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Chère Sylvie Pierron,

Je vous remercie d’avoir accepté de participer à ce débat en lisant mon Proust épistolier. Votre analyse, stimulante, me permet de préciser certaines choses à propos de mon essai. Comme vous le faites remarquer, la « monstruosité » de la Correspondance de Proust, tant par le nombre de lettres — plus de cinq milles retrouvées sur vingt milles en tout, estime-t-on aujourd’hui — que par son contenu pour le moins surprenant, oblige le critique à devenir un « spécialiste », ne serait-ce que pour prendre le temps de lire et de « digérer » les vingt-et-un tomes de cette correspondance publiée chez Plon.

J’ai voulu, au cours de cet essai, comprendre ce qui avait porté un écrivain comme Proust à consacrer autant de temps à ses lettres, de plus en plus, même, au fil des ans, alors qu’il avait de moins en moins de temps, précisément, pour terminer son oeuvre, elle qui représentait pourtant tout à ses yeux. À consacrer autant de temps, donc, à des lettres que la critique — et Proust lui-même — a toujours jugées dénuées d’intérêt littéraire. J’ai cherché à dégager la dynamique d’écriture de l’épistolier Proust, de cet auteur graphomane, en analysant de près trois relations épistolaires emblématiques, soit la correspondance avec sa mère, Jeanne Proust, avec Robert de Montesquiou, écrivain et esthète décadent, ainsi qu’avec Reynaldo Hahn, compositeur et ami intime de Proust — trois êtres qui, pour l’auteur de la Recherche, ont particulièrement compté.

Jeanne Proust n’est pas, selon moi, « responsable » du schéma récurrent de la correspondance proustienne. Elle en est l’origine, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Comme je l’écris dans mon livre :

c’est à partir d’un espace transitionnel lentement aménagé par sa relation épistolaire avec sa mère que Proust est arrivé à faire entendre d’autres voix que la voix maternelle. […] La Correspondance et la Recherche mettent en scène un être à la recherche d’un amour éperdu qu’il ne put jamais satisfaire. L’amour-haine qui se dégage des lettres échangées entre mère et fils nous montre en fait que le sadomasochisme de Proust dans ses relations amoureuses avait pour point d’origine transférentielle la relation qu’il avait développée avec Jeanne[1].

Sa mère lui demande qu’il lui donne son corps par écrit :

Ne pourrais-tu aussi mon chéri dater chacune de tes lettres, je suivrais plus aisément les choses.

Puis me dire
 levé à
 couché à
 heures d’air — 
 heures de repos — 
 etc.

la statistique aurait pour moi son éloquence et en quelques lignes tu aurais achevé de remplir tes devoirs[2].

Elle souhaite que Marcel écrive pour elle, en fonction d’elle, parce que Jeanne, en mère aimante, s’inquiète infiniment pour son fils :

Cher petit,

Tu es très gentil, et, moyennant l’exécution de tes promesses, que j’ai précieusement recueillies, j’espère qu’il n’apparaîtra plus « une nébuleuse dans notre firmament ».

Premier acte de contrition : Achète je te prie dix cahiers de grand papier à lettre quadrillé (ce qui fait soixante feuilles doubles).

Deux paquets d’enveloppes blanches s’y adaptant exactement (total cinquante enveloppes). Et tu réserveras spécialement pour m’écrire à moi ces soixante lettres, cela me sera agréable[3].

Proust va faire exactement ce que sa mère lui demande. Il n’a pas la choix, il est « la prisonnière » de cette situation, dans laquelle chacun surveille l’autre. La thèse selon laquelle Proust se coupe de la parole et entre en inhumanité par ses lettres, thèse à laquelle je m’oppose, est de Vincent Kaufmann (L’équivoque épistolaire). La correspondance demeurera pour l’auteur de la Recherche son seul vrai lien avec l’humanité, non pas en expulsant un mode d’écriture bavard calqué sur la dimension culturelle de l’épistolaire, « à la manière de Mme de Sévigné », modèle choyé par Jeanne Proust, mais, bien au contraire, en radicalisant cette écriture bavarde, anti-littéraire. C’est pourquoi ses lettres n’ont pas l’effet voulu d’une purge, contrairement aux pastiches, car le transfert qui s’y opère est inconscient. Chez Proust, le mouvement d’élan et de repli que l’on peut observer avec tous ses correspondants, mouvement au cours duquel il met de l’avant, dans ses lettres, son corps de souffrance afin de se ménager un lieu pour l’écriture littéraire, provient bien de sa relation épistolaire avec sa mère.

