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Le présent article a pour origine une frustration occasionnée par les bruits courant autour de la récente émergence d’une génération[1] d’écrivains africains exilés en France. Si on peut lier la naissance officielle de ce groupe à la parution, en mars 2007, du manifeste « Pour une littérature-monde en français[2] », ses grands traits descriptifs ont été esquissés un peu moins d’une décennie plus tôt par Abdourahman Waberi dans « Les enfants de la postcolonie : esquisse d’une nouvelle génération d’écrivains francophones d’Afrique noire[3] ».

À ce jour, le nombre de textes produits sous le label de la « littérature-monde » ou des « enfants de la postcolonie » me semble bien peu suffisant pour permettre d’en définir les contours esthétiques. En revanche, les idéologies de ce courant sont abondamment formulées dans les vingt-huit articles de l’ouvrage collectif Pour une littérature-monde publié en 2007 sous la direction de Michel Le Bris et de Jean Rouaud[4]. Ces idéologies peuvent être regroupées autour de deux principes fondamentaux. Le premier découle de la croyance que la fonction créatrice d’un texte se mesure proportionnellement à la distance entre le créateur et sa culture d’origine. D’après ce principe, un écrivain africain ne peut défendre sa culture sans la considérer « dépositaire des valeurs essentielles[5] ». Sans nuire à l’idée de la littérature et pour véritablement participer au processus de la création, l’écrivain francophone africain doit réviser ses « repères [et] topos du retour au pays natal[6] » et se considérer « d’abord écrivain et accessoirement nègre[7] ». Le deuxième de ces principes lui impose de déterminer ses allégeances et attaches en dehors des critères traditionnels de « continents, […] nationalités, […] catéchismes, [ou] d’arbres généalogiques[8] ». Désormais, ses liens de parenté littéraire et culturelle se construisent à partir des « clins d’oeil » qu’il échange avec des « regard[s] croisé[s] d’inconnus[9] ».

Dans l’ensemble, ces deux principes visent une reconfiguration des critères d’identité de l’écrivain africain francophone. Mais plus profondément, ces principes participent à une dévaluation implicite des thématiques liées aux générations qui précèdent celles dites de la postcolonie. Partant de l’idée que leurs aînés se sont exclusivement orientés vers la contestation du pouvoir colonial et la défense de la culture africaine maternelle, les enfants de la postcolonie les dévalorisent comme étant des générations caractérisées par une fermeture d’esprit et une résistance à l’universalité. Or, même largement admise, une telle conclusion s’appuie sur une lecture quelque peu simpliste de l’écriture en Afrique francophone. Il reste vrai que les pédagogies du texte africain ont poussé les lecteurs – élèves et étudiants en particulier – à ne se préoccuper que des thématiques de l’authenticité africaine et celles liées à l’anticolonialisme. La vérité reste, cependant, que les preuves d’une telle univocité n’ont été établies ni avec pertinence ni avec de solides arguments littéraires autres que la recherche de topoï[10] spécifiques à l’Afrique et le souci de « démonstration de l’africanité[11] » de leurs créateurs.

Pour contester l’exclusivité de l’ouverture au monde que clament les enfants de la postcolonie, le présent article démontre les limites des allégations des théoriciens de ces générations nouvelles. Partant de l’hypothèse que les démarches dont ces générations justifient leurs conclusions ignorent les véritables aspirations de leurs ainés, j’entreprendrai une réévaluation, autant des paramètres idéologiques que des principes esthétiques de leur mouvement. À cette fin, je proposerai une analyse de L’Aventure ambiguë (1961) de Cheikh Hamidou Kane[12], avec le souci de prouver que parallèlement à la défense des cultures africaines, les écrivains des premières générations ont aussi manifesté d’autres attitudes de remise en question des valeurs locales, en même temps qu’ils ont exprimé des velléités de recomposition des cultures africaines au contact de modèles considérés étrangers.

Littératures et cultures africaines : la question de l’altérité

Les historiens et analystes identifient plusieurs phases dans l’histoire des littératures africaines. En général, ils les justifient par des thématiques bien définies, avec des lignes de rupture plus ou moins marquées, et des liens plus ou moins étroits avec les préoccupations politiques et historiques du continent. Des périodes dites de la « contestation coloniale » jusqu’à nos jours, en passant par celles de « l’euphorie des indépendances », les littératures africaines ont toujours été considérées comme point de rencontre malaisé entre l’expression de particularismes africains et d’autres valeurs imposées par la colonisation. Pour ma part, je rattacherai cette manière de penser à des textes tel « Trahison » de Léon Laleau[13], popularisé dans de nombreux manuels scolaires et anthologies. Dans ce poème, l’écrivain haïtien décrit l’adoption des cultures coloniales comme source de « souffrance » et de « désespoir à nul autre égal », une épreuve impossible de réconciliation entre une langue d’emprunt faite de « mots de France » avec un « coeur […] venu du Sénégal »[14].

Plusieurs décennies plus tard, lorsque Abdourahman Waberi conceptualise la génération des « enfants de la postcolonie[15] », il est clair qu’il est fortement influencé par des textes dans l’esprit du poème « Trahison ». En donnant à sa génération le nom « enfants de la postcolonie », Waberi adopte un découpage chronologique de la littérature africaine fondé sur un parallèle « entre lecture de l’Histoire et lecture du corpus littéraire[16] ». Mais surtout, il semble chercher à conférer à la génération à laquelle il appartient une « incolore position sur l’axe du temps[17] » qui lui fasse échapper aux réactions ordinairement attendues des écrivains qui ne peuvent exister que dans un rapport de « tension avec le pouvoir impérial[18] ».

En tant que descendants de la postcolonie, donc des post-postcoloniaux en d’autres termes, leurs affirmations identitaires s’éloignent des combats « pour ou contre la prééminence de telle ou telle langue[19] » pour plutôt célébrer une « révolution copernicienne », l’avènement d’un monde nouveau où est rendue possible l’association des « coeurs venus du Sénégal » avec tout ce qui est étranger à l’Afrique.

