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Professeur au Collège de France depuis 2015, où il est titulaire de la chaire d’« Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, xiiie-xvie siècle », Patrick Boucheron appartient à cette lignée d’historiens qui n’ont pas craint de laisser poindre une sensibilité littéraire pourtant suspecte aux adeptes de la posture positiviste. Un tel penchant pour la littérature ne vient évidemment pas sans quelque scrupule : « [N]’oublions pas – rappelle ainsi Boucheron dans sa leçon inaugurale au Collège de France – ce coup de froid jeté sur l’inventivité de l’intrigue historienne par le rappel à l’ordre du réel qu’exigeait la réponse à l’épreuve négationniste[1] » ; et il poursuit :

Il serait bien imprudent de ne pas comprendre que ces raisons nous requièrent encore, et plus que jamais. […] Elles exigent que l’on se donne les moyens, tous les moyens, y compris les moyens littéraires, de réorienter les sciences sociales vers la cité, en abandonnant d’un coeur léger la langue morte dans laquelle elles s’empâtent[2].

Ce plaidoyer en faveur d’un usage contrôlé des procédés et même d’une langue littéraires en reconnaît incidemment le caractère de pharmakon. Pour l’historien, la littérature est à la fois un poison – l’histoire-récit étant susceptible de reconduire des continuités et des fables qu’il s’agit précisément de renverser – et un remède puissant, le seul capable de contrer les fictions historiennes telles que le négationnisme sur leur propre terrain et de faire redescendre l’histoire dans l’agora. Plus encore cependant qu’un danger ou une tentation, la littérature, et plus précisément la littérature contemporaine, constitue pour Boucheron un exemple et un appel. Dans l’entretien qui conclut le dossier que lui a consacré la revue Critique, l’historien confiait ceci :

Avec le recul, je caractériserais volontiers ma formation d’historien par le fait qu’elle s’est déroulée du vivant de Claude Simon. […] Cette lecture m’a fait historien, au sens où elle était un défi lancé aux historiens, une mise en langue de leur propre faiblesse – de ce qu’il y a d’inévitablement mensonger dans la succession ordonnée des faits, des dates, des causes[3].

Cependant, l’exemple de Simon n’invite pas tant au mimétisme qu’au partage entre littérature et sciences sociales d’une même problématisation de l’écriture comme « tourment » et non comme supplément, comme exigence de justesse, de précision[4] – voire comme « compétence de la subjectivité[5] ».

Les préoccupations littéraires de Boucheron ont trouvé à se concrétiser dans deux ouvrages publiés chez Verdier, un éditeur avant tout associé à la littérature. Le premier de ces livres, auquel je m’arrêterai ici, est un récit intitulé Léonard et Machiavel[6]. Pour cette incursion inaugurale hors des terres strictement historiennes, Boucheron ne s’est pas aventuré très loin de son champ de recherches. Spécialiste de l’histoire urbaine de l’Italie médiévale, grand lecteur et commentateur de Nicolas Machiavel[7], il s’est attaché à ce personnage pour lui familier. Mais il a en revanche tenu le pari, plus risqué, de creuser l’intuition – ou la conjecture – d’Edmondo Solmi, le premier historien à avoir envisagé une rencontre effective entre Léonard de Vinci et Machiavel[8], eux qui pourtant, dans leurs écrits, ne se sont pas évoqués l’un l’autre. Sur la base de coïncidences biographiques et de « lieux léonardesques [qui] avaient, selon Solmi, une saveur indubitablement machiavélienne[9] », une certaine tradition s’est ainsi érigée, qui, quoique intermittente et fragile, a tenté d’établir un lien entre ces deux contemporains dont les trajectoires se sont frôlées[10]. Boucheron repart de ce fantasme d’une rencontre au sommet entre génies, de ce nouage si probable – mais indénouable pour l’historien, faute de preuves – entre les destinées de deux acteurs essentiels de cette période où aube et crépuscule, renaissance et déclin semblent se répondre. Le travail littéraire se donne ici pour une façon de prolonger celui de l’historien, de le mener sur le bord extrême de la frontière entre fiction et histoire. Entre maintien de cette frontière et assaut contre celle-ci[11], le récit littéraire apparaît comme le lieu d’une négociation dont les avancées et les reculs peuvent nous dire quelque chose du statut des deux pratiques, historienne et littéraire, aujourd’hui.

