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Introduction

Lieux où les conditions climatiques sont particulièrement difficiles, où l’environnement apparaît comme hostile à toute présence humaine, les mondes polaires sont aujourd’hui source de splendeur et de fascination. Si, pendant longtemps, ces régions sont restées exclues de nombreuses activités économiques, le développement de l’activité touristique est aujourd’hui en pleine expansion. En effet, les progrès technologiques facilitant l’accessibilité des milieux polaires, la fin de la Guerre froide, l’évolution dans les préférences des consommateurs et le développement de nouveaux marketings ont entraîné depuis une trentaine d’année une forte augmentation du tourisme dans les régions septentrionales (Hall et Johnston 1995). Le tourisme de croisière participe en grande partie à cette croissance, l’achalandage des bateaux étant de plus en plus important (Grenier 2003; Lück et al. 2010; Marsh et Staple 1995; Stewart et al. 2010). L’ouverture de nouvelles routes navigables et l’extension de la saison touristique avec le réchauffement climatique sont des éléments jouant en faveur d’un développement touristique de ce territoire (Etienne 2005; Hall et al. 2009).

Le tourisme n’est cependant pas aisé à développer dans ces régions difficilement accessibles. Si, pour le monde occidental, «la révolution touristique» s’organise depuis le XVIIIe siècle (MIT 2011), pour les communautés inuit de l’Arctique canadien, le secteur touristique fait partie des nombreux changements à intégrer dans les modes de vie depuis seulement une trentaine d’année. Même si le tourisme dans la région est antérieur aux années 1980, la participation des populations inuit à l’organisation et au développement de ce secteur d’activité est priorisée pour la première fois par la stratégie pour le développement du tourisme communautaire lancée par les Territoires du Nord-Ouest en 1983 (Corless 1999). Le tourisme communautaire privilégie l’implication des acteurs locaux dans la planification, l’organisation et la gestion des activités touristiques, favorisant ainsi leur pérennisation (Beeton 2006). La politique de 1983 s’est élaborée parallèlement à l’effondrement du marché des fourrures suite à l’embargo européen sur l’importation des produits du phoque. La perte financière provoquée par cet embargo a modifié profondément les structures socio-économiques des populations inuit, qui se sont alors tournées vers d’autres secteurs d’activités tels que le développement touristique (Wenzel 1991, 2008). La mise en oeuvre du tourisme communautaire vise à aider les communautés inuit à inverser une tendance selon laquelle l’industrie touristique dominée par des intérêts extérieurs bénéficie de la plupart des profits de ce secteur d’activité, ne laissant aux populations locales que les impacts négatifs (Butler et Hinch 2007: 4; Johnston 2006).

Cette politique, conjuguée à la demande croissante en matière de voyages responsables, respectant à la fois l’environnement naturel et culturel du lieu de destination, a entraîné une accélération du tourisme autochtone (Blangy 2010: 59; Getz et Jamieson 1997; Notzke 2006). Le tourisme autochtone regroupe «les activités touristiques dans lesquelles les populations autochtones sont directement impliquées, dans la mesure où 1) elles contrôlent le tourisme, et/ou 2) la culture est l’attraction principale de l’activité touristique» (Hinch et Butler 1996: 9, notre traduction). La première partie de cette définition intègre le tourisme communautaire alors que la deuxième fait référence au tourisme culturel organisé auprès des populations autochtones. Cette définition du tourisme autochtone est donc assez large et peut comprendre un panel d’activités très diverses (allant des activités non autochtones mais contrôlées par des Autochtones à des activités autochtones contrôlées par ces derniers).

Dans cet article, nous utiliserons le terme «tourisme communautaire». Nous ferons également référence à d’autres formes de tourisme, distinguées en fonction des activités pratiquées dans le cadre du voyage. Ainsi, il sera question du tourisme de chasse (de la faune sauvage) et du tourisme de découverte de l’environnement (nature-based tourism). Dressler et al. (2001: 35-36) regroupent sous ce vocable l’écotourisme, où la découverte de l’environnement naturel est la composante première du voyage, et le tourisme culturel qui vise à découvrir le milieu de vie des populations locales et leurs pratiques culturelles (p. ex., artistiques).

Certains auteurs voient dans le développement du tourisme par les Inuit une forme d’adaptabilité pour faire face aux profondes transformations du système socio-écologique de ces populations (p. ex., Hall et Saarinen 2010), ce qui finit par affecter la résilience de ce dernier (Ruiz-Ballesteros 2011). La résilience est «la capacité d’un système à absorber les perturbations et à se réorganiser afin de garder les mêmes fonction, structure, identité et réactions en cas de transformations» (Walker et al. 2004: en ligne, notre traduction). Or, à l’heure actuelle, les limites des capacités de résilience des populations inuit ou les impacts des mesures adaptatives ne sont pas encore bien connus (Anisimov et al. 2007: 661).

