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La longue histoire du rapport franco-algérien a été jalonnée de 1830 à nos jours par de nombreuses dates, au moins une bonne douzaine, dont les plus récentes travaillent toujours les mémoires collectives et individuelles. Parmi ces dates, deux ressortent souvent chez les historiens comme de grandes dates charnières : 1870-1871 et 1930. Elles encadrent ce qui apparaît avec le recul comme la grande période de suprématie du colonat algérien. L’année 1930 a fait l’objet de relectures récentes, stimulées par son caractère paradoxal. Ce n’est pas un événement dramatique : au contraire, la France victorieuse en Europe semble alors au faîte de sa puissance et à l’abri des menaces, quand elle encourage en Algérie la célébration du centenaire de la conquête. Mais cette célébration est ambiguë : c’est à la fois le triomphe – parfois dérisoire – du pouvoir colonial en Algérie, et l’aveu de ses faiblesses et inquiétudes, qui anticipe sur sa fin dramatique[1]. Perçu dès la fin des années 1930 comme une césure dans l’histoire de l’Algérie, le basculement de 1930 sera lourdement aggravé par la défaite de 1940.

La rupture de 1870-1871 reste peut-être moins explorée, ou moins présente dans les mémoires actuelles. Ce fut pourtant une très grave crise à l’échelle nationale, qui aura des effets à la fois immédiats et durables sur le destin de l’Algérie. Sur le moment, la défaite militaire de la France face à l’Allemagne recompose les équilibres européens et provoque la chute du Second Empire, suivie du soulèvement de la Commune de Paris. En Algérie, elle favorise une révolte de féodaux algériens et de paysans, dont la répression violente précipite une évolution de la politique coloniale dans un sens beaucoup plus favorable à la minorité européenne qui affiche son adhésion au nouvel ordre républicain de la métropole. À plus long terme, les bouleversements de 1870-1871 engendrent des mutations importantes du système colonial algérien, qui se traduisent matériellement par des amendes collectives et des mesures massives de séquestre et de confiscation des terres algériennes, et qui se reflètent symboliquement dans le champ des représentations juridiques, politiques, historiques, militaires, scolaires, religieuses, littéraires, artistiques, du rapport colonial entre les deux pays et les deux sociétés, et entre les personnes. Le jeu de ces représentations qui se croisent et se répondent de façon parfois dissonante va structurer durablement l’univers mental colonial jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, et en partie jusqu’à l’indépendance. On en évoquera ici trois qui ont contribué puissamment à la reformulation symbolique du rapport colonial après 1871 : le discours juridique, la littérature et le débat sur l’école.

La réinterprétation du discours juridique

Le discours juridique ne constitue pas seulement un corps de règles obligatoires mais aussi une vision agissante du monde, un imaginaire pratique et opérationnel dont les catégories pèsent fortement sur les autres représentations sociales. Ainsi, le binôme « Européens » / « indigènes musulmans », apparu dans les textes dès la conquête de l’Algérie pour nommer et tenter de gérer la réalité nouvelle des rapports sociaux induite par la conquête française, va configurer, au moins jusqu’en 1943, la représentation et la gestion du rapport colonial en Algérie. Il s’impose notamment aux catégories du recensement[2].

En apparence, le discours juridique n’a été que relativement affecté par les événements de 1870-1871. Il est vrai que, pour éviter d’introduire le chaos et l’insécurité dans les relations sociales, le législateur hésite en général à bouleverser totalement un système juridique existant pour répondre à de nouvelles attentes sociales. La révolution juridique se limite souvent à l’adoption de textes emblématiques, le changement normatif résidant plutôt dans l’interprétation des textes. On l’a vu hier pour la loi algérienne du 31 décembre 1962, qui a reconduit pendant vingt ans la législation coloniale française en vigueur, sauf dans ses aspects contraires à la souveraineté nationale. Et on le voit aujourd’hui dans le débat français sur la laïcité et sur l’opportunité ou non de réformer la loi de 1905.