Incidents de frontière

« Toute littérature est assaut contre la frontière », notait Kafka dans son Journal. La formule est reprise par Boucheron dans son article de 2010 sur les « embarras historiens » de la rentrée romanesque 2009, et notamment sur la polémique ayant entouré le « roman » de Yannick Haenel, Jan Karski[12]. Je ne reviendrai pas ici sur cette controverse ; m’intéresse plutôt la façon dont Boucheron, dans son article, trace cette frontière et en désigne les fragilités.

Il n’est pas étonnant que la démarcation entre fiction et histoire ait été particulièrement affectée par la publication de Jan Karski et, auparavant, par celle des Bienveillantes de Jonathan Littell[13]. Les deux romans évoquent en effet la question de la Shoah avec un talent et un sérieux indéniables ; or c’est justement sur le terreau de cet événement cataclysmique que le négationnisme a proliféré. Comme le signalait Boucheron dans sa leçon inaugurale au Collège de France, un tel dévoiement de la méthode historienne a entraîné un ralentissement des expérimentations narratives de l’histoire, sommée de se replier sur l’ordre du réel et du discours technique. Ce repli, toutefois, avait pour corollaire un relatif abandon de l’espace public au bénéfice de vulgarisations et de romans historiques parfois peu scrupuleux. D’où le « symptôme » de cette rentrée 2009 marquée par un « “tournant historique”[14] » de la fiction. Et d’où, surtout, le désir de Boucheron de reprendre le problème de la cohabitation entre le « récit vrai », le « roman d’histoire » et le texte historique proprement dit. De là, enfin, l’accueil étonnamment favorable que, seul ou presque parmi la confrérie historienne, il a accordé au roman d’Haenel. Avec Jan Karski, écrit Boucheron, Haenel

a tenté de faire assaut de littérature […], portant précisément ses coups sur les zones de faiblesse de la frontière délimitant les différents régimes de vérité, qui désignent les seuils d’insuffisance précédemment décrits – insuffisance des formes romanesques à faire littérature, insuffisance du récit journalistique à dire le monde, insuffisance de l’histoire académique à donner l’histoire en partage[15].

En somme, en rechignant à décrire le passé « wie es eigentlich gewesen ist » (Ranke[16]), en évoquant sa résurgence douloureuse dans le présent à travers le monologue intérieur inventé de Jan Karski, expression exacerbée d’une réminiscence affranchie du contrôle de la discipline historienne et du tabou de l’anachronisme, Haenel ne rendrait compte « de rien d’autre que d’un certain état de la mémoire contemporaine[17] » qui donne la préférence au témoignage à chaud sur le récit historique refroidi[18]. Et ce serait là l’usage de la littérature selon l’historien : non seulement montrer la rémanence du passé au sein du présent, mais aussi faire en sorte que le temps présent traverse l’évocation du passé et l’ébranle.

Ces considérations conduisent Boucheron à différencier une fictionnalisation légitime, en tant que « mise en oeuvre littéraire du réel par le fait même de la composition narrative », d’une affabulation qu’il récuse, « qui consiste à inventer des faits que la documentation ignore ou qu’elle contredit[19] ». Elles débouchent sur le parti pris pour l’innovation narrative et donc pour un certain assaut contre la frontière afin de parvenir à surmonter l’irreprésentable, à recréer le passé – ce qui est aussi une manière de créer [20].

