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Au coeur de l’anarchisme du XIXe siècle se pose la question de sa définition. Elle se pose — et ne se résout pas. Car s’il y a un trait qui distingue ce que l’on entend généralement par « anarchisme » de tout autre discours social contemporain, au siècle de Marx et de Proudhon, c’est une hostilité récurrente à toute représentation — à commencer par la sienne propre, définitoire incluse.

Cette hostilité est avant tout d’ordre politique, bien sûr. Il est toutefois nécessaire de distinguer à cet égard l’anarchisme des origines des transformations et pratiques qui allaient suivre. Car c’est surtout au cours des premières décennies que fut véritablement extrême, presque intégral, dans le discours et les mouvements anarchistes, le refus d’accorder quelque légitimité que ce soit à la délégation de pouvoir ou d’identité. Pour s’en rendre compte il n’y a qu’à parcourir les divers manifestes et études des penseurs antiautoritaires de l’époque, et observer les formes d’associations singulièrement ouvertes des militants et sympathisants qui leur furent contemporains[1]. Or, un rejet aussi absolu a des implications qui dépassent le terrain politique proprement dit en ce qu’il met en question, inévitablement, la possibilité même de tout medium permettant la représentation adéquate d’une réalité, quelle qu’elle soit. Après tout, s’il n’est pas de représentation sociale qui ne soit impropre à sa tâche, il faut bien que soient fautifs aussi, sans exception, tous les moyens communicationnels qui la sous-tendent. D’où ce trait que l’on a trop tendance à ignorer dans le discours radical — pureté pour les uns, intransigeance pour les autres — dont se réclamèrent les premières générations anarchistes : le domaine politique s’y voit nécessairement investi d’une perspective philosophique-linguistique.

Sans doute, les écrits des penseurs libertaires du XIXe siècle ne contiennent pas beaucoup de réflexions touchant explicitement à la nature du langage. Il n’en reste pas moins qu’une philosophie de la communication est bien là, qui hante leurs combats et leurs rêves, et cette philosophie est négative. De fait, il n’est qu’à lire d’une manière un peu différente de celle qui a généralement cours les idéaux proudhoniens ou bakouniniens de mutuelle, de petite communauté, de proximité, d’atelier, parfois même de terroir, pour y percevoir une sorte de méfiance sous-jacente à l’égard, non pas seulement de l’autorité ou de l’organisation, mais des formes de l’abstraction qui sont au principe de tout langage : l’absence, la distance[2].

C’est en quelque sorte par définition, donc, que la définition fait problème, lorsqu’il s’agit de l’anarchisme du XIXe siècle. Et pourtant, comment ne pas préciser ce dont on parle, et certainement ce que l’on soutient ? La contradiction est insurmontable. Il y a bien un drapeau, mais il est noir. Le problème étant que la formule est réversible : il est noir, oui, mais tout de même, c’est un drapeau.

Ce dilemme, cette tension inhérente à une présence perçue comme se refusant à être prise, comprise, reprise, redoublée, représentée, est ce qui me semble être au principe de la fascination grandissante qu’exerça l’anarchisme au cours des dernières décennies du XIXe siècle. En France, surtout, frappe l’intérêt — surprenante sympathie chez les uns, hostilité exacerbée chez les autres — que lui portèrent autour de 1890 les praticiens les plus assidus de la communication sociale, je veux dire les écrivains et les artistes. La sympathie se retrouvant surtout chez ceux dont la plume donna ses premières formes à une conception du langage autre que celle, positive, éclairée, de la dénotation, de la transparence communicationnelle qui est au principe, non seulement du projet romanesque réaliste, mais également de toute société s’imaginant fondée sur un contrat[3].