Cette capacité historiquement inégalée à leurs yeux permet à ces jeunes écrivains de « faire oeuvre à partir du constat de [leur] identité plurielle[20] » et d’élargir ainsi le champ d’influence des écrivains francophones. Libéré du « noeud sclérosant » du devoir de fidélité à l’Afrique[21], ces derniers peuvent désormais fonctionner dans un monde défait des hiérarchies traditionnelles entre cultures impériales et les cultures « subalternes[22]». D’un point de vue idéologique, le positionnement en dehors de la dynamique de l’histoire coloniale permet aux enfants de la postcolonie de lire l’antagonisme que leurs aînés ont manifesté envers le pouvoir impérial comme une attitude aux effets débilitants. Ces antagonismes auraient eu pour conséquence d’avoir empêché plusieurs générations d’Africains de se sentir partie intégrante du monde. Mot pour mot, cette accusation ressemble aux termes par lesquels Nicolas Sarkozy considérait les Africains incapables de se concevoir héritiers « de tout ce qu’il y a d’universel dans toutes les civilisations humaines[23] ».

La faiblesse de cette conception du rapport à l’altérité réside principalement dans la validité des théorèmes d’une Afrique qui a refusé de « regarder son accession à l’universel […] comme un reniement[24] ». Même si la thèse de la fermeture est largement répandue, elle est aussi facilement contredite par l’histoire du continent africain et par son histoire littéraire en particulier. Une recherche, même très rapide, permet de révéler à quel degré le sujet constitue une préoccupation importante pour de nombreux écrivains de la génération de Senghor ou de celle de Cheikh Hamidou Kane. L’article « Le français, langue de culture », que Senghor publie en 1962 dans la revue Esprit[25], décrit la fusion des cultures africaines et occidentales comme une source de richesse. Bien plus, cette fusion reflète une nécessité historique. Pour avoir subi la culture française, écrit Senghor, les Africains ont acquis le droit de s’approprier la langue française, ce « merveilleux outil, trouvé dans les décombres du Régime colonial[26] » et de l’intégrer dans la définition de leur identité qui doit désormais pouvoir se formuler, autant à « l’intérieur du français que [dans leurs] langues maternelles[27] ».

La même idée est exprimée par Cheikh Hamidou Kane dans l’entretien qu’il a accordé en 1974 au professeur Barthélémy Kotchy[28]. Kane estime que « le contact […] entre […] ces sociétés [africaines] dites traditionnelles […] et la société, et la civilisation, et la culture occidentales » ont entrainé « un processus de confrontation et d’essai de synthèse qui […] affecte le monde entier[29] ». La conséquence de la colonisation, des « deux grandes guerres mondiales », des « progrès scientifiques » et des « progrès de l’information » est, pour Kane, que le « monde est devenu un[30] ». Pour cette raison « personne ne peut demeurer isolé[31] » et échapper à la reconfiguration du monde et aux ajustements qu’elle impose :

Si nous ne sommes plus isolés, si nous vivons les uns avec les autres quotidiennement, il va falloir que […] nous tâchions de mettre au point des formes de civilisation qui retiennent l’essentiel de ce à quoi nous sommes attachés les uns et les autres[32].

Les propos de Senghor et de Kane ne prouvent peut-être pas que l’ouverture au monde soit identique pour les écrivains africains des années 1940, 1950 et 1960 et ceux du XXIe siècle. Cependant, ils mettent en doute la thèse selon laquelle les premières générations d’écrivains africains ont été exclusivement marquées par le souci de défense des valeurs africaines. Leurs attitudes face aux cultures coloniales peuvent indiquer que les prémisses des enfants de la postcolonie se fondent sur une conception précipitée de leurs ainés et sur une méconnaissance des mécanismes d’intégration qu’ils ont développés au contact de la colonisation.

Culture, colonies et postcolonialités

De manière bien plus pernicieuse, les attitudes des enfants de la postcolonie montrent les dangers de la démarche fondée sur une lecture exclusivement chronologique de la postcolonialité, qui ne peut pas se réduire à l’expression, selon Jean-Marc Moura, du « simple fait d’arriver après l’époque coloniale[33] ». En réalité, et les propos de Senghor et Kane le justifient, les rencontres coloniales sont sources de complexité. Par rapport à cette complexité, la postcolonialité fonctionne comme un cadre de mise en place d’un ensemble de « stratégies » visant à dépasser et « déjou[er] la dynamique coloniale, y compris durant la période de la colonisation[34] ». Si l’on se fie à la formulation des synthèses et réappropriations des cultures par Senghor[35] et Cheikh Hamidou Kane[36], la postcolonialité peut surtout être lue comme un cadre dans lequel les cultures en contact vont au-delà du simple échange ou du rejet mutuel. Elles peuvent se modifier mutuellement en des valeurs nouvelles, indépendantes de leurs modèles originaux.

Or, une telle conception de la rencontre des cultures présuppose que celles-ci ne peuvent plus être conçues comme un ensemble des valeurs finies qui caractérisent un groupe donné. Plutôt, elle serait mieux appréhendée comme « un agencement de valeurs et de symboles qui servent de médiation aux interactions[37] » entre ce groupe et les autres. Pour reprendre l’image qu’en donne Salman Rushdie, la culture doit être comprise comme « édifice branlant » construit « avec des fragments de dogmes, des blessures […], des victoires, de gens qu’on déteste et de gens qu’on aime[38] ». En d’autres termes, la culture est avant tout actes d’un discours qui ne peut se former et se formuler que comme objet de liaison à l’altérité. De même, Homi Bhabha soutient qu’aucune culture n’existe « ni “en soi” ni “pour soi” parce [qu’]intrinsèquement sujett[e] à des formes de traduction[39] ». Par ce processus constant et infini, le sujet « s’identifi[e] à un autre objet et à travers cet objet[40] ».