Dans cet article substantiel publié peu après Léonard et Machiavel, Boucheron justifie donc a posteriori l’enjeu de son récit : accueillir les « propositions narratives de l’expérimentation littéraire » afin d’exprimer « tout ce qui creuse le temps de l’historien » et dont se charge la littérature, « le déni et l’oubli, les filiations rompues, ce que l’on sait vrai mais que l’on ne veut pas croire, les délires de la mémoire, l’interminable nuit blanche du silence[21] ». Et c’est d’abord à travers une écriture de la scène – scène du théâtre, scène du monde – qu’est mise en branle cette littérarisation de l’histoire.

Un théâtre du monde

Si l’archive marque en profondeur le récit de Boucheron, Léonard et Machiavel n’appartient cependant pas au quasi-sous-genre du « récit d’archives »[22] : il n’y a pas ici d’archive exhibée, pas de mise en intrigue de la recherche ni de la destruction de l’archive, aucun de ces procédés qui caractérisent le roman historique postmoderne et qui exhaussent la fabrique de l’histoire. La manière est plutôt celle d’un spécialiste qui a assimilé l’archive, la production et la tradition savantes, et qui les traite comme un matériau, non comme une matière à rebondissements. Ce ne sont pas le cabinet du chercheur, la bibliothèque du fouilleur de vieux papiers, l’antre du savant austère qui constituent les lieux (d’)où pourra se déployer le récit à venir. C’est bien davantage, malgré que Boucheron en ait, la scène du théâtre et le tableau qui représentent l’espace métaphorique où les personnages vont s’animer[23]. Malgré qu’il en ait, en effet, puisque l’auteur est tenté par les procédés du théâtre et en même temps les repousse. « Pourquoi pas de roman, pourquoi pas le théâtre ? » se demande-t-il, à quoi il répond : parce que les auteurs d’histoires (fictives) s’engouffrent dans les brèches de l’histoire et font parler les protagonistes, alors que l’historien, tout au contraire, veut délimiter les contours de la brèche et « interroge[r] paisiblement le silence » (LM, 19).

Cette réserve de principe n’empêche pas Boucheron d’installer d’emblée un théâtre, avec description du décor – le palais ducal d’Urbino – et des personnages : César Borgia, le nouveau prince de l’Italie centrale, celui par qui les vies de Machiavel et de Léonard seront cassées en un avant et un après, et les deux héros du récit, le secrétaire de la chancellerie de Florence et le savant universel. Saisis au présent, comme sous l’oeil du regardeur, les protagonistes, lestés de leur passé comme de leur avenir, miment une scène possible : celle de leur rencontre à la cour de Borgia en juin 1502. Au palais d’Urbino puis à Imola, où Machiavel et Léonard se trouvent en même temps quatre mois durant, entre octobre 1502 et janvier 1503, rien ne transparaît pourtant de discussions et d’échanges dont les écrits de l’un et de l’autre auraient dû rendre compte mais dont, affirme l’auteur, « nous ne pouvons rien […] dire, du moins si l’on tient ferme sur les scrupules de l’historien » (LM, 11). La suite du récit ne passera pas outre ces scrupules, ne rejetant toutefois l’affabulation que pour mieux s’adonner à cette recomposition littéraire du réel que Boucheron a associée à la fictionnalisation.