La coïncidence n’est pas simplement chronologique. Plus exactement : ce n’est pas vraiment une coïncidence que cette rencontre entre l’évolution littéraire qui noue crise du réalisme romanesque et révolte symboliste — et l’anarchisme. C’est-à-dire entre l’idée du langage comme voué à autre chose qu’à capturer ce qui n’est pas lui et une identité dont la vocation est précisément d’échapper à toute représentation possible. Encore que le mot rencontre lui-même soit trompeur, car le phénomène fut à sens unique. Ce ne sont pas les anarchistes qui furent éblouis par la poésie symboliste, ce sont les écrivains — ces écrivains-là — qui furent séduits. Séduits, non pas par l’idéologie anarchiste à proprement parler mais par une figure imaginaire nouvelle qui, de cette idéologie, semblait incarner de façon dramatique la nature paradoxale : l’anarchiste-poseur-de-bombes. Nous sommes, on l’aura compris, dans la France des années 1892-1894, celles que l’historiographie retiendra sous l’appellation « ère des attentats ».

Ne nous attardons pas sur le détail événementiel de cette période[4]. Je rappellerai seulement que nonobstant la terreur, qui fut bien réelle, il y eut en fait fort peu d’attentats, et de victimes encore moins. Ce sur quoi il est important d’insister, c’est que ce qui fascina, ce qui était au principe de la panique des années 1892-94, ce fut la perception de la violence comme absurde, gratuite, dépourvue d’objectifs compréhensibles, et cela d’autant plus qu’au non-sens de chaque acte correspondait comme inévitablement l’idée d’une série. Car plus que l’attentat individuel lui-même fit peur, de par son arbitraire même, l’impossibilité de l’intégrer à un récit — et donc de tirer de ce dernier quelque conclusion quant à ce qui allait suivre. Plus que les actes de violence commis ce fut le sentiment que d’autres suivraient qui suscita la peur, la panique. D’où d’ailleurs le privilège de la bombe : invisible tant qu’elle n’explose pas, elle se volatilise au moment même de son apparition. Jamais présente, toujours à venir, la bombe des attentats menaçait parce qu’imprévisible, impossible à situer dans le temps comme dans l’espace, et elle fut perçue comme imprévisible dans la mesure où la précédente, justement, n’avait pas fait sens, elle non plus.

Mais aussi, à la perception de l’acte comme dépourvu de signification correspondait comme inévitablement le masque, l’anonymat, l’illisibilité de son auteur : il faut ne rien savoir de quelqu’un pour pouvoir l’imaginer capable de tout. Ou plus exactement : de n’importe quoi. D’où le privilège logique de l’anarchiste comme origine des bombes : logique, car le personnage semblait précisément indéchiffrable. Rappelons, à cet égard, que les véritables auteurs des quelques attentats commis furent des individus solitaires et instables, parfois proches du pathologique[5]. Plate réalité qui donne toute sa mesure au véritable objet de la fascination : non pas Ravachol, ou Vaillant, ou Léauthier, ou Henry — ou plutôt : justement pas eux, mais la silhouette masquée, mystérieuse, nébuleuse, qui s’évanouissait, au contraire, dès que ceux-là apparaissaient dans toute leur fadeur brutale sur le banc des accusés. Quelles que fussent les passions suscitées par un individu aussi manifestement caractériel que Ravachol, par exemple, ce qui fut vraiment au coeur de l’ère des attentats, c’est l’image d’un personnage de l’ombre qui, hors de toute identification possible — cape, masque —, était toujours absent, toujours ailleurs : l’anarchiste auteur d’attentats.

Beau paradoxe, donc, que ces écrivains et poètes affirmant faire fi de la fiction romanesque et se retrouvant hypnotisés, envoûtés par l’être le plus fictif qui fût. Il est vrai que la figure de l’anarchiste-poseur-de-bombes était elle-même paradoxale puisque n’existant que dans la mesure où le personnage échappait à toute représentation possible, à commencer par celle qui vise l’événementiel, le récit. La fiction, ici, la magie à laquelle se laissèrent prendre ceux qu’on allait bientôt appeler les intellectuels, c’était la possibilité même d’une absence qui serait incarnée. De l’irreprésentable — présent.

