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Depuis que les sociétés inuit existent, les animaux se trouvent au coeur de leur existence puisqu’ils sont leur unique source de subsistance. Profondément ancrée dans la conscience des Inuit, cette évidence a durablement marqué leurs relations et façonné la manière dont ces derniers les perçoivent et se les représentent.

Dans un contexte historique où les moyens techniques disponibles étaient limités, la dimension intellectuelle du rapport à la faune était primordiale. C’est peu dire que pour les Inuit, les animaux constituent une matière à penser, dans leurs différents aspects naturaliste, cynégétique, symbolique, cosmogonique, écologique, esthétique, rituel… Si le rapport des animaux aux humains reste conceptuellement déterminant, ils sont en même temps pensés dans une optique inter-animale, impliquant toutes sortes de mises en relation. La classification et la nomenclature zoologiques en sont les manifestations les plus éloquentes mais les constructions symboliques s’inscrivent dans une même perspective.

L’idée que des relations particulières existent entre certains animaux est très présente dans la pensée inuit, l’ethnographie en fournit moult exemples (Holtved 1967 ; Laugrand et Oosten 2010, 2015 ; Randa 1994, 1996, 2002a, 2002b ; Spencer 1976). À l’observation faite par Spencer pour l’Alaska septentrional (1976, 266) : « Despite the vague attention to a land-sea dichotomy, there was a sense of certain land animals being related to or having counterparts in those of the sea », fait écho, au Groenland du Nord, celle de Holtved (1967, 159) : « There seems in this to be some survival of the old belief that certain animals are each others’ doubles or have a certain relationship to one another. »

L’objectif de cet article est précisément d’interroger la manière dont l’imaginaire représente les relations entre animaux, notamment dans la tradition orale, en les inscrivant dans leur contexte naturaliste. Mon attention s’est portée sur quelques figures emblématiques qui illustrent cette façon de penser.

Animaux-équivalents

C’est par un effet miroir, en grande partie à partir de l’opposition conceptuelle entre la terre et la mer, que certains animaux sont représentés comme des équivalents d’autres animaux et, de ce fait, constituent avec eux des paires[1]. Le rapport d’équivalence implique le principe d’analogie, mais non d’identité. Être équivalents n’exclut pas des relations antagonistes, bien au contraire.

Le caribou et le morse : Cornus versus dentus

À première vue, la paire que forment le caribou (tuktu) et le morse (aiviq) peut étonner. Tous deux gibiers de grande importance, l’un est un représentant exemplaire des quadrupèdes « marcheurs » pisuktiit, l’autre fait partie des mammifères marins, « ceux qui émergent pour respirer » puijiit[2]. Pourtant, ils forment l’une des associations les plus emblématiques et les plus constantes du bestiaire inuit.

La pierre angulaire de leur association est leur création commune et simultanée par une femme-esprit[3], à partir de ses vêtements, pantalon pour le premier, parka pour le second (Boas 1964, 179-80 ; 1907, 167-68). Chacun a reçu une apparence et un caractère particuliers, avec cependant un point de convergence : leurs attributs anatomiques respectifs par lesquels ils se différencient des autres animaux, bois pour le caribou[4] et défenses pour le morse[5].

Les textes mythiques présentent deux variantes du dispositif initial : soit il est le contraire de la réalité présente, c’est-à-dire que le caribou est pourvu de défenses et le morse de bois[6], soit les deux protagonistes sont d’emblée dans la configuration actuelle mais, dans un désir d’expérimentation, procèdent à leur échange[7] dont le résultat ne convient ni à eux-mêmes, ni aux humains au bénéfice desquels ils ont été créés et contre qui ils s’en servent comme armes : les morses utilisent leurs bois pour faire chavirer des embarcations, les caribous tuent des gens à coups de défenses[8]. Le caribou et le morse finissent par prendre la forme qu’on leur connaît aujourd’hui, après quelques retouches opérées par leur créatrice, qui leur enjoint de s’éviter et de se tenir dorénavant à distance l’un de l’autre (Boas 1907, 168). C’est de cet échange avorté que serait née leur aversion réciproque[9] (278). Depuis, les humains doivent veiller scrupuleusement à tenir séparés tous les produits qu’ils en tirent : « You must not take walrus-hide when you go caribou-hunting. If you do, you will starve. » (Ibid.), et à ne pas les chasser simultanément. L’hostilité entre ces animaux est si forte, pensaient certains Inuit, que, lorsqu’ils sont pourchassés, les morses sont susceptibles d’attaquer, à coups de défenses s’entend, les embarcations si celles-ci transportent de la viande ou des bois de caribous (Boas 1907, 124).