Que le décor de cette non-rencontre entre Léonard et Machiavel soit la première chose qui attire l’attention de l’auteur et même, selon lui, le « protagoniste le plus éloquent » de cette histoire (LM, 11), ne doit pas étonner outre mesure. Après tout, Léonard est aussi un décorateur, un concepteur de machines de spectacle et un peintre, il est celui qui pense, un pinceau à la main, « [la] dynamique inscrite au coeur de la Création, à la fois mouvance matérielle irrésistible du macrocosme et énergie spirituelle inaliénable du microcosme[24] ». Lieu d’expression emblématique de la pensée analogique renaissante, l’image joue un rôle structurel et thématique important dans Léonard et Machiavel : le récit multiplie les descriptions d’architectures et de toiles, de paysages et de personnages, usant pour ce faire d’un présent de l’indicatif qui donne à voir et qui, parfois, va jusqu’à inclure le lecteur dans le tableau, le spectateur sur la scène[25]. Mais ce décor n’est pas fixe : il sort du cadre, littéralement, inapte à contenir un Borgia « trop divers et trop rapide pour rester dans le champ » (LM, 46). Le mouvement est au principe de l’art de Léonard : l’inachèvement proverbial de ses projets artistiques viendrait ainsi, selon Daniel Arasse, d’une impulsion à faire sentir la formation sous la forme[26]. Quant à Machiavel, son style heurté, direct, soumis au tempo rapide des idées, a quelque chose de puissamment dialogique par son mélange des voix, des registres de langue et des points de vue[27] ; et la figure même du secrétaire, qui, pour le compte de Florence, va de ville en ville observer les événements politiques et évaluer les alliances, peut rappeler l’un de ces protagonistes de second plan qui, au théâtre, virevoltent dans l’orbite des puissants.

L’« événement Borgia » ne joue pas seulement un rôle sur la scène, intimiste et muette, d’une possible rencontre entre Machiavel et Léonard. Il est ce qui bouscule, pour reprendre la métaphore que filera Boucheron tout au long du récit, le rythme du monde, sa cadence, bref : ce qui définit la qualité des temps. Il est ce qui met en branle et relance le theatrum mundi, ce qui précipite le jeu (notamment par l’invention anachronique du Blitzkrieg). Borgia est cet aimant qui attire vers lui ceux qui, comme Léonard et Machiavel, ont conscience de se situer dans un pli du temps, dans l’un de ces « moments faibles » de l’histoire qui ouvrent aux possibles et que Boucheron a théorisés dans L’entretemps[28]. Si ainsi l’historien se refuse à fabuler une relation entre ses deux héros, il s’autorise à décrire une connivence intime, suscitée par l’arrivée de Borgia, « entre deux mondes, entre deux rêves, entre deux ambitions » (LM, 24) ; cette connivence, ajoute Boucheron,

je la crois d’autant plus intime qu’elle fut façonnée par l’histoire, au grand vent des événements extérieurs, ces bourrasques que Léonard de Vinci ne cessait de dessiner dans ses carnets et dont Machiavel tentait de décrire, à sa manière, la force impérieuse lorsqu’ils théorisaient la qualità dei tempi, la qualité des temps. […] Léonard de Vinci et Machiavel furent des contemporains […] parce que tout, dans leur oeuvre et leurs actions, suggère qu’ils avaient en partage une même conception de la « qualité des temps ».

LM, 24

Peu importe, en conséquence, que Léonard et Machiavel se soient simplement croisés, ou non, sur le théâtre d’ombres du palais d’Urbino, de la ville d’Imola ou, plus tard, des bords de l’Arno ou du Palazzo Vecchio, qu’ils se soient occultés mutuellement ou qu’ils aient été tout juste indifférents l’un à l’autre (LM, 23) : la documentation incite à rechercher le socle de leur véritable rencontre sur l’unique terrain de leur contemporanéité profonde. L’un de ces lieux de rencontre tient à la révolution du point de vue qu’ils opèrent, chacun dans son domaine, sur un mode radical.

