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« La Patrie n’est pas là où dorment les morts : elle est partout où la France est vivante. » En plaçant cette réfutation de son grand rival lorrain Barrès au début d’un livre-pamphlet de 1917, Le sens de l’ennemi[1], Louis Bertrand (1866-1941) soulignait le nationalisme militant auquel ils adhéraient tous deux dans une France obligée de se restructurer après la défaite de 1870, et son désaccord quant aux moyens de le faire. Quelques années plus tard, lorsqu’il entrera à l’Académie française (1925) – où il occupera le siège de cet ancien rival –, il y reviendra en parlant longuement de leur rapport à la Lorraine, au « réalisme si positif » de sa population, et de leur convergence sur ce que le nationalisme pouvait avoir non seulement de défensif mais aussi d’« instinctif » :

[Barrès] a mis en lumière notre méfiance innée, notre crainte devant l’avenir, crainte justifiée, hélas ! par des siècles de mauvais traitements, de dévastations et de carnages. Surtout, il a fait ressortir et il a expliqué notre sens de l’ennemi. C’est là un sentiment que l’on ne peut éprouver pleinement que dans les pays frontières, les frontières où l’on s’est beaucoup battu et où l’on est perpétuellement menacé. Nous autres, Lorrains, nous l’avons au suprême degré […]. Sentir l’ennemi à deux pas de chez nous, ou le voir installé sur notre sol, […] voilà le supplice auquel nous sommes condamnés depuis des siècles et ce à quoi nous ne nous résignons point. […] Nous dresser contre l’ennemi, nous préparer à la résistance, c’est notre geste le plus instinctif [2].

Voilà en quelques lignes le profil psychologique d’une des figures centrales de l’oeuvre de Bertrand, « l’homme des frontières », plus averti et mieux armé que l’ensemble de la population parce qu’obligé de se construire par rapport à un Autre agressif et omniprésent. Mais, si l’on peut dire qu’après la défaite de 1870, Bertrand et Barrès partagent la même expérience d’occupation, de cohabitation forcée dans un territoire disputé, c’est dans leurs divergences sur les moyens d’y réagir que l’on découvre l’originalité de l’apport de Bertrand aussi bien aux grands débats des décennies qui ont suivi cette défaite qu’à leur thématisation dans la littérature d’imagination vers la fin du siècle. En effet, là où, pour repousser l’Autre, Barrès défend l’intégrité du pays en faisant appel à une francité ancrée dans la terre, les morts, la tradition, les racines de la France profonde, Bertrand projette une renaissance nationale non seulement plus dynamique mais, surtout, initiée et nourrie au-delà des frontières de l’Hexagone, dans un territoire plus au sud, annexé en 1848 par « la grande France », l’Algérie. Ainsi, sans minimiser la place accordée à l’Allemagne et à une Weltanschauung nordique qui reflètent bien les rapports réels et la fixation contemporaine sur le voisin ennemi, Bertrand – qui se dit « Lorrain et Africain d’adoption[3] » – privilégie une vision expansive qui dépasse l’idée d’enracinement identitaire. Cette vision est source d’aperçus nouveaux, pour le lecteur métropolitain, sur l’apport encore très mal apprécié du « peuple neuf » qui prend forme dans ce que Bertrand défendra toujours comme une grande colonie de peuplement. Dans son oeuvre, l’Algérie colonisée – réimaginée comme tabula rasa, donc pur potentiel – est érigée en « école d’énergie et quelquefois d’héroïsme, de régénération physique, intellectuelle, nationale et sociale[4] » pour une France en déroute après 1870.

Bertrand affirme dans son discours de réception à l’Académie française (et à maintes reprises dans ses textes) que c’est en Algérie au cours de ses premières années professionnelles (1891-1900), et non en métropole pendant son enfance et ses années de formation – comme on aurait pu s’y attendre –, qu’il avait pris conscience des erreurs et des dangers de la vision du monde qui régentait alors la France. En Algérie, surtout, s’était éveillé son « sens de l’ennemi » :

Le choc avait été si soudain et si violent que mon armature intellectuelle volait en éclats.

SdE, 10

[J]’ai réagi, en ce milieu si différent de mon pays natal, exactement de la même façon que Barrès en Lorraine ; ce que j’y ai vu, c’est beaucoup moins la splendeur ou l’étrangeté du décor, ou les futilités de la couleur locale, que la mêlée des races et la menace d’un ennemi qui ne désarme qu’en apparence. […]
[…]
[…] Nous autres, Lorrains, nous sommes mieux placés que personne pour surveiller les agissements et les complots de l’ennemi, pour connaître sa force, son accroissement continuel […][5].

