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La création d’un personnage fictif s’avère mystérieuse au mieux ; l’auteur récolte des caractéristiques de lui-même, de ses amis intimes et moins intimes, du monde qui l’entoure, mais surtout de son imaginaire. Tantôt la fonction narrative ou thématique joue un rôle primordial dans l’établissement des traits d’un personnage, tantôt c’est plutôt un type qui est privilégié. Dans tous les cas, le lecteur demande une identité aux personnages dont il lit l’histoire, identité qui provient des renseignements et des suggestions que lui fournit le narrateur.

L’identité d’un personnage fictif n’est parfois pas moins complexe que l’identité d’une personne réelle ; elle se fonde sur les circonstances de la naissance, du contexte social, des ambitions particulières et des pulsions obscures qui se heurtent les unes contre les autres et se modifient continuellement à travers le temps, c’est-à-dire le long du récit. Dans la littérature du XIXe siècle, le discours critique autour du personnage évoque toujours l’exemple de Balzac et de Zola ; Hugo et Flaubert viennent en second lieu. George Sand, dont les personnages fournissent un monde bien défini et parfois des embûches narratives, offre également une panoplie de personnages variés. L’on trouve dans l’univers sandien des personnages allégoriques (on pense à Lélia et aux Sept cordes de la lyre) et des personnages mystiques (Spiridion et Jean Zyska) ; il y a aussi des types à la Balzac (Indiana et Le compagnon du tour de France) et des idéalistes (Edmée de Mauprat, Consuelo). Anna Szabo, qui a fourni un catalogue touffu mais cohérent du personnage sandien[2], enseigne que dans la fiction de Sand, le personnage est plus important que l’action. Elle identifie une classification binaire – le plus souvent des couples du type sujet-objet – où le héros est toujours supérieur aux autres surtout sur le plan de la moralité[3]. (DAP)

Des relectures féministes récentes ont par contre mis en cause le rôle éthique joué par certains personnages, tels le Ralph d’Indiana et le héros éponyme de Jacques, qui, certes, défendent les idéaux de l’oeuvre sandienne, la suppression des clivages raciaux (Indiana) et l’égalité des sexes (Indiana, Jacques), en l’occurrence, mais ne les mettent pas en pratique[4]. De cette mise au point, il appert que le personnage sandien ne saurait se réduire à une fonction instrumentale en regard de la pensée sandienne qui, au reste, ne s’est jamais systématisée, choisissant de garder ses distances par rapport aux idéologies du temps (fouriérisme, saint-simonisme, etc.) ; il convie plutôt à un questionnement critique sur la finalité même de la praxis sandienne, communément rattachée au roman idéaliste dans les manuels d’histoire littéraire et les anthologies scolaires. Or, l’écriture de George Sand ne s’en tient pas à une seule esthétique, comme le laisseraient croire ses prises de position ponctuelles contre le réalisme dans la présentation de personnages[5] ; elle joue au contraire de la dichotomie réalisme/idéalisme, tendant empiriquement à un dosage de vraisemblance et d’embellissement dans ses descriptions de personnages[6]. Si elle donne la prééminence à des idéaux éthiques, dont le rôle initiateur de la lectrice et du philosophe, sur lesquels se modèle l’homme-enfant (« Écrire la lecture expérimentale : Du Secrétaire intime au Marquis de Villemer » ; « Construction et déconstruction du personnage dans Valvèdre »), elle fait par contre l’épreuve de ses limites conceptuelles, telle la frange où la supériorité cornélienne de certains héros et héroïnes devient despotisme ou narcissisme (« Le personnage de sang-froid »), voire de ses contraintes épistémologiques, lorsque des personnages stéréotypés, comme les deux créoles d’Indiana, ressortissent à un intertexte (Paul et Virginie, René), à des codes génériques (le roman pastoral, le discours réaliste) et à un discours social (les préjugés coloniaux) contre lesquels elle cherche à réagir dans son propre espace discursif (« Un enjeu scriptural chez George Sand : le personnel romanesque dans le (re)positionnement générique d’Indiana (1832-1833) » ; « Espace colonial et vérité historique dans Indiana ») : d’où une déconstruction, un brassage et une redistribution inter-, intra- et métadiscursifs de signes, qui, au lieu de légitimer, par exemple, la récupération idéologique de Lélia après sa parution (« Lélia ou l’héroïne impossible »), appellent plutôt une lecture plurielle, comme le problématise au reste la mise en abyme du déchiffrement textuel dans l’ensemble de l’oeuvre (« Écrire la lecture expérimentale : Du Secrétaire intime au Marquis de Villemer »).

Sous cet angle, le roman sandien n’apparaît plus comme un exemple canonique de texte lisible, ou classique[7], lequel, de par son autorégulation dans l’axe herméneutique du récit, subordonne la participation des lecteurs au décodage d’un sens univoque, suivant un protocole de lecture préétabli ; il se lit plutôt comme une polyphonie, où des personnages expriment des valeurs autres que les idées reçues véhiculées dans les discours de l’instance narrative et d’autres personnages (« Construction et déconstruction du personnage dans Valvèdre »), sinon comme une remise en question du langage, qui oppose l’expressivité corporelle aux insuffisances verbales (« Tableau et coup de théâtre : le pathétique dans Adriani »). Dès lors, les messages de porte-parole en apparence perdent leur statut de discours autoritaires, garants de la vérité, non sans incidence sur la finalité de fictions qui, à défaut de lisibilité, instruisent le procès de leur fausseté intrinsèque (voir « Un enjeu scriptural chez George Sand : le personnel romanesque dans le (re)positionnement générique d’Indiana (1832-1833) » ; « Le mentir narratif : personnages et narrateurs mensongers chez Sand ») : d’où leur relativité qui, en définitive, nous convie, nous lecteurs, critiques et théoriciens de George Sand au XXIe siècle, à l’inscrire dans l’horizon de ce qui nous rend Balzac, Hugo et Zola actuels. (DL)