Un autre exemple des liens antagonistes entre le morse et le caribou, une figurine sculptée dans l’os pénien de morse, portée par un garçon sous ses vêtements, avait pour fonction de tenir à distance les ijiqqat, êtres invisibles notoirement liés aux caribous, lorsqu’il chassait, seul, ces animaux (Rasmussen 1929, 155).

En parallèle avec leur antagonisme d’ordre rituel, des points d’analogie sont systématiquement mis en avant tant dans les mythes que dans le discours naturaliste actuel : analogie de forme (bois/défenses) et analogie de comportement (alimentation, vie sociale, caractère…). Une configuration particulière – lorsque les extrémités des bois ou des défenses sont très rapprochées – porte le même nom de kanngaaliik (idée de jonction ?) (Randa 1994, 96). Le même terme aimarnaq est employé pour nommer un animal, caribou ou morse, dépourvu de bois ou de défenses, ce qui est une anomalie (Ibid., 110 ; voir aussi Spalding 1998, 3 ; Uuttuvak et Quassa 2000, 182 qui ne mentionnent que le caribou). Selon d’aucuns, la pulpe (maaq) qui remplit à leur racine les défenses de morse présente une ressemblance d’aspect avec la moelle (patiq) de caribou.

Ces analogies se doublent d’une dimension homologique lorsque deux comportements atypiques du caribou et du morse sont comparés. Ainsi, il est dit que, en complète contradiction avec sa nature d’herbivore, il arrive au caribou d’avaler à l’occasion un lemming qu’il croise dans la toundra. De même, lorsque la trop grande profondeur de la mer empêche les morses de cueillir des coquillages sur le fond marin, comme c’est le cas à certains endroits dans le nord de la Terre de Baffin, ils peuvent se transformer en prédateurs de phoques annelés (Randa 1994, 192).

Il n’est pas anodin que, dans l’entretien cité par Laugrand et Oosten (2015, 37), Nua Piugaattuk, un aîné d’Igloolik fort respecté pour son expérience et l’étendue de ses connaissances, choisit de prendre comme exemple, pour décrire la réaction des animaux face au vent qui change de direction et d’intensité, le morse et le caribou.

L’ours polaire versus les ours terrestres

On a tellement l’habitude d’associer l’ours polaire (nanuq) à l’univers inuit qu’on oublie souvent qu’il n’est pas le seul ours présent dans les régions arctiques et subarctiques. Deux autres ursidés hantent la toundra et la zone mixte toundra-taïga de certaines régions inuit, le grizzly (ours brun) et le baribal (ours noir)[10]. Même lorsqu’ils ne sont pas familiers aux habitants d’une région, leur existence est connue par le biais des groupes voisins, voire par des mythes qui circulent d’un bout à l’autre de l’Arctique, souvent loin de leurs aires de distribution, comme c’est le cas au Groenland[11]. Le plus souvent, la tradition orale ne fait pas de différence entre l’ours brun et l’ours noir, les substituant volontiers, dans des rôles bien définis, l’un à l’autre (voir infra).

L’ours polaire et l’ours brun-noir forment une paire tout aussi exemplaire et conceptuellement solide que le caribou et le morse, pensés qu’ils sont systématiquement en termes de complémentarité et d’opposition. Eux aussi sont liés, dans certains mythes, par une origine commune, en tant qu’enfants d’un chien et d’une femme « qui ne voulait pas se marier » Uinigumasuittuq, celle qui va devenir la maîtresse des gibiers marins Nuliajuk/Takannaaluk (Jenness 1924, 81). Ils font partie de la même fratrie mais chacun avec ses spécificités. Ils restent dans son entourage lui servant de chiens de traîneau ou de garde (Jenness 1922, 188).

Beaucoup de traits différencient l’ours polaire et les ours brun et noir, à commencer par leur habitat. De fait, les ours brun et noir sont pensés comme des équivalents terrestres de l’ours polaire. Si dans la langue rituelle ils sont tous désignés comme pisuktiit « marcheurs », une nuance de vocabulaire permet de rendre compte de leur appartenance à deux espaces opposés mais complémentaires : l’ours polaire est « celui qui marche sur la glace de mer » (sikuup aulajua) tandis que l’ours noir est « celui qui marche sur la terre » (nunaup aulajua) (Rasmussen 1932, 108).

