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Cet ouvrage va bien au-delà de ce qui constitue son fil directeur, «le cheminement de l’adaptation préhistorique de l’Humanité aux régions nordiques» (I: 9): le tour de force réalisé par Patrick Plumet, professeur honoraire au Département des sciences de la terre de l’Université du Québec à Montréal, consiste en ce qu’il parvient à concilier la présentation encyclopédique et synthétique de connaissances touchant à de nombreux domaines et disciplines scientifiques, et cela, sans du tout «perdre» ses lecteurs moins spécialisés. En effet, nous avons la chance que la voix d’une certaine raison, appuyée par les impératifs commerciaux de l’édition contemporaine, n’a pas fait dévier l’auteur de son intention de présenter une «version longue», avec toute sa richesse d’information. Ainsi, on dispose de plusieurs livres en un, entrelacés de telle manière que la clarté de l’exposé central n’en souffre nullement. Les illustrations, les encarts et les notes permettent un approfondissement des divers thèmes abordés, et les conclusions des cinq parties dont se compose l’ouvrage contribuent encore à clarifier le propos. Précieux à cet égard également, les trois index: choronymique et thématique, archéologique, et des noms de personnes, d’institutions, de divinités, de peuples et de bateaux.

Dans la première partie, l’auteur présente pratiquement tout ce qui est connu aujourd’hui à propos de l’histoire du développement des connaissances sur le Grand Nord, des mythes antiques à la genèse des savoirs de type scientifique. La deuxième partie met en scène l’environnement nordique et son évolution, et justifie pleinement, de concert avec l’attention portée à l’environnement dans les chapitres subséquents traitant de l’occupation humaine, que l’on qualifie l’ouvrage, avec Louis-Edmond Hamelin dans sa préface, de «bible du Quaternaire de part et d’autre de la coupure entre le Pléistocène et l’Holocène». L’auteur documente l’instabilité du milieu, et se demande dans quelle mesure la mémoire collective des humains préhistoriques a pu garder trace des changements environnementaux et climatiques. On voit bien la signification de telles discussions en notre époque marquée par l’anticipation de changements liés à un réchauffement considérable.

L’auteur choisit de recourir au concept de «Grand Nord», tout en indiquant qu’il recouvre des réalités différentes selon les époques et selon les perceptions. Ainsi, la troisième partie de l’ouvrage, qui traite des premières approches du Nord en Europe et en Eurasie, rappelle-t-elle que pendant les glaciations du Pléistocène, l’environnement européen peut être comparé à celui de l’Arctique aujourd’hui et en faisait le Grand Nord de l’époque. Tout en détaillant l’adaptation humaine au froid en Europe et les grandes réalisations artistiques et techniques qui la jalonnent, Plumet n’hésite pas à qualifier cette grand péninsule de «cul-de-sac marginal» (I: 156), écorchant ainsi au passage une certaine préhistoire européocentrée. «Curieux parallélisme avec les déplacements géopolitiques qui se dessinent vers l’Asie!», ajoute-t-il — il s’agit là d’une remarque parmi d’autres qui égrènent l’ouvrage, dans lesquelles l’auteur rattache son sujet aux grandes préoccupations de notre temps.

Dans cette partie apparaît l’une des idées-force sous-tendant l’interprétation de l’adaptation des humains aux milieux plus froids que ceux où l’espèce est apparue. Constatant l’explosion de l’expression artistique et de la pensée symbolique et religieuse qui se produit lors de cette adaptation, Plumet postule que les contraintes environnementales du Grand Nord ont servi de catalyseur au développement culturel. L’argument est résumé dans l’épilogue: si ces manifestations culturelles et religieuses «sont inhérentes au potentiel psychique de l’humanité moderne en général, il est probable que les sollicitations pressantes du Nord ont contribué à rendre brusquement opérationnel ce potentiel demeuré latent et inexploité jusque-là faute de nécessité immédiate. La culture intellectuelle apparue et développée depuis le Paléolithique supérieur constitue les racines de notre propre comportement culturel moderne» (II: 182). Plumet nous suggère que l’adaptation aux régions froides aurait contribué à nous rendre plus humains dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui.

