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Introduction

De l’intensification de la présence étatique, à partir de la seconde moitié du 20e siècle, à la création prochaine d’un gouvernement régional, en passant par la Convention de la Baie James et du Nord québécois, les Nunavimmiut[1] ont vécu plusieurs changements sociopolitiques qui ont modifié leur mode de vie et leur rapport au monde. Considérant que ces changements majeurs ont eu lieu en un cours laps de temps, le Nunavik constitue un lieu propice à une recherche sur le thème de l’identité collective. Comme le souligne Louis-Jacques Dorais (1994: 259), «les identités inuit d’aujourd’hui […] évoluent au rythme des transformations sociales, politiques et historiques qui modifient les rapports entre autochtones et non-autochtones […]». On peut donc présumer que l’élaboration du gouvernement régional du Nunavik favorise les questionnements et les débats sur ce que signifie être un Inuk aujourd’hui dans l’Arctique québécois.

Ce contexte politique singulier se prêtait bien à l’étude des dynamiques intervenant dans la construction de l’identité collective inuit au Nunavik[2]. Pour y parvenir, nous nous sommes penché sur les représentations de l’identité inuit contemporaine présentes dans les discours des Nunavimmiut depuis la nouvelle phase de négociations en vue de la création du gouvernement régional du Nunavik (1997-2007). Cet article présente certaines représentations identitaires relatives au rapport de minorité dans lequel évoluent les Inuit au sein des sociétés québécoise et canadienne. Ce thème central dans l’affirmation de leur identité collective est analysé en opérant une distinction entre les discours des leaders politiques régionaux et ceux de la population locale. Les représentations identitaires recensées proviennent de trois sources, soit: 1) d’entrevues semi-dirigées (16) menées auprès de leaders politiques inuit et de résidants des villages de Kuujjuaq et Quaqtaq (9 femmes et 7 hommes âgés de 24 à 71 ans), 2) de l’observation participante effectuée lors d’un séjour de 10 semaines dans ces deux communautés durant l’hiver 2006, et 3) du dépouillement de transcriptions des audiences publiques tenues dans le cadre de la Commission du Nunavik[3].

L’identité dans les sociétés contemporaines

Au coeur de cette recherche, le concept d’identité se définit comme un «dialogue intersubjectif au cours duquel les acteurs découvrent, interprètent, expriment ce qui les distingue durablement et globalement de leurs “autrui privilégiés” […] dans tel contexte structuré de rapports sociaux, à telle époque et tel endroit» (Simard 2003: 11). Si l’identité prend une telle acuité dans les sociétés contemporaines, c’est parce que n’étant plus donnée selon les circonstances qui prévalaient à la naissance, elle est devenue l’objet d’une quête de reconnaissance. Or, bien que l’individu dispose d’un nouvel espace de liberté dans la définition de son identité, cette dernière dépend néanmoins d’un dialogue constant avec «les autres qui comptent» (Taylor 1992: 49; 1994: 50). Avec l’avènement de la modernité, cette reconnaissance par les autrui significatifs, auparavant obtenue automatiquement grâce à l’appartenance à une catégorie sociale définie, devient dès lors l’objet d’une négociation: «on ne bénéficie pas de cette reconnaissance a priori, on doit la gagner par l’échange et la tentative peut échouer» (ibid. 1994: 53).

L’identité collective en tant que représentation sociale construite

L’identité collective, tout comme l’identité individuelle, s’élabore ainsi dans un rapport à l’autre. Le groupe «fonde sa cohésion et marque sa position par rapport aux autres groupes» (Lipiansky 1998: 146). Bien que les membres partagent et adoptent souvent les traits et attitudes de leurs voisins, c’est surtout par la mise en valeur de ce qui les différencie qu’ils parviennent à maintenir leur unité. Ces traits culturels significatifs ont une valeur discriminante en ce qu’ils contribuent à l’élaboration et au maintien de frontières sociales imaginaires entre les groupes. Ils constituent ainsi la signature d’une différence puisqu’ils ne représentent pas la somme des différences objectives, mais seulement celles que les acteurs eux-mêmes considèrent comme significatives (Barth 1995[1969]: 211). L’importance de ces marqueurs identitaires incite à concevoir l’identité collective comme une «représentation sociale construite» (Lipiansky 1998: 195). Conséquemment, la définition du groupe ne peut plus se limiter à un ensemble de traits objectifs définis. Les caractéristiques contribuant à la distinction du groupe sont en constante évolution et leur importance varie selon les perceptions des individus qui le composent. De ce point de vue, il ne peut donc pas y avoir de consensus parmi les membres quant aux principaux éléments contribuant à l’unité et à la définition du groupe. L’identité collective se constitue tout de même autour de certaines représentations sociales, soit des interprétations cohérentes et largement admises de ce qui distingue le groupe et de sa place parmi les autres groupes de la même société (Simard 2003: 401).