En 1870, cette logique s’imposait d’autant plus que le système juridique algérien des premières décennies de la conquête était relativement confus et peu cohérent puisqu’il mélangeait des règles proprement métropolitaines avec des règles particulières à l’Algérie, qui entraient fréquemment en conflit entre elles, surtout quand il s’agissait de les appliquer aux populations différentes habitant l’Algérie. La perception de cette diversité par les décideurs et les juristes n’était elle-même pas claire. Très vite émergent spontanément des catégories juridiques opératoires pour désigner et gérer les différentes populations qui évoluent sur la scène algérienne issue de la conquête. Ainsi, à partir de 1831, la catégorie « européen » s’impose progressivement (c’est la première fois qu’elle apparaît dans le discours juridique français) face aux termes « indigène musulman » et « arabe ». Mais ces catégories ne sont pas encore stabilisées. Elles sont par ailleurs polysémiques : le terme « européen » renvoie tantôt à un critère géographique, tantôt à un critère ethnique et tantôt par déduction à un critère religieux implicite : on est « européen » quand on n’est pas « indigène musulman ». Face à « indigène musulman », on devrait logiquement trouver l’appellation « exogène chrétien ». Mais l’invention des catégories juridiques opératoires ne s’inscrit pas toujours dans un univers logique de significations : il est parfois plus pratique de laisser la polysémie à l’oeuvre pour associer l’appellation « indigène musulman » à un critère tantôt religieux, et tantôt ethnique, ce qui débouchera sur l’expression cocasse de « musulman chrétien » employée par les juges d’Algérie pour désigner des musulmans convertis au christianisme tout en conservant leur statut « indigène ». La dialectique des interactions entre les catégories juridiques ne s’observe pas toujours là où on l’attend.

Ce « bricolage juridique » qui manquait de vision d’ensemble a été partiellement corrigé dans les sénatus-consultes de 1863 sur la « propriété arabe » et de 1865 sur l’état des personnes, conçus par Napoléon III pour être les premiers éléments d’une « constitution » de l’Algérie, esquissée dans une lettre du 6 février 1863 au maréchal Pélissier, gouverneur général de l’Algérie. Rédigée sous l’influence de conseillers saint-simoniens, cette lettre, qui se veut attentive au sort des colonisés, affirme que « l’Algérie n’est pas une colonie proprement dite, mais un royaume arabe. Les indigènes ont, comme les colons, un droit égal à ma protection, et je suis aussi bien l’Empereur des Arabes que l’Empereur des Français[3]. » Toutefois, cette utopie du « royaume arabe », qui sera complétée en 1865 par la Lettre de l’Empereur au nouveau gouverneur général de l’Algérie, le maréchal de Mac Mahon, soulèvera jusqu’à nos jours beaucoup de controverses[4], et n’a été que partiellement traduite en termes juridiques par les sénatus-consultes de 1863 sur la propriété immobilière et de 1865 sur l’état des personnes.

Le sénatus-consulte de 1863 a été adopté pour garantir la propriété des tribus, tout en encourageant le développement de la propriété individuelle. Or, les séquestres et les amendes collectives imposées aux tribus révoltées après l’insurrection de 1871 sont par définition destructeurs de la propriété « indigène ». Ces mesures exorbitantes du droit commun, dénoncées par quelques juristes de France et d’Algérie, vont être employées à développer la colonisation européenne officielle par la concession gratuite des terres confisquées et la création de nouveaux villages de peuplement. Suspendu dans sa fonction de protection de la propriété « indigène », le sénatus-consulte de 1863 verra au contraire accentuée après 1871 sa fonction ambiguë de francisation de la propriété individuelle « indigène », qui permet la libre circulation de celle-ci vers les colons. Ce sera notamment l’objet de la loi du 26 juillet 1873, dite loi Warnier ou « loi des colons », qui favorisera par diverses mesures l’accroissement de la colonisation libre. D’autres dispositions législatives s’emploieront à manipuler le droit musulman au profit de l’acquisition des terres par les colons soucieux de « sortir de l’insécurité » le régime foncier algérien. Après 1871, la doctrine juridique coloniale prêtera la main sans vergogne à ces mesures unilatérales qui profitent essentiellement aux colons. Le résultat global sera un transfert massif de la propriété des terres « indigènes » vers les colons, évalué par Charles-Robert Ageron à plus d’un million d’hectares entre 1871 et 1898[5], et un appauvrissement considérable de la société algérienne, qui sera ressenti par celle-ci comme une profonde injustice.

