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Surdité fréquente autour de la poésie : il suffit d’évoquer tous ceux qui, en Saint-John Perse, n’ont jamais entendu le moulin métrique[1].

Le 1er avril 1910, Charles Péguy, alors en pleine rédaction du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, confie à Joseph Lotte : « On n’a rien fait de semblable comme prose musicale, […] tous les essais de vers libres qu’on tente depuis vingt ans m’ont mis en main un instrument épatant.[2]  » Le 9 décembre 1911, le secrétaire perpétuel de l’Académie française, Thureau-Dangin, note dans Le temps que certaines parties de ce Mystère « ont l’allure et le rythme d’une sorte de poème lyrique[3]  ».

De verset, il n’était pas question. Péguy ne prononcera jamais ce mot, qui néanmoins vient immédiatement à l’esprit d’un lecteur attentif aux nombreuses citations et allusions intertextuelles que recèle la trilogie des Mystères de Jeanne d’Arc, directement inspirés, à certains moments, de la Bible et de la liturgie catholique. Après Michel Murat, qui entendit en connaissance de cause revenir au prudent « vers libre[4]  », nous reprendrons le terme de « verset » dans la lignée de Jean Onimus[5], préférant ne pas parler de « vers libre », sans mésestimer pour autant la proximité entre le vers régulier et le verset.

L’écriture en prose paraissant seulement dans le premier et le troisième mystères, c’est bien ce qu’il est convenu d’appeler le verset péguien qui unit les trois oeuvres. Nous l’étudierons dans l’oeuvre où il règne en seul maître : Le porche du mystère de la deuxième vertu, et sous l’angle particulier de sa ressemblance avec le vers, car les versets du Porche sont singulièrement attirés par le rythme de l’alexandrin — le vers préféré de Péguy — et nombreux à être candidats à la qualité de « vers blancs[6]  ». Il s’agira de quantifier le phénomène des vers blancs à l’intérieur de l’écriture en verset ; de déterminer si Péguy adopte, au fil de sa plume, une stratégie d’évitement de l’alexandrin ; si au contraire les passages riches en alexandrins sont des moments clefs travaillés pour aboutir à des vers réguliers.

Péguy a dès 1897 cédé aux charmes de l’alexandrin et devait y revenir massivement en 1912-1913, aussi l’étude de ces curieux vers blancs disséminés à travers le Porche intéressera-t-elle non seulement l’année charnière 1911 — où versets et alexandrins sont comme la forme chrétienne et la forme païenne conjuguées pour dire l’insertion de l’éternel dans le temporel — mais l’ensemble de l’oeuvre péguienne, puisque celle-ci s’étend de 1897 à 1913, en ce qui concerne la poésie, et à 1914 pour la prose.

Du plus court ne comportant qu’un mot et une syllabe[7] au plus long contenant 118 mots et 175 syllabes[8], le verset du Porche — ainsi que ses pareils et autres vers libres — doit, pour exister, se distinguer le plus souvent possible des vers réguliers et, notamment, de l’alexandrin au mètre 6-6, à ce point fameux qu’il est souvent présenté comme le plus ample des vers réguliers[9]. Que l’alexandrin est à éviter constitue comme une règle non écrite du verset et du vers libre français.

Pourtant, on relève — sauf erreur — 255 vers blancs dodécasyllabes sur un total de 4103 versets[10], soit près de 6,2 % de vers parfois dits « libres » : près de deux par page[11]. En outre, comme si Péguy, après avoir refréné sa tendance à versifier, gagnait peu à peu en assurance, les vers blancs se raréfient d’abord puis se font de plus en plus présents : ils sont ainsi 26 dans les 412 versets des 15 premières pages, 27 dans les 559 versets des 20 pages centrales et 26 dans les 312 versets des 10 dernières pages du Porche, dont notre édition de référence comporte 140 pages. Ces données invitent à revoir ce qu’écrivait Michel Murat, qui ne trouvait dans le Porche « presque pas » de séquences 6-6 reconnaissables et qui expliquait : « Péguy a rompu avec le prosimètre et les vers blancs, qui caractérisaient la Jeanne d’Arc de 1897 et qui demeurent un élément constitutif du Mystère de la charité non sans relever pourtant par la suite “une allure” quasi métrique, qui tend vers une image de la poésie versifiée avec l’apparition de strophes et de moments rimés[12]  ».