Une affaire de point de vue

La politique de Machiavel est une école du regard. Le prince est un appel à se dessiller les yeux, une incitation à « la connaissance des actions des grands hommes » telle que l’enseignent « une longue expérience des événements modernes » et « une continuelle lecture des Anciens[29] ». Les « règles du gouvernement des princes », règles de la manière de maintenir l’État, doivent désormais être envisagées d’un point de vue formé par une connaissance pratique des jeux diplomatiques et du sentiment des peuples, d’une part, et par l’enseignement des grands historiens latins, de l’autre. Il s’agit de relire les Anciens pour renouer avec un idéal républicain qui se serait perdu depuis les Romains, mais sans se fermer pour autant à l’expérience du présent, à ce qui est en train de se produire hic et nunc en matière de bouleversements de la politique. C’est par cette révolution du regard que le secrétaire de Florence, selon Boucheron, se rapproche de Léonard : « [C]omme un peintre, Machiavel sait que la vérité des choses est d’abord affaire de point de vue » (LM, 35). Dans la dédicace du Prince à Laurent de Médicis le Jeune, Machiavel l’exprime très nettement :

car, tout comme ceux qui dessinent les paysages se mettent en bas dans la plaine pour regarder la nature des monts et des hauteurs, et pour regarder celle des lieux bas ils se mettent en haut sur les montagnes, de même, pour bien connaître la nature des peuples, il faut être prince, et pour bien connaître celle des princes, il faut être peuple[30].

Cette analogie très connue, Boucheron la relie au fameux plan de la ville d’Imola dressé par Vinci pour Borgia, qui impose un point de vue à vol d’oiseau inédit et qui, aussi et surtout, adjoint à la géométrie du plan la représentation de la fureur d’un cours d’eau qui, s’écartant du pur relevé planimétrique, bouscule et dynamise le bas de l’image. Il y a ici, dit Boucheron, « l’irruption soudaine de la violence dans la géométrie » (LM, 63). Dans cette rupture de l’équilibre sous la menace du fleuve, Léonard se ferait machiavélien, tout comme Machiavel, dans la dédicace où il mobilisait la figure du dessinateur de paysages, se faisait léonardesque.

Le point de vue de Machiavel, comme du reste celui de Léonard, est mobile ; il n’est pas déterminé par des préconceptions du bien et du mal en politique mais par l’infinie variabilité de l’utile et du nécessaire. L’une des métaphores privilégiées par Boucheron pour rendre compte de cette mobilité est celle du fleuve impétueux et changeant. La puissance de l’eau représente un élément fondamental de l’imaginaire de Léonard, qu’obsédait entre autres le calcul de sa force de percussion (LM, 53). La canalisation de l’Arno, projet dont Machiavel se fit l’ardent promoteur et Léonard le concepteur, est, pour sa part, la concrétisation de l’intérêt commun des deux hommes pour la domestication des forces naturelles. Plus encore, le fleuve se donne pour la figuration de cette impulsion qui propulse le temps, en marque les rythmes et en change le cours, se révélant, dans ses débords, la représentation la plus exacte de la Fortune[31] : « Le fleuve – remarque Boucheron – n’est ni bon ni méchant ; il est comme la vie des hommes que l’on doit gouverner ; il est comme l’action soudaine que l’on peut conduire » (LM, 90). L’historien voit dans le projet florentin de canalisation de l’Arno – canalisation qui doit d’abord inonder la rivale, Pise, et ensuite, la paix revenue, contribuer à la prospérité des deux cités toscanes – une mise en oeuvre pratique de la conception machiavélienne « de l’agir politique et du devenir historique » : tout ensemble abstrait et concret, acte de guerre et espoir de paix, ne relevant ni du bien ni du mal, ce projet, note Boucheron, « se trouve en ce seuil d’indistinction […] où se situe le vrai de la pensée de Machiavel » (LM, 90).