Ils divergent aussi par leur mode de vie. L’ours polaire est tout à fait à l’aise sur la terre ferme pour se déplacer mais son domaine de prédilection, celui dans lequel il exerce ses talents de chasseur de phoques et qui lui permet de trouver sa pitance, c’est la mer, plus précisément la banquise. Et c’est dans ce rôle qu’il est apprécié par les Inuit. En revanche, le grizzly et l’ours noir sont des omnivores opportunistes qui, pour leur subsistance, font feu de tout bois : charognes, petits mammifères, poissons, végétaux… Dans les récits, le grizzly est souvent confiné dans un rôle de déterreur de spermophiles.

S’ils sont perçus comme complémentaires, leur relation prend dans le contexte rituel la forme d’un antagonisme et d’une hostilité, comme dans la région de Barrow en Alaska septentrional, avec un net avantage, en termes de pouvoir chamanique et de force physique, pour l’ours brun[12] (Spencer 1976, 266, 272-73).

Un antagonisme analogue, mais dans un rapport inversé en faveur de l’ours polaire, est documenté dans l’Arctique central et occidental canadien où les amulettes à base d’ours polaire permettaient à leurs propriétaires de se défendre contre les ours bruns ou noirs agressifs. Grâce à son esprit protecteur ours polaire (nanurmik tuurngaqarami), matérialisé par une amulette en dent d’ours, une vieille femme réussit à tuer un ours noir qui l’avait attaquée (Rasmussen 1931, 268 ; 302-03 ; 395-96). La vésicule biliaire d’une ourse polaire portée comme amulette protégeait son propriétaire contre les attaques d’ours noirs : « A man who on his shoulder wears amulet of a young fox and the gall of a she-bear without young [femelle subadulte], will never be attacked by black bears. » (Rasmussen 1932, 48). L’idée que l’ours polaire et l’ours brun sont détenteurs de forces antagonistes n’est pas propre aux seuls Inuit puisqu’une dent d’ours polaire permettait aux Nenets de la péninsule de Yamal (Sibérie occidentale) de se prémunir contre l’attaque d’ours bruns (Uspenskij et Kholodova 1977, 88). Nonobstant cet antagonisme, les dépouilles de l’ours polaire et de l’ours noir recevaient dans l’Arctique central canadien le même traitement mortuaire (Rasmussen 1932, 40).

Constatée sur le terrain, l’agressivité du grizzly de la toundra à l’égard des humains a reçu une explication d’ordre mythique : parmi ses différents enfants, c’est l’ours brun que Uinigumasuittuq diligenta pour aller tuer son grand-père. Depuis cet évènement, il a conservé sa propension à s’en prendre aux humains (Jenness 1924, 81)[13]. Se transformer en ours pour s’approprier leur puissance et leur agressivité, ou en disposer en tant qu’esprits auxiliaires, permettait aux personnages mythiques et aux chamanes de se venger de leurs ennemis.

Leurs qualités anthropomorphiques prédisposent les ours pour le rôle de l’adoption[14] avec les humains, mais selon un schéma inverse selon qu’il s’agit de l’ours polaire ou des ours terrestres. Là où la mère d’un ourson polaire est une femme qui l’a récupéré auprès des chasseurs qui avaient tué sa mère naturelle, l’ours brun et noir adopte un enfant-foetus après avoir tué sa mère humaine. La relation mère-enfant est également inversée, imprégnée d’affection d’un côté, marquée par une hostilité de l’autre (voir Randa 1986, 276).

L’idée que certains animaux sont des équivalents d’autres animaux ne se limite ni aux paires précédemment évoquées ni à la mythologie. En Alaska septentrional, l’orque (aarluk) était considéré – on ignore dans quel contexte – comme l’équivalent marin du loup, amaruq (Spencer 1976, 266). Ils ont en commun d’être des prédateurs voraces chassant en groupe. Un détail de leur comportement renforce l’image de leur proximité. On leur prête la même tendance à ne prélever, lorsque leurs proies sont abondantes, qu’un morceau de choix, à savoir la langue[15]. C’est donc dans une relation homologique qu’ils sont impliqués, le loup se comportant à l’égard du caribou comme l’orque vis-à-vis de la baleine. Sans surprise, on retrouve les deux mêmes paires dans un récit rapporté par Spencer (Ibid. , 267) : pris en chasse par un loup, un caribou entre dans la mer où il se transforme en baleine à bosse, tandis que le loup devient un orque. Une situation de chasse ayant lieu dans la toundra est ainsi transposée dans l’espace marin. L’analogie entre le loup et l’orque a été notée, dans un autre contexte, à l’autre extrémité de l’Arctique américain, à Pangniqtuuq dans l’est de la Terre de Baffin : […] « the killer whales are the wolves of the sea » (Indrobo 2008, cité par Laugrand et Oosten 2015, 316).