Nous sommes, certes, encore loin du mètre 6-6 quand nous identifions 255 dodécasyllabes avec prononciation des « e » muets et réalisation des éventuelles diérèses : « Et le givre lui fait des glaçons dans sa barbe[13]  » et « À la discrétion du dernier des soldats[14]  ». L’oubli des « e » caducs et des diérèses pourrait ne donner que 54 dodécasyllabes blancs (seulement 1,3 %), avec des vers où la négligence n’est pas sensible à l’oreille, comme « Sa hache et sa cognée et sa serpe et sa scie[15]  », ou avec des vers comme « Et les outils finiss(ent) tout de mêm(e) par s’user[16]  » et comme « Attachement uniqu(e), liaison du coeur fidèle[17]  » — si l’on peut considérer que l’amuïssement prosodique peut se produire à l’hémistiche sans imposer la caducité du « e » en position centrale dans « attachement » ni même, précédemment, celle du « e » au centre de la locution adverbiale « tout de même ». Pour laquelle des deux dictions possibles faut-il opter ? L’une tend au « vers » selon les principes du décompte syllabique, l’autre se veut « libre » et se rapproche de la prosodie habituelle de la prose. L’apparente tentation alexandrine du verset n’est-elle que le produit d’une diction syllabique, qu’on peut estimer déplacée justement là où le verset s’affranchit des autres contraintes, internes et externes — du mètre, de la rime et de la strophe ? D’autant que la déclaration de Péguy citée en premier lieu (« tous les essais de vers libres qu’on tente depuis vingt ans m’ont mis en main un instrument épatant ») peut justifier l’effacement de l’« e » atone devant consonne ou des finales « -es » et « -ent » devant les voyelles, même dans les finales de rhèse (effacement pratiqué par Kahn, Laforgue, Vielé-Griffin…).

Avant de répondre à ces questions, examinons si les dodécasyllabes ainsi repérés sont véritablement des « alexandrins indubitables[18]  ». Car le rythme de ces dodécasyllabes est passablement varié et ne ressemble pas à celui de l’alexandrin traditionnel : 6-6. Faisons d’emblée un sort à la prononciation prosifiée. Elle semble toute justifiée par cette ressemblance si souvent notée entre le style de Péguy et le langage parlé, même si ce n’est pas sans quelque contradiction avec la grandiloquence que l’on a tout aussi souvent prêtée au Dieu qui s’exprime — par l’intermédiaire de Mme Gervaise — dans le Porche. Peut-on sans casuistique accorder au Dieu bonhomme de Péguy 54 alexandrins blancs et, dans le même temps, au Dieu grandiloquent 255 alexandrins blancs ? Le grand motif péguien de l’insertion du temporel dans l’éternel pourrait étayer ce point de vue. N’y a-t-il pas de plus certains vers (23 au total) qui apparaissent dans l’une et l’autre lecture, comme ceux qui suivent ?

Et pourtant on est si fier d’avoir des enfants[19].

Mais c’était un pâle orgueil, un orgueil exsangue[20].

Quand il s’est dérangé d’être assis à la droite[21].