L’effet de la rupture de 1870-1871 sur le sénatus-consulte de 1865 relatif à l’état des personnes sera moins d’ordre économique que symbolique. À ce titre, il est peut-être encore plus lourd. Formulé en termes sobres, ce texte fondateur témoigne d’un volontarisme juridique dont l’orientation est donnée par les Lettres de l’Empereur sur l’Algérie. À leur lumière, il apparaît comme un texte plutôt libéral et porteur de germes égalitaires, puisqu’il ouvre la possibilité d’accorder, sous certaines conditions, la citoyenneté française aux indigènes musulmans et israélites, auxquels la nationalité française est désormais reconnue. La Lettre de l’Empereur de 1865 ne manque d’ailleurs pas de rappeler qu’au même moment les Indiens d’Amérique sont refoulés ou éliminés, et souligne que ce n’est pas son projet pour l’Algérie[6]. Cette générosité n’était évidemment pas indifférente au théâtre géopolitique européen. L’exposé des motifs du sénatus-consulte rattache la nationalité française accordée aux « indigènes » aux « liens formés sur les champs de bataille » (ceux de la guerre de Crimée en particulier). C’est à ce titre que « l’indigène musulman est français » (article 1), de même que « l’indigène israélite » (article 2), avec la même perspective d’évolution de cette nationalité vers la citoyenneté française. C’est en effet vers celle-ci que conduit, à long terme, le statut d’« indigène », s’il le demande, et à condition d’être régi par les lois civiles de la France. L’évolution est plus rapide pour « l’étranger » qui peut être admis à jouir de tous les droits de citoyen français après trois ans de résidence en Algérie. Observons que le terme « européen » n’est pas employé dans le texte, même si « étranger » désigne manifestement les « Européens » d’Algérie non français. Le terme « arabe » non plus n’est pas employé. Malgré la différence de traitement entre « indigène français » et « étranger », la dualité juridique qui existe depuis la conquête entre « européen » et « indigène » semble donc ici atténuée ou sublimée par la perspective commune (bien qu’inégalement accessible) de la citoyenneté française.

Il ne faut certes pas enjoliver le rêve de royaume arabe et l’attitude libérale de l’Empereur. La fin des années 1860 a été une des pires périodes de catastrophes naturelles, de famines et de misère en Algérie : c’est le seul moment de son histoire où la population du pays a baissé de plusieurs centaines de milliers d’habitants. Ceci n’empêche pas le sénatus-consulte de 1865 d’avoir mis en place un imaginaire juridique qui ouvrait des perspectives relativement bienveillantes ou du moins ambivalentes sur le destin de l’Algérie et de ses habitants.

Coupé des sources qui définissent son esprit, un même dispositif juridique peut être porteur de dynamiques différentes lorsque le contexte politique ou le rapport des forces ou des intérêts changent. C’est ce qui est arrivé pour le sénatus-consulte de 1865 sur l’état des personnes, qui ne sera pas abrogé mais réinterprété dans un sens favorable au peuplement colonial. Il reste en vigueur alors que le rêve d’un « royaume arabe » uni à la France, auquel sont totalement hostiles les Européens d’Algérie, ne figure plus du tout dans l’horizon politique du pouvoir qui remplace en France le régime impérial. Alors que, dans le sénatus-consulte de 1865, la catégorie d’« indigène musulman », comme celle d’« indigène israélite », ne se voulait pas stigmatisante, mais associée à la nationalité française, considérée comme une étape vers la citoyenneté, elle se charge de valeur négative après le départ de Napoléon III, qui est une divine surprise pour les « Européens ». Le décret Crémieux du 30 octobre 1870 libère les Juifs d’Algérie du statut d’« indigène » et accentue donc pour eux une lecture progressiste du sénatus-consulte en leur octroyant d’office la citoyenneté française de plein exercice, en contrepartie d’une renonciation imposée au statut personnel. Mais le même processus n’est pas offert aux « indigènes musulmans ». En dissociant les deux catégories d’« indigènes », le décret Crémieux réserve de fait le statut « indigène » aux seuls « musulmans ». Les quelques passerelles aléatoires dont ils continuent à bénéficier pour accéder à la citoyenneté française perdent une grande partie de leur sens face à l’exception globale dont ont bénéficié les « indigènes israélites ». Cette inégalité de traitement sera ressentie durablement en Algérie. Plus que jamais, la population de la colonie se divise désormais entre « Européens » et « indigènes », des catégories juridico-politiques qui sont lourdement essentialisées dans la figuration du rapport colonial.

Après 1870, la politique « indigène » – devenue exclusivement « musulmane » – ne s’exerce plus qu’à l’égard des « indigènes musulmans », sur la base d’une vision figée et non plus évolutive du statut d’« indigène », telle qu’elle semblait présente dans le sénatus-consulte de 1865. On oublie la nationalité française attribuée à l’« indigène », pour réduire son statut à celui d’un « sujet français ». En bouleversant le parallélisme strict entre « indigènes israélites » et « indigènes musulmans », le décret Crémieux isole ceux-ci dans un statut indigène restrictif qui va bientôt tourner à l’« indigénat ». La discrimination des « indigènes musulmans » atteint en effet son paroxysme avec ce qu’on a appelé le « Code de l’indigénat », ensemble de textes disparates adoptés à partir de 1874, qui discrimine et infériorise les musulmans algériens en les soumettant à un régime autoritaire et répressif d’exception. On passe de l’utopie politique au réalisme cru du rapport de domination. Dans son esprit comme dans ses dispositions, l’indigénat accompagne l’appauvrissement de la société musulmane par le séquestre et la confiscation des terres. La doctrine des spécialistes du droit colonial s’emploiera à affiner la catégorie de « sujet » colonial, qui réduit l’horizon ouvert par le sénatus-consulte de 1865 : l’indigène de nationalité française est désormais moins un citoyen potentiel qu’un sujet destiné à rester confiné dans son infériorité[7].

