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«Il faut que ce soit parfait, sans longueurs inutiles, sans répétitions, puisqu’on m’accuse toujours de tourner en rond dans mes pièces[1]  », s’excuse ironiquement Ionesco face aux Bartholomeus qui attendent sa nouvelle pièce, dans L’impromptu de l’Alma. L’emploi immodéré de la répétition qui caractérise le théâtre de Ionesco atteint peut-être son paroxysme dans Macbett. Offrant un panorama de tous les types de répétition, pratiqués à toutes les échelles, Macbett est aussi une réécriture parodique du Macbeth de Shakespeare, plaçant ainsi une nouvelle répétition au fondement même du processus créateur. Ce « mélodrame, plus ou moins comique, et à surprises[2]  », invite à interroger la couleur générique de la répétition, qui est l’un des procédés permettant à Ionesco de transformer la sombre tragédie de Macbeth en une farce grotesque. La parodie quitte l’univers de la tragédie, où les répétitions sont au service de la manifestation du destin, pour celui d’une comédie ubuesque, où les répétitions révèlent la puissance dévastatrice de l’appétit de pouvoir partagé par tous les hommes. Le comique dérisoire et pessimiste de Macbett souligne ainsi l’ambivalence de la répétition, qui produit des effets à la fois euphoriques et dysphoriques.

Une parodie sérieuse

Macbett est la seule pièce où Ionesco se livre à un exercice de réécriture méthodique d’une pièce antérieure. Selon ses propres termes, la pièce « parodie Shakespeare et introduit des éléments comiques[3]  ». Le comique est donc dissocié de la répétition produite par la réécriture : il s’agit ici, comme le montre Gérard Genette[4], d’une parodie sérieuse, qui ne se moque pas de la tragédie de Shakespeare, mais en radicalise le pessimisme en écartant la possibilité d’une restauration providentielle de l’ordre. Ionesco s’inscrit dans la continuité du grand dramaturge élisabéthain, même s’il ne partage pas sa vision du monde. Alors que la parodie produit habituellement un effet comique, qui est de l’ordre de la transgression[5], la répétition de Macbeth par Macbett ne rend pas comiques une oeuvre et un sujet qui sont porteurs d’une interrogation essentielle : c’est l’ajout d’éléments comiques, parmi lesquels figure la répétition, qui fait passer de la tragédie à la comédie.

Le changement de tonalité auquel procède la réécriture convoque un autre intertexte, qui a amorcé la perversion grotesque de la tragédie politique. Il s’agit d’Ubu roi d’Alfred Jarry, qui s’inspire déjà de Macbeth pour mettre en scène l’éternelle tragédie de l’abus de pouvoir sur le mode du « comique macabre d’un clown anglais ou d’une danse de morts[6]  ». Stimulé par cette première transposition générique, Ionesco réécrit Macbeth en lui faisant subir les transformations nécessaires à l’expression de ses propres conceptions de l’histoire et du pouvoir[7]. La transposition de la tragédie shakespearienne dans l’univers dramatique « absurde » de Ionesco génère un comique proche du travestissement burlesque. Les transformations les plus irrévérencieuses affectent les scènes les plus célèbres de Macbeth : la tirade épique du messager annonçant la victoire de Macbeth à Duncan tourne au plaidoyer antimilitariste ; les sorcières font du strip-tease et s’envolent sur un balai à moteur ; le meurtre de Duncan, commis par trois complices, est montré sur scène ; les spectres représentant la dynastie fondée par Banco prennent le visage des Pieds Nickelés ; la scène du banquet voit le retour du spectre de Banco, mais aussi de celui de Duncan, visibles de tous les convives et ne suscitant que sarcasmes de la part de Macbett ; la réalisation des prophéties des sorcières donne lieu à une explication acrobatique présentant Macol comme « l’enfant de Banco et d’une gazelle qu’une sorcière avait métamorphosée en femme[8]  » ; la mort de Macbett, enfin, n’est guère héroïque, puisque Macol « tue Macbett d’un coup d’épée dans le dos[9]  » au moment où il se retourne et aperçoit la forêt en s’exclamant « Merde ! ». Certaines de ces modifications ne visent qu’à moderniser des éléments qui perdent leur fonction dramatique pour produire un comique de foire. Mais d’autres sont plus signifiantes, car elles sapent les manifestations du surnaturel au profit d’un matérialisme et d’un opportunisme généralisés. Si les grandes scènes sont un passage obligé de la réécriture, des passages moins connus ouvrent en revanche un espace de liberté plus propice au développement d’une nouvelle interprétation des faits. Ionesco prend ainsi plaisir à amplifier certains détails : une didascalie ou quelques vers de Shakespeare fournissent le prétexte d’une scène entière[10]. La longue scène des guérisons, au cours de laquelle défilent plusieurs malades, naît de quelques vers de Malcolm évoquant le don royal de guérison des écrouelles (acte IV, scène 3) : elle permet à Ionesco de mettre en scène la question du droit divin et d’introduire de manière surprenante la scène de l’assassinat du roi. Quant à la répétition fidèle de certains éléments de la pièce de Shakespeare, elle est soit clin d’oeil au public – lorsque Lady Duncan se lave les mains, pendant qu’on prépare le thé, « d’une façon très appuyée, comme pour enlever une tache par exemple, mais elle doit faire cela d’une façon un peu mécanique, un peu distraite[11]  » – soit mystification. C’est au moment où Ionesco affiche la plus grande fidélité en reprenant littéralement une tirade de Malcolm, comme le souligne une note, qu’il en pervertit le plus profondément le sens : alors que Malcolm ne tenait un discours tyrannique que pour mettre à l’épreuve la fidélité de Macduff, Macol est sincère et la pièce se clôt sur ces propos effrayants, annonçant le cycle sans fin de la tyrannie[12].