Il nous semble plus juste de se fier à l’appartenance du verset à la poésie et, partant, de donner une diction uniforme du texte dans le décompte des syllabes, associée à un ton adapté pour sa part aux divers passages, tantôt bonhommes tantôt grandiloquents, du Porche. Quel sens y aurait-il à décréter que le fil rouge « J’éclate tellement dans ma création[22]  » comporte douze syllabes en même temps que « J’éclate tellement dans toute ma création[23]  » en compte 2+4+6 ? Nous pensons que le Porche requiert une diction toujours respectueuse de la moindre syllabe et que cette cohérence forme la trame à partir de laquelle l’oeuvre s’élabore. Le personnage de Mme Gervaise n’est-il pas le seul à prendre la parole dans le Porche ? Et Mme Gervaise ne respecte-t-elle pas « à la lettre » l’Évangile ? La calligraphie méticuleuse que l’on connaît aux manuscrits de notre auteur ne milite-t-elle pas elle-même en faveur d’un rendu phonétique scrupuleux de chaque syllabe lors de la lecture ? Cela dit, même en les rejetant du nombre des alexandrins blancs, il n’est pas indifférent que certains versets rappellent le rythme des alexandrins par leur parallélisme morphosyntaxique et singulièrement par la présence d’un « e » final à l’hémistiche : cet à-peu-près conforte la présence à demi cachée de l’alexandrin dans le texte du Porche.

Parallélismes
Sur la face de la terre // et // sur la face des eaux[24]. [parallélisme avec coordination]
Berger de quel troupeau. // Pasteur de quelles brebis[25]. [parallélisme avec juxtaposition]
Toi qui apaises // , // toi qui embaumes // , // toi qui consoles[26]. [parallélisme avec juxtaposition ponctuée]

e finaux à l’hémistiche
Autant l’enfant l’emport(e) sur l’homme en espérance[27].
Attachement uniqu(e), liaison du coeur fidèle[28].
Presque avant la premièr(e), ma fille au sein immense[29].

Le domaine de l’alexandrin est plus étendu qu’on le pense : loin de se limiter au nombre 12, la pensée de l’alexandrin peut surgir dès six syllabes (surtout si elles sont rythmées 3+3) ou à la lecture de tout verset d’environ 6 syllabes (ainsi qu’à l’audition de tout verset, pour peu que cette lecture fasse un sort expressif à l’unité-verset). Inversement, 12 ne signifie pas alexandrin : curieux versets que « Au jugement même, dans le jugement. Et[30]  », ou « s’avançaient. La foi, dit Dieu, ça n’est pas malin[31]  » !

Où l’on voit que nous revenons maintenant au problème soulevé premièrement : nous ne créons pas notre propre objet d’étude — à savoir ces alexandrins que l’on découvre au sein des versets — en préconisant une diction qui serait réservée à la poésie régulière. Ce serait oublier que le fait que ces versets péguiens paraissent dans un mystère invite à les prononcer de la manière conventionnelle dont on disait le théâtre à la Belle Époque, et oublier encore, de part et d’autre des mystères, autant les passages versifiés de la première Jeanne d’Arc (1897) — « drame en trois pièces » où les alexandrins jaillissent hors de la prose et que Péguy songea fort sérieusement à mettre en scène en 1909-1910 — que la production poétique ultérieure de Péguy. N’y pas voir un éclairage anachronique : dans le courant de l’année 1912, l’écriture théâtrale cédera bel et bien la place à l’écriture poétique, dans la fidélité aux mêmes thèmes — Jeanne d’Arc compris (La tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc, novembre-décembre 1912 ; Ève, décembre 1913).

Venons-en donc à ces vers quasi réguliers qu’identifie une lecture soignée. La structure ternaire 4-4-4 est à peine plus fréquente que la structure quaternaire 3-3-3-3 :

4-4-4

Et au contraire dans le calme d’un beau soir[32].

Et qui seront certainement plus grands que lui[33].

Ah les gaillards ils font semblant de ne rien faire[34].

3-3-3-3

Assurance, ignorance, innocence du coeur[35].

Ô misère, ô bonheur[36], c’est de nous qu’il dépend[37].

Tous les jours, dites-vous, tous vos jours sont les mêmes[38].