Chez les Inugguit (Groenland du nord-ouest), un jeu pratiqué par les enfants consistait, selon Holtved (1967, 159), à désigner une série d’oiseaux par des noms de mammifères. La liste qu’il dresse contient les noms de dix oiseaux avec leurs équivalents mammifères. Trois de ces oiseaux (plectrophane, bécasseau et grand corbeau) ont de fortes attaches à la terre, tandis que les sept autres sont considérés comme marins. Ces oiseaux sont mis en vis-à-vis avec trois mammifères terrestres[16] (bécasseau timmiatsiaq/caribou tukto ; mergule nain akpaliarsuk/loup anggoq (?) ; grand corbeau tuluwaq/boeuf musqué umingmak) et six mammifères marins (plectrophane qupanuk/baleine boréale arweq ; eider miteq/morse aiveq ; mouette tridactyle taateraaq/béluga qilaluwaq ; guillemot à miroir serfaq/phoque barbu ugxok ; guillemot de Brünnich akpa/phoque du Groenland aataaq ; fulmar qaquLLuk/phoque à capuchon natserhraaq). Deux oiseaux terrestres (bécasseau et grand corbeau) ont pour équivalents deux mammifères terrestres (caribou et boeuf musqué respectivement). Ici, la symétrie entre les habitants de l’espace terrestre et ceux de l’espace marin n’est pas respectée.

Holtved ne fournit aucune indication sur les circonstances dans lesquelles ce jeu était pratiqué. Il ne donne non plus d’explication que ses informateurs auraient pu lui apporter sur ces associations. On peut tout juste relever que l’eider a en commun avec le morse de plonger au fond de la mer pour ramasser des coquillages, leur principale nourriture. Dans l’Arctique central canadien, ils semblent être des équivalents lorsqu’il est question de la relativité des échelles : ceux qui sont des eiders aux yeux des nains inugarulligaarjuit deviennent des morses lorsqu’ils sont aperçus par des humains (Rasmussen 1931, 255).

Une paire d’oiseaux personnifie à elle seule l’opposition entre la terre et la mer, entre l’hiver et l’été. Au jeu de ballon pratiqué dans l’Arctique canadien, les joueurs étaient répartis entre deux équipes, selon la saison de leur naissance. Ceux nés dans une maison de neige étaient appelés aqiggiit (lagopèdes), ceux nés sous une tente aggiarjuit (hareldes). La même paire est attestée au Groenland oriental, dans un contexte plus conflictuel : « The enmity between sea-birds and land-birds started with a fight between a ptarmigan and a long-tailed duck. » (Rasmussen 1938, 197).

Le mariage impossible entre deux animaux, irrémédiablement voué à l’échec en raison de leurs modes de vie trop divergents, est un autre thème récurrent de la mythologie inuit. L’intrigue est construite autour des oppositions prédateur/proie et sédentaire migrateur. Chaque couple appartient à la même catégorie vernaculaire (mammifères pisuktiit, oiseaux tingmiat, poissons iqaluit) mais les partenaires sont trop différents pour que leur union puisse se poursuivre durablement.

La relation proie/prédateur est inversée dans le couple formé par un lièvre (ukaliq et par une renarde (tiriganiaq) : l’herbivore se trouve dans l’incapacité d’assumer son rôle de pourvoyeur de gibier et finit par pousser son épouse à le quitter (Rasmussen 1930b, 13-14).

Éperdument amoureux de son épouse omble chevalier (iqaluk), le chabot (kanajuq) ne parvient pas à se faire à la vie dans un lac où elle a l’habitude de remonter pour passer l’hiver et où il a tenu absolument à l’accompagner, malgré ses mises en garde (Rasmussen 1931, 397)[17].

Lui aussi profondément épris de son épouse la bernache (nirliq), un corbeau (tulugaq) sédentaire et terrestre finit par périr en mer à force de s’obstiner à vouloir l’accompagner dans sa migration annuelle (Rasmussen 1930b, 17-20). Il existe des variantes : le rôle de l’époux peut être tenu par le harfang (ukpik) (Rasmussen 1932, 215-216) et celui de l’épouse par l’eider (mitiq) (Saladin d’Anglure 1976, 131) ou par l’oie des neiges (kanguq) (Rasmussen 1931, 400), les deux derniers étant considérés dans la taxinomie vernaculaire comme parents (ilagiit) de la bernache. En théorie, d’autres oiseaux apparentés pourraient jouer le rôle de l’épouse migratrice. Ceci nous conduit à examiner une autre façon de représenter les relations entre deux animaux, à savoir comme des doubles, procédé auquel l’imaginaire a souvent recours.

