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Le titre de cet article est une variation sur celui d’un essai d’Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme[1]. Dans cet essai qui a connu une réception internationale exceptionnelle[2], l’imaginaire apocalyptique de la fin du capitalisme et / ou du monde cède la place à une description minutieuse des formes de vie qui se mettent en place dans les espaces dévastés par l’exploitation de la nature. En suivant la trace d’un champignon qui ne pousse que dans les forêts détruites, l’anthropologue nous invite à renoncer aux simplifications qui sont à l’oeuvre tant dans les récits anciens du progrès vers un hypothétique royaume que dans ceux, contemporains, de la fin du monde. Dans les ruines du capitalisme, ce n’est pas le néant qui se présente à nous, mais des formes de survie complexes, précaires, hétérogènes dont font état les histoires racontées dans le livre.

En prolongeant cette enquête anthropologique sur un terrain esthétique, je me propose ici d’examiner la manière dont la photographie et la littérature de l’espace francophone européen racontent et montrent ce qui advient après une catastrophe économique dans une ville, Détroit, dont les ruines en sont venues à incarner la faillite du fordisme et du « rêve américain ». Partant d’un examen des photographies d’Yves Marchand et Romain Meffre (The Ruins of Detroit[3]), on verra comment celles-ci se sont trouvées au coeur d’un débat sur la « pornographie des ruines », débat auquel les nombreux romans et récits sur Détroit publiés en France depuis 2013 ont en revanche échappé. On montrera pourtant que, loin de remédier aux manques d’une imagerie des ruines qui invisibilise les habitants de la ville tout en tirant profit de leur misère, la littérature récente inspirée par ces images, dans la plupart des cas, reconduit leur effacement.

« Rust in peace »

En 2007, Alan Weisman publie The World Without Us, un essai écologiste qui devient rapidement un best-seller international[4]. Traduit en français sous le titre Homo disparitus[5], le livre propose une expérience de pensée post-apocalyptique : supposons que l’espèce humaine disparaisse entièrement et d’un seul coup, quel serait le devenir des constructions humaines et comment évoluerait le monde en notre absence ? S’appuyant sur des travaux scientifiques autant que sur l’observation empirique de certaines zones inhabitables, comme Tchernobyl, Weisman raconte une histoire de la Terre après notre disparition. Moins d’un an plus tard, History Channel diffuse Life after People[6], un documentaire inspiré du livre. Le « docu-fiction » accumule les images virtuelles de bâtiments qui explosent, d’animaux de compagnie affamés, de bêtes sauvages dévorant des restes humains. Pour donner crédit à la prophétie apocalyptique, les réalisateurs insèrent, au milieu des images virtuelles de la Terre livrée au chaos, des prises de vue réelles de paysages dévastés : on reconnaît Prypiat, Hashima Island, Angkor Vat, et, pour finir la série, Détroit. Par quel étrange processus une métropole américaine de sept cent mille habitants est-elle devenue comparable à une zone irradiée, une île déserte ou une civilisation perdue dans la jungle ?

Une telle représentation sensationnaliste de Détroit n’a, à vrai dire, rien d’exceptionnel. Dans les très nombreux documentaires, fictions, séries ou livres qui lui ont été consacrés depuis la crise financière de 2008[7], l’apocalyptisme et l’utopisme se disputent l’interprétation des ruines du système fordiste. Dans la première version, de loin la plus représentée dans le corpus littéraire de langue française, Détroit ressemble à une gigantesque ville fantôme, peuplée de rares survivants errant dans les vestiges d’un monde mort. Dans la seconde, davantage représentée dans les documentaires[8], Motor City est une ville-jardin où s’inventent les communes autonomes de demain. Entre déploration mélancolique de la fin de la civilisation occidentale et réinvention d’un monde libéré du joug capitaliste, la métropole américaine devient une page blanche où s’écrivent différentes versions de notre avenir : pour les uns, tout est perdu ; pour les autres, tout est de nouveau possible.