Les manifestations de l’identité collective

L’identité collective se décline de diverses façons selon l’adjectif qu’on lui accole. Les groupements associés à la religion, au genre, à la classe sociale, à la culture ou à la communauté politique forment autant de repères auxquels les individus peuvent s’identifier ou ressentir subjectivement un quelconque attachement. Pour le présent exercice, nous nous pencherons principalement sur les identités culturelle, ethnique et territoriale.

L’identité culturelle se démarque des autres types d’identité collective traités ici par son universalité (Dorais 1994: 254). En effet, tout être humain appartient à au moins une culture, entendue comme «l’ensemble des manières de penser, d’agir et de sentir d’une communauté dans son triple rapport à la nature, à l’homme, à l’absolu» (Abou 1986: 31). Elle se développe dans un contexte d’altérité, c’est-à-dire quand il y a interaction avec des porteurs d’une culture différente de la sienne (Dorais 2004: 10). De ce point de vue, l’identité culturelle peut se définir comme étant «la conscience fondamentale de la spécificité de son groupe d’appartenance en terme d’habitudes de vie, de coutumes, de langues, de valeurs, etc.» (Dorais 1994: 254).

L’identité ethnique est quant à elle liée de près à l’identité culturelle, en fait elle y puise souvent la majeure partie de sa substance. Or, si l’identité culturelle est universelle, l’identité ethnique ne prend forme que dans les sociétés complexes à l’intérieur desquelles plusieurs groupes identitaires sont en interaction et où il y a une répartition inégale, momentanée ou structurelle, des ressources étatiques (tels des droits, des pouvoirs ou des privilèges politiques, économiques, sociaux et culturels). Ce type d’identité collective peut se définir comme «la conscience qu’un groupe a de sa position économique, politique et culturelle par rapport aux autres groupes de même type faisant partie du même État» (Dorais et Searles 2001: 11). La dimension politique apparaît donc intrinsèque à toute identité ethnique. D’aucuns la conçoivent d’ailleurs, à l’instar de l’anthropologue Anthony Cohen (1993: 199), comme une «identité culturelle politisée».

L’identité collective peut également se manifester sous une forme territoriale. Dans ce cas, les membres d’un groupe sont unis par leur appartenance à un territoire donné, de par la naissance ou parfois même du simple fait d’y avoir vécu pendant un laps de temps significatif. C’est le rassemblement sous une même structure politique exerçant un contrôle variable sur un territoire donné qui constitue l’essentiel de l’identité collective des membres du groupe (Légaré 2001: 146). L’identité territoriale se manifeste de diverses façons en fonction des références géographiques (identités locale, régionale, nationale ou internationale).

Une affirmation identitaire à géométrie variable

Si l’identité collective moderne, dans ces diverses manifestations, ne peut plus se réduire à un ensemble défini de traits, on doit s’attendre à en trouver des définitions et des interprétations divergentes, voire contradictoires. Une façon de comprendre cette pluralité des représentations identitaires est d’analyser l’espace discursif selon une division basée sur la position sociale des acteurs. Vingt-cinq ans après la publication du désormais classique Ethnic Groups and Boundaries (1969), Fredrik Barth (1994: 21) propose de pousser un peu plus loin l’analyse en abordant la construction de l’identité collective selon trois niveaux s’interpénétrant; le contexte social local (micro-niveau), l’élite politique (niveau intermédiaire) et les politiques étatiques et les discours globaux (macro-niveau). Tout indique qu’une telle division s’applique au Nunavik où, selon Louis-Jacques Dorais (1994: 257), «le contenu définitionnel de l’identité inuit moderne peut varier, selon les intérêts et la position sociale de ceux qui l’expriment. Au Nunavik, par exemple, on retrouve trois grandes définitions de ce que sont les Inuit d’aujourd’hui, celles de la population de base, des instances administratives inuit et de la majorité euro-canadienne». Cette divergence dans les représentations identitaires transparaît dans les négociations et consultations actuelles au sujet de la mise en place d’une nouvelle structure politique au Nunavik.