Animaux-doubles

Être un double implique d’être apte à se substituer à un autre, à être interchangeable avec lui, dans des situations et dans des rôles précis. Des prérequis sont nécessaires : avoir en commun un ou plusieurs caractères anatomiques ou éthologiques. En raison de leurs caractéristiques évoquées précédemment, le caribou et le morse sont tout désignés pour épouser ce schéma. C’est dans la séquence fondatrice de leur relation – l’échange de leurs attributs – que chacun a des doubles.

Pour le caribou, c’est le boeuf musqué[18] (umingmak). Ils ont en commun d’être grégaires et de parcourir les vastes étendues de la toundra en quête de nouveaux pâturages. Mais ce qui permet au boeuf musqué de se substituer au caribou, c’est le fait d’être lui aussi un « cornu » (chez ces deux animaux, mâles et femelles le sont). Que l’un arbore des bois qu’il jette tous les ans avant qu’ils ne repoussent quelques mois plus tard et que l’autre soit pourvu de cornes permanentes, de formes et de textures complètement différentes, n’a aucune importance car, dans ce contexte précis, leurs attributs sont équivalents. La langue courante confirme cette perception : les bois et les cornes portent le même nom de nagjuk[19].

Côté marin, une relation analogue existe entre deux « dentus » que sont le morse (aiviq), le plus imposant des pinnipèdes, et le narval (tuugaalik), un cétacé de taille beaucoup plus modeste que la grande baleine boréale (arviq) (il est parent conceptuel du béluga qilalugaq). Sans relations connues dans la nature, ils participent, dans l’épisode de l’échange des attributs, de la même logique de substitution, justement parce que la défense du narval (elle est en principe unique et réservée au mâle) est substituable, en dépit de leur implantation, de leur texture, de leur forme et de leur fonction différentes, aux défenses (doubles) de morse. Les défenses de morse et celle de narval ne sont pas non plus distinguées lexicalement, le même terme tuugaq[20] les désignant.

Le sens de l’analogie est poussé plus loin encore dans certaines variantes du mythe puisque c’est le mammouth[21], animal mythique disparu depuis des millénaires, qui remplace le morse[22] dans l’échange avec le boeuf musqué (Jenness 1924, 73). Lui est pourvu de défenses encore plus spectaculaires.

Cela étant, quelles que soient les aptitudes à la substitution de leurs doubles, la paire prototypique de cet échange est sans aucun doute constituée par le caribou et le morse dont les liens sont multiples et ne se limitent pas à la mythologie.

Pour revenir aux ours, dans l’imaginaire mythologique, le grizzly et le baribal sont interchangeables[23] dans les rôles qui leur sont impartis, par exemple celui de vengeur tenu par une jeune fille abandonnée par sa famille et condamnée à mourir de faim et de froid (Boas 1907, 307-08 ; Rasmussen 1929, 257-59 ; 1930b, 24-25) ou par une épouse délaissée par son mari – autres variantes de l’origine des ours terrestres –, ou lorsqu’ils sont face à un ours polaire. Ils le sont également dans le mythe de l’origine du brouillard (Boas 1907 ; Jenness 1924 ; Métayer 1973 ; Rasmussen 1929, 1931 ; Saladin d’Anglure 1976). Le fait qu’ils portent dans beaucoup de dialectes le même nom d’ak&aq est révélateur de leur proximité conceptuelle.

Comme cela a été dit en ouverture de cette rubrique, le mécanisme de substitution n’est pas réservé aux grands mammifères, il opère également auprès des animaux dits mineurs.

Le thème de la duperie réunit, entre autres protagonistes, un rapace (harfang des neiges, ukpik) et un rongeur (lemming, avinngaq). Empêchant le lemming de regagner son terrier, certain de pouvoir le dévorer, le harfang se fait duper par celui-ci qui réussit à lui échapper. Présentant un profil comparable, bien que de morphologie différente et de taille plus grande, dans certains récits le spermophile (siksik) prend la place du lemming (Rasmussen 1931, 398).