Mais la réaction de l’avant-garde littéraire ne fut que l’expression condensée d’un phénomène médiatique plus général — lui-même non sans rapport avec d’autres obsessions de l’époque, concernant une violence dont la nature serait d’échapper au compte-rendu narratif. Après tout, ce furent les mêmes, littéralement les mêmes lecteurs qui, après avoir frémi à la vue des énormes manchettes des quotidiens le lendemain du moindre pétard, allaient se délecter — toujours frémissants — à la lecture de récits que l’on commençait à peine à appeler policiers (alors que du côté de Mallarmé et de ses amis symbolistes, l’on redécouvrait Edgar Allan Poe). Tout cela, tandis que se profilait à l’horizon la menace tout à fait réelle de la Première Guerre mondiale, laquelle, signifiant de par son énormité même la nature désormais anecdotique de l’acte de violence individuel, allait reléguer sinon l’acte lui-même du moins sa portée sociale hors de l’histoire — et donc dans la fiction.

Freud commence à écrire. Saussure prépare son Cours. Mallarmé substitue l’absence à la fleur. Derrière les mots se profilent des zones d’ombre grandissantes. Le langage est désormais menacé, sinon d’opacité, du moins d’intransitivité. Les conditions sont remplies pour qu’avec la figure de l’anarchiste masqué tenant une bombe sous sa cape, nous entrions dans l’ère du terrorisme.

* * *

Bien entendu, avec l’énonciation de ce dernier mot c’est l’analyse elle-même qui pénètre un terrain, si j’ose dire, miné. C’est qu’en ce début du XXIe siècle, il est peu de termes socio-politiques où le contraste soit aussi grand entre une utilisation extensive et une signification aléatoire, le seul dénominateur commun étant la réprobation : personne ne se reconnaît « terroriste », le « terroriste », c’est toujours l’autre. Ce à quoi correspond l’absence — ou la pléthore, c’est la même chose — de définitions. Il y a, dira-t-on, l’intention de « terroriser » : mais venant de la société en proie à ce type de violence, toute détermination est fatalement problématique, quant aux véritables « intentions » des responsables de tel ou tel acte. Sans compter que ceux-ci, lorsqu’on a l’occasion de les interroger, se réfèrent évidemment à d’autres ambitions que de « terroriser ». Quant à ce qui est souvent évoqué à propos du terrorisme, à savoir que sa violence tend à viser des civils a priori innocents, cela est tout à fait exact mais ne participe d’une définition du phénomène que dans la mesure où l’innocence de la cible renvoie directement à la gratuité de l’acte. Ce qui caractérise le terrorisme, ce n’est pas simplement l’innocence des victimes civiles mais la nature aveugle, immotivée et imprévisible de la violence qu’ils subissent. Après tout, ce n’est que cela qui puisse différencier (plus ou moins) ces victimes-là de celles qui, par exemple, tout aussi civiles et innocentes, sont régulièrement classées, parfois même anticipées, comme « dommages collatéraux » d’opérations militaires étatiques.

Sans doute est-il difficile, dans une société de plus en plus investie par une communication hypertrophiée et par la rapidité correspondante de ce qu’on appelle encore (et de plus en plus à tort) « l’information », de reconnaître la possibilité que des actes spectaculaires le soient — spectaculaires — précisément parce que dépourvus de sens. D’où peut-être la tentation récurrente d’en fournir, de ce sens, d’intégrer l’acte terroriste à une grille d’interprétation, de le raconter. Et lorsqu’on y inclut l’origine : de l’imaginer. Mais c’est à la réalité présente et incontestable qu’une réflexion sérieuse se doit de s’arrêter : le simple fait que c’est en ce qu’ils sont perçus comme absurdes, gratuits, ne faisant pas sens en tant que tels, que des actes de violence visant la société civile sont qualifiés de « terroristes[6] ».

Et c’est par là que je suggère une filiation entre le « terrorisme » d’aujourd’hui et la figure fin-de-siècle de l’anarchiste-poseur-de-bombes. Une figure, j’y insiste. Car de même qu’un roman policier classique ne se lit au fond qu’une seule fois — du moins en tant que récit à énigme — la récurrence de l’anarchiste imaginaire, tant dans les média que dans la prose romanesque, finira elle aussi par émousser la peur qu’il inspire.