L’exhaussement d’un point de vue neuf commun à Léonard et à Machiavel, puis de cette volonté, de part et d’autre, de conduire les eaux comme on aimerait pouvoir conduire la destinée, trouve son prolongement, chez Boucheron, par la mise en parallèle des « colloques en silence » où écrits de Léonard et de Machiavel se répondent au gré de l’érudition historienne (LM, 91). Le récit est ainsi structuré qu’il fait alterner les sections consacrées aux protagonistes, mimant de la sorte la rhétorique de l’alternative que Boucheron décèle dans Le prince[32] ainsi que l’architecture des vies parallèles à la Plutarque, modèle littéraire très prégnant à la Renaissance. Plus que sur les rares moments où les deux hommes partagent la même scène, le texte insiste sur leur cheminement séparé. Les errances de Léonard alternent avec la relation des missions diplomatiques de Machiavel ; puis c’est leur côtoiement fortuit à la cour de Borgia, première possibilité d’une rencontre véritable ; puis l’on retrouve Léonard sur les routes de Romagne pour le compte de Borgia ; enfin les deux se recroisent à Imola, où l’artiste dessinera sa célèbre carte ; et Machiavel de suivre à son tour Borgia dans ses conquêtes ; et ainsi de suite. Le texte, en pointillés, piste la trajectoire, elle aussi en pointillés, de ses deux héros. Çà et là, se fait jour la tentation de combler le trait, « de tracer d’une main sûre entre ces quelques points solidifiés par le souvenir des archives une ligne fine et droite, aiguisée comme le temps » (LM, 82). C’est que les exemples d’une démarche de cette sorte ne manquent pas. Parmi de tels exemples, Boucheron retient le livre de Dimitri Merejkovski, Le roman de Léonard de Vinci[33] – best-seller mondial à sa parution et influence majeure sur Freud ; il s’y intéresse à ce moment précis de son récit où « la fiction exerce une pression si forte que les digues posées par l’historien risquent de lâcher » (LM, 65). Métaphore du flot indomptable, ici encore, et anticipation de cet assaut contre la frontière dont il fera le thème d’un article futur. Romancier, Merejkovski franchit la levée qui sépare fait avéré et fiction, imaginant, dans la nuit d’Urbino, la naissance d’une amitié, dit l’historien, « étrange, car si peu intime », où « les deux géants ne semblent échanger que des mots d’auteur, extraits de leurs écrits respectifs » (LM, 66). Boucheron constate en somme que même le romancier, pourtant autorisé à toutes les licences, paraît hésiter à faire se rejoindre vraiment ces destinées parallèles…

La question de la fiction

La question de la fiction, si elle se voit abordée, à propos de Merejkovski, dans le contexte du roman, n’est toutefois pas envisagée principalement sous cet angle dans Léonard et Machiavel. C’est plutôt chez les historiens que Boucheron retrace la tentation fictionnalisante : de Polybe à Froissart, qui « savaient parfaitement […] distiller ce qu’il fallait de fiction pour que les faits rapportés aient un sens », et jusqu’à la rupture effectuée par les « savants positivistes de la méthode historique » qui ont « coup[é] définitivement les ailes romanesques du récit des historiens » (LM, 67). La fiction, en clair, constitue un apport possible à l’histoire. Mais dans quelle mesure peut-elle opérer si l’historien hésite à « se lancer à l’eau, dans le grand bain rafraîchissant de la fiction » (LM, 11) ? Peut-il rester sur la rive et se contenter de ce « sentiment banal de la vraisemblance » (LM, 105) que procure la simple supposition ? Est-il épistémologiquement anachronique de se réclamer de l’éclairage herméneutique de la fiction ?