Dans le même temps, la modernisation du droit musulman est un processus ambigu : elle respecte la convention de capitulation de 1830 mais constitue aussi un marqueur de la différence entre colonisateurs et colonisés, même si le juriste Marcel Morand, qui a piloté avec scrupule le projet de codification du « droit musulman algérien », entendait réserver à celui-ci une place dans le système juridique français[8]. Le régime de l’indigénat suscitera la protestation continue des nationalistes algériens modérés ou radicaux, et sera dénoncé par les milieux français libéraux, mais il ne sera finalement abrogé qu’en mars 1944 par une ordonnance du général de Gaulle. Entre-temps, la ségrégation entre « Européens » et « indigènes » aura pesé lourdement sur l’évolution du rapport colonial en Algérie. D’autant qu’une partie des Européens est hostile à l’intégration des « indigènes israélites » dans la catégorie « Européens » ; c’est en effet par des manifestations antisémites que commence la revendication autonomiste des Européens d’Algérie en 1898, même s’ils dénoncent avec la même vigueur les dispositions supposées « indigénophiles » d’hommes politiques et de gouverneurs français. Ils obtiennent de Paris des concessions importantes : création d’une assemblée élue, les Délégations financières, largement dominée par les colons, puis octroi à l’Algérie en 1900 de la personnalité civile et de l’autonomie financière.

Dans ce contexte, l’armée a une attitude paradoxale. C’est elle qui réprime les révoltes et maintient l’ordre en Algérie, mais elle attache en même temps du prix à la ressource de ses soldats algériens dans le contexte des équilibres de forces européens. Ceci l’amène à mieux comprendre la nécessité de les traiter avec un minimum de respect, qui n’exclut pas beaucoup de paternalisme[9]. Et c’est davantage la métropole que la colonie qui honore la contribution des musulmans à l’effort de guerre français après la Première Guerre mondiale[10]. La stratégie sera relativement payante puisqu’elle résistera aux revers militaires français du xxe siècle jusqu’à la guerre d’indépendance.

Les représentations littéraires du nouveau rapport colonial

Témoignages et fictions romanesques donnent un complément d’éclairage aux changements intervenus dans la figuration juridique du rapport colonial après 1870-1871, en raison des apports propres à l’expression littéraire. D’une part, les récits et romans sont riches en observations factuelles et inscrivent les destins individuels dans l’histoire collective là où le droit se contente de fixer des normes générales. D’autre part, le recours à l’analyse littéraire permet de décomposer et d’interpréter le simplisme apparent des catégories juridiques comme « Européens » et « indigènes », dont l’interaction façonne le rapport colonial à la fin du xixe siècle. L’analyse littéraire réintroduit de la subtilité, de la complexité et du contradictoire dans le décryptage des postures adoptées par les acteurs face au rapport colonial. Elle affine les représentations trop réductrices de celui-ci. Ainsi, dans l’univers romanesque, l’opposition binaire entre colon et colonisé, entre le même et l’autre, qui semble coller à la dialectique juridique « Européens » et « indigènes », déploie en réalité toutes les combinaisons logiques que peut générer une binarité. Dans le couple même / autre, il y en a au moins six : même, autre, pas même, pas autre, même et autre, ni même ni autre. Cela vaut également pour les romans qu’on appellera « algérianistes », qui exaltent la suprématie du colonat. Ils cohabitent avec des oeuvres, comme celle d’Isabelle Eberhardt, qui donnent au contraire la parole au colonisé[11].

