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Dans ce livre, David Damas explore les changements survenus dans les structures d’occupation du territoire (patterns of settlement) des Inuit de l’Arctique central canadien au cours des années cinquante et soixante du vingtième siècle. Pour ce faire, l’auteur analyse les facteurs socio-politiques qui ont favorisé la sédentarisation des Inuit. Il part de deux constats. Premièrement, la sédentarisation est un mouvement double qui implique une action gouvernementale concertée (réinstallation ou établissement de politiques sociales) et un désir des populations locales de vivre dans les communautés nouvellement créées (migration). Deuxièmement, les politiques gouvernementales à l’égard des Inuit se sont renversées entre le début et la fin des années cinquante. D’une politique de dispersion qui visait à encourager les Inuit à occuper le territoire, le gouvernement change son fusil d’épaule au milieu des années cinquante et met en place des politiques sociales qui les encouragent à se sédentariser.

Damas appuie sa discussion sur des données puisées d’une part dans le corpus anthropologique et historique touchant à tout l’Arctique central et d’autre part dans divers fonds des Archives nationales du Canada, du Prince of Wales Heritage Centre à Yellowknife ainsi que des Archives de la Compagnie de la Baie d’Hudson à Winnipeg. Le livre comporte huit chapitres qui sont accompagnés de 54 pages de notes, d’une bibliographie et d’un index exhaustif.

Dans les premières pages du livre, l’auteur décrit la notion de structure d’occupation du territoire. Cette structure est composée de quatre éléments: la location des camps, la durée d’occupation, la taille du groupe et le type de regroupement. Plusieurs facteurs influencent la structure d’occupation du territoire, mais c’est le facteur économique qui possède l’influence la plus importante. Par nécessité, le groupe devra occuper le territoire de manière à se procurer les ressources qui lui permettront d’être économiquement viable. Cependant, des facteurs symboliques (fêtes, cérémonies, interdits) ou des facteurs familiaux ont également une influence sur les aspects de la structure d’occupation.

C’est en considérant l’importance du facteur économique que doivent être analysés les premiers contacts entre Inuit et Qallunaat. Ces premiers Qallunaat sont explorateurs, baleiniers ou travaillent pour les compagnies de traite. Ils ont avec eux un ensemble de ressources utiles ou agréables pour les Inuit. Bien qu’il soit difficile d’établir avec exactitude quelles étaient les structures d’occupation du territoire antérieures à l’arrivée des premiers Qallunaat, l’auteur mentionne que les Inuit les altèrent afin de tirer le maximum de ces contacts. L’altération devient plus importante avec l’arrivée des comptoirs de traite qui transforment les Inuit en trappeurs. Bien qu’ils soient toujours semi-nomades, leur présence prolongée auprès de leurs lignes de trappe et au comptoir de traite les force à occuper le territoire d’une manière différente de celle dont ils avaient l’habitude à la période de pré-contacts. L’auteur souligne que les missions participent aussi à l’altération des structures d’occupation du territoire en encourageant les Inuit à demeurer auprès d’elles, mais que leur influence n’est pas aussi importante que celle des comptoirs de traite.

Damas poursuit en présentant la politique de dispersion qui était privilégiée par le gouvernement fédéral jusqu’au milieu des années cinquante. Cette politique était nécessaire parce que les Inuit avaient tendance à venir s’établir de manière permanente autour des missions et des postes de traites. Elle était supportée par la Compagnie de la Baie d’Hudson qui avait besoin que les Inuit vivent sur le territoire et s’occupent de leurs lignes de trappe. Le gouvernement fédéral encourageait leur dispersion parce qu’il croyait que des Inuit sédentarisés perdraient de leur initiative et vivraient au crochet de l’État. Le gouvernement considérait également que l’igloo était un abri qui offrait de meilleurs conditions sanitaires que celles d’éventuels abris de bois. En 1944, le gouvernement fédéral accorde aux femmes inuit le privilège de recevoir l’allocation familiale à laquelle toutes les Canadiennes ont droit. Le gouvernement estimait qu’en donnant cette allocation — qui représentait un important apport économique pour chaque famille inuit — il les encouragerait à demeurer sur le territoire au lieu de venir s’établir près des missions, des comptoirs de traite ou des bases américaines. Au dire de certains représentants gouvernementaux, les Inuit devaient être tenus éloignés des communautés parce qu’ils étaient avant tous des chasseurs et non des travailleurs.

Dans les années cinquante cependant, les priorités gouvernementale se renversent. Le gouvernement commence à se demander si les Inuit sont des êtres responsables qui peuvent disposer de leurs gains comme ils l’entendent ou encore des êtres inférieurs à qui l’on doit dire comment disposer de ces mêmes gains. À partir de ce moment, un esprit paternaliste émerge et les autorités gouvernementales deviennent de plus en plus soucieuses d’offrir aux Inuit des territoires de chasses appropriés, des soins adéquats ainsi que des écoles pour leurs enfants. C’est aussi vers cette époque que les représentants du gouvernement réalisent qu’il n’est peut-être pas souhaitable de systématiquement décourager les Inuit de s’établir de manière permanente autour des missions et des postes de traite. Au milieu des années cinquante, l’objectif des autorités n’est pas encore d’encourager les Inuit à venir s’établir près des postes de traite, des missions et des installations militaires. Cependant, le gouvernement cesse de décourager systématiquement les Inuit de le faire. Son objectif est alors de développer une économie mixte: les Inuit iraient à la chasse et s’occuperaient de leurs lignes de trappe pendant que leurs femmes et leurs enfants vivraient dans les communautés. Les enfants pourraient même en profiter pour aller à l’école. Pour Damas, la sédentarisation est, jusqu’au milieu des années cinquante, un processus essentiellement axé sur la migration d’Inuit près des comptoirs de traite, des missions ou encore des installations militaires. Bien que le gouvernement canadien ne décourage plus systématiquement la migration inuit, il ne l’encourage cependant pas.