D’après ses multiples aveux autobiographiques, jusqu’à l’affaire Dreyfus (donc vers 1894-1895), Bertrand s’était positionné comme anarchiste, rebelle aux systèmes conservateurs dominants, y compris éducatif (et ce, malgré sa carrière de jeune professeur)[6]. Son opposition se voulait avant tout morale, et l’objectif affiché de ses multiples essais sur la France, la Méditerranée et l’Orient, ainsi que de ses volumes autobiographiques, était de forcer la société à prendre acte de son statut d’intellectuel dissident et, surtout, de reconnaître la clairvoyance de ses analyses et mises en garde. L’aspect wild west de la vie coloniale élargissait manifestement le champ d’action de ce penchant rebelle, et ses écrits révèlent le plaisir qu’il avait à vivre en porte-à-faux vis-à-vis de la hiérarchie, au contact direct de la vitalité et de la mixité du petit peuple méditerranéen immigré. C’est dans Le sang des races, premier roman d’un « cycle africain » publié entre 1899 et 1921, qu’il fait de celui-ci l’incarnation de l’individualisme – voire de l’égoïsme – qui se fraie une place dans cette arène mal policée[7]. À partir de là, la lutte individuelle contre un milieu hostile fonctionnera dans son oeuvre comme analogie pour le choc des civilisations et la lutte collective – constante, inévitable – contre « l’ennemi du dehors », qu’il soit arabe / musulman (après 1830) ou allemand (après 1870) :

[C]ette Algérie, que j’observais, depuis longtemps, en romancier et en archéologue, m’avait fait beaucoup de bien. Carrefour des races, livrée aux convoitises de peuples hostiles et de civilisation inégale, qui s’y entrechoquent depuis des siècles, elle entretenait en moi ce sens de l’Ennemi, que j’avais apporté de ma Lorraine, et aussi le sens du Barbare : elle m’empêchait de m’affaisser dans la niaiserie de l’humanitarisme pacifiste[8].

« Ennemi », en effet, a toujours pour synonyme « Barbare », concept clé de l’oeuvre bertrandienne. Mais si celui-ci privilégie toujours les notions d’étranger, de sauvage, de fanatisme et d’ennemi de toute civilisation, comme le martèle Le sens de l’ennemi, il est aussi porteur d’une face positive : « le vrai Barbare, âme neuve, corps vigoureux et rude. La plupart des Étrangers sont des Barbares de cette espèce-là » (SdE, 19). Bertrand soutenait en effet que les pays en voie de libération, d’unification ou d’expansion malgré les menaces extérieures, tels l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Serbie, la Grèce ou les pays musulmans, partagent tous – comme sa Lorraine natale – le sens aigu de la concurrence, « la belle rudesse », « le goût de l’action » et « l’égoïsme sacré » (SdE, 207, 266, 16). Par conséquent, remarque-t-il, reprendre les préjugés petits-bourgeois du jour et accuser les colons italiens ou autres en Algérie d’être des « demi-barbares », c’est ne pas voir qu’ils sont par conséquent « mieux taillés que nous pour résister à la barbarie africaine » (SdE, 273). La France, engoncée dans le confort matériel et l’autosatisfaction culturelle, proclame-t-il, devait donc se ressaisir si elle voulait survivre, en suivant l’exemple de ces « peuples batailleurs et conquérants » (SdE, 281). Mais les Français, brocardés comme dupes et utopistes, ne seraient capables de se « rebarbariser » que s’ils apprenaient à regarder la réalité en face et suivaient l’exemple du vigoureux peuple naissant en Algérie. Se rebarbariser, donc, c’est « [se] rendre capables de lutter victorieusement contre le Barbare, c’est lui prendre toutes les qualités qui font sa force » (SdE, 22). Une préface à la réédition en 1921 du Sang des races résume avec force ce principe expansif qui, en devenant au fil des ouvrages une doctrine politique opposée à toute idée de racines ou de souche, fusionne le migrant méditerranéen et le « Latin de tous les temps » (SdR, 9) en la figure centrale du néo-Français algérien capable de mater l’ennemi et d’imposer les droits qu’il s’est octroyés[9].