L’un des livres clefs dans la construction de l’imaginaire apocalyptique est l’oeuvre de deux photographes français, Yves Marchand et Romain Meffre, publié en anglais en 2010 (The Ruins of Detroit) et paru simultanément en français sous le titre Détroit. Vestiges du rêve américain[9]. Passionnés de ruines industrielles, les deux jeunes photographes qui ont fait leurs armes dans les entrepôts abandonnés de la banlieue parisienne se rendent à Détroit à plusieurs reprises de 2005 à 2009, au moment où la ville devient un lieu central de l’imaginaire du déclin de l’Amérique. Ainsi leur livre vient-il compléter une étagère déjà bien fournie de travaux photographiques sur la crise de l’Amérique industrielle (Camilo Jose Vergara, American Ruins, 1999[10] ; Andrew Moore, Detroit Disassembled, 2010[11]) et prend place, plus largement, dans une imagerie des ruines en plein essor depuis la fin du xxe siècle, promue par les institutions artistiques[12] ou par les sites d’exploration urbaine[13]. Pourtant, Détroit. Vestiges du rêve américain s’apparente peut-être moins aux chroniques de la désindustrialisation ou aux aventures des fans d’urbex qu’au travail de Robert Polidori – qui signe la préface du livre –, notamment connu pour ses images de la zone interdite de Tchernobyl après l’accident nucléaire de 1986 ou de La Nouvelle-Orléans après le passage de l’ouragan Katrina. Car les photographies d’Yves Marchand et Romain Meffre enregistrent les traces d’un désastre qui semble aussi violent, soudain et ample qu’un accident nucléaire. Dans la ville désertée où, à l’exception de l’image lointaine d’un marathon clairsemé, on n’aperçoit que de rares ombres, les maisons, les immeubles et les usines semblent avoir été quittés en catastrophe. Personne ne s’est donné la peine de vider les rayonnages de la bibliothèque désormais fermée au public (p. 166), ni même d’enlever du commissariat (p. 183) les échantillons sanguins de l’affaire Benjamin Atkins, un serial killer qui assassina onze femmes au début des années 1990. Dans une chambre d’hôtel dévastée, la penderie est encore pleine de chemises (p. 199).

Au lycée Cass Tech, les salles de classe sont parsemées de chaises renversées, mais chacune a gardé ses accessoires reconnaissables : éprouvettes, pots de peinture, instruments de musique (p. 98-109). Dans chaque classe, l’horloge affiche à peu près la même heure, autour de quatre heures moins le quart. Est-ce le moment où les photographes appuient sur le déclencheur ou, plus probablement, celui où l’électricité a cessé de fonctionner ? Gros plan sur une horloge (p. 101) dont les chiffres ont fondu : le temps s’arrête. Toute une ville semble prise dans ce temps figé d’un cataclysme irréversible. Gratte-ciels, usines, hôtels, écoles, lycées, maisons cossues, maisons de la classe moyenne, HLM, stades, hôpitaux, bibliothèques, commissariats, casernes de pompiers… L’accumulation des images de ruines finit par dresser le portrait d’une ville devenue non seulement inhabitée mais proprement inhabitable, après une catastrophe majeure qui ne doit rien à la nature ou aux excès de la technologie, et qui a simplement pour nom : capitalisme.

Au début de leur livre, Yves Marchand et Romain Meffre présentent Détroit comme une « Pompéi contemporaine, avec tous les monuments typiques d’une ville américaine saisis dans un état momifié[14] ». De fait, si leurs images sont aussi frappantes, c’est bien parce qu’elles mettent en évidence la manière dont plusieurs décennies d’expansion puis de déclin de l’industrie ont produit cette étrange apocalypse au long cours. La photographie, en montrant seulement le résultat d’un processus historique qui commence dès les années 1950, rend compte de son caractère cataclysmique. Loin d’adhérer au récit conventionnel d’une cité prospère brisée par la crise économique et les conflits raciaux, les textes et le récit visuel qui règle la succession des images représentent une catastrophe causée par un système économique et urbain complexe dont le propre est de produire autant de ruines que de monuments. Détroit, pour les deux photographes, devient dès lors la « capitale du xxe siècle », un lieu où s’invente un système technico-industriel dont la logique « a finalement annihilé, détruit la ville elle-même[15] ». Leur travail s’inscrit ainsi explicitement dans le prolongement d’un célèbre essai de Walter Benjamin, « Paris, capitale du xixe siècle »[16], dans lequel le philosophe allemand examine la façon dont le développement du capitalisme marchand remodèle la géographie parisienne, faisant de Paris l’emblème d’une configuration entre technique, capital et art caractéristique de toute une époque. Les passages, les halls d’exposition et les panoramas deviennent sous les yeux de Benjamin les « vestiges d’un monde rêvé », les traces d’une foi dans le progrès économique dont on aperçoit, moins de cent ans plus tard, les conséquences désastreuses sur le plan politique, social et humain. C’est la célèbre phrase de conclusion de l’essai :