Dans la circularité de la translation du sujet avec autrui, cette « traduction » fonctionne moins comme la confrontation d’identités concrètes. Au contraire, elle permet la mise en place d’une « identification » par un sujet qui devient « lui-même ambivalent » du fait de la présence d’une culture considérée différente. Comme un rapport qui se construit infiniment, la rencontre entre cultures et la traduction qui s’ensuit « tient à ce qu’elle porte les traces des sentiments et des pratiques qui l’informent […] de sorte [qu’elle] combine les traces d’autres sens ou discours[41] ». Pour le dire plus simplement, rencontrer l’autre, c’est d’abord se transformer en le transformant, mais c’est aussi se traduire soi-même en traduisant cet autre « parce que toutes les cultures sont des pratiques d’interpellation productrices de symboles et constitutives de sujets[42] ».

Écriture et citoyenneté

Si la traduction interculturelle a été reléguée au second plan de la polémique anticoloniale, en dépit de son importance chez des écrivains comme Senghor et Cheikh Hamidou Kane, il faut peut-être croire que sa mise en évidence a été découragée par le contexte politique qui a influencé l’approche littéraire des textes. Il n’est pas exagéré de dire que parfois même, la sympathie entre les cultures a simplement été considérée comme le signe d’un délit d’ethnicité et d’un manquement au devoir civique de l’écrivain ou du critique africain devant la colonisation. On se souvient encore de la critique acerbe que Mongo Beti[43] a adressée à Camara Laye après la publication en 1953 de L’Enfant noir. Certes, ce texte de Laye ne parlait nullement du brassage des cultures, mais le critique et romancier camerounais a reproché à son confrère guinéen de n’avoir participé, avec son roman, ni à la « bataille pour l’indépendance », ni à « la lutte syndicale […] menée dans son pays[44] ». Il lui a reproché de parler « abondamment de totems et de choses qu’on trouvait dans les livres d’ethnologie[45] ». Comme si L’Enfant noir participait d’une certaine conspiration coloniale, Mongo Beti en a conclu que la thématique du texte de Camara Laye a pu avoir pour effet de « détourner les Africains des leaders indépendantistes […] en les maintenant coûte que coûte sous le joug de leurs traditions rétrogrades[46] ».

Les exigences du devoir de militantisme ont pu intimider bien des écrivains, il n’y a pas de doute. Il reste même plus vrai que la même contrainte a pu peser sur les critiques dont elle a façonné le regard, les obligeant à ne voir, dans le texte africain, que les questions sociales entérinées par l’environnement politique. Lorsque dans son article « Esthétique africaine et critique littéraire » Lilyan Kesteloot émet l’hypothèse qu’il « n’est pas de littérature hors du temps, hors de l’espace, hors de la société[47] », elle s’engage dans une logique similaire à celle de Mongo Beti, déterminant l’utilité de la critique dans sa capacité à évaluer le degré d’engagement d’un écrivain dans sa société. Mais surtout, l’analyste doit s’acquitter de son devoir civique, s’obligeant à mesurer le degré d’adéquation entre la thématique développée dans un texte et les préoccupations politiques et sociales du moment. Dans le contexte politique des années 1950, 1960 et 1970, une seule méthodologie a été jugée acceptable, soit celle qui envisageait une lecture susceptible de ne point « escamot[er] la perspective historique » des textes africains[48].

Presque tous ensemble, les analystes se sont efforcés d’adopter des outils méthodologiques susceptibles de ne point « frustrer […] la prise de conscience des jeunes[49] » africains et de faciliter leur prise de conscience civique. D’une telle observation, on peut déduire que la surenchère du lien entre l’écrivain africain du XXe siècle et son continent, et le pouvoir exclusif de l’histoire de ce continent sur l’imaginaire de ses créateurs ne constituent peut-être qu’une dimension intentionnelle, donc partielle, du discours littéraire africain. La question est d’autant plus importante qu’historiquement, il est difficile de concevoir un écrivain, africain de surcroît, autrement qu’en tant que sujet engagé autant dans l’observation de son immédiateté qu’avec les questions liées à la transformation de son espace provoquée par la colonisation. En dépit de ses abus et des réactions légitimes qu’elle a pu engendrer, la colonisation a surtout imposé une reconfiguration du monde des Africains. Elle a transformé des espaces africains initialement homogènes en des espaces de diversité linguistique, ethnique et culturelle. Il est impossible d’envisager que les écrivains aient pu rester culturellement insensibles ou intellectuellement indifférents aux transformations de leur environnement, car autant la colonisation européenne a occupé le continent, autant elle a permis, dans les écoles surtout, de « mieux informer les Africains sur l’Europe[50] ».

Dans la pratique, une telle dynamique culturelle a projeté le colonisé en dehors des contours de son monde, vers une réalité de multiculturalité qui, nul ne peut en douter, a pu altérer sa perception du monde et son regard sur lui-même. De manière bien plus révélatrice, la mise en garde de Kesteloot contre les lectures universalistes qui atomiseraient les textes « en thèmes universels ayant leurs équivalents dans tous pays[51] » peut permettre d’inférer que, d’un point de vue purement littéraire, la possibilité de la lecture universaliste est bien réelle. Par ricochet, ces avertissements peuvent constituer une admission implicite que les Africains colonisés sont en eux-mêmes des êtres culturellement multiples qui, selon certains angles de lectures, transcendent la différence et l’irréconciliable avec les cultures étrangères. Ils peuvent donc être vus comme des êtres « universels ayant leurs équivalents dans tous pays[52] ».

Au vu du discours commun sur les littératures africaines, force est de reconnaître que la méthodologie exigée par Kesteloot et autres a certainement servi son dessein civique. Du point de vue de la littérature cependant, elle a certainement concouru à nier la complexité de l’africanité et de la littérature africaine. Par exemple, les principes et fonctionnement de la négritude démontrent qu’en dépit de la vision unitaire et sommaire qu’on lui prête, ce mouvement est beaucoup plus qu’un simple effort de retour aux sources. Il inclut la reconnaissance d’une dimension non-africaine voire une certaine aliénation qui, même abhorrée ou niée, est partie intégrante de la nature des Africains colonisés.