Le sang des races débute en 1880 – donc peu après le maelström de 1870-1871 – dans un Alger devenu en effet une destination de choix pour des milliers de migrants du pourtour méditerranéen dont l’énergie, les appétits, la violence et l’amoralisme gouailleur fascinent Bertrand dès son arrivée en 1891. Ils constituent une « [v]éritable mêlée cosmopolite » (SdR, 6). À travers les multiples aventures de son héros Rafael (d’origine espagnole), Bertrand trace un processus de maturation qui, partant d’une énergie brute, rebelle et machiste, culmine dans une conscience « sûre de sa route » et confiante dans l’avenir (SdR, 256). Ce sont les thèmes de l’excès – de force physique, alcool, sexe ou langage – et du manque total de scrupules qui marquent ce premier roman, présentés par Bertrand comme l’expression des forces vives, « barbares », du pays. Le maître-mot du « cycle africain », « entreprendre », sous-tend un vocabulaire à teneur morale volontariste : l’ardeur, la force, l’endurance, la volonté, l’orgueil, l’honneur. Dans cette vision valorisante du néo-Français, forgé dans l’ensemble hétéroclite et explosif décrit dans la première partie du roman (intitulée « Les Barbares »), l’homme colonial devient au fil des pages « un héros, un être de liberté, de gloire et de joie » (SdR, 7)[10]. Sa description de la mainmise européenne sur ce territoire – et l’action virile qui est censée en être le moteur – s’effectue à travers une série d’aventures et de rencontres conflictuelles où l’espace du Sud est redéfini. Celui-ci n’est plus ni le pays mystérieux du romantisme ni le simple acquis matériel productif du colonialisme. Il devient pur potentiel, théâtre, voire partenaire des exploits du héros, accomplis pour « la beauté de [l’]acte » (SdR, 256).

Cette vision dynamique – où la grâce du geste dissimule le gain escompté – pousse Bertrand à parler fréquemment de « noblesse naturelle », comme le fait Maurras dans L’avenir de l’intelligence (1905) par exemple. Le fond de sa pensée est dans la valorisation de l’individu, batailleur et meneur d’hommes, dont l’élan vital subjugue la foule urbanisée et enrégimentée. C’est par le biais de ce principe que Bertrand réussit à récupérer aussi bien l’ouvrier que l’intellectuel, tout en les soumettant à de féroces critiques dans le contexte métropolitain. En s’alliant efficacement à l’action du colon bâtisseur, le travailleur intellectuel français se débarrasserait des relents de 1870, réinvestirait l’espace public et partagerait ainsi « la force et l’autorité du chef de clan, la puissance des liens de famille, de race, de religion et de clientèle[11] ».

Si la figure héroïsée du colon algérien (comme volontarisme et pur devenir) est ainsi érigée en modèle dans un climat hostile, c’est au détriment des deux autres composantes de la colonie qui sont réduites dans l’oeuvre au rôle de figurants avachis : les pauvres Français de France accusés de manquer de « sang » ; et les autochtones, habitants d’un monde en déshérence, emmurés dans un « parti-pris d’hostilité et de négation » (SdE, 288). Les premiers s’enlisent, alors que les seconds n’accèdent jamais au statut de sujet, malgré des événements aussi marquants que l’insurrection kabyle de 1871. Face à ces mondes jugés mortifères, son « roman de la conquête[12] » projette une nouvelle cartographie psychoculturelle de la France. L’Afrique du Nord est réimaginée comme jeune monde naissant, vivier de forces nouvelles au coeur d’un nouveau « roman de l’énergie nationale » (version déterritorialisée des Déracinés de Barrès, paru en 1897). C’est en termes de supériorité civilisationnelle et d’ethno-nationalisme (dominant / dominé) que Bertrand définit les rapports de force dans ce monde en ébullition. Et c’est dans Le sang des races que le dynamisme de la population « latine » (qui arrache au pays comme à autrui ce qu’elle convoite) illustre le principe fondateur d’« éternelle Jeunesse ». Enthousiasmé par le renouveau qui s’exprimait à travers l’expansion coloniale, Bertrand n’aura de cesse de promouvoir celle-ci comme école d’énergie où la France, « fatiguée par des siècles de civilisation » et désarçonnée par la victoire prussienne, « pouvait se rajeunir au contact de cette apparente et vigoureuse barbarie » (SdR, 8).