Le présent article s’intéresse aux conditions du développement touristique et à ses adaptations à l’environnement changeant de la communauté inuit d’Arviat, au Nunavut. Notre recherche essaye notamment de comprendre les dynamiques du tourisme de chasse et du tourisme d’observation chez les Inuit. Nous commencerons par une description de la principale forme de tourisme à Arviat: le tourisme de chasse. Puis nous discuterons du développement récent d’un programme de tourisme de découverte de l’environnement inuit. Nous verrons que si sa thématique tourne autour de l’observation de la faune sauvage, ses ambitions sont beaucoup plus larges. En effet, il vise une mise en oeuvre et une appropriation du tourisme par la communauté en renforçant les capacités d’adaptation de celle-ci (p. ex., Armitage et al. 2011; Berkes et Armitage 2010; Folke et al. 2010; Gupta et al. 2010; Walker et al. 2004).

Terrain et méthodologie

L’enquête de terrain s’est concentrée sur l’adaptation du secteur touristique à Arviat[1], communauté inuit de 2500 habitants située au sud-ouest du Nunavut dans la région de Kivalliq. Ce village s’avère particulièrement intéressant pour analyser les dynamiques touristiques au Nunavut puisqu’il est, depuis 2008, au centre du développement du tourisme de découverte de l’environnement.

Les résultats présentés ici sont le fruit d’une analyse de la littérature scientifique portant sur le développement touristique du Nunavut, complétée par une enquête de terrain réalisée en mai 2011 à Arviat. Vingt entretiens semi-directifs[2] ont été menés avec 19 principaux acteurs d’un programme de développement touristique de la communauté: le Arviat Community Ecotourism project. Trois groupes ont pu être identifiés: l’équipe gérant le lancement du programme, comprenant principalement des consultants employés par Nunavut Tungavik Inc. (NTI)[3], les gestionnaires du territoire (employés de la communauté, maire, député, organisation de chasse et pêche) et les Arviarmiut investis dans le développement touristique du village (troupes de danse et de chant, pourvoyeurs, guides locaux, employés pour l’accueil, etc.). Des séances d’observations ont également été réalisées lors des formations touristiques données aux Arviarmiut et d’une journée organisée par la communauté auprès d’opérateurs touristiques extérieurs. L’ensemble des observations a été consigné dans des comptes rendus de terrain qui ont été analysés et interprétés. Un traitement qualitatif des données, par une analyse thématique, a finalement été réalisé. Si les données de cette enquête sont restreintes à la communauté d’Arviat et reflètent un programme en cours de développement, l’analyse menée permet d’interroger des enjeux touristiques plus larges et de formaliser une réflexion sur les capacités de résilience de la société inuit devant un système socio-écologique en constante évolution.

Le tourisme de chasse

Le tourisme de chasse a réussi à s’implanter dans la communauté d’Arviat. Il concerne aujourd’hui principalement la chasse au caribou, au boeuf musqué et au loup. La chasse sportive passe par l’intermédiaire d’un pourvoyeur local, issu d’une famille métisse. Il organise chaque année, et ce depuis près de 10 ans, des séjours de chasse et pêche. Son activité a été florissante, passant de 22 chasses au caribou la première année à 61 chasses dès l’année suivante. Un réseau d’acteurs (guides, aides guides et cuisiniers) est mobilisé pour l’organisation de ces séjours. Actuellement, d’autres Arviarmiut commencent à développer leurs propres activités dans ce secteur. Ce tourisme est reconnu pour sa rentabilité car même si le nombre de chasseurs est limité, l’impact financier pour la communauté est particulièrement important (Freeman et Wenzel 2006; Notzke 1999a; Wenzel 2008).