Cette aliénation revient de manière inconsciente dans les tentatives de certains Africains de s’engager dans l’adoption exclusive de leurs traditions lointaines. Les tentatives d’extirpation de l’un ou de l’autre des aspects de leur personnalité complexe transforment les authenticités recherchées en des données incomplètes qui prennent l’allure du désaveu de leur propre vécu. Par exemple, lorsque dans la préface de Soundjata ou l’Épopée mandingue[53] Djibril Tamsir Niane cherche à célébrer le griot et sa connaissance de la tradition, il se sent obligé de nier sa propre autorité d’historien ainsi que ses méthodologies de recherche, sur lesquels pourtant repose la validité de son texte. Pour démontrer son attachement à la tradition, l’historien a déclaré avoir « dû plus d’une fois sacrifier [s]a petite prétention d’intellectuel en veston devant les silences des traditions[54] » et se garder de poser des « questions par trop impertinentes[55] ». Dans cette attitude apparemment louable, Niane occulte une dimension non négligeable de sa propre personnalité, comme si le respect de la tradition exigeait la falsification de l’être qu’il était devenu, du fait de nombreuses années passées dans les écoles et universités françaises.

Par contraste, on peut bien comprendre que les enfants de la postcolonie aient cherché à échapper au paradoxe dans lequel évoluent des écrivains comme Djibril Tamsir Niane. S’ils réclament une « vision stéréoscopique[56] » du monde, c’est parce qu’ils pensent ne pas tomber dans les risques d’une distance artificielle avec leur propre vécu et système de pensée. Leur position devient problématique lorsqu’ils clament une exception que leur confère la distance qu’ils entretiennent avec la colonisation.

La littérature africaine et la « vision stéréoscopique » du monde

L’ouverture au monde n’est ni liée à la distance par rapport à la colonisation, ni à la distance aux valeurs ancestrales. Dans L’Aventure ambiguë, l’expression de la différence entre l’Afrique et l’Europe côtoie les appels à la fusion des cultures africaines et occidentales.

Perçu à sa parution comme l’expression la plus évidente des confusions culturelles de l’intellectuel africain face à l’invasion coloniale, L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane rassemble toutes les rhétoriques de la douleur de la rencontre entre les Diallobé et le conquérant étranger. Mais aussi, ce texte marque les efforts d’ajustement des Diallobé aux nouvelles cultures introduites par le conquérant étranger. Ce classique africain décrit en effet les tribulations des Diallobé, un peuple africain vaincu et colonisé, tourmenté par la question de son futur. Deux tendances se révèlent dans les tentatives de réponse à la question de la nouveauté. Pour Maître Thierno, gardien spirituel des Diallobé, le futur passe par la préservation de l’intégrité culturelle et religieuse, même si le résultat doit être la disparition et la mort. Comme composante de la société des Diallobé représentée par la figure politique féminine de la Grande Royale, l’école est l’espace où ils doivent envoyer leurs enfants pour qu’ils acquièrent « l’art de vaincre sans avoir raison » (AA, 65). Finalement, la décision est prise d’y envoyer Samba Diallo, un des jeunes princes du royaume. Son aventure finit dans son incapacité à décider laquelle des cultures l’Africain doit favoriser. À cause de cet état de transformation, Samba Diallo meurt, poignardé par le personnage du fou, un autre enfant du pays traumatisé par son expérience de l’Europe. De ce traumatisme, le fou est devenu réfractaire à toute idée d’assimilation entre les cultures occidentales et africaines.

Le roman s’achève dans une impasse, peut-être pour défendre l’idée que ni l’attitude d’enfermement dans la tradition africaine prônée par Maître Thierno, ni les valeurs occidentales suggérées par la figure politique de la Grande Royale ne sont différentes dans leurs substances. Après avoir fait l’expérience de l’espace européen, le personnage de Samba Diallo aboutit à la conclusion qu’il est impossible, pour un Africain scolarisé, d’être « une tête lucide entre deux termes d’un choix » (AA, 71). Comme s’il voulait prouver la théorie selon laquelle « toutes les cultures sont des pratiques d’interpellation[57] », il se déclare incapable de se représenter un continent africain « distinct, face à un Occident distinct, et appréciant d’une tête froide ce que […] lui prendre [ou] […] lui laisse[r] en contrepartie » (AA, 71). Conscient que l’expérience de l’école l’a métamorphosé et a créé un être nouveau, Samba Diallo décrit son état mental et celui des Africains colonisés « devenus les deux car il n’y a pas une tête lucide entre deux termes d’un choix. Il y a une nature étrange, en détresse de ne pas être deux » (AA, 164). Dans l’esprit de Samba Diallo, les valeurs introduites par la colonisation étaient désormais parties intégrantes de l’histoire de l’Afrique. La nouvelle donnée était un entrelacement entre strates culturelles originellement différentes, désormais combinées en un même. Toute tentative de séparation entre les composantes de ce même aboutit à la formulation d’une différence irréelle n’existant pas « dans la nature » (AA, 166), mais d’un fantasme et un « artifice forci[s] dans le temps recouvrant la nature » (AA, 166).