Un des plus célèbres romans inspirés par l’Algérie au xixe siècle reste Tartarin de Tarascon, paru en 1872. Alphonse Daudet, qui a visité l’Algérie dix ans plus tôt, suggère sur un mode parodique, à travers le regard d’un Provençal de pacotille, les contradictions de la politique coloniale et tourne en ridicule les poncifs exotiques, ce qui fera le succès du livre. Mais l’apport en observations et interprétations de la réalité algérienne est assez pauvre. Le contraste est grand entre ce texte humoristique et le témoignage apporté par un véritable Provençal, Charles d’Ille, sur la campagne militaire qu’il est appelé à faire en Algérie pour réprimer l’insurrection de 1871. Cet officier occasionnel appartient au bataillon d’Aix des mobiles des Bouches-du-Rhône, une unité de réserve mal équipée et mal armée, envoyée en Algérie pour y remplacer les troupes régulières parties combattre les Allemands en France. Charles d’Ille rapporte de son expérience des Notes historiques sur le 1er bataillon de la mobile des Bouches-du-Rhône et sur l’insurrection arabe en 1871, un petit livre publié à Aix par Achille Makaire en 1871 et ignoré des bibliographies. Ces notes commencent par des observations assez convenues sur le pays et la colonisation faites par l’auteur dans les premiers temps de son séjour en Algérie. Elles prennent rapidement un ton plus grave quand les mobiles provençaux se trouvent confrontés à l’insurrection de 1871, qui se généralise à l’Est algérien à la suite du remplacement du régime militaire par un régime colonial civil qui n’accorde pas aux féodaux algériens la même considération ni les mêmes pouvoirs que les autorités impériales. Charles d’Ille comprend que le prix du changement de politique coloniale risque d’être sanglant. Il livre un témoignage direct et brut sur la violence des combats auxquels il participe. À partir de mars 1871, son bataillon se retrouve, en effet, au coeur de l’insurrection et assure avec succès pendant plusieurs mois la défense du fort de Bordj Bou Arreridj et de la population coloniale incapable de faire face seule à la révolte. Il participe à la prise et au pillage de Bordj Medjanah, résidence de Mokrani, puis à d’autres batailles en appui des troupes régulières revenues de France. Mais l’objectif de s’emparer de la Kala des Beni-Abbès, refuge imprenable de Mokrani, est abandonné. Face à la défection des derniers caïds alliés des Français, les mobiles se replient sur Bordj Bou Arreridj à nouveau menacé ainsi que Sétif. Puis le bataillon de Charles d’Ille rejoint une colonne qui se livre à un carnage chez les adversaires et à de fructueuses razzias. L’officier observe, mais sans véritable compassion, que les moyens employés sont parfois impitoyables. La réduction de l’insurrection permet le retour en Provence des mobiles entre juin et septembre 1871. Ils partent avec le sentiment que leur rôle dans le maintien de l’ordre en Algérie n’a pas été reconnu.

Malgré leur marginalisation par le nouveau régime civil et la dénonciation de leurs erreurs et exactions supposées ou réelles, les officiers des Bureaux arabes ne renoncent pas à raconter et justifier leur action[12]. Le commandant Charles Richard publie en 1876 la troisième édition de ses Scènes de moeurs arabes[13] qui évoque un monde algérien tribal du milieu du xixe siècle où ne figure encore aucun colon ; l’ancien chef du Bureau arabe d’Orléansville admet que la ruse opposée par ses administrés à ses questions est une réponse normale de la société vaincue à l’envahisseur. La nostalgie pour son action à la tête du Bureau arabe de Bou Saada est aussi présente chez le colonel Théodore Pein, dans ses Lettres familières sur l’Algérie. Un petit royaume arabe, publiées en France en 1871 et rééditées à Alger en 1893.

Une tradition d’empathie à l’égard des musulmans algériens continue à inspirer des écrivains de passage et s’observe, en Algérie même, chez Émile Masqueray, auteur d’un remarquable Souvenirs et visions d’Afrique (1894), ou Isabelle Eberhardt morte précocement en 1904, avec une oeuvre inachevée dominée par son journal posthume Mes journaliers[14]. Cette sensibilité se retrouve aussi chez des auteurs qui se situent au croisement de l’image et du texte, comme le peintre et écrivain Gustave Guillaumet, observateur attentif de l’Algérie traditionnelle entre 1862 et 1884 et témoin du choc que lui fait subir la conquête coloniale[15], ou le photographe Jules Gervais-Courtellemont, qui s’attache à montrer, dans sa revue L’Algérie artistique et pittoresque, l’effet destructeur de la modernisation coloniale sur l’espace urbain. C’est aussi l’époque où l’on commence à s’intéresser aux premiers Algériens qui se rendent en métropole[16]. Un roman pour la jeunesse écrit par Marie Maréchal, La dette de Ben-Aïssa, plusieurs fois réédité de 1876 à 1914 par Hachette dans la « Bibliothèque rose illustrée », a pour héros positif un jeune enfant dont le village et la famille ont été anéantis par les soldats français au cours de la conquête de la Kabylie[17]. Recueilli par un officier français, il est élevé en France dans la famille de celui-ci. Ben Aïssa devient chrétien puis fait Saint-Cyr. Il meurt durant la guerre de 1870 en sauvant le fiancé de sa soeur adoptive : il a donc payé sa dette… Les combats meurtriers pour la conquête de l’Algérie ne sont pas toujours évoqués avec la même bonne conscience. Le comte d’Hérisson publie en 1891 chez Ollendorff un surprenant ouvrage inspiré selon lui par un officier ayant participé aux combats qui ont parachevé la conquête militaire de l’Algérie dans les années 1840. Le titre choisi, La chasse à l’homme en Algérie, est bien sûr une façon de tourner en dérision, comme dans Tartarin de Tarascon, la dizaine d’ouvrages grand public parus sur la chasse au lion en Algérie[18]. Mais ici le propos se veut plus sévère : c’est une dénonciation radicale de la violence sans retenue et contre-productive des militaires, un plaidoyer pour « la cause du nomade et du sauvage contre l’Européen[19] ». Ce genre de texte sur les « guerres d’Algérie » est toutefois une exception, comme le souligne la bibliographie de Charles Tailliart[20].