En créant un décalage entre les attentes des spectateurs et le traitement des scènes reprises, la répétition parodique établit une relation de connivence entre le public et l’auteur, favorable au déclenchement du rire. Au niveau de la réécriture, le comique de la répétition repose principalement sur ces écarts inattendus, associant le plaisir de la reconnaissance et celui de la surprise : la pièce de Shakespeare constitue l’horizon d’attente sur le fond duquel se détachent de manière significative les modifications effectuées par Ionesco.

Tragique et comique de répétition

La répétition telle que la pratique Ionesco n’est ni purement tragique, comme chez Shakespeare, ni purement comique, comme chez Feydeau. Certes, Ionesco n’hésite pas à présenter Shakespeare comme « l’ancêtre de ce théâtre qu’on dit de l’absurde[13]  ». Outre la dimension universelle de sa peinture des ravages de la tyrannie, Ionesco est sans doute attiré par le mélange des genres qui caractérise l’écriture dramatique de Shakespeare par opposition à la tradition classique. Shakespeare est en effet présenté dès le XIXe siècle comme celui qui a su « montrer dans la tragédie même le côté ridicule de la vie[14]  ». À part une ou deux scènes de comic relief, l’histoire de Macbeth se développe cependant dans une atmosphère profondément tragique, à laquelle contribuent les répétitions. La répétition selon Ionesco se distingue également de la répétition vaudevillesque, au mécanisme purement ludique. Ionesco affiche à maintes reprises son mépris pour la dramaturgie de Feydeau, exprimant ainsi son refus d’une certaine forme de répétition comique[15], bien qu’il reconnaisse entre eux une similarité dans le rythme et le mouvement dramatiques[16]. Si les répétitions expriment le tragique du destin dans Macbeth, elles mêlent dans Macbett le comique de la ressemblance au tragique de l’histoire.

Dans la pièce de Shakespeare, les répétitions, peu nombreuses, mettent en relief ce qui sort de l’ordre naturel et pèse comme un destin sur la liberté humaine. Le destin lui-même prend en effet la forme d’une répétition : les prophéties des sorcières sont vérifiées, les actes des hommes ne font que répéter les projets des dieux. La destinée de Macbeth apparaît a posteriori comme la répétition de celle de Macdonald, évoquée à l’ouverture de la pièce : le récit de la vie de ce traître constitue un avertissement indirect que Macbeth n’entend pas[17]. La répétition exprime également l’enchaînement tragique des événements, dont l’homme perd la maîtrise. Macbeth est pris dans un engrenage sanglant : « It will have blood : they say blood will have blood[18]  ». Par ailleurs, la répétition caractérise le discours des sorcières et souligne ainsi la part du surnaturel dans la tragédie. Leur célèbre formule « Fair is foul and foul is fair » exprime sur le mode de la répétition le désordre et la confusion qui règnent dans le monde[19]. Enfin, la répétition souligne un autre fait contre-nature : la folie de Lady Macbeth, provoquée par son crime monstrueux et ainsi interprétée par le médecin : « unnatural deeds do breed unnatural troubles[20]  ». Sa démence transparaît à travers les mots qu’elle ressasse (« To bed, to bed, to bed »), mais surtout à travers le geste compulsif de se laver les mains, qui traduit visuellement l’obsession de la faute. Chez Ionesco, la répétition change profondément de signification, mais n’en demeure pas moins inquiétante. Contaminant tous les paramètres de l’action dramatique, elle se charge d’une forte valeur critique et se met au service de la dénonciation de « la folie du pouvoir[21]  ».