Chaque époque ne rêve pas seulement la suivante : en rêvant, elle tend aussi vers le réveil. Elle porte en elle sa propre fin et la déploie – comme Hegel l’avait déjà compris – par la ruse. Avec l’ébranlement de l’économie marchande, nous commençons à découvrir, avant même leur effondrement, que les monuments de la bourgeoisie sont des ruines[17].

Comme Paris représentait pour Benjamin un certain âge du capitalisme marchand du xixe siècle, Détroit devient, dans le livre des photographes français, la capitale du système industriel inventé par Henry Ford au début du xxe siècle. De la même manière que Paris est reconfiguré et défiguré par les rénovations urbaines entreprises pour soumettre la ville aux contraintes de l’économie marchande, Détroit voit son expansion entièrement déterminée par la révolution économique fordiste. C’est à Détroit, en effet, qu’apparaît la première chaîne de fabrication, celle de la célèbre Ford T, et avec elle un modèle de standardisation des moyens de production qui gagnera rapidement le monde entier. Toute l’histoire de la ville est dès lors liée à celle d’une industrie automobile qui initie et incarne les formes les plus abouties de la mécanisation de l’humain, en même temps qu’elle symbolise le rêve américain.

Que reste-t-il de ce rêve sur les images des photographes français ? Précaires et grandioses, les buildings fantômes portent la trace d’une formidable espérance collective et sont pourtant, comme les bâtiments parisiens de l’essai de Benjamin, déjà des ruines, que quelques procédés simples suffisent à priver de tout avenir. Le choix d’un temps d’exposition long transforme en spectres les rares silhouettes présentes dans les rues de la ville (p. 45), les cadres qui montrent un ancien lycée désaffecté laissent hors champ le nouveau lycée reconstruit à côté (p. 95). Archivés par l’appareil photo, les vestiges sont aussi l’image d’un avenir dont il n’y a rien à attendre. Le travail d’Yves Marchand et de Romain Meffre ressortit ainsi à une vision fondamentalement mélancolique de la crise. Il n’y a plus aucune énergie créatrice dans ces images, sinon l’énergie artistique qui fait oeuvre de ces ruines, aucune promesse après l’apocalypse, sinon celle de garder la trace d’un rêve déchu. En ce sens, les photographies épousent en beauté la soif de mémoire et l’apocalyptisme qui ont défini, au tournant du xxie siècle, l’expérience commune du temps[18]. « Rust in peace », écrit une photographe en dédicace d’un autre livre sur Détroit[19].

La « Mecque des ruines »

Les photographies de Détroit prises par Yves Marchand et Romain Meffre ont fait la une des journaux du monde entier, du New York Times à Time Magazine, en passant par Le Monde et El País. Elles ont illustré la « tragédie de Détroit » et la banqueroute officielle de la ville en 2013, mais aussi des reportages sur le déclin de la Rust Belt ou des éditoriaux sur les conséquences de la crise financière de 2008. Elles ont été exposées à Paris, New York, Berlin, Amsterdam, Zurich, Melbourne et bien sûr à Détroit. Encensés pour la beauté de leurs images, les deux photographes ont aussi été violemment attaqués précisément pour leur esthétisation du désastre. Leur oeuvre est devenue un cas d’école dans le débat sur ce qu’un photographe de Détroit, James D. Griffioen, a appelé le « ruin porn[20] », la pornographie des ruines.