Vous soulignez la dimension ironique, ainsi que la distance humoristique des lettres proustiennes. Il arrive parfois, effectivement, dans certaines lettres, que le ton soit enjoué, plein d’humour, mais je n’irai pas jusqu’à parler de dérision, puisque la dérision implique le mépris et le dédain, ce dont Proust n’use jamais — à moins que vous ne parliez d’une dérision envers lui-même, pratique dans laquelle il était passé maître. Il me semble par ailleurs que, sous cette ironie, cet humour, perce toujours chez lui, dans sa correspondance, la souffrance d’un être qui n’arrive jamais à atteindre les autres, mais qui n’en continue pas moins de correspondre.

Tout au long de l’écriture de ce livre, une phrase de Maurice Blanchot, dans Le livre à venir,  n’a cessé de me hanter : « Proust parle d’abord le langage de La Bruyère, de Flaubert : c’est là l’aliénation de l’écriture, dont il se dégage peu à peu en écrivant sans cesse, surtout des lettres. C’est en écrivant, semble-t-il, “ tant de lettres ” à “ tant de gens ” qu’il glisse vers le mouvement d’écrire qui deviendra le sien[4]. » C’est dans ce glissement que Proust, inconsciemment, se dégage de l’aliénation de l’écriture, grâce à sa correspondance. C’est ce glissement que j’ai voulu analyser et comprendre. La Recherche, comme oeuvre, est transitive : elle s’adresse à des lecteurs, et c’est ce que Proust souhaitait plus que tout. Il voulait qu’elle soit lue par le plus grand nombre, et que les passants, les voyageurs, l’achètent dans les gares. Mais avant d’en arriver à la publication de l’oeuvre, l’écrivain a dû se tourner vers lui-même, dans un geste d’écriture intransitive, pour la faire sortir de soi. Ce geste, que les littéraires ont souvent tendance à sous-estimer, demande de la force, du courage, de la foi. Ce geste, surtout, n’est pas possible sans un certain abandon de soi. Dans ce vide créateur, l’être humain a besoin de quelque chose qui puisse le rattacher à ce qu’il est convenu d’appeler la « réalité », le « monde de tous les jours », même si pour Proust cette réalité était dans la littérature, et que la vie devait aboutir à un livre. Ce qui le rattachait concrètement aux autres, sa correspondance, était devenue, au fil des ans, une excroissance démesurée, que nous avons encore bien du mal, aujourd’hui, à voir en face, pour ce qu’elle fut : un besoin d’amour et de solitude, exprimé de façon très gauche, mais exprimé, écrit, translaté dans l’encre et le papier.

C’est pour cette même raison qu’elle déçoit tant les lecteurs. Proust ne cherche pas à y « faire de la littérature », à y paraître en homme de lettres, à « briller par lettres ». Elles lui sont beaucoup trop vitales pour qu’il y joue ce jeu. C’est pourquoi, généralement, elles ne nous amusent pas, ne nous transportent pas, et que bien souvent, au contraire, elles nous exaspèrent. Ses lettres répétaient sa relation conflictuelle avec Jeanne, elles l’entretenaient, pour que Proust, sous l’écriture épistolaire, puisse naître à lui-même, en écrivant son oeuvre.

Vos remarques, loin d’être impertinentes, soulèvent des questions de fond sur l’acte d’écriture, et la place de la correspondance dans l’oeuvre d’un écrivain. J’espère y avoir répondu en partie en ce qui a trait à Proust, bien que, fort heureusement, une part de mystère demeure toujours, non dans l’acte créateur lui-même, qui n’a rien de mystérieux, mais dans cette « façon de vivre autrement » qu’entretiennent de nombreux écrivains et que, parfois, ils nous donnent à voir, souvent bien malgré eux, dans les nombreuses traces écrites qu’ils laissent après leur mort — traces, faut-il le souligner, qui n’étaient pourtant pas destinées à la publication.

Merci encore. Bien cordialement,

Martin Robitaille