La suite de deux groupes de six syllabes n’est pas majoritaire. Le rythme décroissant 5-4-3 et le rythme croissant 3-4-5 sont relativement fréquents à la contester :

5-4-3

Pour y amasser mesquinement des trésors[39].

Tout ce que l’on fait on le fait pour les enfants[40].

Et c’est pour cela qu’elle n’en manque jamais[41].

3-4-5

C’est-à-dire, il faut le dire, il dépend de nous[42].

Mais aussi c’est pour cela qu’elle est l’Espérance[43].

Espérance. Or on me dit qu’il y a des hommes[44].

Les complètent des rythmes désordonnés, tels les rythmes déceptifs 3-5-4 et surtout 4-5-3, l’à peine optimiste 5-3-4, l’optimiste 4-3-5 :

Rythme ascendant puis descendant

3-5-4

Peuple alerte, peuple jardinier les jours mauvais[45].

4-5-3

Qui thésaurise petitement, comme l’homme[46].

Car il est doux et il est honteux de pleurer[47].

Comme un rapace, comme une bête de proie[48].

Rythme descendant puis ascendant

5-3-4

Peuple jardinier, qui laboures et qui herses[49].

Seul un centenier demeurait, et quelques hommes[50].

4-3-5

Le Bon Pasteur c’est-à-dire le bon berger[51].

La dévorante inquiétude au coeur de Jésus[52].

Faut-il restreindre le titre d’alexandrin au verset dodécasyllabique obéissant à l’équilibre symétrique 6/6 ? Accepter en outre le trimètre régulier ? Jean Mazaleyrat ne voit apparemment un « verset métrique[53]  » alexandrin que dans les versets césurés[54] 6/6 et 4/4/4… Doit-on, peut-on accepter aussi tout regroupement rythmique asymétrique du type 5/7 et 7/5, 4/8 et 8/4, etc. ? Accepter tout schéma rythmique autre ? Et même, le dodécasyllabe régulier coupé 6/6 est-il un alexandrin s’il est isolé au milieu de versets « irréguliers » ? Ne convient-il pas qu’il entre dans une certaine relation graphique et phonétique avec d’autres vers et avec sa strophe d’appartenance ? Auquel cas les alexandrins isolés du Porche se rapprocheraient finalement de l’épineux monostique. Or ils sont nombreux : 143 versets (soit 56,1 % du total des versets) constituant autant d’ensembles dodécasyllabiques singletons (70,4 % des ensembles dodécasyllabiques) si l’on considère qu’est isolé le verset dodécasyllabique de rang n sans pareil de rang n+2.

Les autres cas de figure (60, soit 29,6 % des ensembles dodécasyllabiques — concernant 112 versets non isolés, soit 43,9 % des versets dodécasyllabes) sont :

  1. un verset dodécasyllabique immédiatement suivi d’un autre verset dodécasyllabique rimant (deux cas : « Dans le futur du temps et de l’éternité. / Sur le chemin montant, sablonneux, malaisé[55]  » ; « Et qui sont comme un baume au coeur endolori. / Car ils sont comme un baume au pied endolori[56]  »), assonancé (un seul cas : « Parce qu’aussi elle est infiniment terrestre. / À celle qui est infiniment éternelle[57]  ») ou sans rime ni assonance (25 cas) [en tout 28 occurrences : 52 versets, en raison des successions de trois dodécasyllabes, soit 20,4 % des dodécasyllabes] ;

  2. un dodécasyllabe immédiatement suivi d’un verset métrique mais non dodécasyllabique — un trisyllabe, cas limite[58]  ; un heptasyllabe[59], un vers de cinq syllabes[60]  ; un octosyllabe[61]  ; deux ennéasyllabes[62]  ; un décasyllabe en 5/5[63]  ; deux hendécasyllabes[64]  ; enfin trois vers de 14 syllabes, autres cas limites[65]  — puis d’un autre verset dodécasyllabique [en tout 12 occurrences : 24 dodécasyllabes soit 9,4 % de leur total] ;