Quoique les images de ruines n’aient rien de foncièrement violent, la critique de la pornographie des ruines ressemble étrangement à celle des images choc du photojournalisme. De la même manière que Susan Sontag pointait l’excitation et le voyeurisme des spectateurs d’images d’atrocités[21], les contempteurs de l’imagerie contemporaine des ruines industrielles reprochent aux photographes leur esthétisation de la crise. Sur les photographies d’Yves Marchand et de Romain Meffre, les différents états de décomposition des matériaux offrent une matière picturale infinie, les travées des entrepôts vides dessinent des perspectives spectaculaires, la composition des images met en valeur la géométrie des fenêtres cassées, les trous dans les toits forment des puits de lumière qui rappellent les gloires de la peinture sacrée. Ce qui est, pour les habitants, le vestige douloureux de la crise économique avec laquelle ils doivent vivre devient ainsi, dans les beaux livres qui décorent les tables basses de nos salons, un spectacle aussi choquant que finalement jouissif.

Dans un article écrit à l’occasion de la sortie de son documentaire Requiem for Detroit, Julian Temple avoue avec ingénuité le sentiment d’excitation de tous ceux qui découvrent, pour la première fois, l’étendue de la dévastation : « Notre excitation tandis que nous roulons au milieu de ce qui ressemble à une version humaine de l’ouragan Katrina est égalée seulement par la franche incrédulité devant l’idée que ce qui était autrefois la quatrième ville américaine pourrait réellement être en train de disparaître de la face de la Terre[22]. » Cette excitation apocalyptique qui esthétise les signes de la crise, et, dans le cas du documentariste, en fait commerce, se nourrit de l’intensité du désastre. C’est pourquoi elle nécessite de laisser en dehors du cadre les habitants qui sont victimes de la désindustrialisation autant que les signes de renouveau qui contredisent l’absolu du déclin : Détroit compte aujourd’hui près de sept cent mille résidents, mais pour ceux qui ne connaissent la ville qu’à travers les images de ses ruines, c’est une zone aussi morte que Prypiat après l’évacuation forcée de ses habitants. John Patrick Leary, professeur de littérature et habitant de Détroit, forge le néologisme très parlant de « Detroitsploitation » pour parler des films et des photographies qui « esthétisent la pauvreté sans s’enquérir de ses origines, qui dramatisent l’espace mais ne cherchent jamais les gens qui les habitent et les transforment[23] ».

Ainsi, la critique du ruin porn ne repose pas seulement sur des arguments d’ordre éthique. Tout comme Susan Sontag avait montré, à propos des images d’atrocités, qu’elles finissaient non seulement par affaiblir le sens moral du spectateur – on s’habitue à tout – mais aussi par justifier son inaction face à une violence qui semble trop vaste et inéluctable pour être combattue[24], les images de ruines, passée l’excitation première de la découverte, sont foncièrement décourageantes. Ce mouvement du choc à l’apathie est d’abord lié à l’effacement du contexte de la catastrophe. Détroit est certes « la Mecque des ruines », suivant l’expression de Leary, mais ses bâtiments désaffectés ressemblent aux ruines d’autres villes industrielles frappées par la crise – Philadelphie, Baltimore, Cleveland, Memphis – ou par d’autres désastres, naturels, technologiques ou guerriers. Pourquoi chercher à comprendre les mécanismes précis qui ont conduit à la situation catastrophique de Détroit si le phénomène est à ce point vaste et irréversible ? Comment combattre une crise qui semble s’abattre à la manière d’un ouragan ? Et puis que faire, si Détroit est vraiment le laboratoire de la fin du monde, sinon attendre avec fatalisme que la catastrophe nous rattrape ? Tout en montrant la formidable puissance destructrice du capitalisme, la plupart des images de ruines tendent à assimiler ses effets dévastateurs à une tragédie inévitable, dont les causes, les processus et les chaînes de responsabilités sont trop complexes pour être compris et modifiés.