Nunavimmiut kavamanga: le gouvernement du Nunavik

L’origine du projet

La volonté de créer un gouvernement régional au Nunavik ne date pas d’hier. Dès la fin des années 1960, l’idée germait dans l’esprit des leaders des coopératives inuit que leurs succès économiques ont amenés à investir la sphère politique. Leur projet n’a toutefois pas connu de développements significatifs étant donné l’ampleur des changements consécutifs à la décision du gouvernement du Québec d’exploiter le potentiel hydroélectrique du nord de la province qui a mené à la signature de la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ) en 1975. Dès le début des négociations entourant la CBJNQ, d’importantes critiques se font entendre, notamment de la part de ceux qu’on a appelés les Dissidents (Inuit Tunngavingat Nunamini). Ceux-ci s’opposent, entre autres, à la cession des droits territoriaux. Lors de la mise en oeuvre de la Convention, le mécontentement devient presque général (Duhaime 1992: 155). Les Dissidents en contestent les fondements alors que les principaux promoteurs de l’entente sont insatisfaits en raison des effets de la crise économique des années 1980, de l’inflation qui réduit la valeur de la compensation accordée et de la coopération déficiente avec les gouvernements. À cela s’ajoutent les disputes entre les nouvelles organisations autour du partage de parcelles de pouvoir. De plus, ces mêmes organisations travaillent souvent indépendamment les unes des autres empêchant ainsi une vision à long terme et une prise en charge globale des problèmes et des défis régionaux. Face à ce désenchantement, l’idée d’un gouvernement régional desservant l’Arctique québécois est réactualisée: en 1983, le Premier ministre du Québec, René Lévesque, accepte de considérer un tel projet à condition que les Inuit se mettent d’accord entre eux, contribuant du coup à l’amorce d’un long et sinueux processus de négociations et de consultations[4]. La Société Makivik, l’organisation qui représente les Inuit du Nunavik et gère les fonds issus de la CBJNQ, et les Dissidents transcendent alors leurs différends et joignent leurs efforts afin de formuler une proposition commune en lien avec la création d’un gouvernement régional.

Un référendum a lieu en 1987 en vue de choisir le mode de sélection des membres du Comité constitutionnel chargé d’établir les bases sur lesquelles s’effectueront les négociations. D’un côté, on mise sur une élection au suffrage universel et de l’autre, sur le recours aux organisations existantes. C’est la première option qui trouve le plus grand nombre d’adhérents. Toutefois, deux ans plus tard, le Comité des organisations sort victorieux lors de l’élection visant à choisir les membres de la Constituante. Ces nouveaux élus écrivent alors les premières lignes d’une Constitution qui servira de base à la négociation avec les gouvernements. Un nouveau référendum se tient en 1991 pour entériner le projet de gouvernement proposé par la Constituante. Par la suite, le Comité constitutionnel du Nunavik entreprend des négociations avec le gouvernement québécois, mais ces dernières sont successivement interrompues par les débats entourant l’Accord de Charlottetown en 1992 et le référendum sur la souveraineté du Québec en 1995.

Les développements récents

Le projet prend un nouvel essor en 1997 alors que le Premier ministre québécois, Lucien Bouchard, et le président de la Société Makivik, Zebedee Nungak, relancent le processus de négociation. La création de la Commission du Nunavik en 1999 et le dépôt de son rapport en 2001 constituent des étapes significatives, bien que le rapport ne fasse pas l’objet d’un consensus parmi les commissaires[5]. En juillet 2003, les deux gouvernements et les représentants du Nunavik signent l’Entente-cadre sur le déroulement des négociations. À nouveau, des divisions surviennent dans la partie inuit. Elles opposent principalement la Commission scolaire Kativik (CSK) et la Société Makivik. Selon la direction de la CSK (2001, 2003), le litige remonte au dépôt du rapport de la Commission du Nunavik. Même si celui-ci n’a pas fait l’objet d’un consensus, la Société Makivik a poursuivi les négociations et le rapport a été endossé, ce qui a mené à la signature de l’Entente-cadre. Or, cette façon de procéder contreviendrait à l’accord politique de 1999 qui stipulait que les recommandations doivent résulter d’un consensus. De plus, la CSK s’oppose en avançant que le projet de gouvernement sur la table de négociation n’offre pas d’autonomie réelle et ne garantit pas, en raison d’un éventuel financement global (block funding), un financement progressif dans le domaine de l’éducation selon le nombre d’élèves inscrits. Des requêtes à la Cour supérieure du Québec et en injonction interlocutoire sont alors déposées afin de suspendre les négociations. Après le rejet de la demande d’injonction, le 10 février 2004, la CSK décide de ne pas faire appel mais de faire valoir son point de vue lors des négociations portant sur l’éventuelle Entente de principe.