  3. un dodécasyllabe immédiatement suivi d’un verset non métrique puis d’un autre verset dodécasyllabique [13 occurrences : 25 versets, soit 9,8 %] ;

  4. un dodécasyllabe immédiatement suivi de deux versets métriques puis d’un verset dodécasyllabique [2 occurrences : 4 versets, soit 1,6 %][66]  ;

  5. un dodécasyllabique immédiatement suivi soit d’un verset métrique puis d’un verset non métrique et enfin d’un autre verset dodécasyllabique[67], soit d’un verset non métrique puis d’un verset métrique et enfin d’un autre verset dodécasyllabique [2 occurrences : 4 versets, soit 1,6 %][68]  ;

  6. un dodécasyllabe immédiatement suivi de deux versets non métriques puis d’un autre verset dodécasyllabique [3 occurrences : 6 versets, soit 2,4 %][69].

Il est patent que la définition externe du verset alexandrin — rapport de mètres voire de rimes (nul effet strophique n’est à relever) — aboutit à des chiffres bien plus modestes que l’analyse métrique interne. Mais quel est le moyen d’aboutir à un résultat différent dans une écriture en versets ? N’appliquons pas au verset des exigences auxquelles le vers ne répond pas toujours. L’apparition du verset dodécasyllabique dépend de ses cotextes antérieur et postérieur, c’est un fait évident. Mais peut-être moins évident est le fait que le verset dodécasyllabique apparaisse de préférence au voisinage de versets plus amples que 12 syllabes.

Les versets non dodécasyllabiques que nous venons de localiser entre deux versets dodécasyllabiques sont au nombre de 39 : 18 sont métriques, 21, non. Voici les versets métriques : un dissyllabe[70], un trisyllabe[71], un pentasyllabe[72], un hexasyllabe[73], un heptasyllabe[74], deux octosyllabes[75], trois ennéasyllabes[76], deux décasyllabes[77], deux hendécasyllabes[78], enfin trois vers de 14 syllabes[79]. Quinze vers ont moins de 12 syllabes ; trois en ont plus. Ces versets sont contenus entre 24 versets dodécasyllabiques. Voici les versets non métriques : versets de 13 syllabes[80], 15 syllabes[81], 17 syllabes[82], 18 syllabes[83], 19 syllabes[84], 20 syllabes[85], 21 syllabes[86], 25 syllabes[87], 26 syllabes[88], 28 syllabes[89], 30 syllabes[90], 37 syllabes[91]. Ces 21 vers ont plus de 12 syllabes ; aucun n’en a moins. Ces versets sont contenus entre 41 versets dodécasyllabiques.

Il semble donc que plus il y a de dodécasyllabes, plus les versets environnants s’allongent. Le poète semble pratiquer le plus souvent un verset de taille plus ample que 12 syllabes — ce qui confirme au passage que le mode d’écriture du Porche est bien le verset, connu pour son étendue — et s’appliquer à ne pas versifier en empruntant des mètres peu courants (trisyllabes, hexasyllabes, hendécasyllabes).

Nous avons examiné plusieurs passages, disséminés dans l’oeuvre et ne contenant aucun des vers susdits, afin de vérifier ces impressions quant à la quantité syllabique des versets du Porche (en diction poétique, rappelons-le). Voici les résultats du sondage :

Le total général de 105 versets comptant moins de 12 syllabes, de 10 versets dodécasyllabiques et de 118 versets de plus de 12 syllabes confirme les chiffres concernant les versets dodécasyllabiques non isolés : 15/65/24. À savoir que les versets dodécasyllabiques sont plus nombreux quand les versets environnants s’allongent.