Le tourisme de chasse est cependant dépendant des transformations du système socio-écologique. Tout d’abord, l’évolution rapide des écosystèmes arctiques liée aux changements climatiques globaux a un impact sur la disponibilité des ressources fauniques traditionnellement chassées dans la région. Au point de vue social, les nouvelles relations des sociétés occidentales envers la nature transforment les préférences récréo-touristiques, la chasse pouvant être critiquée (Franklin 1999; Kellert 1996). Combinées, ces transformations ont le potentiel de restreindre le tourisme de chasse. Par exemple, à Arviat, la chasse sportive à l’ours polaire était possible entre 1996 et 2008 mais elle a pris fin en raison de la forte baisse des quotas attribués au village, l’état de la population d’ours polaires de l’ouest de la baie d’Hudson étant jugé critique. La fermeture de ce type de tourisme de chasse a eu des impacts économiques sur l’ensemble de la communauté et l’activité du pourvoyeur local (Tyrrell 2006). Celui-ci avait commencé la chasse à l’ours polaire en 2006. Cette activité étant très lucrative, la baisse des quotas a ainsi représenté une perte d’argent directe. Ce pourvoyeur explique:

En 2008, notre quota d’ours polaires a été fortement réduit, donc je n’ai obtenu aucun permis cette année-là. Les pertes économiques pour mon entreprise et la communauté ont été énormes. Je suis encore en train de m’en remettre aujourd’hui. J’ai fait de gros investissements dans ma pourvoirie. Je souhaitais offrir un service haut de gamme avec des guides bien entraînés. La chasse à l’ours polaire devait financer beaucoup d’entre eux.

pourvoyeur, mai 2011

Cet exemple est significatif des difficultés auxquelles doivent faire face les entrepreneurs du tourisme autochtone au Nunavut. S’il s’agit ici d’un témoignage privé, il est important de garder à l’esprit que l’entreprise de ce pourvoyeur emploie plusieurs guides et aides inuit. La fermeture de cette seule chasse sportive à l’ours polaire, en raison des besoins humains et matériels importants, a eu de nombreux impacts et des répercussions économiques sur l’ensemble de la communauté: pertes d’emplois, de salaires, d’investissements (voir Dowsley 2009; Wenzel 2008). Les mesures politiques prises pour pallier les transformations du système socio-écologique de l’Arctique accroissent donc la vulnérabilité des entreprises locales et entravent leur pérennisation.

De plus, l’organisation de la chasse sportive en général offre aux jeunes Inuit la possibilité de retrouver un lien avec le gibier en se formant auprès d’anciens chasseurs, et de ressentir une fierté identitaire par la mise en application de savoirs traditionnels devant des chasseurs occidentaux (Tyrrell 2009). Les pertes liées à la baisse de la chasse sportive à l’ours polaire ne sont donc pas uniquement financières, mais aussi sociales.

Enfin, de manière indirecte, la fermeture de cette chasse sportive a également des impacts environnementaux. Une telle fermeture serait contre-productive sur le plan de la protection de l’animal, puisque celui-ci n’a plus de valeur monétaire. Ainsi, certains Arviarmiut auraient moins de scrupules qu’avant à tirer sur un ours posant des problèmes de sécurité à proximité du village car ce dernier ne rentrerait plus dans un quota du tourisme de chasse (pourvoyeur, guides, propriétaire de traîneau à chiens, mai 2011). Si cet argument est avancé par les principaux acteurs impliqués dans ce tourisme, et doit donc être considéré avec un certain recul, le sentiment négatif à l’égard d’ours venant à proximité du village est généralisé. Ces perceptions pourraient changer si une activité économique venait contrebalancer ces problèmes de sécurité difficiles à gérer (Association des chasseurs et trappeurs, mai 2011).

Actuellement, le statut de la chasse sportive à l’ours polaire au sein de la communauté d’Arviat est susceptible d’évoluer à nouveau. En effet, à l’automne 2011, après consultations des communautés, le gouvernement du Nunavut a décidé d’augmenter les quotas de l’ouest de la baie d’Hudson (George 2011). Cette augmentation reste fortement critiquée par l’Union internationale pour la conservation de la nature qui considère que cette décision va à l’encontre des traités signés pour la protection de l’ours polaire depuis 1973 (IUCN 2011).

Les barrières culturelles au tourisme d’observation

En attendant une possible réattribution de quotas d’ours pour la chasse sportive à Arviat, le pourvoyeur local a développé une stratégie adaptative: la réutilisation de son camp de chasse pour du tourisme d’observation de la faune. Le développement de cette forme de tourisme n’est cependant pas aisé au Nunavut et doit réussir à dépasser de nombreux enjeux culturels.