Après plusieurs reports, la signature de l’Entente de principe a lieu le 5 décembre 2007, laissant entrevoir, dans un futur proche, la création du gouvernement régional du Nunavik. L’aspect novateur du projet mérite d’être souligné puisque pour la première fois au Canada, un gouvernement régional public sera établi à l’intérieur d’une province. Le gouvernement proposé dans l’Entente de principe sera non-ethnique, c’est-à-dire ouvert à la participation de tous les citoyens du Nunavik, et résultera de la fusion des trois principales organisations publiques de la région. Les structures, pouvoirs et ressources de l’Administration régionale Kativik (ARK), de la Commission scolaire Kativik (CSK) et de la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik (RRSSSN) deviendront les assises sur lesquelles reposera le gouvernement[6]. Celui-ci comprendra une assemblée élue, Uqarvimarik, d’au moins 21 membres. Chaque village élira un représentant et les villages dont la population excédera 2000 habitants bénéficieront d’un représentant supplémentaire. Les cinq membres du conseil exécutif, qui siégeront aussi à l’assemblée, seront élus sur une base régionale par l’ensemble des citoyens. Parmi eux, un élu sera désigné comme chef du gouvernement alors que les autres seront responsables des ministères dont les fonctions s’apparenteront à celles présentement exercées par l’ARK, la CSK et la RRSSSN.

Qunuuminiq: être constamment rebuté par les obstacles

Les négociations et consultations publiques sur l’actuel projet de gouvernement permettent l’accès à de nombreux discours sur la condition sociale et la vision de l’avenir des Nunavimmiut. Reprenant souvent les mêmes thèmes, ces discours donnent un aperçu des diverses conceptions de l’identité collective inuit. Aux fins du présent exercice, nous exposerons un thème central des représentations identitaires collectives, à savoir le rapport de minorité dans lequel évoluent les Inuit au sein des sociétés québécoise et canadienne. Les discours recueillis font constamment état des conséquences négatives découlant du statut de minorité nationale et de ses implications en termes de droits politiques et économiques.

La population locale

La figure de l’Inuk «rebuté» est manifestement la représentation se démarquant le plus nettement de l’analyse des données récoltées. La liberté de l’Inuk contemporain est conçue comme étant entravée par de nombreux obstacles, lesquels sont associés à des causes extérieures dont les effets ont transformé le mode de vie inuit: l’État au premier chef, mais aussi l’argent, le travail salarié et les non-Inuit.

L’omniprésence des gouvernements au Nord québécois est souvent ressentie comme la principale limite à la liberté des individus. Des lois édictées par les gouvernements du Sud sont régulièrement critiquées et on les considère mal adaptées au contexte local. Le meilleur exemple est sans doute la réglementation à propos des espèces en voie d’extinction qui, au Nunavik, concerne surtout l’imposition de quotas sur la chasse au béluga. Cette restriction dans l’exploitation de la ressource fait l’objet de nombreuses critiques du fait qu’elle repose sur des estimations abstraites plutôt que sur les effectifs réels de bélugas. En plus d’être mal adaptées, ces lois sont souvent perçues comme étant en nombre excessif: «Plus il y a de lois, plus les villageois sont frustrés», affirme un résidant de Quaqtaq en se référant plus particulièrement aux nombreux règlements relatifs aux espèces menacées (entrevue no. 7). Ainsi, les doléances exprimées par les Nunavimmiut à propos de l’imposition de quotas sur les ressources marines démontrent le sentiment partagé par plusieurs d’être victimes de programmes et de règles conçus au Sud et ne correspondant guère à leur réalité.

Par ailleurs, le fardeau de taxes que doivent assumer les Nunavimmiut est sans doute le thème faisant l’objet du plus grand nombre d’interventions lors des audiences publiques. On craint une augmentation de celui-ci avec la mise en place d’un autre niveau de gouvernement: «Ma principale crainte à propos de ce nouvel ordre de gouvernement est qu’il contribue à l’augmentation du fardeau fiscal que notre peuple subit déjà» (Participant aux audiences publiques de Quaqtaq, Commission du Nunavik 2000d: 5, notre traduction). Les taxes et impôts s’ajoutent au coût de la vie très élevé dont les Inuit prennent la mesure quotidiennement. L’isolement de la région par rapport au sud du pays contribue à l’augmentation vertigineuse des coûts de transport qui se répercute directement sur les prix à la consommation. Certains vont jusqu’à en faire une distinction fondamentale entre le sud du pays, où tout est facilement disponible à un prix abordable, et le Nunavik où le coût de la vie prend des proportions «astronomiques» (Participante aux audiences publiques de Puvirnituq, Commission du Nunavik 2000c: 26). Il semble qu’aux yeux de la population locale, le coût de la vie soit la priorité à laquelle devra d’abord s’attaquer le futur gouvernement. Ce point de vue est aussi partagé par la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec (FCNQ) qui, grâce à ses succursales bien implantées dans chacun des villages, est à même de constater l’impact du coût de la vie sur les finances de ses membres. À ce sujet, le président de la FCNQ, Paulusie Kasadluak, croit que la réduction du coût de la vie, par l’entremise d’une baisse des taxes et des coûts de transport, doit être la priorité du nouveau gouvernement: «Une fois le gouvernement en place, il faudra s’attendre à bénéficier d’une réduction du coût de la vie» ajoute-t-il (George 2006, notre traduction).