C’est au niveau du système des personnages, réordonné selon le schéma de la répétition, que Ionesco effectue les modifications les plus profondes par rapport à son modèle. Il supprime les principaux personnages incarnant le bien dans Macbeth : Macduff, le justicier, et Fléance, représentant l’espoir d’une dynastie meilleure. Le rôle du roi Duncan, qui cesse de représenter le parfait souverain dont le meurtre est à la fois un régicide, un parricide et un sacrilège, est considérablement allongé et amplifié pour révéler son tempérament autoritaire, lâche et corrompu, partagé par son fils Macol. Ionesco ajoute à ces personnages ceux des traîtres Glamiss et Candor, seulement évoqués par Shakespeare, qui enrichissent la série des couples de traîtres et de tyrans. Alors que Macbeth et Banquo sont nettement différenciés dans la pièce de Shakespeare, pour opposer la loyauté au crime, Macbett et Banco forment chez Ionesco un étrange personnage à deux têtes. Les didascalies soulignent leur caractère interchangeable en les mettant en scène sur le mode de l’alternance ou de la simultanéité[22]. L’identité des personnages est gravement menacée par la ressemblance : Macbett s’efforce de ressembler à Duncan et à Lady Duncan[23]  ; Macbett et Banco se ressemblent si bien que Lady Duncan ne parvient pas à les distinguer[24]  ; Lady Duncan et sa suivante se confondent avec les deux sorcières, elles-mêmes qualifiées de « vieilles jumelles[25]  ». Lady Macbeth est en effet remplacée par Lady Duncan, dont les entreprises donnent à l’action une allure vaudevillesque, puisque le régicide est motivé par l’adultère. Dans le texte écrit, Ionesco entretient la confusion grâce au flottement des dénominations désignant Lady Duncan : au cours de « la scène de transformation », « la première sorcière devient Lady Duncan » ; en épousant Macbett, « La veuve de Duncan » devient « Lady Macbett », nommée ensuite « Lady Macbett ou Première sorcière[26]  », alors que, dans la liste initiale, Lady Duncan, Lady Macbett et la Première sorcière sont présentées comme trois personnages différents. Le vertige suscité par de tels dédoublements produit différents effets. La répétition en miroir des personnages possède d’abord un caractère indéniablement comique[27]. Chez les personnages féminins, la ressemblance produit une hésitation entre l’humain et le surnaturel, qui ramène la transcendance suggérée par Shakespeare à de vulgaires intrigues de palais. Les personnages masculins perdent toute individualité pour n’être plus que l’incarnation d’un vice, la soif du pouvoir. Cette réduction les rend comiques, comme le confirme la déformation de leurs noms, qui s’éloignent des noms propres désignant les héros tragiques pour se charger de sens à la manière de ceux des personnages de comédie (Macbett, Candor, Banco). Chez Ionesco, l’ambition cesse d’être un vice tragique, « où l’âme s’installe profondément avec tout ce qu’elle porte en elle de puissance fécondante[28]  », pour devenir un vice comique, qui impose sa raideur du dehors à toute une galerie de personnages. La figure du héros s’efface ainsi derrière les mille visages d’une humanité uniformément médiocre. Mais en poussant la répétition à l’extrême, Ionesco dépasse le type comique pour représenter une pulsion universelle de l’homme, la libido dominandi, et la leçon est éminemment pessimiste : l’homme, prêt à tous les crimes pour régner, est « dans tous les temps, différent dans ses accidents, identique dans son essence[29]  ».