Samba Diallo anticipe ainsi des propos utilisés bien plus tard par Julia Kristeva dans sa réflexion sur la formation de l’Europe. Kristeva exprime comment, du fait de la formation de cette nouvelle entité, une inévitable « condition d’étrangers » se superpose sur les identités originelles des pays et individus. Cette nouveauté finit par se cristalliser en « une doublure plus ou moins permanente[58] ». Un syncrétisme similaire est observable dans la description que Senghor donne de la négritude. En dépit de ses projets de marquage de la différence avec l’Occident, la négritude peut être comprise comme l’adoption d’une série d’attitudes qui se forment à partir du constat de la pluralité. Pour Senghor, l’écrivain et l’intellectuel africains sont des « métis » nés à la croisée d’une sensibilité africaine et de la langue française ; leur écriture, organiquement multiforme, se destine à une consommation à la fois locale et universelle[59]. On peut déduire qu’en tant que projet culturel, la négritude ne se manifeste que lorsque l’intellectuel africain prend véritablement conscience de sa soumission à une double influence, coloniale et noire. En termes de stratégie, elle est une école de formation du regard. L’appel de Senghor à déchirer les « rires banania sur tous les murs de France[60] » participe de cette éducation. Ce n’est qu’en détournant le regard des images véhiculées par l’idéologie coloniale que l’Africain peut se munir d’une conscience nouvelle qui lui permettra de se reconcentrer autour d’images constructrices de fierté, comme le démontre l’exemple d’Aimé Césaire dans le Cahier d’un retour au pays natal[61]. La longue errance que conclut le retour du poète vers la « hideur désertée[62] » de son pays natal se construit comme maturation du regard qui part de l’image ridiculisée d’un nègre rencontré dans le tramway à la conscience de race :

C’était un nègre grand comme un pongo qui essayait de se faire tout petit sur un banc de tramway. […] Son nez qui semblait une péninsule en dérade et sa négritude même qui se décolorait sous l’action d’une inlassable mégie. […]
Et l’ensemble faisait parfaitement un nègre hideux, un nègre grognon, un nègre mélancolique, un nègre affalé, ses mains réunies en prière sur un bâton noueux. […] J’arborai un grand sourire complice…
Ma lâcheté retrouvée[63] !

Dans la relation qu’il noue avec son semblable, le regard du poète témoigne de sa subordination à un schéma de représentation héritée de la mentalité coloniale. Comme si l’image de ce « nègre dégingandé » avait été inspirée par les caricatures qui peuplent les affiches publicitaires et autres iconographies coloniales, il lui apparaît semblable à un « grand […] pongo » avec des « jambes gigantesques et [d]es mains tremblantes de boxeur affamé[64] ». Aux yeux du poète, ce Noir arbore « une péninsule en dérade » et « deux tunnels parallèles et inquiétants » en lieu et place de nez. Devant l’image de son frère de race, le poète arbore « un grand sourire complice » comme « des femmes [qui] derrière [lui] ricanaient[65] » aussi du Noir, démontrant comment l’itinéraire d’Aimé Césaire passe par une période de complicité avec l’autorité coloniale.

Du point de vue de la négociation identitaire, l’intérêt de l’épisode du « nègre du tramway » réside dans la naissance d’une conscience nouvelle par laquelle le poète prend possession de son corps comme une entité autonome. Ce n’est qu’après s’être laissé entraîner dans une soumission initiale à la logique coloniale qu’il arrive à réécrire son identité, non comme la reproduction d’un réel existant, mais comme la caractéristique d’un être nouveau, créé à partir d’un regard renouvelé. Par le biais de ce regard nouveau, le poète arrive à se réinventer, sa race et sa culture avec. Il ne devient capable de s’assumer comme une conscience autonome qu’après avoir « généreusement déliré, [son] coeur dans [sa] cervelle[66] ».

Samba Diallo, l’ambiguïté du regard

Le mouvement de la double appartenance observé chez Aimé Césaire et Senghor se fait plus critique et plus controversé dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. Au lieu d’un processus de maturation opérant dans l’esprit d’un seul homme, L’Aventure ambiguë le construit comme un désaccord entre Maître Thierno, le guide spirituel des Diallobé, et la Grande Royale, autorité politique. Pour l’un, l’école est source d’aliénation. Pour l’autre, elle formule la réaction la plus adéquate à l’invasion coloniale.

Malgré une conscience égale de la pluralité culturelle, Maître Thierno et la Grande Royale adoptent des attitudes différentes dans leurs choix discursifs. Maître Thierno refuse de s’ajuster à l’ouverture du monde et, de manière délibérée, il opte pour un discours qui privilégie une conception immanente de l’univers. Parti d’une perception de la culture comme une entité qui ne peut être compromise, il en dérive une vision idéalisée de son peuple qu’il perçoit comme une entité unique qui doit résister à la fusion des valeurs dans le monde. Le discours de Maître Thierno fonctionne à partir de figures qui offrent une organisation du monde fondée sur une cohérence incompatible avec la pluralité. Répondant aux Diallobé venus demander son avis sur l’école, il choisit l’image d’un enfant et d’une femme pour exprimer sa position : « Au fond ils ont déjà choisi, ils sont comme une femme consentante. L’enfant qui n’est pas encore conçu appelle. Il faut bien que l’enfant naisse. Ce pays attend un enfant » (AA, 94). Les figures métonymiques de la « femme consentante » et de l’« enfant qui n’est pas encore conçu » révèlent les particularités de la vision du monde de Maître Thierno. Pour lui, la société diallobé doit être appréhendée comme une totalité régie par la spiritualité. Elle doit donc demeurer fermée et indéchiffrable.

Le regard de Maître Thierno sur l’univers des Diallobé se manifeste à travers une rhétorique et une démarche discursive fondées sur un parti pris sans compromis dont l’aboutissement est le rejet volontaire et délibéré de l’altérité culturelle.

Conscient que la différence entre les peuples et leur culture est fondée sur des a priori subjectifs, Maître Thierno fonctionne dans une démarche qui veut que les valeurs du pays soient imposées aux Diallobé comme le seul choix valable, fût-ce au prix de la mauvaise foi. Il conçoit l’unicité des Diallobé dans un rapport de verticalité entre la divinité et les habitants du pays. Leur absolue soumission doit résulter dans la croyance têtue et sans partage que les hommes doivent accepter Dieu comme le facteur fondamental de la construction et du fonctionnement du monde. Dans ses leçons aux enfants du pays, il leur rappelle que « l’homme n’a aucune raison de s’exalter, sauf précisément dans l’adoration de Dieu » (AA, 45). La conséquence de cette attitude se perçoit dans sa conception de l’histoire comme une expérience spirituelle dans laquelle la préservation des origines est une prescription essentielle.