Dans le dernier tiers du xixe siècle, la littérature relative à l’Algérie est en effet surtout attentive au sort et aux malheurs des colons, c’est-à-dire aux trois grandes menaces qui pèseraient sur eux : les sauterelles, l’usure, le banditisme « indigène »[21]. Ce sont des thèmes très présents dans les romans de Hugues Le Roux (Je deviens colon. Moeurs algériennes, Calmann-Lévy, 1895), de Robert-H. de Vandelbourg (Sur les hauts plateaux, Plon-Nourrit et Cie, 1903) ou dans le roman pour la jeunesse de Martial Blanc, Les prisonniers de Bou Amâma (A. Colin, 1892) qui livre une vision assez réaliste de la région occidentale des Hauts-Plateaux à l’époque de l’insurrection de Bouamâma[22].

Toutefois, c’est un véritable basculement culturel qui s’opère au tournant du siècle avec l’émergence de la littérature « algérianiste », qui coïncide presque exactement avec la revendication autonomiste des Européens d’Algérie formulée lors de la crise de 1898. C’est une époque où la revendication du colonat n’est pas seulement politique. Elle trouve aussi son expression culturelle et symbolique dans des romans qui ne se contentent pas de déplorer les maux dont souffrent les colons, mais se veulent plus triomphalistes ou revendicatifs ; ils entendent donner la parole au « peuple neuf » des Européens d’Algérie, en réaction contre « l’exotisme importé » des écrivains, peintres et voyageurs qui célèbrent trop à leur goût l’Algérie musulmane, son désert et ses hommes, et dont l’influence s’exerce en Algérie avec Isabelle Eberhardt ou Étienne Dinet. Paradoxalement, les auteurs majeurs de cette littérature « algérienne » ou « algérianiste » sont moins des colons que des fonctionnaires : le Lorrain Louis Bertrand est professeur au lycée d’Alger, Robert Randau et Musette (inventeur du personnage citadin de Cagayous à partir de 1894) sont administrateurs, Ferdinand Duchêne, magistrat… Cette littérature est fortement contaminée par ses interférences avec les discours politiques qui dénoncent les menaces pesant sur la colonie ou exaltent l’aspiration autonomiste. Toutefois, il ne faut pas sous-estimer la diversité des styles et des postures de ces écrivains : par peur ou mépris, Bertrand ignore ou déteste l’« indigène » algérien – son héros Rafael, qui incarne à ses yeux l’heureux mélange en Algérie des races méditerranéennes chrétiennes, traverse l’Algérie du nord au sud, sans presque voir un seul « Arabe » – alors que Randau manifeste une empathie certaine pour le monde colonisé d’Algérie ou d’Afrique noire et soutient Isabelle Eberhardt qui essaie de parler au nom des musulmans. Quant à Ferdinand Duchêne, il plaide pour ce qu’il appelle la « France nouvelle[23] » tout en étant très attentif aux menaces qui pèsent sur elle, comme l’insurrection de Margueritte. Chez lui, le roman algérianiste incarne un réalisme colonial centré sur le « choc des races »[24].