Dès la fin de la dernière glaciation, l’adaptation humaine au Grand Nord doit être suivie en Sibérie, pour se poursuivre, dès le Paléolithique supérieur, en Amérique du Nord. Au passage, Plumet fait remarquer l’importance pour la colonisation de l’Arctique de la technique du débitage microlaminaire par pression, développée à l’est de l’Asie, et qui permet d’obtenir de minuscules lamelles à partir de quantités moindres de matière première. A chaque occasion pertinente, l’auteur présente également les données les plus récentes de l’anthropologie physique (aujourd’hui dominée par la biologie moléculaire), tout en distinguant le biologique des manifestations ethniques. Je note au passage que l’extinction des Néandertaliens, première sous-espèce biologiquement adaptée au froid, coïncide à peu près avec l’apparition des premiers Mongoloïdes, qui se rendront maîtres de l’Arctique.

La quatrième partie présente une paléoethnographie tout à fait remarquable des sociétés répandues à travers tout le Grand Nord eurasiatique à la fin du Pléistocène, en interaction avec leur milieu maintenant disparu de steppe-toundra fréquentée par la mégafaune — dont les emblématiques mammouths. Ni cette faune, ni le mode de vie décrit ne survécurent au réchauffement de l’Holocène et aux bouleversements environnementaux qui l’ont accompagné.

L’ouvrage se clôt par une cinquième partie consacrée aux grands bouleversements de la charnière entre la fin des glaciations et les prémices de l’Holocène plus tempéré qui se prolonge jusqu’à nos jours. De l’Europe au nord de l’Amérique du Nord, en passant par l’Asie, partout les humains se mettent à exploiter les ressources maritimes, tout en colonisant l’Arctique en voie de déglaciation. «Vers l’Esquimau», tel est le raccourci auquel recourt Plumet pour caractériser cette évolution. Aussi vaste qu’il soit, l’ouvrage n’est donc pas encore terminé : l’auteur annonce la suite, un troisième volume consacré à l’«Esquimau», défini comme une «méga-formation archéologique», dernière étape de l’adaptation à l’Extrême Nord. Nous attendons cette suite avec impatience.

Comme l’écrit très justement Louis-Edmond Hamelin dans sa préface, «il n’est pas courant qu’une oeuvre de cette envergure soit le fait d’un seul auteur. Une telle prouesse exige de passer presque une vie à s’instruire systématiquement du sujet. […] Le fait d’être seul à dresser ce tableau donne une précieuse unité et un intérêt unique à l’ouvrage, qualité introuvable dans un collectif savant». Il est très rare, notons-le également, qu’une seule personne non seulement domine tant de champs de connaissances, (ethnologie, biologie moléculaire, psychologie, philosophie, science des religions, parmi bien d’autres encore), mais parvienne également à les combiner de façon si magistrale. Certains de ces domaines connaissent une évolution rapide, et l’auteur nous présente les connaissances les plus à jour et les débats contemporains. En raison précisément de ces évolutions, certains aspects de l’ouvrage, tels les présentations des acquis de la génétique, deviendront obsolètes avant d’autres. Quoi qu’il en soit, cet ouvrage est un exemple de ce que la pluridisciplinarité peut apporter de meilleur. Il s’inscrit également dans la grande tradition humaniste, renouvelant même les fondements de cette tradition en étayant l’évolution historique de la nature humaine — une nature toute pétrie de culture. A un niveau sous-jacent à la présentation des faits, se trouve une profonde réflexion sur la condition humaine et sur la manière dont elle s’est constituée.

Plumet n’impose pas d’interprétation unilinéaire de l’adaptation humaine au Grand Nord, il ne cache pas les incertitudes, mais fournit les pistes de réflexion et les références adéquates au lecteur désireux de creuser les hypothèses esquissées. Ce livre peut être recommandé à tous les publics curieux, et représente une lecture indispensable pour ceux qui s’intéressent aux peuples du Nord. Par la publication de cet ouvrage magistral, Plumet renforce le statut du français comme langue scientifique. Ceux qui ne lisent pas le français n’ont accès à aucun équivalent, sinon la «version courte» de John Hoffecker (2005), qui couvre les mêmes périodes, mais beaucoup plus superficiellement (Hoffecker insiste d’ailleurs également sur la prépondérance de la culture dans l’adaptation de notre espèce au froid). Comme l’abondante bibliographie en témoigne, Plumet nous fait bénéficier de ses très nombreuses lectures, et en particulier de sa familiarité avec les publications en russe souvent si difficiles d’accès.

Exceptés la police de caractère un peu petite, de rares coquilles, et le regret que certaines illustrations n’aient pas été reproduites en couleurs, je ne trouve rien à reprocher à cet ouvrage dans lequel on serait en peine d’identifier des lacunes, bien qu’il présente une synthèse à des échelles géographique et temporelle proprement énormes.