Lorsque le Maître découvre Samba Diallo, l’enfant lui apparaît dans la représentation métonymique de « la graine dont le pays des Diallobé faisait ses maîtres » (AA, 22). Malgré le jeune âge de Samba Diallo, le Maître le présente comme l’un des seuls capables de restituer le « grand passé » des Diallobé si on arrive à détruire en lui toute « exaltation de l’homme » (AA, 32). Voilà pourquoi, même si Samba Diallo « savait sa leçon », le fait que sa langue ait simplement « fourché », erreur insignifiante, constitue une grave atteinte aux yeux du vieux maître coranique :

Thierno avait sursauté comme s’il eût marché sur une des dalles incandescentes de la géhenne promise aux mécréants. Il avait saisi Samba Diallo au gras de la cuisse, l’avait pincé du pouce et de l’index, longuement. Le petit enfant avait haleté sous la douleur, et s’était mis à trembler de tout son corps. Au bord du sanglot qui lui nouait la poitrine et la gorge, il avait eu assez de force pour maîtriser sa douleur ; il avait répété d’une pauvre voix brisée et chuchotante, mais correctement, la phrase du saint verset qu’il avait mal prononcée. La rage du maître monta d’un degré:

— Ah !… Ainsi, tu peux éviter les fautes ? Pourquoi donc en fais-tu?… Hein… pourquoi ?

AA, 9

Dans cette réaction autrement démesurée, Maître Thierno reconnaît que l’erreur dans la récitation du Coran est un acte bénin en soi. Mais cette erreur est le signe annonciateur de l’exaltation du corps. Même involontaire, l’erreur préfigure, selon lui, une volonté humaine de nier la prédominance de Dieu en le mettant au même niveau que d’autres choix. Au niveau culturel, l’erreur a pour conséquence de positionner l’homme à la croisée des choix donc à la « fourche » entre une série de possibles. Lorsque, dans sa colère, Maître Thierno profère la menace rhétorique « tu mériterais qu’on te coupe mille fois la langue » (AA, 9), il admet et cherche à enseigner au jeune garçon que la culture et la foi ne sont réelles que dans le langage et le discours. Elles sont avant tout des expressions et formulations symboliques qui ne prennent forme qu’en tant que constructions performatives.

Pour que la société survive, il faut que ces paroles constructrices soient maintenues pures et épurées, préservées dans une rigueur intellectuelle et spirituelle qu’il estime fondamentale. S’appliquant lui-même cette loi, il se mure dans le silence au lieu de donner son avis sur l’école, comme s’il était convaincu que tout débat autour de ce sujet entraînerait une réflexion profonde sur les syncrétismes déjà opérés dans la société et ses éventuels bienfaits sur les Diallobé. Pour éviter toute discussion, il feint l’ignorance :

Je jure sur la Parole que je ne le sais pas. Ce qu’un homme sait vraiment est pour lui comme la suite des nombres : il peut le dire infiniment et le prendre dans tous les sens, sans limite. Ce que je pourrais vous dire maintenant est rond et court : « faites » ou bien « ne faites pas », sans plus. Voyez-vous […] vous-même la facilité avec laquelle cela peut se dire, et comme il n’y a pas plus de raison de dire ceci que cela ?

AA, 96

Au lieu d’une position tranchée sur l’école, Maître Thierno choisit le silence donc l’expression métonymique comme stratégie visant à maintenir l’univers des Diallobé comme un monde exceptionnel, « rond et court » (AA, 96), un « Paradis [qui se] construit avec les Paroles qu’[on] récit[e] » (AA, 53).

Le fou et les silences de l’Altérité

La foi et les stratégies du Maître trouvent leur prolongement dans le regard du fou, l’un des rares enfants du pays des Diallobé à avoir foulé le sol de l’Europe. Devenu fou, des suites des traumatismes causés par ce contact, cet homme est revenu dans son pays ardent opposant des cultures occidentales. Dès son entrée dans le texte, le fou affiche son corps comme un discours idéologique :

L’homme était sanglé dans une vieille redingote, sous laquelle le moindre des gestes qu’il faisait révélait qu’il portait les habits amples des Diallobé. La vieillesse de cette redingote, sa propreté douteuse par-dessus la netteté immaculée des boubous donnaient au personnage un aspect insolite.

AA, 98

L’entrée du fou dans le texte constitue une leçon par l’image la plus ridicule de l’être additionné. La vieillesse de sa redingote, dont la propreté douteuse contraste avec la netteté immaculée des boubous, se veut la représentation des deux mondes qui influencent les Diallobé. Par cette tenue, le corps du fou devient l’espace de théâtralisation de la multiplicité. Bien pire, comme s’il voulait rendre compte de l’inégalité de l’addition, le vêtement le plus décent révèle deux couches d’expression dont l’une apparaît comme un « secret maléfique qu’il s’efforçait par un effort constant, d’en empêcher le jaillissement extérieur » (AA, 98).

Le fou raconte un événement particulier qu’il a vécu en France. Pris d’un malaise apparemment causé par l’asphalte, il était entouré par des Occidentaux qui lui ont offert de l’aider (AA, 100-105), mais de la relation perceptive qu’il entretient avec ces Occidentaux, il n’appréhende que des morceaux d’hommes :

Un homme, passant à côté de moi, voulut s’arrêter. Je tournai la tête. […] Je le suivis du regard. Son dos carré se perdit parmi d’autres dos carrés. Sa gabardine grise, parmi les gabardines. Le claquement sec de ses souliers se mêla au bruit de castagnettes qui courait à ras d’asphalte. L’asphalte… Mon regard parcourait toute l’étendue et ne vit pas de limite à la pierre.