Les répétitions structurelles prolongent celles des personnages et prennent une connotation idéologique. Annulant toute progression, la répétition manifeste l’éternel retour des massacres et des tyrannies dans l’Histoire et efface tout espoir d’une restauration de l’ordre. L’influence exercée par l’essai de Jan Kott, Shakespeare notre contemporain, dont Ionesco fait le point de départ de sa réflexion sur le pouvoir[30], est manifeste : le critique polonais, qui relit Shakespeare à la lumière des violences du XXe siècle, y trouve « l’image même de l’histoire » : « Chacun des chapitres successifs, chacun des grands actes shakespeariens n’est qu’une répétition[31]  ». Reflétant le fonctionnement du « grand Mécanisme » décrit par Jan Kott, l’enchaînement des scènes de Macbett est régi par la seule règle de la répétition et de la variation, qui produit des doublons et des séries. Les doublons soulignent l’identité de tous les prétendants au pouvoir : la répétition des scènes impliquant Macbett et Banco, lors de la bataille et de la rencontre des sorcières, suggère l’équivalence des deux personnages. Les séries mettent en scène la répétition hyperbolique de la violence, à la manière d’Ubu roi, et confèrent à l’action une dimension collective, le meurtre prenant les proportions d’un massacre :

Tandis que par l’éclairage, on voit apparaître une guillotine, puis toute une série de très nombreuses guillotines[32].

L’horreur est renforcée par le décompte des morts effectué par Lady Duncan, qui atteint le chiffre de vingt mille en buvant son thé et en faisant du pied à Macbett. Cette scène annonce le tableau final, qui est un retour à la violence : « Guillotines nombreuses dans le fond, comme au premier tableau[33]  ». Une autre série est constituée par les guérisons effectuées par Duncan, dont la rapidité dénonce l’invraisemblance. Là encore, la répétition est mise en scène avec précision pour suggérer un emballement absurde :

Ceci, de plus en vite : on voit un quatrième, un cinquième, un sixième… un dixième, un onzième malade entrer par la droite, sortir par la gauche, sortir par le fond à droite, venir par le fond à droite, sortir par la gauche après s’être fait toucher par le sceptre de Duncan. Chaque arrivée de chaque malade est précédée par l’annonce : « Au suivant ! » dite par l’officier[34].

Dédoublements et séries produisent ainsi un effet de généralisation et de relativisation qui remet en cause toute idée de progrès. De même qu’aucun individu ne se détache sur le fond de la corruption commune, aucun événement n’est capable d’infléchir le cours de « l’Histoire universelle et éternelle[35]  ». Grâce à la déstructuration de l’action dramatique par les répétitions, Ionesco quitte le champ de l’histoire pour celui d’ « une vérité universelle, impitoyable[36]  », dont le contenu tient en peu de mots : « Tous les gouvernants sont à mettre dans le même sac[37]  ».

La répétition contribue enfin à la dislocation du langage qui est à l’oeuvre dans tout le théâtre de Ionesco et prend une tonalité particulière dans une pièce politique. La langue du pouvoir est en effet la langue de bois, chargée de répétitions honteuses. La répétition quasi littérale de syllabes, de mots, de tirades entières souligne à tous les niveaux l’égale implication des personnages dans le crime. Elle concerne tantôt des formules banales (« ça alors, quelle catastrophe[38]  ») qui mettent en relief la vacuité du discours, tantôt des expressions que les répétitions chargent progressivement de sens. Lors du meurtre de Duncan, la répétition du mot « Assassin ! » à 19 reprises rappelle avec force que tous ont trempé leurs mains dans le sang. Le sérieux de l’accusation est compensé par le rire provoqué par la répétition sonore interne au mot et par une variante inattendue : « Assassine ! » De même, la répétition intégrale, par Banco, de la longue tirade de Macbett sur le champ de bataille constitue une véritable provocation à l’égard du public : l’ennui est là aussi déjoué par la surprise que suscite une répétition aussi audacieuse, au sein de laquelle l’auteur a introduit d’infimes variantes pour tester la vigilance de son spectateur ou de son lecteur[39].