Péguy, dans la mesure même où il évite ces résurgences de l’alexandrin qui sont mécaniques et de la « métrique involontaire héréditaire[92]  », hébraïse son verset au sens où il pratique une « rythmique irréductible à une opposition entre vers et prose[93]  » propre à la Bible. C’est ici qu’il faut en venir à l’éventuelle influence du verset biblique sur le style de Péguy. Il convient de prêter attention au statut énonciatif particulier de ces versets théologiques du Porche : si Mme Gervaise est le personnage qui prononce toutes les paroles du mystère, c’est néanmoins parfois au nom de Dieu (et le discours indirect libre n’est jamais très loin) et parfois — mais parfois seulement — au discours direct. Par la voix de Gervaise, donc, Dieu monologue d’abord (p. 17-22), puis un prêtre entre en dialogue avec un enfant (p. 22-23). Gervaise entre à son tour en dialogue avec Jeanne (p. 23-26), laissant la parole apparemment à Dieu (p. 26-27), puis la reprenant implicitement (p. 27-97). Dieu intervient une troisième fois (p. 97), laissant ensuite la parole à Gervaise (p. 97-115), puis une quatrième fois (p. 115-134), Dieu ne faisant parler le vulgaire qu’à deux reprises (p. 125). Après Gervaise qui reprend la parole (p. 134-143), c’est Dieu qui parle à la fin du Porche (p. 143-156) et qui continuera, d’ailleurs, de parler au début du Mystère des saints Innocents. Par Mme Gervaise parle l’Église — 155 versets dodécasyllabiques en 100 pages — et Dieu lui-même dit 99 versets dodécasyllabiques en 39 pages. Si le verset dodécasyllabique est, certes, proportionnellement un peu plus présent dans la bouche de Mme Gervaise faisant parler Dieu, on conviendra qu’il n’appartient nullement en propre à Dieu.

L’auteur du Porche a donc produit une imitation du style biblique, la liberté rythmique de son écriture en versets ne se départant pas toujours du cadre métrique. Les deux domaines ne sont-ils pas liés ? Murat nous a pourtant mis en garde :

Verset présente deux inconvénients. D’une part, il suppose avec le texte biblique un lien généalogique et une homologie formelle ; d’autre part, il comporte une équivoque, car il peut se rapporter à deux choses très différentes : la segmentation du texte en paragraphes (qui s’applique à l’ensemble du corpus) et le parallélisme binaire (caractéristique des textes poétiques, en particulier des Psaumes). La forme du Porche ne présente aucune correspondance avec ces deux acceptions du verset biblique[94].

Nous trouvons que le verset est là fort bien défini ; mais la dernière phrase citée, en revanche, est une contre-vérité. La Bible nourrit l’inspiration du Porche de toute part[95]  ; le Porche est segmenté en paragraphes — non numérotés, il est vrai, et c’est ici la seule différence que nous voyons entre lui et la Bible (une édition numérotant les versets du Porche serait d’ailleurs d’une grande commodité pour l’exégète…) —, paragraphes auxquels Péguy accorde une attention toute particulière lors de la genèse de l’oeuvre ; les parallélismes morphosyntaxiques abondent, notamment binaires[96].

Quant à la structure accentuelle des versets hébraïques, si prégnante qu’elle permet par exemple à Henri Meschonnic d’appliquer à ses traductions des versets bibliques le terme d’ « alinéa interne[97]  », elle semble nous autoriser à relativiser l’argument avancé alors par M. Murat :

Dans un premier temps [p. 63] Péguy reproduit le texte en conservant les versets ; mais lorsqu’il le reprend, il le redécoupe en unités plus courtes [p. 91-92, puis 107] ; le texte cité s’incorpore au rythme du poème tout en gardant, du fait de sa syntaxe, une allure distincte[98].

Trois faits complètement hétérogènes s’opposent aux sous-entendus d’une telle affirmation : la composition rythmique des versets bibliques, la tradition de la glose interprétative et la pratique des traductions, notamment juxtalinéaires.