Déjà dans L’agent secret de Conrad (1907), les anarchistes seront caricaturaux, répugnants mais ridicules, passant leur temps à discourir au lieu d’agir. Loin de poser quelque bombe que ce soit, d’ailleurs, ils serviront sans le savoir de couverture au véritable instigateur de l’attentat autour duquel tourne l’intrigue. Par la suite, et surtout après la Grande Guerre, l’anarchiste romanesque deviendra parfois plus sympathique, mais encore moins pertinent, et en tout cas aux antipodes de l’inquiétante figure des années 1892-1894.

En France, en particulier, il y aura le jugement négatif porté sur le rôle historique de l’anarchisme par d’autres points de vue se voulant plus authentiquement révolutionnaires, celui d’Aragon, par exemple, dans Les cloches de Bâle (1934). Plus généralement, le personnage anarchiste ou anarchisant prendra de l’âge, deviendra vieux sans avoir été — narrativement parlant — adulte : le père cordonnier dans Jean Le Bleu, de Giono (1932) ; Cripure dans Sang noir de Guilloux (1935) ; divers personnages de Léo Malet ; le vieil anarchiste espagnol retournant dans l’Espagne de Franco dans Le chaos et la nuit de Montherlant (1963). Ce n’est que dans les dérivés fantaisistes proposés par la littérature populaire, d’avant-guerre en particulier, que le personnage restera actif et plus ou moins menaçant — mais en s’éloignant de l’identité proprement anarchiste, tant par l’humour que par la nature de la menace : Arsène Lupin, Fantômas, les Pieds Nickelés, bien sûr. Jusqu’à ce que, dans L’oreille cassée (1935-1937), la silhouette ayant incarné la grande frayeur de l’ère des attentats finisse par faire rire les enfants en se volatilisant bêtement avec toute sa panoplie — masque, cape, bombe — dans l’explosion qu’elle a elle-même préparée. Certes, déguisé en anarchiste, le personnage de Hergé est en fait un ancien officier jaloux de la promotion de Tintin dans l’armée de San Theodoros. Mais la scène illustre bien ce que je suggère : que si le XXe siècle ne voit pas la fin des attentats, celui qui en incarnait initialement la logique paradoxale disparaît, lui, laissant à sa place, désormais épars, les éléments métonymiquement constitutifs de sa figure jadis terrifiante.

Mais alors, l’auteur de l’acte devenu folklore, qu’en est-il du terrorisme ? Le fait est que dans un premier temps, celui-ci subit une sorte d’éclipse. Plus exactement, et aussi curieux que cela puisse paraître aujourd’hui, la chose disparaît alors même que le mot commence à s’imposer par le biais du débat autour de sa validité juridique.

Il y avait déjà eu des tentatives de traiter par la législation cette nouvelle et curieuse forme de violence sociale qu’est l’attentat qui n’aboutit que dans la mesure où il paraît dépourvu de sens. En particulier, il y avait eu les lois de décembre 1893 et de juillet 1894, où l’absence de l’anarchiste-poseur-de-bombes avait en quelque sorte été officialisée par le déplacement du crime vers ceux que la figure fascinait, c’est-à-dire de l’acte lui-même à son « apologie », à l’« incitation », à l’« entente » supposée entre les membres d’imaginaires « associations de malfaiteurs ». Comme on sait, c’est le recours à ces termes vagues et incertains, tous relevant du domaine de la communication, qui fit que ces lois, perçues à juste titre comme menaçant les libertés d’expression et d’association récemment acquises, furent qualifiées de « scélérates ».

Toutefois, ce n’est pas de « terroristes » mais d’« anarchistes » qu’il était alors question. Ce n’est qu’avec la disparition progressive de ces derniers du paysage imaginaire de la peur que l’on commencera à parler de lois contre le « terrorisme ». La première tentative sur ce plan allait être sans suite, du reste, peut-être parce qu’elle eut lieu, non pas à propos d’une violence perçue comme illisible mais à la suite d’un banal assassinat politique, celui du roi de Yougoslavie et du ministre français des Affaires étrangères qui l’accueillait à Marseille en 1934. C’est à cette occasion que la Ligue des Nations entreprit cette première que fut la « Convention pour la prévention et la répression du terrorisme », traité international signé en 1937. « Terrorisme » — alors qu’il n’y avait rien qui sortît de l’ordinaire, si j’ose dire, ni dans l’identité des trois assassins croates, ni dans leurs motivations séparatistes. Ni certainement dans l’acte lui-même, aux antécédents millénaires.