La répétition permet en outre de mettre à distance le contenu du discours : partagé entre l’horreur du sujet et le rire suscité par la répétition, le public supporte le récit du massacre, mais son malaise l’invite à la réflexion. La « raideur du langage », commentée par Bergson, se manifeste également dans les phrases stéréotypées. Les citations approximatives empruntées à de nombreux intertextes et les formules toutes faites constituent autant de bribes d’un discours collectif et anonyme, qui se répète d’un personnage à l’autre. Là encore, c’est le décalage qui souligne la répétition et la rend comique, en dénonçant l’automatisme d’un discours qui ne justifie rien : « L’État, c’est lui[40]  », « La guerre n’est pas un métier de tout repos. À la guerre comme à la guerre. Les risques du métier…il faut les courir[41]  », « La raison du vainqueur est toujours la meilleure. Vae victis[42]  ! », « Aide-toi, l’enfer t’aidera[43]  ». La langue de bois empêche le développement d’un discours individuel, qui exprimerait les hésitations et les tourments de la conscience, comme dans la tragédie. « Les systèmes de pensée, de tous les côtés, [ne sont] plus que des alibis[44]  » : le traître est « poussé uniquement par des sentiments honorables[45]  » et les crimes sont commis dans l’espoir de « sauver le pays », de « construire une société meilleure, un monde heureux et nouveau[46]  », ou avec l’excuse de n’avoir fait « qu’obéir aux ordres de [son] souverain[47]  ». L’insistance de la répétition vide de signification des paroles qui n’expriment plus que la violence. La valeur pragmatique des répliques tend à l’emporter sur leur contenu, comme c’est le cas lorsque Glamiss et Candor s’excitent mutuellement à la révolte ou que Duncan et sa femme s’affrontent à coups de proverbes déformés : « Le texte sert d’appui à la progression de leur colère[48]  », « La scène précédente entre les deux doit être jouée comme s’il s’agissait d’une querelle violente[49]  ». Le langage politique, dont les mensonges et les conventions dissimulent mal les rapports de force suscités par la quête du pouvoir, laisse alors transparaître sa nature théâtrale. Aux automatismes criminels du discours institutionnel, aux mécanismes usés de la pensée discursive et démonstrative, Ionesco oppose « l’évidence vivante » du langage théâtral[50].

La répétition, une « grosse ficelle du théâtre »

Si la répétition est associée à la tonalité comique, c’est peut-être surtout parce qu’elle produit un puissant effet de métathéâtralité. Soulignant l’artifice du discours, elle met aussi en évidence son propre artifice. Le recul produit par la conscience du jeu théâtral, qui annule toute compassion, constitue un ressort comique efficace. Dans Macbett, la répétition crée un effet de théâtre dans le théâtre, mettant à distance la comédie sociale et politique qui se joue inlassablement sur la scène du monde. La seule chose qui résiste à l’effet destructeur des répétitions, c’est le théâtre, qui est lui-même répétition, puisqu’il « est une histoire qui se vit, recommençant à chaque représentation[51]  » : les acteurs répètent avant la représentation et répètent chaque soir le même spectacle devant un public différent. Pour Ionesco, le théâtre est d’autant plus efficace qu’il s’affiche comme tel : il importe donc d’en exhiber les ficelles[52].

La répétition permet d’attirer l’attention du public sur la forme théâtrale. Dans Macbett, les conventions du théâtre font l’objet d’une mise en relief appuyée à travers la parodie des codes de représentation du théâtre élisabéthain. En effet, si le théâtre est répétition, « une parodie du théâtre est encore plus théâtre que du théâtre direct, puisqu’elle ne fait que grossir et ressortir caricaturalement ses lignes caractéristiques[53]  ». Le théâtre élisabéthain développe des procédés symboliques pour suggérer beaucoup à partir de moyens scéniques rudimentaires : il représente ainsi, pour les dramaturges modernes, l’essence du théâtre et son imitation permet de souligner l’efficacité des ficelles théâtrales[54]. Ionesco lui emprunte ainsi le procédé du décor verbal : il suffit aux objets d’être nommés pour exister (« Il va décrocher le portrait, qui peut être invisible ou un simple cadre[55]  »), il suffit d’un trône pour représenter le pouvoir (« L’Officier, portant une sorte de fauteuil ou trône ambulant[56]  »). Ionesco imite également les codes permettant de donner à voir une bataille à moindres frais, grâce à quelques cris et gestes répétés :

En même temps que les bruits, vers la fin, un soldat entrant par la droite et sortant par la gauche traverse le plateau sabre au clair, en mimant des duels : moulinets, coups de pointe, parades, corps à corps, attaques à la face, esquives, gardes diverses. Assez vite[57].