Tout d’abord, un problème de compatibilité entre activités touristiques et activités traditionnelles peut se poser (Dressler et al. 2001; Hinch 1998; Johnston 1995: 38-39). Par exemple, plusieurs études ont montré que le tourisme d’observation et la chasse traditionnelle à la baleine au sein d’un même territoire ont des effets indésirables pour les deux parties (Dressler et al. 2001; Hinch 1998). Du côté des Inuit, cela entraîne la diffusion de vidéos qui, sorties de leur contexte, donnent une mauvaise publicité pour le développement futur du tourisme dans la région. L’attitude de certains touristes en réaction à la chasse à la baleine renforce également les craintes concernant le «syndrome Greenpeace»[4], accroissant la méfiance de la population locale face aux visiteurs (Notzke 1999b: 67).

Du côté touristique, la vue de la mise à mort d’un animal peut avoir un impact sur la qualité du voyage effectué (Hinch 1998). Seule une gestion territoriale adaptée (adoption de règles strictes du développement touristique et leur diffusion auprès des opérateurs touristiques combinée à une répartition spatiale des activités) permet l’organisation d’activités cynégétiques et non cynégétiques dans un même espace-temps (Dressler et al. 2001). Pour l’instant, les Arviarmiut n’ont pas encore été confrontés à une situation de conflit entre activités traditionnelles et tourisme puisque le tourisme d’observation n’est pas encore développé dans la communauté. Interrogés sur ce problème de compatibilité, les trois guides en formation pour ce type de tourisme se sont montrés confiants face à une telle situation. L’un d’eux explique: «Nous sommes une communauté de chasseurs, nous chassons pour notre nourriture. Je suis un chasseur moi-même. J’inciterais donc les visiteurs à comprendre que nous chassons pour nous nourrir. Au lieu d’aller au supermarché, nous allons à la chasse sur le territoire. Le tout c’est d’être préparé et de leur dire cela» (guide en formation, mai 2011).

Lors de nos entretiens, les Arviarmiut ont clairement reconnu que de possibles conflits entre tourisme d’observation et activités traditionnelles de chasse seraient liés à un problème de rencontre interculturelle, reconnaissant ainsi leur rôle de médiateurs (Smith 1989; Smith et Brent 2001). Ces guides ont même formalisé un discours pour réussir à faire accepter les activités de chasse traditionnelle. Comme le montrait la citation précédente, ce discours est basé sur les ressemblances et dissemblances entre Inuit et visiteurs en matière de consommation de viande. Le visiteur serait invité à comprendre que manger de la viande est essentiel dans la culture inuit et que la seule différence avec sa culture est le moyen de s’approprier cette ressource. Ainsi, au lieu de mettre en place tout un système industriel de production de viande (élevage, abattoir, réseau de distribution), les Inuit prélèvent directement celle-ci à la source par la chasse (guide en formation, mai 2011).

Des réticences internes à la communauté apparaissent également face au développement du tourisme d’observation. Ainsi, guider des chasseurs est perçu comme étant plus facile et accessible aux Inuit que guider des touristes voulant prendre des photos (Notzke 1999a). Un guide de chasse habitué à travailler avec les chasseurs sportifs a souligné sa réticence à travailler avec une nouvelle clientèle touristique. En effet, les chasseurs sportifs sont souvent des personnes qui viennent pour la chasse, n’ayant pas forcément de grandes exigences de confort. La satisfaction de cette clientèle est assurée en cas de chasse réussie. La clientèle du tourisme d’observation est en revanche jugée plus difficile à satisfaire. Pour ces touristes, la simple vue d’un animal n’est pas suffisante pour que le voyage soit réussi; encore faut-il pouvoir l’approcher, faire une belle photo, être bien encadré, que la nourriture soit bonne, etc. Dans l’imaginaire des guides, les touristes d’observation sont comme des enfants dont il va falloir s’occuper et qu’il faut accompagner à tout instant, alors que les chasseurs sportifs sont considérés comme beaucoup plus indépendants. Un des guides de chasse interrogés expliquait qu’il ne cherchait pas à accompagner des touristes d’observation même s’il suivait une formation en ce sens. Il ne souhaitait pas avoir une surcharge de travail avec ces clients et devoir s’occuper d’eux attentivement (guide, mai 2011).