Les rhétoriques du mouvement politique et du mouvement culturel « algérianistes » sont donc très voisines. Non contents d’avoir conquis l’essentiel du pouvoir financier et politique sur la colonie, avec l’octroi d’une assemblée financière de l’Algérie dominée par eux, les « Européens », colons et non-colons, confisquent symboliquement, dans l’univers romanesque, l’identité des colonisés, c’est-à-dire leur algérianité, ce qui renvoie au néant le rêve de « royaume arabe » cher à Napoléon III. Cette domination politico-culturelle de la minorité coloniale triomphera et s’épuisera en même temps dans la célébration du centenaire de la conquête de l’Algérie en 1930. Le quasi-nationalisme des « Européens » d’Algérie est en effet fragile, et l’entité qu’ils essaient de mettre en place et de défendre se révèle très ambiguë. Leur petite Algérie française fait exception aux principes républicains en ne promouvant pas, bien au contraire, l’égalité entre les personnes. Elle se revendique française pour justifier l’aide demandée à la métropole pour la protéger. Mais elle est peuplée avant tout par des « Algériens » d’origine européenne, qui sont classés « Européens » jusqu’en 1944. À côté d’eux, les « indigènes musulmans » ne font pas vraiment partie de ce petit royaume colonial qu’est l’Algérie européenne : ils sont une altérité privée de nationalité, c’est-à-dire d’identité – sauf celle de sujet français –, et rejetés dans une sorte de no man’s land identitaire, dans un univers imaginaire indéfinissable, distinct du monde colonial « européen ». Mais, en réalité, les Algériens restent là et bien là, en ville et dans le bled, et attendent leur heure. L’Algérie « européenne » est une chimère au sens propre du terme, c’est-à-dire un assemblage étrange et instable d’éléments peu compatibles entre eux ou contradictoires. Dans cet amalgame, l’idéologie algérianiste apporte un contenu politique quasi nationaliste à la catégorie juridique « Européen » qui fonde sur le plan humain cette petite société coloniale qui s’autoproclame « peuple algérien ». Mais que signifient un « algérianisme », une algérianité ou un « peuple algérien » sans Algériens de souche ?

La centralité du débat sur la question scolaire

Au croisement du discours juridique et de l’imaginaire littéraire, la question scolaire tient un rôle majeur dans la construction concrète et symbolique du nouveau rapport entre colonisateurs et colonisés après 1870. Cette date constitue un tournant important dans l’histoire du système scolaire algérien et de la politique scolaire menée en direction des Algériens musulmans. Mais surtout l’école va devenir un abcès de fixation du conflit colonial pendant plus d’un demi-siècle. C’est un espace où se révèlent plus qu’ailleurs les paradoxes et les contradictions de la politique coloniale, tiraillée entre les velléités égalitaires ou humanistes de la métropole, la défense des privilèges coloniaux et la montée des revendications algériennes.

Après une longue période de tâtonnements durant laquelle l’école traditionnelle était perçue comme un noyau de résistance à la conquête française qu’il fallait réduire, le Second Empire avait tenté de développer un enseignement « arabe-français », y compris au niveau secondaire, en vue de promouvoir une mixité ethnique et linguistique dans l’esprit du « royaume arabe » rêvé par Napoléon III. Mais ces tentatives, seulement ébauchées, cessent à la chute de l’Empire. Trois médersas franco-musulmanes ont cependant été créées par le pouvoir impérial à Tlemcen, Alger et Constantine pour former des cadres algériens moyens, agents du culte et hommes de loi. Elles survivront plus d’un siècle et seront transformées en 1951 en lycées franco-musulmans (dont un de jeunes filles) destinés à former de véritables bilingues. Ces lycées seront supprimés peu après l’indépendance.

Sous la Troisième République, le système éducatif métropolitain est étendu à l’Algérie : les élèves « européens » (dont les petits israélites bénéficiaires du décret Crémieux) ont à leur disposition des écoles publiques de tous niveaux et de grande qualité, ainsi que des écoles confessionnelles. Très vite, des lycées sont créés à Alger, Oran, Constantine, Bône… Et une Université se constitue progressivement à partir de 1879. Concernant les enfants « musulmans », rien n’est fait dans un premier temps, mais Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique, envisage assez rapidement leur accès à un enseignement public moderne. Il crée des écoles dans les grandes villes et en Kabylie (où les Pères blancs ont déjà ouvert des écoles), puis fait adopter en 1883 un décret qui étend en Algérie les lois scolaires françaises. Sur place, le recteur Jeanmaire, qui sera en poste pendant vingt-cinq ans, se bat pour un plan de scolarisation des musulmans qui sera avalisé par un décret de 1892, véritable « Charte de l’enseignement des musulmans »[25].