On entend, venant du front, de la coulisse gauche et de la coulisse droite, les cris : « Victoire, victoire, victoire !… » (on entendra ce mot répété, modulé, orchestré, jusqu’à la fin de la scène qui suit)[58].

Le caractère artificiel de l’entrée en scène du roi est souligné par les « fanfares[59]  » et par la répétition de l’annonce « L’archiduc ! » à seize reprises. Les répétitions verbales et gestuelles contribuent en effet à la parodie des conventions du langage dramatique shakespearien, telle l’annonce des entrées en scène :

L’ordonnance, mettant sa main au front, en visière.
Qu’est-ce que ce cheval qui galope ? Il a l’air d’approcher. Mais oui, il vient vers nous, à toute allure.

Banco, entrant par la gauche, met sa main en visière.
Que veut ce cavalier qui approche si vite sur ce magnifique étalon ? ça doit être un messager[60].

Derrière les masques peu convaincants des personnages apparaissent alors les visages des comédiens, qui répètent les mêmes gestes en passant d’un rôle à l’autre. Une seule actrice joue Lady Duncan, Lady Macbett et la première sorcière, dont on ne sait si elles sont trois personnages différents ou une seule femme sous divers déguisements[61]. Le retour des mêmes comédiens permet de démultiplier les scènes d’exécution (« Les uns après les autres – en fait les mêmes comédiens[62]  ») et de guerre : « Les deux soldats sortent par la droite. Deux autres entrent par la droite. Ils peuvent être les mêmes, mais celui qui portait l’autre est porté à son tour[63]  ». Une telle exhibition des conventions scéniques établit une plaisante complicité entre les spectateurs et les acteurs. Ainsi, lorsque Macbett décide de se cacher pour écouter le monologue de Banco et qu’il « fait le geste de tirer des rideaux invisibles[64]  », le public sait qu’il est dissimulé et accepte la convention selon laquelle Banco ne peut le voir[65]. La connivence entre le public et l’auteur culmine lors de l’apparition des descendants de Banco, parmi lesquels se glisse la figure de Ionesco lui-même : « Banco VI (tête de l’auteur de cette pièce, riant, la bouche grande ouverte)[66]  ». Ionesco retrouve donc Shakespeare à travers l’exaltation de la théâtralité, seule vérité dans un monde chaotique. Macbeth propose précisément une des formulations les plus célébères du theatrum mundi baroque : « Life’s but a walking shadow, a poor player / That struts and frets his hour upon the stage / And then is heard no more[67]  ». Dans Macbett, la mise à distance créée par la répétition diffère cependant à la fois du theatrum mundi shakespearien et de la distanciation brechtienne, même si elle utilise souvent les mêmes procédés. Il ne s’agit pas de formuler une vérité ou d’appeler le public à réagir, mais d’exploiter l’énergie du théâtre, qui réside dans un jeu conscient avec ses ficelles. Ionesco reconnaît en effet que « ce qui [l]’intéresse surtout, dans le théâtre, c’est la forme théâtrale », et il ne se fait pas d’illusion sur le contenu idéologique de Macbett : « Ce ne seront pas des idées qui la maintiendront, ce sera sa construction particulière[68]  ». Délivrant un « message » rudimentaire, la pièce demande à être portée par le jeu d’acteurs enthousiastes, capables de susciter le rire du public en prenant appui sur la puissance théâtrale des répétitions.

La répétition possède, dans Macbett, plusieurs traits d’un procédé comique : elle entraîne la mécanisation des personnages, souligne l’artificialité des situations et met l’action à distance en exhibant sa nature théâtrale. Elle est cependant au service d’une vision du monde bien plus pessimiste que celle de Shakespeare, puisqu’elle affirme l’éternel retour de la violence et de la tyrannie. L’ambivalence de la répétition est particulièrement adaptée à la « farce sinistre[69]  » que constitue Macbett. Poussé à l’extrême, le comique de répétition devient en effet « un comique dur, sans finesse, excessif[70]  » et suggère la répétition du pire qui caractérise l’univers de Ionesco comme celui de Beckett. Cet aspect « désespérant[71]  » du comique est cependant contrebalancé par le caractère à la fois cocasse et virtuose des répétitions, qui désamorcent l’ennui en multipliant les surprises et détruisent le sens pour mettre en valeur le théâtre.