Le tourisme d’observation ne faisant pas partie de la culture inuit, il y a une barrière culturelle à surmonter. Un Arviarmiuk explique:

Je ne vois vraiment rien de négatif avec l’écotourisme. C’est simplement une bifurcation qu’il va falloir apprendre. Il faut vraiment réussir à avoir des gens spécialisés et qui arrivent à vraiment comprendre ce qu’est l’écotourisme, car nous sommes une culture de chasseurs et de pêcheurs. Pour nous c’est numéro 1. Pour nous, l’écotourisme c’est un nouveau concept. Cela va prendre du temps pour que les gens apprennent.

pourvoyeur local, mai 2011

L’appropriation et le degré de contrôle du tourisme par les populations locales sont considérés comme des éléments majeurs pour son implantation dans une communauté (Anderson 1991; Grekin et Milne 1996). Or, les activités d’observation de la faune et la pratique de la photographie ne sont pas des éléments inhérents à la culture Inuit. En effet, le tourisme d’observation réinterroge le rapport que les Inuit entretiennent avec l’animal. Dans la culture inuit, l’animal est chassé. La chasse exige de garder une distance raisonnable avec la bête. Par contre, l’acte de photographier implique une réduction de la distance physique entre l’humain et l’animal. L’apprentissage du tourisme d’observation demande du temps et une implication soutenue des Arviarmiut dans des formations enseignant l’utilisation de nouveaux outils. Les guides d’Arviat ont ainsi testé un système de barrières électriques permettant de rester en sécurité même si un ours polaire est proche. Le recours à l’arme à feu n’est envisagé qu’en cas d’absolue nécessité. L’un d’eux explique:

Nous avons testé une barrière électrique autour de la tente l’automne dernier pendant notre formation. Un ours polaire est venu pendant la nuit. Son nez a touché la barrière et il a fui. Donc, cela marche. […] Mais vous devez être en alerte. Si l’ours polaire veut passer cette barrière, il est capable de venir. Donc, nous avons besoin d’autres moyens dissuasifs pour garder une distance.

guide, mai 2011

Il peut sembler paradoxal que des chasseurs attachés aux traditions soient prêts à intégrer ces nouvelles technologies pour assurer une approche de l’animal sans le tuer. Si les perspectives économiques que le tourisme d’observation semble ouvrir expliquent en partie que les Arviarmiut s’y investissent, le désir d’apprentissage de techniques modernes (anciens Arviarmiut, mai 2011) et le fait de s’ouvrir à de nouvelles personnes (jeune Arviarmuk, mai 2011) sont aussi des éléments moteurs. L’intégration de ces techniques et le soutien des Arviarmiut au développement du tourisme d’observation sont assurés par un programme de développement touristique de la communauté en cours de réalisation.

Vers de nouvelles dynamiques touristiques

Le village d’Arviat connaît actuellement un renouvellement de son activité touristique car le village est au coeur d’un programme de développement du tourisme de découverte de l’environnement. Ce projet est porté par la Nunavut Tunngavik Inc. et la région de Kivalliq. Il est issu de l’Entente sur les répercussions et les avantages pour les Inuit relative aux réserves nationales de faune et aux refuges d’oiseaux migrateurs signée en 2008. Cette entente vise à compenser la création d’espaces protégés en assurant un dédommagement financier, social et culturel au profit des communautés inuit concernées. Dans le cas d’Arviat, l’entente a permis de créer un fond de subventions pour le développement touristique. Dans la région de Kivalliq, la communauté d’Arviat a été sélectionnée en raison de son potentiel touristique (consultant en tourisme, octobre 2010 et mai 2011) et en 2008 un programme de développement touristique y a été lancé pour cinq ans. Il vise à promouvoir les synergies d’acteurs autour de divers services qui seraient offerts au sein de la communauté et qui assureraient un panel d’activités suffisant pour attirer des visiteurs et les garder plusieurs jours au sein de la communauté.

L’idée est de faire venir les touristes pour les opportunités d’observation de la faune, et de les faire rester trois ou quatre jours pour vivre une expérience culturelle au sein de la communauté. Quand ils seront là, ils découvriront la culture inuit, nous leur offrirons un bon programme. Je suis certain que les visiteurs l’apprécieront. Ils ne vont pas venir pour cela, mais quand ils seront là, ils réaliseront que leur voyage est bien plus riche que ce qu’ils avaient pu imaginer.

consultant en tourisme, mai 2011

La faune arctique est ici considérée comme étant le but du voyage en raison de l’attrait qu’elle exerce (Chanteloup à paraître; Notzke 1999a, 1999b). La communauté d’Arviat souhaite développer le tourisme d’observation autour de l’ours polaire et des caribous. Le village est situé sur le chemin de migration des ours polaires qui remontent de Churchill, Manitoba, lors de la formation de la banquise à l’automne. La présence répétée d’ours, de la fin octobre au début décembre, aux alentours de la communauté permettrait son observation. La situation géographique d’Arviat, en raison de sa proximité avec Churchill, présente un avantage certain (Lemelin et al. 2011). Churchill est connu internationalement comme étant «la capitale de l’ours polaire»; le travail de marketing pour promouvoir un tourisme d’observation autour de cette espèce est donc déjà bien établi (Lemelin et Smale 2006; Selwood et Lehr 1999). Les concepteurs du programme de développement touristique d’Arviat espèrent profiter de la clientèle de Churchill en lui offrant la possibilité d’avoir une expérience encore plus intense et traditionnelle de l’Arctique en approchant les ours polaires en pleine nature avec l’aide d’un guide autochtone (et pas seulement en véhicules tout terrain comme proposé à Churchill).