AA, 103

Dans la narration de son expérience européenne, le personnage du fou fait le choix de n’appréhender l’espace occidental que par une perception volontairement réductrice. Son témoignage passe par une recomposition du regard et une observation parcellaire de l’espace européen. Tout se passe, dans cette description, comme s’il refusait de voir les Européens dans leur intégrité. Son regard n’en saisit qu’une dimension métonymique. Le fou ne voit, au lieu d’êtres humains, que : des silhouettes, un petit groupe, un homme, des mains, l’assistance, les gens, les spectateurs ébahis, le poids des regards, des passants, une tête, un dos, une gabardine, des souliers et des bruits de castagnette (AA, 101-103). Si l’on s’en tient à cette perception métonymique, tout se passe comme si le fou refusait l’égalité aux êtres qu’il rencontre. Dans son refus de les humaniser, son regard les transforme en une « marée des conques sur l’étendue de l’asphalte » (AA, 103).

Dans l’opposition entre l’instance politique diallobé qu’est la Grande Royale et Maître Thierno, le guide spirituel, on observe une différence d’idéologie. La Grande Royale insiste sur ce que les Diallobé ont en commun avec le reste du monde, comme si leur spécificité n’était qu’accidentelle. Leur acceptation des autres, semble-t-elle dire, fait totalement partie de l’évolution naturelle de l’ordre du monde. À l’opposé de Maître Thierno, la Grande Royale échappe à une conception religieuse de l’histoire et de la culture. Alors qu’il est aujourd’hui tentant d’imaginer les Africains d’avant ou juste après les indépendances comme des hommes et des femmes complètement opposés aux influences étrangères, la Grande Royale développe une toute autre vision de la colonisation. Elle voit ce phénomène historique non comme un processus de déviation par rapport à un itinéraire initial des Diallobé, mais comme la condition d’un déclin cyclique, propre à toutes les cultures et traditions.

Face aux défis d’une société nouvelle, la Grande Royale se sert de l’image de l’enfant pour mettre en évidence l’inévitabilité de la maturation de l’enfant et de l’inéluctable métamorphose des enfants-soldats destinés à se retourner contre leur propre culture. Au lieu d’une attente passive de cette inévitabilité, La Grande Royale prend le courageux parti de mourir pour laisser continuer la vie, choisissant de sacrifier la tradition devant le poids de l’école. Par la mort symbolique qu’elle administre, elle anticipe le parricide par la maturation qui doit donner aux Diallobé le droit et la possibilité d’accepter de voir leur culture mourir en leurs enfants et que « les étrangers […] prennent en eux toute la place […] laissée libre » (AA, 57).

La rupture d’avec la tradition, semble-t-elle soutenir, est la réaction la plus adéquate aux inattendus de l’existence. Aussi, son adhésion aux valeurs étrangères et sa reconnaissance de l’utilité de l’école n’obéissent-elles pas à la foi. Le choix en faveur de l’école est une réaction à des prémisses que les Diallobé n’ont « pas voulues » (AA, 46). Selon les propres mots de Cheikh Hamidou Kane, elle adopte la « technique qui consiste à céder l’accessoire pour conserver l’essentiel[67] ».

La Grande Royale […] semble […] un personnage plus déterminé. Son attitude est différente de celle du fou. Elle dit : « D’accord. De toute façon, nous n’avons pas le choix. Puisque nous n’avons pas le choix, allons à leur rencontre, mais tâchons d’utiliser les armes qu’ils nous donnent pour nous préserver. Préserver ce qu’il y a d’essentiel en nous »[68].

Comme s’il anticipait l’idée de la conscience universelle de la littérature-monde, Cheikh Hamidou Kane concevait, à travers la fiction de la Grande Royale, le contact « entre les sociétés dites traditionnelles […] et la civilisation […] occidentales » comme les marques « [d’]une synthèse [qui] affecte le monde entier[69] ».

Agissant comme le porte-parole de la génération de Cheikh Hamidou Kane, la Grande Royale élabore la philosophie de la synthèse. Elle fait de l’itinéraire de Samba Diallo le point de ralliement entre deux cultures, afin d’y « trouver une espèce de symbiose ou de synthèse entre […] deux voies différentes[70] ».

En contrepoint à la vision de Maître Thierno, pour qui l’histoire est un recommencement constant, elle se contente de respecter le passé sans en espérer le retour. Lorsque le Maître lui rappelle les souvenirs de grandeur de son propre père, elle se ferme avec cette déclaration :

Je vénère mon père et le souvenir que vous en avez. Mais je crois que le temps est venu d’apprendre à nos fils à vivre. Je pressens qu’ils auront affaire à un monde de vivants où les valeurs de mort seront bafouées et faillies.

AA, 38

Par ces propos, on voit bien comment l’adoption de l’école se conçoit, bien plus qu’un simple choix entre possibilités. Elle permet une action destinée à ajuster le sujet au rythme de la démarche chronologique qu’impose l’existence pratique. Beaucoup plus qu’un simple choix, l’école lui apparaît comme la marque de la liberté et de la prise en charge, déterminée par la conviction en la transférabilité des cultures. Pius Ngandu Nkashama développe bien cette logique lorsqu’il rattache les conflits militaires actuels de l’Afrique à la déviation du cours naturel de l’histoire du continent. Pour lui, les enfants-héros de la littérature – incluant le personnage de Samba Diallo – fonctionnent comme les symboles de la « débâcle et […] la défaite » de l’Afrique et celui des « enfants-soldats » abandonnés par « ceux qui avaient perdu la guerre » coloniale et, avec elle, « toute velléité d’insurrection »[71].

La thématique de l’enfant-soldat de Pius Ngandu Nkashama peut être élargie à la question de la culture et de l’école. Comme pour les enfants de la postcolonie, leur survivance se traduit dans les ajustements et adaptations culturels que suggère la Grande Royale. Et tel que l’anticipent le Maître, le fou ou même la Grande Royale, l’enfant-soldat est bien plus qu’un survivant de la débâcle collective. Armé des outils de la domination coloniale, il est l’assaillant susceptible contre sa propre société, celui qui, aguerri à l’art de « vaincre sans avoir raison », applique une nouvelle manière de penser à sa société d’origine. On peut craindre que cet enfant-soldat soit livré aux étrangers, emprisonné dans leurs écoles ; son histoire est aussi celle du survivant dont l’utilité est d’abord narrative.

