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Les livres anciens que possèdent les bibliothèques universitaires québécoises proviennent bien souvent de collections disparues, comme l’attestent certaines annotations laissées dans leurs marges, ou encore les marques de possession antérieures – cachets, ex-libris, ex-dono, etc. – qu’on y observe. L’histoire que racontent ces témoins est celle des ensembles documentaires, aujourd’hui dispersés, du Québec ancien[1]. Elle mérite assurément qu’on s’y attarde, comme l’illustre entre autres un article récent de Gilles Gallichan qui, à propos des Capucins de Limoilou, montre à quel point « les sujets développés et conservés dans leur collection […] nous révèlent leurs intérêts et leurs préoccupations en relation avec le milieu social dans lequel ils ont oeuvré depuis un siècle[2] ». De ce point de vue, si l’idée même de collection comporte d’abord une dimension bibliothéconomique — qui invite à la concevoir comme « un ensemble cohérent de documents, établi en vue d’un usage précis, faisant l’objet d’une gestion[3] » —, elle suppose encore, en son sens le plus large, une politique documentaire que déterminent tout autant des critères de sélection que des pratiques de sociabilité et de lecture liées à son histoire. En ce sens, toute collection est non seulement, dans sa constitution, « subordonnée au schéma intellectuel de son époque », mais elle porte également en elle, dans son organisation et son développement, « une démarche de création de savoir[4] ». Aussi l’intérêt que représentent les collections disparues du Québec ancien dépasse-t-il les seuls plaisirs dont se satisfait la curiosité érudite et tient-il, plus largement, à la possibilité de renouveler l’histoire des idées à partir d’une enquête qui se donne comme objet l’étude de ces fonds oubliés et le destin, souvent singulier, des ouvrages qu’ils réunissaient.

Les Recherches sur l’origine du despotisme oriental

Un exemple fort curieux sur lequel je souhaiterais attirer l’attention montre d’ailleurs à quel point l’histoire culturelle peut tirer parti d’une entreprise dont l’ambition consisterait à retracer la genèse, l’essor et la fortune des collections anciennes. Il s’agit d’un manuscrit intitulé Recherches sur l’origine du despotisme oriental, que l’on doit à Nicolas Antoine Boulanger, comme le laissent deviner les initiales figurant sur la page de titre : « ouvrage posthume de Mr. B.I.D.P.E.C. » ou, si l’on préfère, « monsieur Boulanger, Ingénieur Des Ponts Et Chaussées » (voir image 1)[5]. Né à Paris en 1722, Boulanger meurt en 1759, alors qu’il est encore fort jeune – il n’a que 36 ans –, au terme d’une carrière qu’auront inspirée deux grandes traditions : celle, déjà ancienne, de l’érudition humaniste, qui le porte vers l’étude des langues orientales ; celle, plus récente, de la géologie, qui se forme à une époque où l’on commence à pressentir que la Terre a, elle aussi, une histoire que permettent de reconstituer les traces, gravées dans la roche, qu’ont laissées les grandes révolutions de la nature. Quant au texte des Recherches sur l’origine du despotisme oriental, il appartient à cette vaste nébuleuse que la critique universitaire actuelle désigne sous l’appellation de « manuscrits philosophiques clandestins », locution commode sous laquelle se trouvent regroupés les quelque deux cent cinquante traités audacieux, souvent irréligieux et séditieux qui, malgré la censure, circulaient dans toute l’Europe du siècle des Lumières[6].

À ce jour, on a recensé six exemplaires de ce manuscrit : quatre sont à Paris, un cinquième à Saint-Pétersbourg[7] et un sixième, enfin, dans les collections anciennes de l’Université du Québec à Trois-Rivières[8]. Or, le destin qu’a connu ce dernier présente une particularité qui mérite assurément d’éveiller la curiosité du chercheur. Songeons, en effet, à la nature même de cet ouvrage, dont les thèses radicales et hétérodoxes soutiennent que toutes les religions procèdent des terreurs superstitieuses inspirées aux premiers hommes par les cataclysmes naturels et instrumentalisées ensuite par les prêtres pour mieux établir une autorité tyrannique dont tous les despotes actuels seraient les héritiers. Ces thèses rappelées, examinons maintenant le seul ex-libris ornant l’ouvrage, qui indique que celui-ci aurait jadis appartenu à une bibliothèque aujourd’hui disparue : celle de l’Académie commerciale catholique de Montréal (voir image 2).

Aussi souhaiterais-je, à partir de cet exemple, parcourir rapidement deux vastes territoires dont l’exploration suscite des questions qui sont au coeur des problèmes que pose l’histoire de l’imprimé à la recherche actuelle, comme le suggèrent notamment quelques observations récentes de Roger Chartier à propos de « la vigoureuse survivance de la publication manuscrite à l’âge de la presse à imprimer », ou encore de « la complexité même du processus de publication [qui,] tout en fixant l’oeuvre, lui donne mobilité et instabilité[9] ». Le premier de ces territoires est celui où se nouent les rapports complexes que le manuscrit entretient avec l’imprimé à l’époque moderne. Autrement dit, quel est le statut du manuscrit au sein de ce que McLuhan appelait la « galaxie Gutenberg[10] » ou, si l’on préfère, en quoi le rôle de la copie manuscrite éclaire-t-elle la manière dont une oeuvre se transforme d’une édition à l’autre ou d’un support à l’autre ? Le second est celui où se déploient les réseaux de circulation du livre qui, dans le cas des Recherches sur le despotisme, supposent de retracer le parcours d’un manuscrit passant de l’Ancien vers le Nouveau Monde, c’est-à-dire d’un scriptorium parisien clandestin du XVIIIe siècle à la bibliothèque d’un collège montréalais, commercial et catholique, du XIXe siècle. Dans tous les cas, on s’apercevra surtout, comme le souligne encore Roger Chartier, de « la nécessité de reformuler l’opposition entre “scribal culture” et “print culture” et de déplacer l’attention sur le manuscrit à l’âge de l’imprimé », dans un contexte où le destin des textes, qu’ils soient imprimés ou manuscrits, semble en permanence « ouvert à la mobilité, à la flexibilité, à la variation[11] ».