Le deuxième animal autour duquel Arviat souhaite établir son développement touristique est le caribou. Le village est situé sur le chemin de migration des caribous de la harde Qamanirjuaq. Chaque printemps, près de 348 000 caribous quittent la ligne des arbres au nord du Manitoba pour se rendre sur leur territoire de reproduction situé à quelques centaines de kilomètres au nord d’Arviat. Le tourisme autour du caribou n’est que peu développé au Nunavut. Seul le village de Baker Lake, situé à proximité du troupeau de Beverly, offre des possibilités touristiques autour de cet animal, mais peu d’acteurs locaux ont choisi d’investir sur ce thème (Blangy 2011). Or, selon les consultants en tourisme, un tel produit pourrait être porteur (consultant en tourisme, mai 2011). Un test réalisé en mai 2011 auprès des opérateurs touristiques d’Arviat n’a cependant pas été concluant car les caribous avaient cette année-là du retard par rapport aux années précédentes et se situaient à plusieurs centaines de kilomètres de la communauté. Malgré les efforts déployés par les guides, l’observation de l’animal n’a pas été possible. Cette situation souligne un des risques inhérents au tourisme d’observation en nature. La vue et l’approche d’un animal n’étant pas garanties, il est alors important que les attentes touristiques non satisfaites puissent être compensées par d’autres expériences, telles que des activités culturelles (consultant en tourisme, mai 2011).

Le tourisme communautaire

Le programme développé à Arviat favorise le tourisme de découverte de l’environnement, où l’observation d’animaux, telle qu’on la propose à Churchill (Lemelin 2006; Lemelin et Wiersma 2007), est dépassée pour être intégrée à une expérience culturelle plus large. Ainsi, différentes activités complémentaires sont développées: la visite guidée du village, l’exposition muséographique de l’office de tourisme, la pratique du traîneau à chiens, le partage d’histoires orales avec la présentation d’objets traditionnels dans une tente inuit, ainsi qu’un spectacle de danses et de chants traditionnels. Ces activités dépendent de l’investissement de différents acteurs multi-générationnels. Elles font appel à divers savoir-faire locaux, et en créent de nouveaux. Elles ont été proposées par les habitants d’Arviat et sont soutenues par le programme. Celui-ci essaye de mettre en oeuvre un tourisme communautaire en créant et renforçant les capacités de décisions et de contrôle afin de favoriser le développement socioéconomique local (Choi et Murray 2010; Jamal et Getz 1995). Le programme s’efforce également de ne pas générer d’impact négatif sur les écosystèmes, sources de vie pour les communautés locales (Beeton 2006; Corless 1999; Okazaki 2008).

L’idée du tourisme communautaire n’est cependant pas nouvelle au Nunavut; le développement local du tourisme était déjà la préoccupation majeure du gouvernement des Territoires du Nord-Ouest dans les politiques touristiques des années 1980 (Corless 1999; Robbins 2007). La communauté d’Arviat avait alors bénéficié de la construction d’infrastructures touristiques (un centre d’information et un hôtel) et de programmes de formation pour la qualification de guides. L’ensemble de ces mesures n’avait pas permis au tourisme de nature de s’implanter dans l’économie du village (maire d’Arviat et responsable municipal du développement économique, mai 2011). En effet, après quelques années d’un faible développement touristique, les visiteurs n’étaient pas au rendez-vous. C’est pourquoi le centre d’information est aujourd’hui davantage utilisé pour des réunions associatives, tandis que la clientèle de l’hôtel se compose de travailleurs intermittents ou de gens d’affaires plutôt que de familles en vacances. Par manque d’infrastructures offrant divers services et de personnes ressources impliquées dans le développement touristique, le tourisme lancé dans les années 1980 a complètement périclité (responsable chargé du développement économique, mai 2011). À l’époque, les Inuit qui participaient au développement du tourisme ne disposaient ni des réseaux, ni des connaissances suffisantes de cette industrie pour l’implanter. Un couple inuit ayant travaillé dans une auberge à Arviat dans les années 1980 explique:

Nous avions beaucoup de visiteurs dans les années 1980 mais cela s’est arrêté lorsque la personne qui s’en occupait est morte. Nous avons alors simplement stoppé notre activité. Nous accueillions les visiteurs dans notre maison, mais c’était une autre personne qui répondait au téléphone, c’était cette personne qui nous disait que des gens allaient rester chez nous. Nous ne savions pas comment contacter les gens du sud parce que nous n’avions pas de téléphone. Alors nous avons simplement arrêté.