Détroit, disent-ils

On pourrait s’attendre à ce que les récits littéraires, qu’ils soient fictionnels ou documentaires, remédient aux impasses éthiques et politiques de la photographie de ruines. Par le simple fait qu’un récit suppose une intrigue et des personnages, les romans qui se déroulent dans les ruines de la ville sont susceptibles de redonner une profondeur historique aux images, de mettre en scène le point de vue des habitants, de s’intéresser à la manière dont on vit dans les décombres. De fait, presque tous les écrivains francophones qui ont publié des récits sur la ville mentionnent les photographies de ruines et leur désir de les animer. Dans une interview donnée au Temps, Alexandre Friederich explique que « beaucoup de photos ont été faites sur Détroit, mais elles s’intéressent surtout aux bâtiments vides et peu aux gens. Je me suis dit que la littérature pouvait peut-être exprimer quelque chose de plus[25]. » Évoquant l’impression « proprement stupéfiante » que lui ont faite les « photos magnifiques » d’Yves Marchand et de Romain Meffre[26], Thomas B. Reverdy veut « sensibiliser les lecteurs à l’étrange réalité de ceux qui habitent toujours Détroit[27] ». Dans un même ordre d’idées, Marianne Rubinstein mentionne le « très beau livre[28] » des photographes français, mais souhaiterait aller au-delà du « fantasme (celui d’une ville fantôme, vidée de ses habitants) » en mettant en perspective les transformations du capitalisme dont elle est « l’épicentre » « avec des parcours individuels, des histoires collectives[29] ». Sans citer explicitement Yves Marchand et Romain Meffre – que son narrateur fictif, romancier états-unien d’après la Troisième Guerre mondiale, n’est pas censé connaître –, Benjamin Hoffmann décrit plusieurs de leurs photographies – un cabinet dentaire, un coffre de banque abandonné, la gare centrale – lorsque ses héros se réfugient dans les ruines de Détroit[30]. Quant à Tanguy Viel, de bout en bout ironique, il mentionne au début de La disparition de Jim Sullivan les « mille photos qui circulent sur Internet : un piano détruit dans une salle poussiéreuse, un Caddie rouillé dans un centre commercial, un numéro du Times dans une chambre dévastée, un lustre de cristal écrasé sur le sol, un lit d’hôpital surmonté de gravats[31] ». Reprenant comme Marianne Rubinstein[32] l’analogie entre Détroit et « une sorte de Pompéi moderne, dont la lave ne proviendrait pas d’une roche incandescente, plutôt des crédits et des dettes », le narrateur se pose la question « d’où ils sont allés, tous ces gens, laissant leurs chiens et leurs poubelles pleines, les balançoires dans les jardins qui la nuit avec le vent laisseraient croire que les enfants reviennent[33] ».

Pourtant, il suffit d’un rapide tour d’horizon des intrigues pour voir que, loin de dépasser les lieux communs sur la ville fantôme vidée de ses habitants, les récits les reconduisent avec une étonnante constance. Tanguy Viel ouvre le bal en 2013 avec un récit méta-littéraire sur un écrivain français qui tente d’écrire un roman « international » sur la disparition d’un « habitant type » de Détroit, « ou plutôt l’âme damnée qui en aurait épousé tous les drames et les ruines[34] ». Dans Il était une ville, Thomas B. Reverdy raconte la « Catastrophe » des subprimes de 2008 à travers les histoires croisées d’une affaire criminelle de disparition d’enfants et d’un ingénieur français découvrant à Détroit, avec stupéfaction, « les ruines de notre propre civilisation[35] ». Alexandre Friederich publie la même année chez Allia un récit documentaire intitulé Fordetroit, « traité de la disparition » inspiré par un bref séjour dans les ruines du fordisme qui, selon lui, anticipent rien de moins que la « mort de l’humanité[36] ». Benjamin Hoffmann publie American Pandemonium en 2016 chez Gallimard, roman d’anticipation dans lequel, après qu’une catastrophe terroriste de grande ampleur a frappé les États-Unis, le personnage principal se réfugie dans les ruines de Détroit, déambulant dans les friches avec une « terreur […] délicieuse » tout en se rappelant la première « hémorragie de population », dans les années 1960, lorsqu’aux « fenêtres des usines abandonnées, on se penchait sur les rues vides en attendant l’instant où surgirait la silhouette disloquée d’un mort-vivant[37] ». Marianne Rubinstein publie chez Verticales, en 2017, Detroit, dit-elle, sous-titré Économies de la survie, un récit à la fois autobiographique et documentaire mettant en relation sa rémission d’un cancer et la « survie » de Détroit après la crise financière. Jérôme Loubry signe avec Les chiens de Détroit (Calmann-Lévy, 2017) un polar à succès dans lequel il est question de disparitions d’enfants, de crise, de catastrophe et, bien sûr, de ruines[38].