La présence de Samba Diallo dans L’Aventure ambiguë est rendue nécessaire par le devoir de témoignage laissé aux enfants après la débâcle de leurs parents. Grace à son témoignage, le lecteur de L’Aventure ambiguë découvre la civilisation occidentale dans son déficit d’humanité et sa recherche effrénée du confort du corps. Elle subit un tel tarissement de son sens de la divinité qu’elle est capable de laisser « approcher » des hommes et, sans aucune conscience sur la disproportion des forces, faire « tonner le canon » pour marquer sa supériorité (AA, 34).

Discours ou les stratégies du monde

Par rapport à leurs perceptions du monde et de l’histoire, les stratégies discursives des personnages de L’Aventure ambiguë approchent l’enfant comme un trope de l’altérité. La confrontation entre la Grande Royale et Maître Thierno s’exprime autant dans leurs choix idéologiques que dans leurs choix discursifs et rhétoriques. Leurs discours respectifs s’articulent autour de l’inéluctabilité de la séparation entre les Africains et leurs cultures, ou de l’immanence du rapport entre eux et la divinité qui les gouverne.

Pour persuader les Diallobé de la nécessité de son choix, la Grande Royale construit son discours autour de deux images fondamentales à la notion même de survie : l’image de l’enfant qui symbolise l’inévitabilité de la rupture et de la séparation, et celle de la germination, preuve du recommencement dans la mort cyclique. Faisant sienne la logique nouvelle qui consiste à « [con]vaincre sans avoir [forcément] raison », elle interpelle le souvenir de ses compatriotes d’abord autour de l’image de la « graine » soumise à un rituel, saisonnière et cyclique :

[G]ens du Diallobé, souvenez-vous de nos champs quand approche la saison des pluies, nous aimons bien nos champs mais que faisons-nous alors ? Nous y mettons le fer et le feu, nous les tuons. De même, souvenez-vous de ce que nous faisons de nos réserves, nous aimerions bien les manger mais nous les enfouissons en terre.

AA, 57

À l’image de la germination, la Grande Royale ajoute celle d’un enfant qui marche au milieu du carré et s’éloigne de sa mère :

Regardez [l’enfant de Coumba], il apprend à marcher. Il ne sait pas où il va. Il sent seulement qu’il faut qu’il lève un pied et le mette devant, puis qu’il lève l’autre et le mette devant le premier […] Hier, Diallobé, vous me disiez « La parole se suspend mais la vie, elle ne se suspend pas » c’est très vrai, regardez le bébé de Coumba.

AA, 56

Le destin de l’enfance qui « sent » qu’il doit avancer sert pour la Grande Royale à atténuer la peur de la perte qui immobilise les Diallobé. Puisque la séparation est inévitable, semble-t-elle insinuer, elle doit être anticipée et acceptée comme une composante de l’existence. Il apparaît clairement que, contrairement aux intentions de maintien d’une unicité culturelle par Maître Thierno, la Grande Royale lie le salut de l’Afrique à sa capacité de rupture d’avec ses ancêtres et à son pouvoir de fusion avec d’autres cultures. Comme le bébé montré à la foule, la culture doit être continuité, mais aussi rupture. Ce bébé symbolise une société nouvelle qui, pour assumer son histoire, par nécessité et par pure conscience de sa liberté et de son indépendance, doit exercer son individualité en marchant loin de ses origines afin de prendre en main son destin.

Dans la dynamique d’une démarche responsable, les Diallobé deviennent auteurs de leur vie en se posant comme les initiateurs de leurs choix et orientations culturelles. En « enfant de la postcolonie » avant même l’invention du terme, la Grande Royale attend de l’Afrique qu’elle se remplisse de logiques étrangères en monnayant son authenticité contre un renouveau inattendu, certes, mais dont la nécessité ne fait l’ombre d’aucun doute.

Conclusion

Cet article a tenté une réévaluation des prémisses à partir desquelles la littérature-monde s’offre comme une nouveauté. En même temps, il a aussi cherché à contester l’idée de générations d’écrivains préoccupées par la défense exclusive des cultures africaines. L’intention était de démontrer ici que l’identité culturelle est aussi une construction partielle, qui, pendant qu’elle choisit de lire la culture et le texte comme le témoignage d’une essence définie et définitive, demeure un discours, « une architecture de réponse » à l’énigme de l’altérité (AA, 81). À cheval entre des cultures multiples, les écrivains africains des années 1960, tout comme leurs cadets du XXIe siècle, ont tous proposé une transition entre deux idéaux impossibles, partagés entre la préservation du passé et les exigences de l’histoire. Comme toujours, ils se sont plus ou moins montrés sensibles aux valeurs culturelles considérées comme étrangères à leur continent. Leurs attitudes démontrent comment, au contraire des thèses en faveur d’une Afrique collective et culturellement cohérente, la conscience de la complexité des cultures africaines a un impact réel sur les taxinomies culturelles de l’Afrique et ses littératures. Cette observation rend indispensable le besoin de revisiter les prémisses de la littérature-monde, surtout celles relatives à l’absence d’une conscience multiculturelle dans les générations qui précèdent celles des enfants de la postcolonie.

Plus largement, cette réflexion est une proposition et une invitation à relire l’écriture africaine comme le produit d’un syncrétisme de l’opposition entre le monde dans lequel sont nés les écrivains d’Afrique et celui qu’ils laissent à leurs lecteurs. Si ce syncrétisme passe par une transformation de l’héritage de la tradition, recomposé et fusionné avec des modèles offerts par la constante et progressive planétarisation des cultures, il annule la division générationnelle qui veut que dans l’espace africain, certaines générations d’intellectuels soient plus universalistes que d’autres.