Arviarmiut M. et A., mai 2011

Ce témoignage montre les enjeux d’ajustements entre ce que requiert le secteur de l’industrie touristique (la manière dont ce secteur s’organise dans le monde occidental) et les capacités des populations locales (ce qui est mis en oeuvre concrètement sur le terrain en termes d’infrastructures, de services touristiques, de services à la clientèle, etc.). Cet exemple démontre la nécessité de mettre en réseau à l’échelle locale les différents acteurs du tourisme. Il éclaire également les enjeux que pose le renouvellement de ces réseaux. En effet, le développement touristique repose sur des éléments matériels (la présence d’infrastructures pour l’accueil et le développement de services à la clientèle) et humains (investissement de différents acteurs, une coordination suivie entre ceux-ci, accès à la clientèle, etc.) (Delisle 2008; Grekin et Milne 1996; Smith 1989; Woodley 1999). Des facteurs externes jouent également sur le développement du tourisme dans la région, tels que le contrôle des tours-opérateurs sur les destinations touristiques vendues aux visiteurs, la concurrence des autres destinations arctiques plus accessibles telles que l’Alaska ou le Yukon, l’environnement changeant qui entraîne des difficultés de planification, les coûts de l’accès au territoire, etc. (Grekin et Milne 1996; Hashimoto et Telfer 2004; Smith 1989; Woodley 1999). Le développement touristique à Arviat tend à répondre à ces enjeux, l’argent attribué au programme n’ayant pas été directement utilisé pour la construction d’infrastructures touristiques (ecolodge, musée, etc.), mais plutôt investi dans l’humain (éducation et formation).

Pérenniser l’activité touristique

Le programme de développement touristique d’Arviat a investi dans le renforcement des capacités de résilience de la communauté afin de permettre le passage du tourisme de chasse au tourisme d’observation. Par exemple, le programme accompagne le pourvoyeur local dans une stratégie adaptative. Comme on l’a vu plus tôt, suite à la fermeture de la chasse sportive à l’ours polaire, celui-ci s’est tourné vers le tourisme d’observation et souhaite le développer dans son camp de chasse. Il a également incité ses guides de chasse à suivre les formations sur ce type de tourisme. À Arviat, la mise en oeuvre du tourisme d’observation se fonde donc sur une réadaptation des réseaux de la chasse sportive, tout en les réinventant avec de nouveaux acteurs (guides non impliqués dans la chasse sportive) et de nouveaux outils (appareils photographiques, barrières électriques).

Le programme aide également au transfert de compétences entre les intervenants extérieurs et les Arviarmiut afin d’assurer une pérennisation de l’activité touristique. Ce travail est actuellement en cours avec la formation d’une coordinatrice touristique au village. Une grande partie de la réussite du programme dépend de cette personne car c’est elle qui sera chargée de la planification et de l’organisation touristique de la communauté. Cette coordinatrice touristique peut s’appuyer sur d’autres acteurs locaux en charge d’activités touristiques. Le pourvoyeur est ainsi un acteur clé pour toute activité en lien avec la faune sauvage. Au niveau des activités culturelles, une chef de groupe est responsable de la troupe de spectacle. C’est elle qui s’assure de la présence de chacun aux répétitions, et qui réunit les personnes du village si une performance doit être réalisée pour des visiteurs. Ces acteurs sont essentiels pour la mise en pratique du tourisme car ils agissent comme des médiateurs culturels entre les Inuit et les visiteurs (Smith 1989; Smith et Brent 2001).

L’un des enjeux majeurs est ici la participation continue de ces personnes clés qui, pour des raisons personnelles ou en raison d’imprévus, peuvent se retirer du tourisme. C’est pourquoi chaque fonction a été autant que possible doublée afin de pallier leur absence potentielle. Ce travail est en cours de réalisation et s’avère difficile car les personnes formées en remplacement sont moins impliquées dans le programme que les premières, ce qui influe sur leur motivation. La nature saisonnière du tourisme renforce ce problème de motivation puisque les différents acteurs sont souvent impliqués dans d’autres activités tout au long de l’année, le nombre de touristes n’étant pas suffisant pour assurer une stabilité de l’emploi.