Dans une version alaskienne, le grand corbeau (tulugaq) joue le rôle du harfang et la marmotte (ou spermophile ?) celui du lemming (Nelson 1899, 514). Si la filiation entre le lemming, le spermophile et la marmotte est évidente, elle l’est moins en ce qui concerne le harfang et le corbeau. L’un est un oiseau de proie, l’autre un cleptoparasite et un charognard. Mais il est vrai qu’ils partagent le même lien à l’espace terrestre, encore amplifié par leur caractère sédentaire : ni l’un ni l’autre ne sont contraints de fuir les rigueurs de l’hiver arctique.

De tous les oiseaux, le grand corbeau est le plus engagé dans la construction du monde inuit. Il est à l’origine de l’avènement de la lumière du jour auquel s’oppose, par commodité pour leur mode de vie, le renard polaire mais quelquefois aussi le loup (Saladin d’Anglure 1976, 129) ou l’ours noir (Rasmussen 1932, 217). Au cours de ce processus il est lui-même objet d’une retouche de son apparence initiale (tout blanc). Il est le personnage central de l’épisode où deux oiseaux décident de changer d’apparence en se décorant mutuellement (peinture, tatouage). Le plus souvent, le partenaire du corbeau dans la séance de décoration corporelle est un plongeon[24] (gavidé) qui présente dans ce contexte le double avantage d’être inadapté à la vie sur la terre ferme du fait de sa morphologie particulière, donc l’exact contraire du corbeau, et de porter un plumage tacheté, présenté dans le mythe comme le résultat d’une décoration inachevée (Rasmussen 1931, 399). Le plongeon a lui aussi un double en la personne du harfang dont le plumage est, sur fond blanc, plus ou moins tacheté (Boas 1964, 233).

Paires et séries

Constituer des paires ou des séries et les faire défiler dans une narration est une autre façon d’associer les animaux. Ceux-ci ne sont pas choisis au hasard et l’ordre de leur apparition n’est pas non plus fortuit, il s’appuie sur des affinités qu’on leur prête. On est frappé par la constance avec laquelle les mêmes paires et les mêmes séries figurent dans des registres différents.

C’est le cas de plusieurs grands prédateurs que la langue inuit regroupe sous le vocable très explicite d’iqsinaqtuit « ceux qui font peur » (aux humains s’entend) : l’ours polaire et les ours brun et noir, le loup et le glouton. C’est donc le point de vue inuit qu’il exprime. Ce sont des animaux qui mènent chacun une existence très différente de celles des autres et qui n’entretiennent pas de relations directes.

On retrouve ce groupe sous une appellation similaire (iqsinaqturjait) dans le mythe Qammaijuq (Rasmussen 1930b, 34). C’est pourtant vers eux, loups et ours, que se tournent, en dépit de leur image de férocité, les personnes en marge de la société (crise du couple, conflit au sein du groupe…) : ils présentent l’avantage de mener une vie sociale (vie en famille, éducation des petits), d’être prédateurs et de posséder de vraies « demeures ». Ces qualités les humanisent et sans doute facilitent des projections anthropomorphiques. Pour des raisons symétriquement inverses, il n’arrive jamais qu’un humain s’égare au milieu d’une harde de caribous ou dans un troupeau de morses. Il n’y a pas que dans les mythes qu’apparaissent les iqsinaqtuit, ils sont aussi évoqués dans des chants personnels pisiit (Rasmussen 1932, 179-81).

Un autre groupe récurrent est celui des « pénétrants, perforants, ceux qui font des trous »[25]putuuqtiit. Comme ce nom l’indique, le trait commun des petits mammifères qui le composent (hermine, lemming, spermophile) est leur tendance, supposée ou réelle, à pénétrer la matière (terre, roche) et les corps vivants ou morts (Randa 1994, 2007, 2017). Se trouvent ainsi réunis un petit mustélidé extraordinairement agile qu’aucun obstacle n’arrête (hermine) et deux rongeurs (lemming et spermophile), ses proies habituelles. Dans leur quotidien, le lemming et le spermophile creusent des galeries et des terriers, l’hermine profitant de leurs excavations[26]. La désignation putuuqtiit relève de la langue rituelle (Rasmussen 1931, 312) mais l’image qu’elle propage s’appuie sur des connaissances empiriques. La tendance des putuuqtiit à pénétrer les corps se double de la propension à les dévorer de l’intérieur, propriété relatée par nombre de récits mythiques mais aussi rapportée par des naturalistes inuit (Randa 1994, 2003, 2007, 2017)[27]. Actionnée par ses maîtres, héros mythiques (Kaagjaagjuk in Rasmussen 1930a, 97 ; 1930b, 55, 119) ou chamanes, l’hermine se faufile sous les vêtements de leurs ennemis et les tue.