Outre le coût de la vie et l’omniprésence de l’État et de ses lois, la problématique des relations de travail a été fréquemment abordée lors des audiences publiques. Les difficultés auxquelles les Inuit se heurtent dans leur milieu de travail sont de deux ordres: linguistique et culturel. Tout d’abord, la connaissance de l’anglais ou du français est souvent un pré-requis dans le secteur du travail au Nunavik. Plusieurs Inuit ne se sentent pas à l’aise dans l’exercice de leurs fonctions puisqu’ils doivent s’exprimer dans une langue seconde. En fait, il semble que la langue française, introduite plus récemment que l’anglais, pose problème. Le besoin le plus pressant, d’après une participante aux audiences publiques de Kuujjuaq, est que l’inuktitut devienne prioritaire: «Dans notre travail, nous nous heurtons constamment à la langue française» (Commission du Nunavik 2000b: 19, notre traduction). Mises à part les difficultés de communication liées à la langue, la coexistence de différentes visions du monde et manières de penser pose également problème. Les difficultés proviennent souvent du fait qu’une part importante des directions d’entreprises ou d’organisations régionales sont occupées par des Qallunaat («Blancs») dont certains sont peu réceptifs au point de vue inuit. Plusieurs Inuit pensent d’ailleurs que la gouvernance au Nunavik est trop Qallunaatitut (‘à la manière des Blancs’) (Entrevue no.6). D’autres, enfin, se plaignent du fait que les horaires de travail ne sont pas adaptés au mode de vie inuit, lequel est influencé, en partie, par la chasse qui peut nécessiter de longs déplacements sur le territoire.

Ces «obstructions» étant la plupart du temps associées à l’État, on tend à être moins enthousiaste envers l’actuel projet de gouvernement du fait qu’il sera toujours sous la juridiction de Québec et d’Ottawa. Il semble en effet y avoir une certaine ambiguïté à ce sujet. D’abord, plusieurs sont surpris d’apprendre que l’éventuel gouvernement ne s’adressera pas spécifiquement aux Inuit (un gouvernement public plutôt qu’ethnique) même s’ils forment la majorité de la population. Ensuite, beaucoup semblent croire que le gouvernement bénéficiera d’une autonomie semblable à celle d’une province ou d’un territoire et qu’il ne sera plus sous la tutelle de Québec. George Qaqajuq, membre du conseil régional de l’ARK, a relevé cette ambiguïté lors d’un débat à propos de l’approbation de l’Entente-cadre par le conseil de l’organisation. Selon lui, beaucoup de Nunavimmiut ont une image de l’autonomie gouvernementale qui ne correspond pas au contenu des propositions figurant dans l’Entente-cadre. Ils veulent le plein contrôle sur les affaires locales et régionales alors que selon le projet, l’Assemblée nationale du Québec continuera d’avoir le dernier mot (Nelson 2003). Ainsi, le projet de gouvernement régional public au Nunavik, dans sa forme actuelle, ne semble pas faire l’unanimité parmi les Nunavimmiut.

L’élite régionale

Les discours de l’élite politique du Nunavik sont quant à eux davantage orientés vers l’affirmation du caractère unique de la région. Le Nunavik se différencie des autres régions par ses particularités géographiques et, bien sûr, par sa population. La culture inuit et l’environnement arctique contribuent à en faire une société distincte: «Même si nous voulons rester québécois et apporter notre contribution à cette société, il faut prendre en compte que nous sommes nous-mêmes une société distincte à l’intérieur de cette société distincte qu’est le Québec. C’est pourquoi nous devons avoir notre gouvernement afin de maintenir notre identité, notre langue et notre culture» (Entrevue no.1).

La langue et la culture inuit, ainsi que le rapport au territoire qui les caractérise, agissent ici en tant que symboles visant à affirmer plus efficacement cette différence. La région se distingue aussi par son sous-développement économique (Adams 2005), une constante dans les discours des leaders. L’affirmation de la spécificité du Nunavik sert avant tout à des fins politiques. Cela permet de revendiquer des fonds, des mesures et des droits spéciaux, ainsi qu’une plus grande autonomie pour la région. Les leaders du Nunavik n’hésitent pas à affirmer qu’ils sont les mieux placés pour prendre les décisions relatives à la vie des Nunavimmiut et revendiquent en ce sens le retour de certains pouvoirs des capitales du Sud vers le Nunavik. «Lorsqu’une décision est prise au Sud, il arrive trop souvent qu’elle ne soit pas adaptée à la réalité du Nunavik», affirme un commissaire aux audiences publiques de Kuujjuaq (Commission du Nunavik 2000b: 4, notre traduction). L’isolement de la région, l’absence de routes reliant les villages entre eux, le coût de la vie et la culture inuit ne sont souvent pas pris en compte. Ce sont autant de facteurs qui, pour les leaders régionaux, contribuent à la particularité de la région et justifient une plus grande autonomie.

