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Le rapprochement entre l’art et l’anarchie, ou même l’anarchisme, n’est pas nouveau, comme en témoignent les essais devenus classiques de Herbert Read ou d’Edgar Wind. Read, poète et critique d’art anarchisant, publia ainsi dès 1938 Poésie et anarchisme, un texte dans lequel il avance que

pour créer, il est nécessaire de détruire, et l’agent de cette destruction dans la société est le poète. Je crois que le poète est nécessairement un anarchiste et qu’il doit s’opposer à toutes les conceptions organisées de l’État, non seulement celles léguées par le passé, mais aussi celles imposées au nom de l’avenir[1].

En 1963, l’historien de l’art Edgar Wind, issu de l’Institut Warburg, consacra lui aussi une étude célèbre à la force subversive de l’art, en particulier de l’art visuel, rappelant que ce dernier suscitait déjà la méfiance de Platon[2]. Si ces premières études ne mettaient guère l’accent sur les rapports entre l’anarchisme et la littérature, entendue au sens moderne, les travaux plus récents d’Alain Pessin, en France, ont depuis proposé un éclairage sociologique et historique précieux sur ces relations[3].

Dans un contexte actuel où la dimension politique de la littérature, au moins depuis 1989, ne va plus de soi, la matrice de la pensée anarchiste ou anarchisante apparaît cependant féconde pour engager une réflexion renouvelée sur les rapports entre littérature et politique, tenant compte de la spécificité du fait littéraire moderne. À la domination de la pensée critique et révolutionnaire par les thématiques et références anarchistes à la fin du xIxe et au début du xxe siècle correspondent en effet des liens historiques attestés entre les avant-gardes du premier xxe siècle et l’anarchisme politique. De plus, les anarchistes furent les premiers, dans le contexte politique moderne, à récuser, au nom même de leurs convictions politiques, une littérature « engagée », estimant comme les critiques plus tardifs de l’engagement sartrien, que « le désengagement est en quelque manière la forme la plus authentique de l’engagement littéraire[4] », minant d’emblée l’opposition binaire de l’engagement et de l’art pour l’art. Les anarchistes, adeptes d’une transformation culturelle en profondeur par l’éducation, rejetèrent ainsi très tôt l’idée d’art de classe[5]. On peut donc commencer par se demander dans quelle mesure cette affinité de l’anarchisme avec la littérature en général et la fiction en particulier, au-delà de la coïncidence historique, éclaire plus généralement le fonctionnement de la littérature dans sa dimension politique ou critique.

Jürgen Habermas a théorisé cette affinité dans un texte de 1980, où il écrit :

L’anarchisme, en manifestant l’intention de briser la continuité de l’histoire, révèle la force subversive d’une conscience esthétique qui se dresse contre les effets normalisateurs de la tradition, qui tire son énergie de sa rébellion contre toutes les normes et neutralise tout à la fois le bien moral et l’utilité pratique[6]

L’analogie entre l’anarchisme comme mouvement de table rase dans le domaine politique et l’art moderne comme son équivalent esthétique se double ici de la mise au jour d’une affinité plus profonde entre l’acte politique et l’acte de création artistique, si bien que ce dernier, par sa dimension créatrice même, paraît investi d’un sens politique intrinsèque, nous invitant à définir une pragmatique comparée des actes politiques et littéraires.

Uri Eisenzweig a consacré la première étude complète aux ramifications les plus surprenantes de cette affinité, dont on cite souvent Mallarmé comme symbole privilégié, même si son intérêt va plutôt à la bombe comme objet qu’aux anarchistes eux-mêmes[7]. Eisenzweig relève ainsi la convergence entre des actes qui se donnent comme sans origine et des écrivains dont la conception d’un langage non-référentiel dénie la possibilité d’une opinion publique, évoquant la « rencontre de deux refus de valider la représentation, l’un littéraire, l’autre politique[8] ». Il y aurait ainsi une parenté entre la mise en cause de la représentation de la réalité (la crise du réalisme) qui sert de détonateur à l’apparition de la littérature moderne et la crise de confiance en la démocratie parlementaire comme forme politique adéquate à l’ère des masses, crise fondatrice de la tentation révolutionnaire parmi les intellectuels du xxe siècle. Ce parallèle sert ici de point de départ à une interrogation interdisciplinaire sur les liens de l’anarchisme avec la fiction, dessinant les contours d’un modernisme qui ne se limite pas à une aire géographique, comme le montre la diversité des contributions, et ouvrant de nouvelles perspectives sur les relations entre littérature et politique.