Est-ce simplement parce que ces récits ne circulent que dans l’espace francophone qu’on pardonne bien plus volontiers à la littérature qu’à la photographie son goût des paraboles et son instrumentalisation de la misère ? Ou est-ce qu’on associe davantage à la photographie la contrainte de ne pas trahir la réalité à laquelle elle semble irréductiblement attachée ? Toujours est-il que la réception souvent enthousiaste de ces textes dans la presse[39] contraste étrangement avec la pauvreté du savoir historique, social et économique dont la plupart de ces récits sont porteurs. Réduite à une allégorie de la fin du capitalisme, du déclin de l’Amérique, de l’effondrement de la civilisation occidentale ou de la mort de l’humanité, Détroit est par exemple, chez Thomas B. Reverdy, un paysage dévasté qui tient « à la fois du film catastrophe, du cauchemar et de la science-fiction » (IÉU, 35), « une sorte de ruine hantée dans laquelle errent des fantômes inutiles » (IÉU, 47), un rêve national déchu – « les étoiles sur la bannière sale pleurent des traînées de larmes rouges » (IÉU, 46) –, et « un nouveau Far West » (IÉU, 139) où l’on peut rêver de « tout recommencer » (IÉU, 268). La « Catastrophe » (IÉU, 74) de 2008, avec un grand C, est certes envisagée comme le résultat d’un processus historique au long cours, mais plutôt que d’en expliquer les étapes et les responsables, le narrateur de Il était une ville reconduit la narration hésiodique d’un âge d’or interrompu par les émeutes de 1967. Prêtant voix à une habitante dont le mari a été tué au cours de l’insurrection, le romancier substitue à la conflictualité de l’histoire l’irénisme d’un mythe qui justifie l’ordre des choses. « Tu voudrais que je te le dise, mais je ne sais pas à qui la faute », explique la grand-mère à son petit-fils :

Il y a eu le Paradis et puis il y a eu la pomme, et je ne sais pas qui a décidé de la croquer le premier. Il y a eu un moment où l’on s’est détourné de Dieu, voilà ce que je crois. Il a fallu rêver d’une plus grosse voiture, d’une plus jolie maison, ou rêver de ne pas respirer le même air que tout le monde. C’était notre faute. Pas individuellement, mais ça nous est arrivé à nous, c’est comme ça.

IÉU, 67

Thomas B. Reverdy ne se rend à Détroit qu’après avoir achevé l’écriture de son roman parce qu’il a préféré « fantasmer la ville, d’après des photos[40] ». S’inscrivant dans une « veine, lyrique et déambulatoire[41] », Alexandre Friederich arpente, quant à lui, carnet en main, les rues de la métropole au début de l’été 2014 pour écrire Fordetroit. Mais ce séjour ne le rend pas plus nuancé dans sa caractérisation de la ville aux « deux spécialités, la voiture et le meurtre » (F, 104). Au terme de deux semaines passées sur place, l’écrivain semble ainsi tout savoir des habitants, qu’il décrit comme une « société des amputés aux prises avec un destin opaque » (F, 75), « [d]es foules de chair brute » (F, 46), menant « une existence vouée à la laideur » (F, 76). Sept cent mille personnes hagardes et indifférenciées, dépourvues de conscience et d’esprit de résistance, habitent « un pays-machine » qu’elles sont, contrairement à l’écrivain suisse, incapables de comprendre... Ainsi, pour Friederich, Détroit est une ville fantôme non pas tant parce que ses habitants (blancs, comme le précise l’écrivain dans une interview[42]) sont partis, mais surtout parce que ceux qui sont restés ne sont plus vraiment humains. Il n’est bien entendu pas indifférent que les centaines de milliers d’« amputés » décrits dans Fordetroit soient, dans leur immense majorité, noirs, et on a du mal à s’expliquer comment un récit contenant des pages conjuguant à ce point le rejet des Afro-Américains et le dégoût des pauvres a pu être si bien accueilli par la critique. Pour preuve ces deux brefs extraits, où la différence de classe s’efface au profit d’une différence de race qui ne laisse guère de place à l’ambiguïté :

La population de Détroit vit sans miroir. Ici, nul ne comprend qu’un miroir sert à se regarder, ou plutôt s’envisager. On dirait des individus vampirisés, incapables de se reconnaître. Corps pourtant exponentiels, hors gabarits. Ils se croisent sans établir de contact.