Dans le mythe Qammaijuq (Rasmussen 1930b, 34-35), les animaux convoqués par une vieille femme chamane défilent par paires, chacune avec son identité propre : les lemmings et les hermines représentant « les pénétrants », suivis d’ours polaires et de loups, « animaux féroces ». La paire lagopèdes/lièvres renvoie à leur passé commun de « pré-gibiers » ou « gibiers premiers ». Les renards et les gloutons figurent dans des récits dans lesquels les seconds se font duper par les premiers.

Dans le cycle de Kiviuq, les animaux se présentent devant le héros dans un certain ordre : c’est sans surprise que l’on voit défiler conjointement le lemming, l’hermine et le spermophile (Rasmussen 1931, 371). Dans le mythe du soleil et de la lune, ce sont les mêmes animaux qui se battent entre eux (Ibid., 525). C’est aussi vrai dans une version en provenance de Kivalliq dans laquelle le lemming, l’hermine et le spermophile sont énumérés spécifiquement comme un groupe au milieu de tous les autres animaux : « […] all the little things, the lemmings and ermines came up and nibbled at the meat and chewed suet with it […] » (Rasmussen 1930a, 92). Plus loin il est dit : « And so they came out, all the animals on earth, lemming and ermine and marmot and wolverine and all the rest. » (Ibid., 94).

Le même trio est associé dans un tout autre contexte : une mère ne devait jamais poser son enfant directement sur ses vêtements mais toujours sur une peau d’hermine, de spermophile ou de lemming (Rasmussen 1931, 259).

L’image de pénétrant associée au lemming le voit impliqué dans une relation insolite avec un grand mammifère marin, le morse. Par une inversion de perspective, l’animal qui a pour habitude de faire des trous, le lemming, est transformé en un dispositif anti-perforation : dans l’Arctique canadien, on plaçait la dépouille d’un lemming nouveau-né dans un flotteur en peau de phoque pour empêcher les morses harponnés, rendus furieux, de le déchiqueter (Boas 1907, 151-52 ; Rasmussen 1929, 186). Dans une logique analogue, une amulette en peau de spermophile, la proie habituelle des ours terrestres, avait pour but de protéger son propriétaire contre leur attaque (Rasmussen 1931, 273).

Uinigumasuittuq

Les premiers vrais gibiers apparus dans l’univers des Inuit sont invariablement, quasiment sans exception, trois mammifères marins, la baleine boréale (arviq) et deux phoques (phoque annelé nattiq et phoque barbu ugjuk)[28]. Ils viennent des phalanges de la fille « qui ne voulait pas se marier » (Uinigumasuittuq devenue Nuliajuk/Takannaaluk), que son père lui a sectionnées : les premières phalanges[29] se transforment en baleines boréales, les deuxièmes en phoques barbus et les dernières en phoques annelés (Boas 1964, 177 ; 1907, 165), soit du plus exceptionnel au plus courant des gibiers. Nous avons là une autre série constituée dont la composition ne varie guère.

Arnaqtaaqtuq

Le mythe d’Arnaqtaaqtuq est l’un des textes fondateurs de la mythologie inuit. Dans ses innombrables variantes, il narre les pérégrinations d’une âme humaine à travers une série d’animaux, par le biais de réincarnations successive[30]. Comme souvent, l’élément déclencheur de l’incursion chez des animaux se trouve être un mauvais traitement infligé à une femme par son mari (la situation alternative est l’abandon d’une vieille femme par les siens). Ce sont la chaîne de transformations et l’ordre dans lequel les animaux apparaissent dans la narration qui nous intéressent ici.

Dans la version recueillie à Igloolik par Saladin d’Anglure (1976, 2-8), le cadavre d’un chien est dévoré par un loup de passage. En ingérant de la viande de caribou, l’âme incarnée en loup prend la forme de ce dernier, le prédateur devenant sa proie. Un mélange des os de caribou avec ceux de morse (en contradiction avec l’interdiction absolue de mélanger leurs substances) donne naissance à un morse.

L’âme passe du chien au loup, du loup au caribou, du caribou au morse, du morse au corbeau, de l’ours polaire au phoque : la chaîne de transformations est logique au regard des relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres, même si un élément supplémentaire par rapport au schéma habituel – ici le corbeau[31] – vient s’intercaler. Le passage d’un état animal à l’autre se fait par l’ingestion des chairs.

L’ordre de présentation des protagonistes et leur identité ne sont, certes, pas tout à fait immuables mais on retrouve dans ces textes au minimum l’association loup-caribou (perspective naturaliste) et caribou-morse (perspective cosmogonique).

