine d’une attention particulière portée à l’espace, d’une volonté de décodage et de détection dont Bertrand Gervais a d’ailleurs montré la prégnance en insistant sur l’importance de « la recherche de sens ou, plus précisément, [… l’]intensification de l’activité sémiotique[23] » face à la perspective de l’apocalypse. Chez Dickner, même cette conception plus canonique de l’apocalypse est prétexte à des jeux de renversement. Ainsi, montre-t-il, dans Révolutions, comment « [n]ous nous sommes habitués à imaginer l’apocalypse en termes d’anticipation et de science-fiction, comme s’il s’agissait d’une peur du futur. Et si c’était au contraire une hantise du passé ? » (R, 64)

En somme, on peut mieux saisir comment la ruine tout comme le déchet agissent comme des figures plurielles et labiles qui convoquent cette posture joueuse et décodeuse des personnages chez Dickner. Celles-ci conduisent les personnages à adopter une foule de stratégies de mise en ordre du monde : recherche de nouveaux systèmes de classement et de nouvelles cohérences, muséification du présent, volonté d’anticipation de la destruction, vision catastrophique du quotidien et euphémisation de la catastrophe. Ces manières singulières de saisir le monde s’apparentent à une forme de ritualisation, au sens où l’entend Pierre Nepveu dans L’écologie du réel. Pour lui, l’esthétique de la ritualisation implique :

un rapport à l’être, au lieu et à la mémoire qui ne relève pas d’une métaphysique de l’origine et de l’identité. Ce qui est premier ici, et qui s’avoue comme tel, c’est le désordre comme expérience déclenchant un processus de mise en forme. Tout se joue dès lors selon des parcours, des échanges, des recueillements de traces, des tentatives de classification[24].

La ritualisation sous-entend une conscience aiguë du désordre fondamental et des effondrements successifs dans lesquels naît et se développe toute expérience humaine. Cette notion apparaît opératoire pour décrire cette volonté de mise en forme du monde qui habite les personnages dickneriens. Dans son article « Vers une nouvelle subjectivité ? »[25], Nepveu explicite davantage ce qu’il entend par ritualisation. Selon lui :

Parler de « ritualisation », d’un sujet qui se définit dans des pratiques rituelles, c’est dire que le chaos est […] un horizon constant et même un milieu ambiant. On ne saurait le « surmonter », le « dépasser », ni le « mythifier » : il constitue plutôt le champ à l’intérieur duquel le sujet élabore des zones harmonieuses, des îlots d’ordre, des expériences aiguës mais non extatiques de conscience, de présence à ce qui est[26].

S’ils se moquent des généalogies rigides, de l’histoire officielle, de la géographie et de toute tentative de cadastrage formel du monde, les personnages dickneriens se passionnent en revanche pour les ruines, les déchets et les artefacts, seules figures véritablement lisibles et porteuses d’un certain sens de l’espace et de l’Histoire dans ce monde aux contours imprécis qu’ils habitent. À leur manière, les romans de Dickner nous invitent à accueillir et reconnaître ce que leur auteur appelle les « vertus […] inséminatrices [des] catastrophes » (R, 37), à repenser l’Histoire loin des monuments et des commémorations pour en préférer les survivances modestes et clandestines.