Pour aborder ces questions, il faut d’abord revenir à l’usage concret que fait Boucheron de ce qu’on a désigné par le terme de fictionnalisation. J’ai évoqué la théâtralisation du récit à travers la métaphore filée de la scène ou du théâtre du monde ; il y a aussi cette façon de faire entrer et sortir de scène ses protagonistes au fil des diverses sections de l’ouvrage, de disposer des dialogues à distance à travers les recoupements entre les textes, comme des « conversations muettes entre les livres » (LM, 19). D’autres procédés plus courants dans les fictions de la personne réelle sont également mis à contribution, dont tout le registre des modalisations, qui poussent jusqu’à ses limites le territoire de l’archive : Léonard voit ainsi peut-être dans les semences qu’il prend avec lui une injonction à s’en tenir au « parti pris des choses » (LM, 29) et sans doute Isabelle d’Este a-t-elle connu le peintre à Milan (LM, 40), etc. Les questions purement rhétoriques que s’adresse Boucheron jouent le même rôle : quand celui-ci se demande si Machiavel, alors qu’il est à la cour de France, se souvient de sa première mission diplomatique, c’est qu’il suppose que c’est bien le cas (LM, 36). Mais c’est avant tout dans l’art de la mise en intrigue que s’effectue chez Boucheron le travail de la fictionnalisation : dans sa façon de nous faire sentir la présence de l’histoire – de la rejouer, pour nous, au présent, comme à peine dégagée de la mémoire des contemporains. Là réside le sens profond de la théâtralisation du récit, dans ses dimensions spatiale – nous suivons les protagonistes tant dans le palais ducal d’Urbino que sur les routes d’Italie – et temporelle – nous nous penchons sur l’épaule de Machiavel, par exemple, alors qu’il écrit à ses maîtres « avant que le jour ne vienne dissiper les charmes de la nuit » (LM, 51)[34]. Le théâtre n’est cependant pas le seul genre littéraire servant à recadrer le récit des destinées des personnages : le roman d’espionnage, quand il est question du possible rôle d’agent double qu’aurait joué Léonard, et le roman mystique à la Merejkovski se voient aussi convoqués (LM, 65). Le suspense de même : « Vont-ils se parler ? » (LM, 64), s’enquiert Boucheron alors qu’il met devant nos yeux, dans un même espace-temps, Machiavel et Léonard à Imola. « Mais pour l’heure, non, pas encore » (LM, 64), reprend-il peu après, en faisant comme s’il ignorait la réponse à sa propre question. Le suspense peut également être de nature intellectuelle. À propos du contrat établi entre Florence et Léonard pour la fresque de La bataille d’Anghiari et contresigné, entre autres, par Machiavel, Boucheron s’interroge dans un premier temps : « Enfin la preuve, l’irréfutable trace d’une histoire commune entre les deux hommes […] ? », pour conclure aussitôt : « Évidemment non : la mention, ici, du nom de Machiavel ne signifie rien d’autre que sa présence au palais, en tant que secrétaire, pendant le temps où le contrat fut négocié » (LM, 103). Pourtant, plus loin, l’historien, revenant sur les traces d’une fantomatique présence machiavélienne dans l’épisode de La bataille d’Anghiari, ose davantage :

et pourquoi pas un ou deux conseils sur la manière de faire de la peinture un appel convaincant pour que soit réformée la conduite de la guerre – convaincant, c’est-à-dire persuasif sans être véhément, insinuant davantage qu’il n’assène, lentement, prudemment : on pourrait dire que le rôle de Machiavel dans la composition de La Bataille d’Anghiari se réduit à quelques traces menues, presque rien en vérité. Mais la politique n’est que cela : l’art des détails.

LM, 115

Avancée et recul, hypothèse aventureuse et repli sur le réel : ces mouvements du texte ne semblent là que pour aboutir à la maxime finale, forme éminemment littéraire et philosophique énonçant une vérité éternelle de la politique, la mémoire d’une sagesse sans âge qui nous relient à ces temps anciens et nous en disent la pertinence, aujourd’hui. Cette maxime et plusieurs autres qui émaillent le récit (« On est ce que l’on retient ; mais on est également ce à quoi l’on renonce » [LM, 29] ; « [d]écrire la politique, c’est figurer la bataille » [LM, 98] ; « on peut décider d’oublier pour toujours se souvenir » [LM, 132] ; « [l]’histoire est intelligible, mais elle est incompréhensible ; elle se déroule mais ne s’explique pas, elle est inexorable et mystérieuse » [LM, 137]) se multiplient vers la fin du livre, comme si se cristallisait enfin, au terme du parcours, une nature de l’histoire seulement exprimable dans une forme à la fois datée et inaltérable, frappée comme une médaille antique qu’on aurait miraculeusement retrouvée, porteuse d’une mémoire qui semble paradoxalement échapper à l’emprise du temps.