Cela explique pourquoi les employés venus respirer au pied des buildings portent une étiquette autour du cou : ils cherchent à se distinguer des buveurs, des égarés, des fous. Mais étiquette ou ivrognerie, nul ne peut dire qui est qui. Toute une population s’est perdue de vue.

F, 20-21

De plus, sur le plancher central de Détroit, la population est majoritairement noire. Comme je suis coiffé, douché, disponible, pas saoul, du moins pas la journée, et blanc, que je porte des bermudas, un T-shirt à un dollar et des chaussures, les éclopés lèvent sur moi des regards étonnés.

Allez leur dire que Détroit est notre avenir ! Ils n’entendent pas. Ils ne peuvent pas. Qu’est-ce que ça peut bien leur faire d’être des éclaireurs puisqu’ils ne connaîtront sans doute pas le salut ? Ils n’ont pas été sauvés. Toute la différence est là : nous ne voulons pas périr. (F, 31-32)

On pourrait continuer longtemps cet inventaire de la manière dont les écrivains contemporains peuplent ou dépeuplent les ruines de Détroit, au risque d’ailleurs de minorer des différences pourtant essentielles entre les textes. Car il y a loin des simplifications historiques de Thomas B. Reverdy aux diatribes plus que douteuses d’Alexandre Friederich[43], comme il y a loin des textes qui reprennent les clichés sur la ville à ceux qui, comme le roman de Tanguy Viel, en jouent explicitement. Mais il est néanmoins frappant de constater à quel point le choix du genre – métafiction, roman policier, récit documentaire, fiction post-apocalyptique –, du temps diégétique – contemporain ou d’anticipation – ou même de la méthode d’écriture – à partir de documents ou en menant une enquête de terrain – est finalement sans incidence sur la caractérisation allégorique des ruines, entre vertige de la contemplation de notre propre civilisation comme déjà morte et anticipation d’une catastrophe globale encore à venir. Quelle que soit la distance ironique ou fictionnelle qu’ils introduisent avec la réalité des ruines, les textes se font ainsi le relais d’un même « fantasme », suivant le terme employé par Reverdy et Rubinstein : le fantasme apocalyptique d’une « Pompéi moderne » où coïncideraient la fin du capitalisme et la fin de l’humanité ; le fantasme européen d’un Empire américain dont on pourrait observer le déclin, entre altérité extrême et reconnaissance de notre avenir ; le fantasme littéraire du « roman américain » ou du « roman international » qui trouverait en Détroit « la ville parfaite » pour placer son « décor[44] ».

Loin de contribuer à inventer cet « art de l’observation » dont les habitants des villes ravagées par le capitalisme ont, selon Anna Lowenhaupt Tsing, tant besoin[45], la majeure partie des récits dont il a été question dans cet article a tendance à masquer tant la complexité des processus qui ont conduit à la ruine que la variété des formes de vie qui y prennent place. La métropole devient un décor idéal pour planter le grand récit de la splendeur perdue ou retrouvée de l’Amérique, ses habitants des ombres dont il est plus frappant de raconter la survie que les vies[46]. À l’écueil de l’invisibilisation photographique des habitants des villes ruinées répond ainsi l’écueil d’une représentation littéraire qui les caricature.

Variante contemporaine des « tranquilles spectateurs » qui dissertaient, dans le célèbre poème de Voltaire, sur les raisons du tremblement de terre de Lisbonne[47], les écrivains francophones européens fascinés par la faillite de Détroit prennent ainsi le risque de transformer la violence d’une catastrophe politique en une expérience de pensée. Lieu de prédilection pour les amateurs de désastres et de métaphores, les ruines du fordisme se prêtent aussi bien à la posture de l’écrivain embarqué « en zone de guerre » qu’aux méditations solennelles sur la mort de l’humanité ou sa renaissance. À la fois exotiques et exemplaires, les ruines de Détroit finissent par incarner une version pour intellectuels français (ou suisses) des no-go zones cartographiées par Fox News après les attentats parisiens de janvier 2015[48]. La crise, quel frisson.