La Ligue des Nations disparaissant peu après la Convention de 1937, celle-ci ne fut jamais appliquée. Elle fait néanmoins date en ce qu’elle inaugure la banalisation du concept, « terrorisme », alors même que celui-ci a pour raison d’être la légitimation d’une catégorie criminelle distincte de toute autre. De fait, les années 1960 et 1970, en particulier, allaient être témoins d’une utilisation rhétorique intensive à des fins purement politiques et polémiques — ce à quoi correspondront des tentatives de législation (la loi française de 1986, par exemple) se heurtant à des contradictions insurmontables. Car enfin, que la violence politique non-étatique fût devenue plus dure à cette époque est un constat qui, valide ou non, ne démontrait aucunement qu’elle fût essentiellement différente des actes de violence socio-politiques de toujours. Appeler un état « terroriste » est évidemment absurde. Mais en quoi la violence de toutes sortes de mouvements politiques ou d’individus, qu’ils nous soient sympathiques ou non, est-elle « terroriste » ? Je veux dire : à quoi bon cette catégorie juridique pour sanctionner des actes déjà couverts par les lois existantes ? Quel besoin avons-nous d’une telle catégorie politique ou éthique pour qualifier des actes que l’on réprouve ?

L’analyse que je viens de proposer suggère que qualifier un acte de terroriste n’équivaut à rien d’autre que de présenter celui-ci comme inassimilable parce qu’opaque, illisible, sinon inconcevable. Mais est-il réellement illisible ou incompréhensible, le kidnapping, suivi de l’assassinat, d’un banquier allemand ou d’un ancien premier ministre italien ? Ou même l’attentat qui fait sauter un autobus en Israël, ou un marché populaire au Pakistan ? L’horreur est certaine, ainsi que le dégoût, du moins en ce qui me concerne. D’où sans doute la tentation d’exclure, de proscrire, de mettre cet univers-là au ban des normes, non pas simplement « acceptables » mais concevables du politique. Arme à double tranchant, cependant, car c’est notre entendement que nous posons ainsi comme limité. Après tout, dire d’une violence et de son auteur qu’ils sont illisibles ne peut qu’évoquer la possibilité alternative : que c’est nous qui soyons incapables de lire. Comme tout autre concept politique qui se veut définitoire, « terrorisme » ne fait au fond que déplacer, sans d’aucune manière l’éliminer, le conflit des interprétations propre au champ idéologique.

Ceci étant, c’est bien là, dans la perception de l’acte comme absurde, arbitraire, que réside le privilège de l’anarchisme dans l’origine du « terrorisme » : non pas dans l’origine des bombes, j’y insiste, mais de la peur qui y correspond. C’est par définition, nous l’avons vu, que l’anarchiste du XIXe siècle fut perçu comme indéchiffrable. Aussi bien, c’est en toute logique — une logique pour ainsi dire innocente — que de l’imaginer comme auteur de l’acte exclut celui-ci de toute grille de compréhension possible, de toutes normes acceptables. D’où la terreur. Privilège unique de l’anarchisme donc, et, lorsque s’en banalisera l’iconologie, effacement correspondant de ce qui serait un véritable « terrorisme ».

Jusqu’à ce qu’entre en scène — cette scène-là — une autre figure à vocation d’opacité, peut-être la seule autre à l’être aussi radicalement : le poseur de bombes religieux.

* * *

Nous arrivons là au troisième et dernier temps de mon raisonnement. La réalité concernée nous étant très — trop — contemporaine, ce qui suit voudrait être compris comme de simples éléments d’une réflexion en cours, élaborée à partir de l’analyse qui précède.