L’ensemble de l’oeuvre montre en effet que l’esprit de l’époque, confronté à la modernité sous la forme du militarisme allemand et du capitalisme anglo-saxon, se concentre pour Bertrand dans l’opposition « civilisation / fatiguebarbarie / énergie », et qu’il en est devenu conscient au contact du monde colonial vers la fin du siècle. C’est par Hippolyte porte-couronnes, le troisième volume de son autobiographie romancée[13], que nous allons cerner ici cette vision du monde, pour étayer le diagnostic des années 1900-1914 proposé dans les articles rassemblés dans Le sens de l’ennemi. Celui-ci soutenait en effet que la France se leurre chaque fois qu’un commentateur ne voit dans les événements de 1870 qu’une défaite militaire, puisque tout ennemi étranger peut être identifié, donc, tôt ou tard, contré. La menace véritable, au contraire, venait en réalité de l’ennemi « du dedans », grand bénéficiaire d’une campagne insidieuse après une défaite qui avait été avant tout morale, intellectuelle, voire spirituelle. L’argument se retrouve chez d’autres auteurs, sous la forme soit du « déclin de l’esprit français », chez Barrès, Maurras, ou plus tard Bertrand de Jouvenel et Brasillach ; soit de la décadence, par exemple dans Mesure de la France de Drieu la Rochelle en 1922, ou dans Décadence de la nation française de Raymond Aron et Arnaud Dandieu en 1931. Cause, et non point conséquence, de l’effondrement de 1870-1871, ce déclinisme est censé éveiller chez les esprits lucides l’exigence d’un redressement moral. Celui-ci, à son tour, exige une remise en question globale non simplement de la société mais de l’esprit français lui-même, incapable de se défendre contre la culture et les valeurs ennemies[14]. C’est le but assigné de façon explicite à Hippolyte porte-couronnes qui se targue d’être l’autoportrait d’une période clé de cette France déchue, celle qui avait récrit l’histoire à son avantage pour masquer la défaite de 1870 et monopolisé la victoire de 1918 (SdE, 39). Partant du principe que sa génération était « fille de la défaite », que l’avenir de celle-ci ne pouvait être qu’une nouvelle guerre, Bertrand (né en 1866) construit un personnage qui, « [c]omme tous ceux de son pays et de sa génération, […] avait été élevé dans l’idée de la revanche » (HPC, 177). En auscultant les tendances sociétales, intellectuelles et culturelles collectives des années 1880-1920 à travers le long périple du héros, Jean Perbal, l’oeuvre cherche à démontrer que, dès avant la défaite, la France n’incarnait plus les trois atouts signalés dans Le sens de l’ennemi comme essentiels dans tout grand pays : « un idéal national », une « vision pratique de la réalité », et « une méthode d’action » (SdE, « Introduction », 8). De plus, affirme Bertrand, au lieu d’y remédier pendant la période de reconstruction d’après-guerre, les élites, la presse et l’école républicaine avaient inculqué ce qu’il condamnera de nouveau dans Hitler [15], comme sottise, incompréhension, peur et illusions. Le système éducatif, prétend Bertrand, pataugeait dans une tradition humaniste, pris en étau entre le clan des « faiseurs de belles sonorités verbales » et ceux dont « la mission [était] de protestantiser la France » (HPC, 66). Renan (1823-1892), Taine (1828-1893) et Renouvier (1815-1903) sont ici des cibles de choix. Même si Bertrand semble grossir les travers du système, il reste vrai qu’au tournant du siècle, lors du repli catholique, les protestants furent en effet très présents dans les domaines intellectuel et universitaire, ainsi que dans des publications en vue comme la Revue historique ou la Revue de l’histoire des religions, par le néocriticisme de Renouvier et la pénétration du kantisme[16]. Mais plus que leur nombre ou leur réputation, c’est leur attachement à la République que contestait Bertrand, les élites protestantes étant critiquées comme tenantes d’une « démocratie libre-penseuse ou libre-croyante à la mode germanique ou anglo-saxonne » (HPC, 67), c’est-à-dire étrangère, donc pernicieuse. Quant à l’enseignement, il est condamné parce que, vicié par « la plus abstruse érudition germanique » ou « l’effroyable fatras » de la « “science” tudesque », il engourdissait la classe moyenne et hypertrophiait la culture française (HPC, 193)[17].