Mais si le verset péguien vient de la Bible, que penser des versets dodécasyllabiques ? Faut-il les traiter avec le sentiment irénique de Jean Mazaleyrat : « Le verset apparaît […] comme métrique ou non selon qu’il ordonne ou non le discours poétique dans les formes de l’organisation métrique[99]  » ? Ou avec l’esprit polémique d’Henri Meschonnic : « La Bible n’a pas de métrique. Donc ne connaît pas la distinction entre la prose et le vers. Mais elle est de part en part une codification du rythme, corporel-oral, verset par verset. Jusqu’à contrarier la syntaxe. […] Le verset biblique, ayant cette propriété unique d’être un principe de rythme tel qu’il n’y a plus ni vers ni prose, est une panrythmique[100]  » ?

Loin de ces oppositions, Péguy a sans doute voulu harmoniser l’héritage poétique français de l’alexandrin et la tradition du verset biblique. Un simple « là » suffit parfois à l’accord d’un alexandrin au verset (« Et elle ne connaît pas toutes ces histoires-là[101]  » ; « Très douloureux jardins des âmes ont poussé là[102]  »). Aussi le lecteur du Porche gagnera-t-il à adopter un type de diction syllabique sans être toujours classique (puisqu’il pratique la diérèse classique des mots finissant par —« tion » seulement si besoin est). Ignorant des possibilités créées par l’apparition du vers libre symboliste, le lecteur du Porche a la surprise de découvrir comment, chez un poète qui ne s’était que très peu exprimé en alexandrins et qui ne s’exprimera désormais plus qu’en alexandrins, l’alexandrin est considéré en 1911 comme un repoussoir qui détermine, chez le poète utilisant le verset, une stratégie d’évitement plutôt que comme l’aboutissement d’un travail particulier de ciselure.

Curieux verset péguien qui, entre étymologie voulant en faire un diminutif (« petit vers ») et conceptions d’époque y voyant un « vers long », s’écrit en refusant de s’avouer présent. Après l’alexandrin pathétique de Jeanne d’Arc en 1897[103], après l’alexandrin surprise suivant les mètres courts de la Chanson du roi Dagobert essayée sous pseudonyme en 1903[104], mais avant l’entraînement aux groupes rythmiques de six syllabes de la Ballade du coeur (octobre 1911-1912) conservée dans son carton, le verset est encore pour Péguy un moyen de retrouver cet alexandrin qu’il se refuse à employer seul. Mais dans le Porche, l’évolution s’accélère : l’alexandrin est très présent, jusqu’à occuper la place de l’antienne, ce verset qui, dans la liturgie, introduit[105] ou suit[106] un psaume ou encore aère la lecture d’un psaume[107]. Et pourtant, Péguy l’évite quand il le peut. Bien sûr, le lecteur d’aujourd’hui ne recense pas tous les versets dodécasyllabiques s’il lit le Porche à sa façon, contemporaine mais anachronique, escamotant les diérèses et refusant de compter l’« e » caduc. Mais il convient de ne pas oublier qu’une part non négligeable des versets laissent analyser leur rythme à la façon des vers réguliers, à tel point même que la définition externe du verset doit intervenir pour dissocier verset de petite taille et vers régulier. Cette définition externe est nécessaire, entre tous les versets, pour les dodécasyllabes, qui, s’ils ne sont pas exactement les vers les plus longs utilisés par les poètes en langue française, doivent néanmoins à leur grande fortune dans l’histoire littéraire — sous la forme du mètre 6-6 de l’alexandrin — d’être immanquablement associés dans l’esprit de tous à la poésie régulière. Aussi faudrait-il déterminer si Péguy, qui fait un assez grand usage du verset dodécasyllabique, est original ou non chez les poètes ayant pratiqué le verset. Et si, comme nous le croyons, le dodécasyllabe est généralement évité par souci de démarquer le verset du vers.