Le rapport entre terrorisme et religion peut paraître s’imposer du simple fait statistique des dernières années. Personnellement, j’avoue d’ailleurs que ce ne fut qu’après le 11 septembre 2001 que j’ai commencé à y penser, alors que je venais de publier quelques mois plus tôt l’ouvrage déjà évoqué plus haut, Fictions de l’anarchisme. Mais la seule réalité événementielle ne suffit évidemment pas à fonder le rapport privilégié que je voudrais suggérer.

On s’étonnera peut-être que je me réfère à la « religion » plutôt que, disons, au « fondamentalisme ». Il me faut donc préciser que je ne vise ni des croyances personnelles, ni même des systèmes théologiques précis, mais plus généralement la présence au sein de la sphère publique d’institutions et organismes dont les actions ne peuvent faire qu’elles ne visent ou découlent de l’affirmation d’une Vérité absolue et unique. Et à cet égard, je ne vois vraiment pas de différence essentielle entre religion et fondamentalisme. Il y a bien la prudence, ou le sens du compromis, présents chez les uns, absents chez les autres. La nuance est appréciable, surtout pour ceux qui en subissent les conséquences. Ceci étant, peut-on vraiment définir la religion, en tant que telle, par le sens du compromis ou par la prudence ?

Ce que je voudrais suggérer, et certes, ce ne sont là pour l’instant que des propositions, des tentatives d’explication, c’est un lien d’ordre formel, un rapport logique — et par là peut-être inévitable — entre le phénomène terroriste et la position singulière au sein de la modernité d’un discours qui dit relever d’une Vérité absolue, du sacré. Un rapport qui me semble d’une symétrie frappante avec le privilège de l’anarchisme fin-de-siècle dans la perception des attentats.

Je dis bien « symétrie » et non parallèle, s’agissant de caractéristiques correspondantes — mais inversées. Cette sorte de structure en miroir me paraît d’ailleurs générale, entre l’anarchisme du XIXe siècle et le discours religieux. Il y a ainsi la question de l’autorité, bien sûr, ainsi que son corrélat, c’est-à-dire l’importance donnée de part et d’autre aux obligations et aux interdits : entièrement revendiqués et appliqués ici, ils sont absolument rejetés là. Inversion totale, donc, mais dans la symétrie la plus rigoureuse : qu’il s’agisse d’interdire ou d’interdire d’interdire, la démarche est toujours d’une radicalité absente des autres discours philosophiques ou politiques.

Il y a aussi la nature essentiellement autre des réalités alternatives, avec la rupture radicale, le saut qualitatif qui les caractérise. D’une part l’au-delà, bien sûr, ou les temps messianiques d’un type ou autre. D’autre part, le rêve d’une proximité communautaire locale et universelle à la fois, rêve dont la nature utopique dépasse tout de même de très loin les alternatives prônées par les autres pensées révolutionnaires écloses au sein de la société industrielle. L’analogie entre la transcendance chez l’une et l’utopie chez l’autre est telle, du reste, que la tentation a été récurrente, chez certains, de s’émouvoir sur ce qui serait une sorte de « pureté » partagée par les deux discours. Je pense notamment à ce classique français des sciences humaines des années 1970, La révolution du langage poétique de Julia Kristeva, où l’auteur n’hésite pas à parler des « allures christiques et chrétiennes » de certains aspects de la subversion anarchiste de la fin du XIXe siècle[7], ou, dans une perspective tout à fait différente, à Rédemption et utopie, de Michael Löwy, où celui-ci décèle « une remarquable homologie structurelle [entre] la tradition messianique juive et les utopies révolutionnaires modernes, notamment libertaires[8] ». Tous deux semblant ainsi oublier que symétrie ne veut pas dire identité mais parfois le contraire, comme le montre bien, si besoin était, le fait que nul mouvement social moderne n’a été aussi hostile à la religion que l’anarchisme.