Selon Bertrand, dans les années qui ont suivi la défaite de 1870, sa génération, dévoyée par le vide nocif de ce ronronnement intellectuel plat et, de surcroît, étranger, s’était laissé aller au désenchantement et, par conséquent, méprisait l’action[18]. La pensée dominante censée inculquer cet esprit de superficialité, de non sérieux et d’atonie honni par Bertrand était « la philosophie phénoméniste et scientiste » (HPC, 97) dont les représentants les plus célèbres étaient Mill, Spencer et Kant. « Et cela s’amalgamait avec les appétits de revanche des républicains de l’Empire et avec le credo des vieilles barbes de Quarante-huit » (HPC, 140). Au coeur de son réquisitoire, Bertrand dénonce une France confortablement engoncée dans une utopie républicaine et rationaliste, minée par l’excès de bien-être et d’intellectualisme, qui s’illusionnait en croyant encore « éclair[er] le monde[19] ». Cette « éternelle sottise[20] » ne générait en fait que la frivolité, l’incohérence intellectuelle et la médiocrité de la bourgeoisie, la bêtise et la lâcheté des masses. Condamnation sans appel, donc, du système éducatif des dernières décennies du siècle, parce qu’un leurre, et de la culture, parce que simple divertissement. Plus largement, Bertrand soutenait que la laïcité, le scepticisme et les illusions nés de 1789 avaient mené inéluctablement à la défaite de 1870 en minant le sens des réalités et « l’énergie morale » censés motiver les « affamés » et les « audacieux » (SdE, 280). Il s’agissait donc pour lui d’une crise de civilisation causée par le matérialisme, l’incurie et les menées corrosives de l’ennemi « du dedans » qui n’était autre que le régime républicain lui-même.

C’est au nom de l’individu, valorisé comme champ d’exercice de l’esprit et de la volonté (dans le modèle algérien, par exemple), que ce courant de pensée conservateur rejetait les défaillances du système républicain et les idéaux (les « illusions ») de la démocratie, décriée comme nivellement par le bas ou « médiocratisation ». C’est donc ici que Bertrand rejoint le plus ouvertement l’analyse de Renan qui, au long des pages d’un texte publié en 1871 quand il était encore sous le choc de la défaite devant la Prusse et des violences de la Commune, La réforme morale et intellectuelle, critiquait la « mollesse générale » d’une France « énervée par la démocratie, démoralisée par sa prospérité même[21] ». Sous la plume de Bertrand le diagnostic débouche sur une critique féroce de la situation politique, sociale et morale, portée dans l’autobiographie par son alter ego Jean Perbal qui

commençait à exécrer la démocratie triomphante de ces années Quatre-vingts [… et le] bas égalitarisme démocratique. […] Il devenait de plus en plus évident que les gouvernants nouveaux n’avaient qu’un souci médiocre des valeurs morales ou intellectuelles de la nation […]. […] Tout ce qui peut maintenir dans une nation un peu d’ordre, de sécurité, de stabilité, de bien-être et de culture, tout cela était menacé dans son principe […]. [… O]n oubliait les tâches urgentes qui s’imposent encore à tout gouvernement digne de ce nom : le redressement du principe d’autorité et l’organisation du travail et du prolétariat modernes…

HPC, 178-179

On peut remarquer en passant combien une telle position rappelle aussi celle de Maurras, exposée dans Le dilemme de Marc Sangnier (1906) par exemple. Dans cette polémique sur le positivisme monarchique de l’Action française et le christianisme social, Maurras avait lui aussi dénoncé « l’invasion protestante » du xvie siècle comme « seconde invasion barbare[22] », et insisté sur les valeurs essentielles pour le redressement du pays : « [O]rdre, tradition, discipline, hiérarchie, autorité, continuité, unité, travail, famille, corporation, décentralisation, autonomie, organisation ouvrière[23]. » Hiérarchie, autorité et ordre deviennent les maîtres-mots de Bertrand qui les identifie avec le régime monarchique d’un certain nombre de grandes époques qui, prétend-il, représentaient d’extraordinaires réussites : celle de Philippe II d’Espagne ou de Louis XIV, par exemple, sur lesquels il publie des études dithyrambiques en 1929 et 1938[24]. En négligeant ces grands modèles, en ralliant une République laïque défaillante, soutient Bertrand, les intellectuels étaient coupables d’une trahison des clercs qui était non seulement en conflit avec le besoin urgent de leadership et d’action, mais qui abandonnait le pays à des penchants autodestructeurs et « aux bas exploiteurs de toutes les utopies antinationales et antihumaines » (HPC, 274-275). Ainsi, dans un renversement radical des principes républicains, Bertrand dénonce comme veule et démagogique une génération « qui sacrifie à la tyrannie et à la bêtise du nombre », « qui méconnaît les valeurs intrinsèques de l’individu », qui a cédé à « la pire des injustices, celle qui viole les inégalités foncières » qu’il jugeait, pour sa part, « nécessaires et salutaires » (HPC, 276).