Damas poursuit avec une description exhaustive de la sédentarisation dans les années cinquante dans toutes les régions de l’Arctique central. Il faut en fait souligner l’excellent effort de synthèse effectué par ce dernier, car les sources qu’il présente sont multiples et de nature très diversifiée. Il couvre aussi une région immense au sujet de laquelle la littérature n’est pas toujours exhaustive. Il décrit bien les particularités de chacune des régions. Dans l’ordre, il traite de l’Extrême-Arctique, de la région d’Iqaluit et du sud de la Terre de Baffin, de la côte est de cette même île, de la région d’Igloolik et du Nord Baffin, de la région des Inuit Netsilik, de la région de Cambridge Bay, de Coppermine, du Keewatin, du Nord-Ouest de la baie d’Hudson, des Barren Grounds et de Rankin Inlet.

Au moment où Diefenbaker arrive à la tête du gouvernement canadien en 1957 s’amorce un changement majeur dans les politiques gouvernementales à l’égard des Inuit. La politique de dispersion est abandonnée et est remplacée par des politiques dont les objectifs principaux sont avant tout économiques et humanitaires. Le désir du gouvernement canadien est double: industrialiser le Nord et mettre en place des projets sociaux. L’objectif principal de ces projets est d’offrir aux Inuit des avantages disponibles aux autres citoyens canadiens. C’est dans cet esprit qu’est créé un ensemble de dispensaires un peu partout dans l’Arctique à la fin des années cinquante et au début des années soixante. À la fin des années soixante tous les Inuit ont accès à un dispensaire ou à un hôpital. À la même époque se mettent en branle divers projets de construction de maisons pour les Inuit. Le gouvernement considérait que les abris de fortune à l’intérieur desquels les Inuit étaient installés dans les communautés pourraient causer de graves problèmes sanitaires. Pour éviter ces problèmes, on construisit donc des centaines d’unités d’habitation (les matchbox) qui pourraient ensuite être habitées par les Inuit. Malgré certains défauts graves (petitesse, mauvaise adaptation au climat arctique et au mode de vie inuit), ces matchbox jouèrent un rôle fondamental dans la sédentarisation inuit car elles offraient un meilleur confort que celui des igloos ou des abris de fortune.

Le gouvernement construit aussi des écoles. Pour s’assurer qu’elles soient pleines, il exige que les parents qui reçoivent des allocations familiales y envoient leurs enfants. Cependant, comme la majorité des écoles sont construites avant que les Inuit ne soient complètement sédentarisés, la venue massive de nouveaux arrivant qui suivent leurs enfants entraîne plusieurs problèmes d’hébergement. Le gouvernement doit alors mettre en place d’autres programmes de construction d’habitations. Selon l’auteur, l’éducation joue donc un rôle fondamental dans la modification des structures d’occupation du territoire inuit en encourageant ses habitants à se sédentariser.

Damas se consacre ensuite à la description de la sédentarisation dans les années soixante. Il passe en revue les mêmes régions identifiées plus haut. Sa description est encore une fois exhaustive et l’effort de synthèse exemplaire. Il en vient à la conclusion que si dans les années cinquante la sédentarisation était une affaire de migration, dans les années soixante, elle est avant tout une conséquence des politiques sociales du gouvernement fédéral. En proposant aux Inuit des soins de santé, en leur offrant des maisons, mais surtout, en exigeant qu’ils envoient leurs enfants à l’école, le gouvernement met en place les politiques nécessaires à la sédentarisation massive des Inuit.

Damas conclut en affirmant que la sédentarisation dans l’Arctique central n’a jamais constitué une politique explicite du gouvernement canadien. Elle fut plutôt causée, premièrement, par le désir des Inuit de venir s’établir près des installations militaires, des missions ou encore des comptoirs de traite et deuxièmement, par les politiques sociales à l’égard des Inuit. Donc, la sédentarisation est avant tout une affaire de migration plus ou moins volontaire, et non une affaire de réinstallation forcée. La thèse de Damas va ainsi à l’encontre de celle de Hugh Brody (1991) qui jugeait que l’attraction exercée sur les Inuit par les communautés pouvait être considérée comme une sorte de réinstallation forcée implicite mais bien réelle. Damas juge plutôt que si le gouvernement canadien a exercé des pressions, ce n’est pas pour que les Inuit viennent vivre dans les communautés, mais bien plutôt le contraire.

Ce livre est important pour qui veut comprendre les politiques gouvernementales canadiennes des années cinquante et soixante du vingtième siècle. Il s’agit d’une période mouvementée que l’auteur parvient à bien décrire. Certains des points qu’il souligne sont aussi très importants. Le fait que la sédentarisation n’ait pas été une politique officielle du gouvernement canadien mais bien la conséquence de plusieurs autres politiques (parfois contradictoires) me semble particulièrement important. Cependant, on peut regretter que l’auteur n’ait pas confronté les donnés d’archives et littéraires qu’il utilise avec tant de doigté à des témoignages inuit, lui qui dit pourtant travailler dans une perspective ethnohistorique. Il aurait pu ainsi nous proposer un discours un peu plus nuancé sur certaines des politiques gouvernementales et sur leurs conséquences. Si on passe outre ce manquement, l’analyse que propose Damas est importante pour l’étude de l’histoire récente de l’Arctique central canadien.