Plusieurs approches se combinent dans les études composant ce numéro. S’appuyant sur les outils classiques de l’histoire des idées, il est possible de documenter comment l’anarchisme et la fiction moderne se rattachent à une même matrice politico-littéraire. On connaît l’importance dans le contexte français de La revue blanche et de sa puissance tutélaire, Félix Fénéon, à l’époque des symbolistes, ces derniers vouant une affection particulière à Louise Michel, à laquelle Verlaine dédia un poème. De même, si la « littérature anarchiste » qui s’attache à « illustrer » les thèses de l’anarchisme politique est désormais bien connue[9], cette influence « culturelle » peut être documentée chez des écrivains modernistes dont la dimension politique n’est généralement pas mise en avant, comme Kafka (c’est ce que propose Michael Löwy dans ce numéro). L’ultra-individualisme de Max Stirner (1806-1856), fondé sur le refus de toute structure étatique ou sociale, joue souvent un rôle central dans cette galaxie plus large. Néanmoins, au-delà de la nécessité de reconstruire les positions politiques des auteurs, il importe également d’intégrer pleinement l’étude des oeuvres de fiction à la perspective de l’histoire des idées, en montrant comment les oeuvres représentent des points d’équilibre ou de cristallisation dans la pensée de l’auteur. En ce sens, on peut se demander si l’anarchisme, plus qu’un mouvement, ne représente pas un moment historique où certaines interrogations prennent forme chez des écrivains dans des termes qui ne séparent pas la politique et l’esthétique.

Dans une perspective textuelle, le dossier s’interroge également sur la valeur qu’on peut donner à l’analogie esquissée par Habermas, selon laquelle l’oeuvre de fiction se définit comme une « bombe » anéantissant la tradition et ne puisant sa légitimité qu’en elle-même, de même que l’anarchisme détermine une action politique qui fait table rase du passé, sans poser de bien commun ou de principe politique préexistant. La fiction — ou certaines fictions — peuvent-elles se définir comme un acte de destruction du passé qui ne dessine aucune issue dans l’avenir ? Quels ressorts poétiques les écrivains mettent-ils en oeuvre pour construire de telles apories ? Pour Uri Eisenzweig, la question de la fiction se pose dans une dialectique du dynamitage des formes de « représentation » du monde, qui se traduit bien souvent par des formes poétiques, voire dans l’art abstrait (auquel pensait peut-être Habermas en écrivant son fameux essai), avant d’être réintégrées dans un « récit », fondement indispensable de la fiction, mais aussi souvent prélude à la « normalisation » de l’acte inaugural de brisure de la tradition[10]. On peut voir également dans cette dialectique complexe l’une des raisons à l’origine des relations tumultueuses entre le surréalisme et l’anarchisme, dont Breton se demanda subitement en 1952 pourquoi ils n’avaient pu converger plus tôt, amorçant un virage bien tardif[11].

En inversant les termes du débat, on pourrait se demander dans quelle mesure l’anarchisme ne se réduit pas en retour à un acte d’essence esthétique dépourvu de finalité politique conceptualisée, comme le suggère la descendance à la fois « de gauche » et « de droite » de l’anarchisme aussi bien politique que littéraire : l’anarchisme « de droite » en particulier, associé par Zeev Sternhell à la naissance du fascisme dans un ouvrage célèbre[12], a connu une descendance littéraire significative avec Georges Darien et, plus tard, Céline, dont on sait qu’il s’est déclaré en 1933 « anarchiste, jusqu’aux poils[13] ». Cette approche interroge également la périodisation historique : peut-on déceler un « esprit de l’anarchisme » qui déborde les frontières spatio-temporelles de l’anarchisme politique, et dont certaines oeuvres fictionnelles, y compris pré-modernes, comme celles analysées par Bakhtine, pourraient apparaître comme des témoignages ? La littérature de fiction, nourrie de sa dimension contrefactuelle et de son aspiration rarement démentie à se soustraire à tout pouvoir politique, peut-elle alors contribuer à écrire une histoire de l’anarchisme avant l’anarchisme ? Au-delà du point de départ que constitue le moment moderniste dans l’histoire littéraire ou artistique européenne, plusieurs contributions cherchent ainsi à repousser les frontières géographiques[14] (Luba Jurgenson, Sebastian Veg) et temporelles[15] (Jean-Pierre Morel) de l’esprit de l’anarchisme.