En ce qui concerne le rapport au terrorisme, toutefois, le trait essentiel qui me semble rapprocher les deux discours — et qui a un rapport direct avec les autres correspondances que je viens d’évoquer — est le refus de considérer le langage dénotatif comme porteur de vérité. Bien entendu, la théologie a toujours eu comme stratégie arachnéenne d’amener ceux qui voudraient la réfuter — à y entrer, et j’imagine aisément la pléthore de dialecticiens prêts à mettre en pièces toute affirmation concernant le religieux en arguant de tel ou tel des mille et un sophismes, retournements et chicanes jalonnant l’histoire de telle ou telle Église. Mais il n’est pas nécessaire d’entrer dans des considérations détaillées touchant à l’histoire comparée des philosophies religieuses du langage, à la distinction récurrente entre langues profane et sacrée, ou à l’hermétisme traditionnel de cette dernière, pour constater ce trait commun aux divers discours religieux (ou, comme disent certains, « spirituels ») : que la Vérité s’y refuse à la simple dénotation.

Or, dans la perspective qui est la nôtre, ce refus ne peut pas ne pas évoquer le rejet anarchiste de la représentation. Représentation du réel social, certes, alors que la condamnation religieuse de la représentation profane concerne la Vérité divine. Mais c’est la similarité structurelle qui nous intéresse ici, où, d’un côté comme de l’autre, s’affirme une intransitivité qui serait essentielle au langage, une opacité qui ferait que ne peut être adéquatement perçue, à travers lui, la réalité qui importe.

Car c’est en cela que le religieux comme auteur de l’attentat dit « terroriste » me semble faire pendant à la figure de l’anarchiste fin-de-siècle. Ni celui-ci, perçu par ses contemporains comme ne croyant à rien, ni celui-là, qui affiche une croyance absolue, ne sont réellement lisibles par la modernité scientifique et démocratique, c’est-à-dire rationnelle et séculaire. Et c’est cette illisibilité qui, là comme ici, permet la conception du non-sens d’un acte, de l’inscrutabilité d’un projet, et, partant, la terreur quant aux lendemains dont tout ce que l’on croit pouvoir dire est qu’ils seront sanglants.

Avec une différence fondamentale, sur laquelle je voudrais conclure.

Car en ce qui concerne l’anarchiste du XIXe siècle, il est important de rappeler que son illisibilité en tant que « poseur de bombes » ne fut pas son fait mais celui de ses lecteurs, ou plus exactement de ceux qui s’imaginaient lire. Ceux qui imaginaient « l’anarchiste » — et qui l’imaginaient auteur de mille et un attentats, passés et à venir.

Alors que c’est le poseur de bombes religieux lui-même qui proclame l’opacité intrinsèque de son acte lorsqu’il invoque le Créateur qu’il croit ainsi servir. Le « terroriste » religieux peut bien porter cagoule, parfois, ou un masque, lui-même n’a rien de vraiment mystérieux. D’ailleurs, une fois connues son identité et sa (généralement courte) biographie, leur affligeante banalité rappelle curieusement celle qui caractérisait le poseur de bombes de l’« ère des attentats ». À cette différence près que celui-ci n’avait d’« anarchiste » que l’étiquette dont il s’était personnellement (et parfois tardivement) affublé — alors qu’il ne fait aucun doute que l’assassin religieux d’aujourd’hui est toujours le produit, souvent même l’agent, d’organismes institutionnels connus et puissants, que ce soit dans l’univers islamique, parmi les Juifs religieux israéliens, les évangélistes américains, etc.

Sens problématique, donc, que celui de l’acte terroriste religieux, comme l’était celui des attentats soi-disant « anarchistes » des années 1892-1894. Et dans les deux cas, l’opacité correspond à un déplacement de l’origine, que ce soit vers une divinité ou d’aussi imaginaires « associations de malfaiteurs ». Avec cette différence que dans le cas du terrorisme religieux, c’est l’auteur de l’attentat lui-même qui le dit — l’écrit même, justement, dans le message souvent disséminé après l’événement lorsque celui-ci consiste en un acte suicidaire : l’illisibilité n’est pas dans sa propre personne mais derrière lui, au loin, en haut.

En haut, où au masque et à la cape de jadis se substitue un procédé bien plus efficace : l’interdit capital de la représentation, que ce soit sous forme de personnage romanesque, de fiction cinématographique, ou de caricature. La censure. L’idée du blasphème.

Curieuse histoire que celle du « terrorisme », qui semblerait ainsi aller de l’absence de l’auteur (anarchiste) à celle du (divin) Créateur.