Si les acteurs impliqués dans le programme sont aujourd’hui enthousiastes à l’idée de développer le secteur touristique à Arviat, certains biais restent encore à dépasser et de nombreuses incertitudes subsistent. Le soutien du programme par l’équipe de consultants venant de l’extérieur apparaît essentiel à long terme. En effet, plusieurs acteurs ont déjà fait connaître leur intention de sortir du programme en raison des difficultés administratives auxquelles ils devaient faire face. Seul le soutien de l’équipe de consultants les a dissuadés d’abandonner en les aidant à constituer leurs dossiers ou à retravailler ces derniers en cas de blocage. Il existe donc des risques inhérents à cette situation, notamment que le contrôle et l’appropriation du tourisme au sein de la communauté ne soient pas finalisés.

De plus, le développement touristique de la communauté est encore dépendant financièrement de l’aide extérieure. Par exemple, chaque répétition de la troupe de spectacle donne lieu à une rémunération pour l’instant financée par le programme. L’incertitude reste forte sur le maintien d’un tel système lorsque le programme sera terminé. L’objectif est que les sommes perçues proviennent de contrats touristiques que la communauté aura réussi à passer avec des agences de voyages. Cela permettrait un autofinancement des dynamiques touristiques impulsées dans le village même si, à l’heure actuelle, rien ne garantit la mise en place d’un tel système.

Malgré ces enjeux, il est important de reconnaître que le programme met en oeuvre des mesures venant renforcer les six dimensions des capacités adaptatives identifiées par Gupta et al. (2010: 462) (Tableau 1). Les principaux apports du programme concernent les capacités d’apprentissage, les qualités de direction et les ressources. En effet, une grande partie du financement du projet est consacrée aux capacités d’apprentissage: les formations développées visent à concevoir de nouveaux services touristiques (service à la clientèle, nouvelles activités) mais aussi à renforcer les capacités entrepreneuriales (innovation, planification, recherche de financement). Ainsi, l’entrepreneuriat privé est fortement encouragé, les Arviarmiut étant incités à aller jusqu'au bout de leur plan d’entreprise. En termes de ressources, le programme a permis la création d’un emploi à temps plein au sein de la municipalité pour la coordination touristique. Cet emploi est occupé par une Arviarmiuk afin de favoriser une implantation locale et de transférer la gouvernance du développement touristique. L’objectif est de permettre à la communauté de pouvoir rebondir en cas d’échec du programme. Ainsi, les dynamiques lancées pendant près de cinq ans auprès des acteurs locaux pourraient être créatrices de nouveaux projets de développement et d’innovation, même si au terme du présent programme le tourisme de découverte de l’environnement n’arrive pas à s’implanter durablement.

Tableau 1

Les capacités adaptatives développées par le programme de tourisme de découverte de l’environnement d’Arviat (d’après Gupta et al. 2011: 462).

Les capacités adaptatives développées par le programme de tourisme de découverte de l’environnement d’Arviat (d’après Gupta et al. 2011: 462).

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Conclusion

L’adaptation de l’industrie touristique aux changements du système socio-écologique représente un défi majeur pour son avenir en milieu arctique. Le tourisme chez les Inuit est à analyser comme un système dynamique nécessitant une adaptation de ses stratégies de développement aux niveaux local et global, ainsi qu’une réorganisation et une redéfinition des produits proposés. Il implique aussi un changement de valeurs et une adaptation conceptuelle constante du tourisme par les communautés inuit.

L’étude du programme de développement touristique du village inuit d’Arviat, au Nunavut, s’est intéressée aux adaptations locales face aux changements du système socio-écologique. Il en découle que suite à la transformation du marché de la chasse sportive et à la nouvelle demande en matière de tourisme de découverte de l’environnement, les communautés inuit sont appelées à faire évoluer les services proposés. Or une telle évolution n’est pas évidente à mettre en place en raison de certains biais culturels. Il est cependant possible d’accompagner les villages inuit dans cette transformation du tourisme en renforçant les capacités adaptatives des acteurs, ce qui agit in fine sur la résilience des communautés inuit. Lancé en 2008, le programme d’Arviat était planifié sur cinq ans. Il serait intéressant de mettre en place un observatoire des dynamiques touristiques au sein du village et de voir si celles qui ont été impulsées par le programme se poursuivent, permettant ainsi d’analyser les facteurs de résilience en lien avec le tourisme communautaire.