Dans une perspective pragmatique qui peut paraître la plus féconde, le dossier cherche à se demander dans quelle mesure l’oeuvre littéraire peut être conçue comme un acte politique anarchiste au sens où il court-circuite les institutions, littéraires et politiques, pour agir directement sur son lecteur. L’oeuvre de fiction correspondrait alors à « l’acte pur » cher à Stirner ou à la « propagande par le fait » privilégiée par les vengeurs masqués. On connaît bien désormais, grâce à une imposante anthologie parue récemment, l’importance du théâtre anarchiste « d’agit-prop » avant la lettre, dans la France d’avant 1914, de la plume de Louise Michel ou de Georges Darien[16]. Comme l’a montré Uri Eisenzweig, les fictions de l’anarchisme posent de façon novatrice un problème ancien : celui de la représentation, dans ses dimensions esthétique et politique, tranché par les romantiques à travers la figure de l’écrivain-prophète, investi d’une légitimité naturelle pour « représenter » l’humanité. La crise de représentation de la fin du xIxe siècle semble en effet avoir été déclenchée par une crise d’abord linguistique :

pour qu’aux attentats de 1892-1894 pût correspondre leur perception généralisée comme propagande, très précisément, c’est-à-dire comme des actes essentiellement arbitraires — et, donc, imprévisibles ; et, donc, terrorisants — parce qu’à finalité spectaculaire, c’est la société fin-de-siècle elle-même dans sa totalité, qu’il faut supposer affectée par un ébranlement de la confiance positive dans la transparence communicationnelle du langage[17].

Rompant avec les prophètes romantiques de la démocratie, l’esprit de l’anarchisme consiste alors à refuser la possibilité de la représentation, à la fois politique et littéraire, faisant apparaître une convergence entre l’intransitivité de certaines oeuvres fictionnelles et le refus de la parole représentative dans le domaine politique, qui renvoient à une même « conception négative du langage ». Cette « bombe » soulève à son tour l’épineux problème du rapport entre la parole et l’action, qui a occupé bon nombre d’écrivains (y compris parmi ceux abordés dans ce dossier, puisque Lu Xun par exemple a été soupçonné d’avoir participé à des activités terroristes). Eisenzweig a proposé de placer ce rapport sous le double signe du terroriste et de l’intellectuel, deux figures qui ont fasciné le xxe siècle, car coupables toutes deux d’avoir transgressé la frontière entre le dire et le faire ; si l’intellectuel a fini par effacer le terroriste, ce dernier obsède toujours les intellectuels modernes :

Comme s’ils étaient destinés à être hantés par la figure qui les engendra et qui incarna, en un moment éphémère, mais aux réverbérations durables, l’éventualité fascinante — attirante et effrayante à la fois — d’une indistinction entre les mots et les actes ; entre ce qui donc, dans la sphère publique, est légitime et ce qui ne l’est pas. Entre la réalité et la fiction[18].

On peut se demander quel rôle est alors dévolu au lecteur, cible de la « bombe » fictionnelle, dans l’élaboration d’un principe de légitimité politique, qui rétablit nécessairement une collectivité sociale, voire institutionnelle à l’horizon de l’oeuvre. La volonté d’agir directement par la fiction semble en effet devoir entrer en tension avec le refus anarchiste de toute parole à valeur généralisante — qui est en même temps une condition indispensable pour que l’oeuvre de fiction trouve des lecteurs. De ce point de vue, l’analogie entre la fiction et l’anarchisme n’est pas sans poser problème : il n’est pas certain que la fiction puisse échapper au rejet anarchiste de la parole représentative, et se poser, totalement hors tradition, comme une « bombe » autoréférentielle qui n’a aucune portée au-delà d’elle-même — sauf à congédier du même coup la communauté de ses lecteurs.

Le dossier s’ouvre sur un article d’Uri Eisenzweig où celui-ci s’interroge, comme l’avait fait naguère Michael Löwy dans une autre perspective, sur la symétrie entre l’acte anarchiste fondé sur le refus de toute représentation, et le discours religieux qui subsiste au coeur des sociétés modernes lui aussi construit sur un noyau irreprésentable qui lui donne sa légitimité. Est ainsi établi un rapport entre le terrorisme, entendu comme une étiquette qui dénote l’impossibilité ou le refus de donner sens à l’acte qu’elle qualifie, et le refus de toute représentation qui caractérise les deux objets analysés par Eisenzweig.