C’est donc un des principes révolutionnaires fondateurs que condamne Bertrand en premier, comme source de banalisation, d’abrutissement et de défaite. Pour le conservateur, l’inégalité – élément fondateur du « culte du moi », de « l’homme nouveau » ou du « barbare » – représente la seule valeur qui puisse garantir l’ordre et le progrès. Il rejoint ici Renan qui, dans ses réflexions sur la défaite de 1870, défendait, face à « la masse [qui] est lourde, grossière, dominée par la vue la plus superficielle de l’intérêt », les « supériorités naturelles, lesquelles au fond se réduisent à une seule, celle de la naissance[25] ». Bertrand, comme nous l’avons rappelé, parlera de « noblesse naturelle » face à la démocratie française rejetée « comme une utopie arriérée et meurtrière, qui a failli tuer la France et dont il faut à tout prix nous guérir » (SdE, 24).

Aux dires de Bertrand, la dernière grande erreur du régime républicain issu de la guerre de 1870, soulignée dans Le sens de l’ennemi puis dénoncée pendant l’entre-deux-guerres, l’avait frappé, elle aussi, lors de son séjour en Algérie (SdE, 297) : l’illusion que l’affaiblissement du sentiment religieux, comme du système monarchique, était un phénomène universel. Pour Bertrand, cette illusion avait comme corollaire la méconnaissance du lien persistant entre sentiment religieux et sentiment patriotique[26]. Contrairement aux colons et à l’Administration qui prenaient leurs rêves pour la réalité, il devint vite conscient du fait que la population autochtone algérienne était « un peuple éminemment religieux » (SdE, 219) dont l’Islam empêcherait l’assimilation. De même, après son retour en métropole en 1900, ses textes s’alarment de façon récurrente d’une « véritable recrudescence » du sentiment religieux, que ce soit dans l’Allemagne protestante, dans l’Italie catholique, la Grèce ou la Serbie orthodoxes. Il y reconnaît non seulement un mouvement de « sauvegarde du sentiment national » dans ces pays mais un des principaux moteurs de résistance à l’ennemi « du dehors ». En revanche, l’« irréligion française » – une « monstruosité » soutenue par la République (SdE, 12) – laissait le pays démuni et encourageait une vision viciée pour ce qui était de l’État et des élites, dupes de leurs propres élucubrations sur la laïcité, les droits de la personne et le soi-disant rayonnement français. D’où cette conclusion sans appel : « [L]es anormaux, c’est nous Français, avec notre conception toute laïque de l’État » (SdE, 299-300).

Deuxième face de cette erreur, l’argument chez certains historiens protestants d’avant-guerre[27] que le catholicisme expliquait en grande partie la décadence des « races latines » qui ne pouvaient donc que céder devant la vigueur des races germaniques et, plus largement, des Anglo-Saxons (SdE, 276). Pour ce conservateur catholique converti, tout au contraire, l’Église catholique constituait un bastion inébranlable de l’ordre face aux nouvelles élites républicaines et aux masses (urbaines) déchristianisées. Elle est défendue en tant que socle d’une communauté traditionnelle « naturelle », susceptible de fournir à la société française (voire européenne) la seule alternative valable au nivellement par le bas qui résulte de ce que Bertrand appelle la « collectivisation » et condamne à maintes reprises comme socialisme puis bolchevisme. Profession de foi à partir d’articles ponctuels autant qu’analyse soutenue, Le sens de l’ennemi défendait en effet l’idée que la France, défigurée et dévoyée après 1870 mais redevenue consciente des menaces extérieures et (surtout) intérieures, renouerait avec son destin de grande nation en redécouvrant et revalorisant chez elle les croyances et les qualités censées faire depuis toujours la force des peuples voisins et, en premier, la foi, l’esprit de conquête et de sacrifice.