Nous évoquerons ici, parmi beaucoup d’autres, trois publications qui reflètent bien les attentes divergentes à l’égard de l’école en Algérie. La première est un livre de lecture suivie, intitulé Les étapes d’un petit Algérien dans la province d’Oran, publié par Jules Renard chez Hachette en 1888, et qui met en scène uniquement des élèves « européens », rebaptisés « algériens », conformément au vocabulaire qui commence alors à s’affirmer. Ce livre initié par le conseil général d’Oran et la Société de géographie d’Oran est destiné aux petits « Européens » d’Algérie et glorifie la colonisation. La même année, paraît dans une brochure qui rend hommage aux colons d’Algérie victimes du fléau des sauterelles[26], un texte très décalé par rapport à cette finalité. Sous le titre « Des écoles, des écoles », Pierre Foncin, inspecteur général de l’enseignement secondaire en métropole, plaide en faveur du développement d’écoles destinées aux « indigènes » en estimant que l’ignorance est « un mal plus hideux et plus menaçant pour notre France africaine que toutes les invasions de sauterelles[27] ». Le troisième document est encore plus atypique. Il s’agit d’un Abrégé d’histoire, à l’usage des gradés indigènes des tirailleurs algériens[28], appelés à devenir « officiers indigènes », rédigé « par un groupe d’officiers du 1er tirailleurs algériens ». L’ouvrage substantiel est divisé en trois parties : histoire du Maghreb, histoire de France (racontée avec des comparaisons fréquentes avec les institutions musulmanes, par exemple, pour évoquer le personnage de Jeanne d’Arc ou l’abbaye de Tours, définie comme une « grande zaouïa chrétienne »), et enfin histoire de la France et du Maghreb depuis 1830, où l’insurrection de 1871 et les révoltes plus limitées qui suivront sont longuement expliquées par la fin du régime militaire et par le rôle des confréries. C’est donc une vision militaire des choses, qui s’inspire notamment de l’étude de Louis Rinn et ne cache pas son empathie pour l’Algérie musulmane, tout en justifiant le Code de l’indigénat pour maintenir l’ordre. L’intérêt de ce livre est d’être une des premières tentatives d’histoire parallèle franco-algérienne, un demi-siècle avant les célèbres manuels d’Histoire de France et d’Algérie réalisés en 1950 et 1953 par Aimé Bonnefin et Max Marchand.

Le rêve de « conquête morale des indigènes »[29] par l’école reste vain, faute d’imposer, comme en France, l’obligation scolaire, et en raison surtout des réticences de la classe politique européenne. Celle-ci, qui contrôle à travers les délégations financières le budget de la colonie à partir de 1898, freine autant que possible la scolarisation des élèves « musulmans » : seul un dixième d’entre eux accède en 1940 à un enseignement public « indigène » qui se donne parfois dans des conditions indignes. Au total, le système scolaire algérien est donc fortement ségrégué et dualiste sous la Troisième République, à l’image de la société coloniale : sa caractéristique la plus visible est d’opposer un enseignement public « A » pour les élèves européens à un enseignement « B » réservé à une minorité d’enfants musulmans.

Après la Première Guerre mondiale et la participation importante des soldats algériens à la guerre, la généralisation de l’école française aux enfants musulmans est réclamée par tous ceux (libéraux français, enseignants et nationalistes algériens modérés) qui prônent l’assimilation, le bilinguisme et l’octroi de plus de droits politiques aux Algériens musulmans. Un enseignant comme Albert Truphémus choisit la forme romanesque pour dénoncer aussi la misère des élèves, le statut des « écoles gourbis »[30] et le sort encore moins enviable des nombreux enfants non scolarisés. La question de l’école et les injustices du dualisme scolaire cristallisent le débat politique et culturel de l’entre-deux-guerres et entretiennent fortement ce qu’on appelle alors le « malaise algérien[31] », bien sensible chez les instituteurs algériens de La voix des humbles[32]. Comme d’autres élites algériennes, ils avaient mis leurs espoirs dans l’adoption par le Parlement français du projet Blum-Viollette qui accordait la citoyenneté française à vingt-cinq mille « indigènes musulmans ». Mais le projet est abandonné en 1936, sous la pression du lobby colonial. Des réformes importantes seront enfin engagées sous la Quatrième République, mais trop tardivement pour rattraper les retards de la scolarisation et pour empêcher le « malaise algérien » de mûrir en problème insoluble, puis en guerre.

Dans ce rapide survol historique, nous avons essayé de pointer les effets de la rupture de 1870-1871 dans le jeu des représentations du rapport colonial en Algérie ; comment elle a engendré une recomposition polymorphe des imaginaires juridiques, politiques et littéraires qui a accompagné et permis l’invention progressive d’une surprenante Algérie « européenne », un petit royaume européen d’Algérie, qui se voulait à contre-pied de tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à un « royaume arabe » où les habitants auraient eu leur mot à dire sur leur destin. Le plus surprenant dans ce processus est sans doute l’incapacité répétée des gouvernements successifs de la Troisième République à définir et imposer une politique coloniale cohérente et relativement libérale en Algérie. Cette impuissance algérienne d’une France qui se voulait pourtant un modèle de démocratie et une grande puissance européenne et musulmane a généré à terme des souffrances considérables pour tous les habitants de l’Algérie, y compris les « Européens » eux-mêmes, et la persistance d’antagonismes mémoriels tenaces.