Cet article est suivi par plusieurs analyses monographiques, classés dans un ordre qui part du contexte le plus connu — celui de la France des années 1890 — pour s’en éloigner peu à peu. Cécile Barraud propose une analyse de la pièce Le fumier de Saint-Pol-Roux, publiée dans La revue blanche en 1894, au moment même du procès des Trente, et dans laquelle l’esprit anarchiste prend la forme de la résistance de la corporalité, à travers des figures allégoriques pittoresques auxquelles le théâtre vise à restituer leur humanité. Faisant le bilan de l’influence d’un « anti-capitalisme romantique de gauche » sur la pensée de Kafka, Michael Löwy trouve dans les textes de fiction des années 1910 les traces les plus probantes de l’ethos libertaire dont s’inspire la critique kafkaïenne de la machinerie de l’État moderne, colonial ou, par sa simple nature, autoritaire. Xavier Galmiche, avec Les aventures du brave soldat Chweïk de Jaroslav Hašek (1921-1923), aborde un ouvrage classique de l’anti-autoritarisme plébéien dans la même Europe centrale marquée par l’anarchisme politique : il montre comment l’esprit de l’anarchisme littéraire et les revendications d’émancipation qu’il articule s’inscrivent également dans la tradition de l’« antithétisme » qui caractérise le débat intellectuel en Europe centrale depuis le xVIIIe siècle.

L’étude de Luba Jurgenson entre dans la bouillonnante réflexion esthético-politique menée par le futuristes russes depuis 1913 jusqu’aux lendemains de la Révolution russe. Son analyse de la « langue transmentale » de Velimir Khlebnikov montre comment le refus de la représentation arbitraire à travers le langage et le programme de « libération du mot » sont en réalité fondateurs d’une communauté utopique, qui affirme ouvertement son hostilité à toute structure étatique, favorisant la poésie comme outil de communication directe avec le réel, sans pour autant se situer à l’extérieur de l’histoire. En Chine aussi, cette référence à une tradition archaïque pré-étatique joue un rôle important, avec le groupe des anarchistes de Tokyo, dont nous étudions l’influence sur l’écrivain emblématique du mouvement pour la nouvelle culture, Lu Xun, notamment à travers la « bombe » que représenta sa nouvelle « Le Journal d’un fou », publiée en 1918.

Jean-Pierre Morel, quant à lui, ouvre largement l’horizon vers l’époque contemporaine en s’intéressant au dramaturge (est-)allemand Heiner Müller. Revenant dans Fatzer (1978) sur plusieurs textes de Brecht à travers la perspective des attentats de la Fraction armée rouge qui occupent alors son esprit, Müller donne à lire un refus de la représentation fondé sur le refus de déléguer l’exercice de la violence légitime à l’État. Pour autant, si comme il l’écrit « Tuer, avec humilité, est le noyau théologique incandescent du terrorisme » (une idée à laquelle fait écho le texte d’Uri Eisenzweig), on ne trouve chez Müller nulle confiance dans les groupes d’activistes, mais seulement un repli toujours plus radical sur certaines figures individuelles. Le dossier se referme comme il s’était ouvert, sur une même interrogation : celle d’une littérature du refus de représenter qui repose tout de même sur la représentation.

On l’aura compris, cet ensemble de pièces versées au dossier ne se veut nullement exhaustif, et se caractérise par une grande diversité de méthodes et d’approches. La plupart des contributions sont issues d’une journée d’études organisée au Centre de recherche sur les Arts et le langage (CRAL, CNRS-EHESS) le 16 juin 2006 : que Jean-Marie Schaeffer, directeur du Centre, soit ici remercié pour le soutien qu’il a bien voulu accorder à cette manifestation[19]. D’autres études restent à réaliser, qu’il s’agisse de textes plusieurs fois convoqués au détour d’un article, comme ceux de Brecht ou de Céline, ou d’autres, moins présents, comme ceux de Jarry, d’Artaud ou des surréalistes, ou d’autres encore, issus d’horizons plus lointains comme le Japon[20]. Nous formulons donc l’espoir que cet ensemble de travaux puisse en susciter d’autres.