Dans leurs discours, les représentants politiques inuit s’efforcent aussi de montrer comment, collectivement et à l’échelle régionale, ils ont su s’adapter et réagir avec succès à chacun des nouveaux défis qui leur étaient posés. Cette capacité d’adaptation devient même une des composantes essentielles de l’identité inuit contemporaine: «Être Inuk aujourd’hui, c’est être en mesure de s’ajuster à différents modes de vie, tout en conservant les fondements de son identité» (Entrevue no.1). Selon cette perspective, les Nunavimmiut ont su s’adapter et tirer profit des changements sociaux survenus au cours des dernières années au point de faire figure de pionniers parmi les peuples autochtones du Canada et des régions circumpolaires. Les leaders politiques font régulièrement état des progrès politiques accomplis par les Nunavimmiut. Que ce soit grâce au succès du mouvement coopératif dans les années 1960 et 1970, ou encore la signature de la CBJNQ, qualifiée de premier traité moderne de revendication territoriale au pays, les Inuit du Nunavik ont souvent été à l’avant-garde politique et économique sur la scène autochtone canadienne. Les leaders pensent l’être d’autant plus avec la création de ce gouvernement régional public à l’intérieur d’une province, une première au Canada. Bref, comme l’affirme le président de la Société Makivik, les Nunavimmiut ont été des pionniers lorsqu’ils ont signé la CBJNQ et ils innovent à nouveau avec ce projet inédit de gouvernement régional (Aatami 2005). Par rapport aux autres régions inuit, ces derniers ont conscience du progrès accompli au cours des 30 dernières années. À titre d’exemple, deux représentantes de l’ARK nous ont fait part de leur surprise, après la rencontre avec des homologues du Nunavut, de voir que bien que disposant d’un gouvernement territorial depuis 1999, ceux-ci en sont à examiner des questions administratives réglées depuis au moins une vingtaine d’années au Nunavik. Les Nunavimmiut, sous l’impulsion de la CBJNQ et des organisations créées dans sa foulée, auraient acquis une expertise dans les domaines politique et économique. De plus, leurs avancées politiques n’auraient ni menacé leur culture ni débouché sur une assimilation à la culture dominante: «Les Inuit du Nunavik sont des pionniers. Nous sommes en avance [politiquement] si on nous compare aux autres groupes autochtones du Canada. En plus, nous avons su maintenir notre identité, notre culture et notre langue» (Entrevue no.1).

Le fait d’affirmer constamment la spécificité du Nunavik contribue à faire de l’élite politique inuit le principal porte-étendard de l’identité régionale. Ce sentiment d’appartenance régionale, plus marqué chez les leaders, les pousse à promouvoir un gouvernement disposant de pouvoirs de juridiction sur l’ensemble du territoire et non seulement sur la population inuit: «Ce nouveau gouvernement sera non-ethnique. Il desservira tous les résidants (aniqtirijulimaat, ‘tous ceux qui respirent’), peu importe leur origine» (Commissaire aux audiences publiques de Kangiqsualujjuaq, Commission du Nunavik 2000a: 5, notre traduction).

Une identité plurielle et situationnelle

Les discours identitaires, qui varient selon la position sociale des individus, permettent en retour de questionner certains jugements portés sur l’identité des sociétés inuit contemporaines.

L’omniprésence de l’identité ethnique

Des auteurs ont démontré que l’identité personnelle prime parmi les membres de la population locale alors que les leaders politiques sont de leur côté plus enclins à mettre en avant la dimension collective de l’identité. Par exemple, dans un article où il compare les définitions académiques et autochtones de l’identité inuit, Dorais (2005: 8), inspiré en partie par Therrien (1999: 34), en vient au constat que l’identité personnelle est beaucoup plus significative pour les Inuit que l’identification collective. De ce point de vue, l’identité dans la vie de tous les jours semble surtout se manifester sur une base individuelle, chaque personne interprétant son environnement social selon son expérience propre et sa relation avec ses proches.