Une poétique de l’histoire (conclusion)

Si la fictionnalisation réside dans la mise en intrigue de l’histoire, elle se situe aussi, et c’est notable tant chez Boucheron que chez d’autres historiens qui entendent faire de l’histoire une « littérature contemporaine[35] », dans l’écriture même. On aura noté, au fil des citations, le travail du style dans Léonard et Machiavel, qui donne au récit de remarquables moments de littérature. Ceux-ci tiennent au caractère somptueux de certaines descriptions, au déploiement de la métaphore, au sens de la formule qui condense divers plans du récit[36], à l’élégance d’une langue qui entend « tranche[r], sépare[r], défai[re] les familiarités par la seule puissance de sa délicatesse à orner toute chose d’un éclat nouveau[37] ». Mais il reste que la littérarité du texte ressortit, pour l’essentiel, à des éléments plus structurels et plus profonds. Elle est tout particulièrement dans le montage, dans cette façon de dresser le parallèle de deux trajectoires dont les rares points d’intersection viennent solidifier ce que pourraient avoir de ténu les colloques silencieux de Léonard et de Machiavel. Un tel parallèle révèle « l’étroit voisinage de deux pensées[38] », crée une forme qui les associe et qui, de ce fait, provoque la rencontre entre deux esprits – rencontre que l’historien, dans une forme déliée, s’attache à fonder par l’argumentation.

La « poétique de l’histoire » de Boucheron, qu’il renvoie lui-même à une volonté d’espacement – « béance des lieux, rythmes désaccordés, monuments désaffectés, images désoeuvrées, disponibilités politiques, ouverture des possibles[39] » – et qui correspond à une façon idiosyncrasique de « styliser le passé en fonction d’un répertoire de figures plus ou moins explicites[40] », ne doit pourtant en aucun cas fragiliser le régime de véridicité de l’écriture. Si l’argumentation ne suit pas strictement les coutumes disciplinaires (les notes en bas de page sont absentes, les références se voient reportées à la fin de l’ouvrage, etc.), cela ne veut pas dire que Léonard et Machiavel en rabat de la prétention à « faire histoire ». Les documents, les sources essentielles sont là, mais utilisés de manière à faire entendre les rythmes des emballements de l’histoire, les plages d’indécision, les tempos variés. Entre la lenteur de Léonard, qui lui fait différer la réalisation de la plupart de ses projets, et la frénésie de Machiavel, qui se répand en lettres et en rapports afin de précipiter le cours des choses, le récit avait déjà, d’emblée, à gérer des rythmes forts différents. Mais cette question du rythme est, comme le remarque Marielle Macé, beaucoup plus centrale et se trouve au coeur de toute l’écriture historienne de Boucheron, qui en a « fait le moteur de ses textes, qui ne visent pas la nappe narrative mais les accrocs et les changements de tempo : le sens du discontinu, des déchirements, et en tout cela du dissensus[41] ».

Par son caractère non linéaire, ouvert et pourtant rigoureusement balisé par le savoir disciplinaire, tantôt tendu par une argumentation serrée, tantôt au contraire suspendu par le silence de l’archive, Léonard et Machiavel, qui emprunte autant au tempo machiavélien qu’au non finito léonardesque[42], est fidèle à la fois, dira-t-on pour conclure sur un tour de pensée droit issu de la Renaissance, au microcosme que représentent les circonstances historiques particulières à saisir et au macrocosme que constitue cette écriture historienne de l’entretemps, toute de potentialités et de désorientation, que Boucheron place à l’horizon de sa pratique.