Dans le panorama qu’il trace de la France, Bertrand revient souvent à l’Algérie dans ses nombreux ouvrages pour en faire un modèle pour l’Hexagone, car ce sont précisément les qualités – foi, énergie, ordre, action – qu’il retrouve dans le catholicisme musclé des colonies, fort éloigné du catholicisme institutionnalisé qui lui était familier à Paris. Il s’agit alors du catholicisme rigoureux d’un Péguy ou, dans le domaine proprement apostolique, d’un Lavigerie, ancien archevêque d’Alger (1867), un catholicisme où nouveau « barbare » et « chrétien primitif » fusionnent dans la figure du Latin militant-conquérant[28]. Lavigerie est héroïsé comme un « génie de constructeur […] un grand foyer d’action et d’intelligence[29] », et présenté comme preuve que sur le plan national, le renouveau catholique, illustré dans les premières années du siècle par la (re)conversion (parfois très médiatisée) de plusieurs auteurs, était le refuge naturel de l’être d’exception[30]. Bertrand soulignait ainsi l’exemplarité d’hommes qui, comme l’écrivaient Henri Massis et Alfred de Tarde dans un sondage paru dans L’Opinion en 1912 (et en volume en 1913), se convertissaient par réaction au rationalisme et au scientisme ambiants (de Taine et de Renan) et par dégoût pour le « lamentable spectacle » de l’idéal laïque et démocratique[31]. Notons que, dans cette optique, esprit français et esprit classique étaient censés être synonymes. Soutenus par l’ordre et l’harmonie du culte catholique, ils devaient constituer la meilleure défense contre le malaise et la veulerie de l’époque. Cette position, courante dans les milieux conservateurs, est clairement illustrée dans des textes contemporains comme celui de Francis Vincent, Âmes d’aujourd’hui, en 1912. Celui-ci avance un argument bien établi lorsqu’il déclare que « le classicisme [est], par définition, l’équilibre et la santé[32] ». Il sera rejoint en ceci par un critique comme l’abbé Julien Laurec qui encense Henry Bordeaux ou Paul Bourget :

[L]e public [catholique], en effet, a le goût strictement classique, par suite de la formation reçue dans les institutions religieuses […]. Non seulement il prise par-dessus tout les qualités de l’art classique : clarté, ordre, goût, mesure, sobriété, tenue du style, mais il garde une sorte de culte pour la forme même de cet art. L’innovation lui est suspecte […][33].

C’est avec ces forces d’ordre, de discipline et d’autorité que Bertrand s’aligne lorsqu’il situe la religion au centre d’une nouvelle vision du monde ouvertement patriotique, voire nationaliste. Il en perçoit l’importance au coeur du phénomène hitlérien en 1936, et il en déplore l’absence en France quand il condamne les illusions et l’impréparation du pays dans les années 1935-1940. N’ayant rien appris du passé, soutient-il, celui-ci est toujours incapable de faire la distinction entre « la vieille Allemagne de la spéculation » (dénoncée dans Hippolyte porte-couronnes) et « la jeune Allemagne de la victoire » (SdE, 51). Saint Augustin (1913), Sainte Thérèse (1927), Jeanne d’Arc (1928), Philippe II (1929), Hitler (1936) et Louis XIV (1938) marquent les étapes de cette défense et illustration de l’ordre autoritaire, qu’il appréciera aussi chez Pétain. D’ailleurs, par un détour qui ne nous étonnera plus, c’est la figure de Louis XIV qui relie dans l’imaginaire de Bertrand la France et sa colonie algérienne, une France glorieuse, parente de l’Afrique des grandes ruines romaines, inspiration d’un livre écrit

par amour de la splendeur, parce que ce type de héros répondait merveilleusement à tout ce [qu’il] avai[t] rêvé depuis les temps lointains où [il] suivai[t] les chariots de Rafael et de ses compagnons [du Sang des races] à travers les plaines du Sud africain […][34].

Cette vision, où la défense des intérêts nationalistes de la France est synonyme d’admiration pour ses plus éminents représentants (hors l’époque révolutionnaire), relie à son tour le territoire colonial et le catholicisme militant, en minimisant la primauté de l’identité strictement nationale : « Pour un musulman, la France n’est plus rien si elle cesse d’être chrétienne […]. Si nos religieux jouissent en Orient d’un prestige particulier, c’est beaucoup moins comme Français que comme catholiques éminents, parce qu’ils tiennent la tête des peuples latins[35]. »