D’autres ont aussi observé que l’identité culturelle est surtout exprimée par la population de base puisqu’elle se reflète le mieux dans les activités informelles de la vie quotidienne. Réciproquement, l’identité ethnique, politique par définition, est considérée comme étant d’abord l’apanage de l’élite. Cette tendance est particulièrement illustrée dans un texte Kishigami (2002: 187). Ayant mené des recherches à la fois dans quelques villages du Nunavik et parmi les Inuit vivant en milieu urbain (Montréal), il constate que l’identité ethnique est surtout exprimée par les leaders politiques et les Inuit vivant en contexte multiethnique, soit dans les agglomérations urbaines ou dans les villages du Nord où la population est plus diversifiée tels Iqaluit ou Kuujjuaq. L’identité culturelle constituerait un outil dont l’Inuk se servirait afin d’échanger quotidiennement avec ses pairs alors que l’identité ethnique serait un outil politique employé par les Inuit vivant en contexte multiethnique afin de communiquer ou négocier avec les autres (ibid.: 189). Ainsi, pour les Inuit résidant dans les petites localités nordiques, l’identité ethnique ne serait pas une ressource nécessaire afin de donner un sens à leur vie sociale et ils seraient davantage portés à exprimer une identité culturelle dans leurs activités quotidiennes (ibid.: 187). De telles perspectives tendent à minimiser la présence et l’impact de l’identité ethnique au sein de la population locale pour en faire d’abord une caractéristique des discours de l’élite politique.

Or, si on adopte la définition de l’identité ethnique proposée par Dorais et Searles (2001: 11), l’analyse de nos données mène à un constat différent de celui de Kishigami et d’une partie de la littérature anthropologique contemporaine. Tout d’abord, le contexte multiethnique se présente, à notre avis, autant dans les petits villages de l’Arctique que dans les agglomérations urbaines du Sud ou les centres régionaux tels Iqaluit et Kuujjuaq. Certes, un petit village comme Quaqtaq est plus homogène culturellement, la grande majorité des résidants étant des Inuit s’exprimant la plupart du temps en inuktitut. Cependant, dans un tel village, l’altérité ne se présente pas seulement sous la forme de personnes physiques. La radio, les chaînes de télévision et Internet sont autant de moyens par lesquels le contexte multiethnique se manifeste dans la vie des Inuit. Les Nunavimmiut, bien qu’isolés géographiquement, sont aussi tout à fait ouverts à la réalité extérieure et cela transparaît dans leurs nombreux déplacements hors du village et de la région afin de participer à toutes sortes d’activités (congrès, formations, rassemblements religieux, etc.). De surcroît, l’analyse des transcriptions des entrevues et des audiences publiques révèle l’omniprésence de thèmes liés à l’affirmation d’une identité ethnique. En effet, la figure de l’Inuk constamment rebuté par les obstacles renvoie directement à la position politique et économique du groupe par rapport aux autres groupes des États québécois et canadien. La récurrence des thèmes du coût de la vie, des taxes, du nombre excessif de lois et des relations interculturelles problématiques est révélatrice de cette conscience qu’ont les Inuit du Nunavik de leur statut de minorité et de la position qu’ils occupent sur la scène nationale. La position du groupe par rapport aux autres est évaluée subjectivement selon ces considérations concrètes. Bref, l’identité ethnique constitue une ressource nécessaire dans la vie quotidienne d’un Inuk résidant dans un petit village du Nord pour donner un sens à la position qu’il occupe dans son environnement social.

Une identité situationnelle

L’identité ethnique apparaît, à la lumière de l’analyse de nos données, comme étant tout aussi présente parmi la population des petites communautés relativement homogènes du Nord que dans les discours officiels de leurs représentants politiques. Si elle est tout aussi saillante, elle s’exprime toutefois de façon différente. L’analyse des résultats obtenus et la diversité des points de vue permettent de poser une identité collective situationnelle, c’est-à-dire tributaire du contexte et de la position sociale des individus. En effet, tout indique que le groupe n’est pas nécessairement homogène, tant sur le plan politique qu’identitaire. Les définitions de l’identité collective varient selon les intérêts (politiques, économiques, culturels, etc.) de chacun, laissant ainsi entrevoir la coexistence de points de vue divergents, voire antagonistes dans certains cas.

L’affirmation identitaire au sein de la population locale s’exprime surtout autour d’aspects concrets de la vie quotidienne. Le coût de la vie, les lois et règlements mal adaptés au contexte local, ainsi que les rapports interculturels asymétriques dans le milieu du travail, constituent autant de difficultés concrètes auxquelles les Nunavimmiut se heurtent quotidiennement. De plus, les traits culturels mis de l’avant pour affirmer la spécificité du groupe ont une valeur affective. La langue et le rapport au territoire sont intégrés au quotidien et les individus y investissent du sens. La langue inuit se situe au fondement même de l’identité. Elle constitue aussi un moyen privilégié d’exprimer les valeurs inuit. Comme le démontre l’analyse de nos entrevues, le fait que ce soit d’abord sur le plan des différences dialectales qu’on se distingue des Inuit provenant d’autres régions circumpolaires témoigne de la place prépondérante qu’occupe la langue au niveau identitaire. Quant au lien avec le territoire, associé aux activités entourant la chasse, le simple fait qu’il soit le thème privilégié des conversations quotidiennes confirme la valeur affective que lui accordent les Nunavimmiut. Territoire et activités cynégétiques constituent d’ailleurs à leurs yeux, avec l’inuktitut, les principaux éléments de continuité entre les modes de vie ancestral et contemporain.