En peignant une série de portraits, le mythe dresse un parallèle entre certaines de leurs caractéristiques. La vie des prédateurs (loup, ours) est très fatigante (taqanaqtualuk) puisqu’elle consiste à se déplacer constamment : « ils marchent (beaucoup) » (pisukpangmata), ne peuvent pas s’arrêter (nuqqangajunnannginamik). Elle est aussi risquée car la famine (piq&iqtuq) les guette. Le texte le dit explicitement, on ne naît pas loup, le novice doit se former auprès de ses aînés, apprendre la tactique de la poursuite ainsi que la mise à mort, condition sine qua non pour devenir un prédateur accompli.

Ce nomadisme, le loup le partage avec le caribou, lui aussi en mouvement permanent. Celui-ci doit apprendre à trouver des pâturages de bonne qualité pour s’engraisser. Les caribous mangent tout le temps, comme d’ailleurs les morses qui, eux aussi, doivent apprendre à plonger pour ramasser des mollusques au fond de la mer. Leur existence est jugée plus ou moins agréable selon l’appréciation que l’on porte sur leurs moeurs intra-spécifiques. Notamment les morses peuvent faire preuve de brusquerie voire d’agressivité. Il y a un point sur lequel ils divergent avec les caribous : alors que les caribous sont très peureux (ilimasuktualuugamik), s’affolent facilement, les morses au contraire n’ont peur de rien (ilimasunnginatik) (Rasmussen 1930b, 43-44).

Dans le mythe de l’origine du tonnerre et de l’éclair (kaglunnguqtut, Ibid. : 36-39), l’énumération des animaux en qui les héros envisagent de se transformer suit un ordre qui ne surprend point. Les ours polaires qui ont pour caractéristique d’avoir des crocs[32], dispositif offensif très pratique pour se venger, dit le mythe explicitement, précèdent les loups, chasseurs infatigables. Tous deux sont des iqsinaqtuit. Les loups sont suivis par leurs proies principales, les caribous, suivis des morses. L’évocation de leurs bois et de leurs défenses comme armes susceptibles d’être retournées contre les humains fait écho à la situation originelle du caribou et du morse (voir supra).

Conclusion

L’attention que l’imaginaire inuit réserve aux animaux est très inégale. Quelques figures se détachent en raison de leur profil particulier et, de ce fait, se voient attribuer des rôles forts et complexes. C’est le cas de certains grands gibiers comme le caribou, le morse, les ours, le loup… D’autres animaux sont présents de façon plus sporadique et ponctuelle, se limitant souvent à un seul rôle. Enfin, beaucoup sont tout simplement ignorés.

Si la perspective cosmologique fixe le cadre général dans lequel les animaux sont pensés, c’est à partir de l’identité propre de chacun. Les mêmes traits et les mêmes liaisons permettent aux protagonistes de s’inscrire durablement dans plusieurs registres de l’imaginaire.

Alors que, pour inventer des entités non-humaines, êtres invisibles ou esprits, l’imaginaire inuit ne connaît pas de limites et fabrique avec la plus grande originalité des profils insolites, les animaux gardent pour l’essentiel leur identité, que ce soit dans leur apparence ou dans leur manière de vivre. Cette façon de les représenter correspond à l’idée que s’en font ceux à qui ces constructions symboliques sont destinées. Les animaux ne sont pas perçus comme des figures désincarnées, comme des concepts abstraits mais au contraire comme des personnages familiers en chair et en os.

C’est ainsi lorsqu’un ours brun médite sur sa dépendance vis-à-vis des spermophiles qui évolue au cours des saisons et qui rythme sa vie (Jenness 1924 : 73). Il est tout aussi facile de s’identifier avec un apprenti loup qui, dans le mythe d’Arnaqtaaqtuq, doit suivre l’exemple de ses aînés et apprendre à mordre l’endroit précis du caribou pour parvenir à l’immobiliser et à le mettre à terre. Le réalisme de la scène où, monté sur une motte de terre, le harfang se tient en embuscade devant le terrier d’un lemming, est saisissant de vérité.

En dehors des situations où il interagit avec les humains, il est rare qu’un animal soit représenté tout seul. Autrement dit, les animaux sont systématiquement pensés les uns par rapport aux autres selon plusieurs modalités. Certains le sont en termes d’équivalence, d’autres sont perçus comme des doubles aptes à se substituer à leurs semblables. Enfin, certains sont regroupés dans des séries solidement constituées, ancrées et prévisibles.