Favoriser le recul du catholicisme, affirme le narrateur d’Hippolyte porte-couronnes, serait favoriser le recul de la puissance française elle-même, ce qui ne pourrait que précipiter le déclin causé par le rationalisme et la démocratie qui ont dévoyé le pays depuis la Révolution régicide de 1789. D’où la violence de nombreuses pages devant la proposition que l’avenir appartiendrait aux pays protestants du Nord, « pays de discipline, d’association, d’organisation matérielle, pays ennemis de l’individu, de l’art, du loisir, de la vie en beauté » (HPC, 280). Bertrand y opposait systématiquement l’Église catholique millénaire, présentée comme corps éthique et guide spirituel, et il en encensait l’action à travers l’Afrique du Nord[36]. D’où sa condamnation globale et sans appel de la modernité européenne, brocardée dans de multiples prises de position idéologiques :

[L]e pire, c’était cette négation plus ou moins consciente et systématique de la vie intérieure et d’un au-delà quelconque. […] Excellente préparation pour les futurs oppresseurs de l’âme, les démagogues de tout poil, les hideux bourreaux du communisme et de la sociale, tous ceux qui assassinent la liberté et la dignité humaine sur les autels de l’étatisme et de la révolution.

HPC, 96

Déjà, la vie moderne, affolée et trépidante du vacarme grandissant de la rue, est une torture assez abrutissante, sans qu’il s’y ajoute le voisinage d’une ignoble humanité, de plus en plus braillarde, insoucieuse d’autrui, étalée et vautrée dans ses épaisses jouissances.

HPC, 252

La critique contemporaine signalait souvent cette hostilité du courant conservateur à une modernité censée venir de cultures étrangères, comme l’indique la conclusion d’un compte rendu par Louis Jalabert paru dans la revue jésuite Études dès le premier tome de l’autobiographie romancée (publiée dans l’année où Bertrand entre à l’Académie française) : « [R]oman de l’autorité, de la revanche de l’ordre, [Jean Perbal est] le roman de ce que sera, de ce côté-ci des monts, le fascisme, si les forces qui se cherchent parviennent à trouver, chez nous, la personnalité puissante qui en nouera le faisceau vainqueur[37]. »

Bertrand, lui, croyait avoir découvert l’école d’énergie et la scène sur laquelle la France pouvait contrer cette évolution et, ce faisant, mettre fin au défaitisme qui, depuis 1870 (et malgré des victoires coloniales), gangrenait son élite en métropole[38]. Ainsi, dans le dernier article recueilli dans Le sens de l’ennemi, daté du 26 juillet 1914, les racines catholiques du « Latin de tous les temps » éclatent dans une description enthousiaste du grand pèlerinage de Lourdes – où la ferveur des foules n’a rien à envier aux grands rassemblements musulmans. Et c’est bien cet article qui permet à Bertrand de passer in fine du rôle de lanceur d’alerte, ancré dans l’expérience passée (de 1870 et de la IIIe République), à celui de héraut d’une restauration, ancrée dans l’autorité et la force éternelle de la foi religieuse (celle qui unit précisément les peuples voisins, au nord comme au sud). Ayant toujours soutenu que sentiment national et sentiment religieux allaient de pair, Bertrand voulait croire que le réveil de la France avait débuté le jour où, face encore une fois à l’ennemi allemand, le pays avait enfin puisé dans ce qu’il a de plus traditionnel, de millénaire : « [L]a mobilisation de la France et de toutes les énergies françaises, c’est à Lourdes, le dimanche 26 juillet 1914, qu’elle a commencé » (SdE, 328). La victoire ne fut pas vraiment au rendez-vous, bien sûr.

Revenons, en guise de conclusion, à l’un de ses derniers ouvrages sur l’ennemi héréditaire « du dehors », Hitler (1936). Son analyse des rapports entre la France et l’Allemagne servit avant tout à déplorer le fait qu’après 1918, celle-ci – ayant su exploiter le mécontentement né des grossières erreurs de l’occupation française – avait réussi son relèvement, avait réussi à « refaire la nation de haut en bas[39] », alors que la France républicaine s’était contentée de satisfaire l’esprit revanchard hérité de la défaite de 1870. Quant au deuxième ennemi « du dehors », l’Algérien musulman (grand absent du mythe régénérateur algérien et simple figurant dans les oeuvres de la mouvance algérianiste des années de l’entre-deux-guerres), c’est lui, et non pas le Français de l’Hexagone, qui achève de se « rebarbariser » en Algérie au sortir de la guerre de 1940 pour se libérer de l’immobilisme ethno-nationaliste d’une population néo-française à qui l’académicien Louis Bertrand avait consacré de si nombreuses pages, et en qui il avait placé de si grands espoirs.