Parallèlement, les discours de l’élite témoignent d’une perspective résolument plus politique et régionale. L’affirmation du caractère distinct de la région et de ses habitants prend une place prépondérante dans leurs discours. Les Nunavimmiut se distinguent ainsi des autres Autochtones du pays par leurs avancées politiques ou leur capacité d’adaptation devant les défis posés par la modernité. Par ailleurs, les traits culturels censés affirmer la spécificité du groupe sont érigés en symboles servant des intérêts politiques. La langue inuit ou le rapport au territoire sont mis en exergue dans les discours officiels moins pour leur valeur intrinsèque ou leur préservation que pour symboliser les droits collectifs des Inuit (Dorais 1994: 258). Ainsi, la langue inuit et le rapport privilégié au territoire, en tant que symbole de la particularité des Nunavimmiut, justifient une forme d’autonomie politique permettant de répondre plus adéquatement au caractère distinct du groupe qu’ils représentent.

Des discours identitaires complémentaires

Plutôt que de les opposer, il nous apparaît maintenant possible d’envisager les discours identitaires du micro-niveau (population locale) et ceux du niveau intermédiaire (élite régionale) sous l’angle de leur complémentarité. En effet, bien que répondant à des besoins différents, l’affirmation identitaire à chacun des niveaux est néanmoins complémentaire.

Au sein de la population locale, l’identité collective donne un sens aux situations et expériences quotidiennes et permet de démontrer l’existence d’une certaine continuité dans un mode de vie inuit qui connaît des changements majeurs. Cette identité se construit dans un dialogue constant avec les autres qui comptent, soit les membres de la société dominante (les Canadiens-anglais et les Québécois francophones), en fournissant aux individus un cadre de référence dans leurs interactions et leurs relations interculturelles. De même, sous sa forme ethnique, l’identité collective permet de comprendre les problèmes et les défis auxquels les Inuit sont quotidiennement confrontés (coût de la vie, réglementations, relations de travail, etc.) en rapport avec la position du groupe à l’intérieur du cadre étatique canadien et québécois.

Du côté des leaders politiques inuit, l’affirmation identitaire se réalise également dans un rapport à l’autre. Leurs autrui privilégiés sont sans conteste l’État et les divers groupes qui le composent. En fait, l’identité collective évolue en fonction des rapports entretenus avec les États québécois et canadien. Se situant dans un contexte de quête de reconnaissance au niveau étatique, elle prend une dimension politique. Les leaders cherchent à affirmer la spécificité du groupe dont ils sont les représentants. L’affirmation du caractère distinct du Nunavik est un moyen, comme nous l’avons déjà mentionné, de promouvoir et de défendre les intérêts collectifs des Nunavimmiut. En misant sur la différence du groupe pour engager des revendications, ils expriment une identité collective qui relève de l’intérêt et agit en tant que source de mobilisation dans la poursuite d’objectifs politiques et économiques. En somme, l’affirmation identitaire au niveau de l’élite politique se caractérise et se démarque de celle de la population locale par sa dimension instrumentale.

Se construisant dans l’interaction avec les autrui privilégiés et par la sélection et la manipulation de symboles évocateurs, l’identité collective permet donc, d’une part, de donner une signification aux interactions et situations informelles propres au contexte local et, de l’autre, de promouvoir les intérêts collectifs des Nunavimmiut. Notre analyse rejoint de cette façon le constat de Daniel Bell (1975: 169) qui affirmait que si la dimension ethnique de l’identité collective prend une telle acuité de nos jours, c’est qu’elle combine parfaitement l’intérêt avec un fort attachement affectif.

Conclusion

L’analyse des données met en évidence la complexité de l’identité collective au Nunavik, laquelle prend des formes diverses selon le contexte et la position sociale des individus. Parmi ces manifestations de l’identité collective, nous avons constaté que l’identité ethnique apparaît plus prégnante parmi la population locale que ne le laisse croire un survol de la littérature anthropologique sur le sujet. Nous avons aussi voulu montrer qu’il est nécessaire de comparer les représentations identitaires recensées à chacun des niveaux identifiés par Fredrik Barth afin de comprendre plus en profondeur la construction de l’identité inuit contemporaine au Nunavik. En plus de révéler les caractéristiques propres à chacun de ces discours, la mise en parallèle de l’affirmation identitaire permet de rendre compte à la fois de leur complémentarité et des dynamiques participant au processus de construction identitaire.