De la plume à la presse

Le manuscrit des Recherches sur le despotisme invite donc à considérer à quel point, à l’époque moderne, le livre imprimé entretient d’étroites relations avec tout un réseau parallèle de production et de diffusion clandestines qui recourt au manuscrit pour des motifs stratégiques variés : échapper à la vigilance de la censure, associer à son oeuvre les attraits de l’interdit, profiter d’un marché lucratif (les exemplaires se vendent cher) ou encore, comme l’écrivent Nicholas Dion et Cyril Francès, « conserver au texte la souplesse d’une production collective qui passe par la réécriture, la fragmentation, voire le plagiat[12] ». À vrai dire, ces réseaux où, sous le manteau, circulent manuscrits audacieux et traités hétérodoxes se constituent dès le XVIe siècle. Ce sont d’abord des textes protestants, puis jansénistes, mais aussi, à partir de la fin du XVIIe siècle, des ouvrages philosophiques dont la redécouverte permet, de nos jours, d’explorer ce que Miguel Benítez a appelé, en recourant à une formule très heureuse, « la face cachée des Lumières[13] ». Au reste, la seule mention de quelques-uns des titres de la bibliothèque clandestine du siècle des Lumières donne une assez bonne idée du style qu’affectionnent les textes circulant dans les réseaux de diffusion du livre interdit. C’est ainsi que s’y côtoient aussi bien des traités matérialistes comme L’Âme matérielle que des ouvrages anticléricaux, déistes ou athées, tels LaFoi anéantie, De l’imposture sacerdotale et le Tombeau des préjugés[14], ou encore ce titre, sans doute l’un des plus célèbres de tout le corpus : le Traité des trois imposteurs, ces imposteurs étant évidemment, dans le contexte de la libre pensée française, Moïse, le Christ et Mahomet[15].

Si l’on songe que, dans des scriptoria clandestins disséminés à travers l’Europe, des copistes professionnels pouvaient tirer de l’un ou l’autre de ces traités jusqu’à deux cents exemplaires, on s’aperçoit ensuite à quel point, au XVIIIe siècle, la distinction entre manuscrit et imprimé ne pouvait guère revêtir le même sens qu’aux XIXe et XXe siècles. Esquisse préparatoire, lettre ou billet intime, texte autographe et unique : voilà, à vrai dire, autant de notions qui, à l’âge classique, restent fréquemment étrangères à la nature et à la fonction du manuscrit[16]. Le seul aspect matériel de ces textes en témoigne : souvent relié, calligraphié et orné de gravures, le manuscrit philosophique clandestin du XVIIIe siècle s’apparente davantage à un in-quarto ou à un in-octavo imprimé qu’à un brouillon laborieux ou confidentiel.

Exécutée entre 1755 et 1760, la copie des Recherches sur le despotisme conservée à Trois-Rivières donne d’ailleurs une assez bonne idée de la manière dont la plume cherche alors à imiter le plomb[17]. Avec sa reliure en cuir marron et un format qui rappelle celui d’un traité in-octavo (220 x 165 mm), l’ouvrage est d’une écriture soignée et, à la manière d’un imprimé, comporte de nombreuses notes de bas de page et une table des matières ; il est divisé en vingt-six chapitres et le titre de chacun, qui est centré, est précédé d’un numéro. Sous cette forme, au demeurant, la communication manuscrite fonctionne tantôt en parallèle avec le monde de l’imprimé, tantôt au sein d’un système complexe d’échanges, fait de reprises et de collages qui irriguent en permanence, telle une source souterraine, le vaste domaine qu’occupent la philosophie et, plus généralement, la littérature clandestines.

Qu’on en juge d’après l’exemple d’un passage qui, tiré des Recherches sur le despotisme, illustre au mieux cette dynamique en fonction de laquelle le manuscrit philosophique clandestin constitue une sorte de matériau que reprend, mais aussi réécrit et transforme le texte imprimé à la faveur d’une aventure intellectuelle collective vivant de détournements et de pillages destinés à l’invention d’oeuvres nouvelles. Allons, par exemple, à la « Section III » de notre traité, qui s’ouvre sur ces remarques :

§ 3. Les revolutions de la nature, sources primitives de toutes les erreurs humaines […] Il a été des temps deplorables ou lordre de la nature troublé et changé a precipité tous les Etres de notre univers dans des calamités extrêmes et sans nombres. Le monde a perdu la lumiere qui l’eclairoit ; la marche du soleil ou des planettes a été changée les continens de la terre nont plus eté que des scenes mouvantes ou les incendies les innondations et les tenebres ont regnés tour a tour ; ou les mers, les fleuves et les rivieres tantot debordés et tantot desechés ont produit mille fleaux successifs qui ont desolé le genre humain[18].

Comparons maintenant cette leçon avec l’imprimé de l’édition originale de 1761, que l’on doit au baron d’Holbach :

Section III.
Les anciennes révolutions de la nature sont les sources innocentes de toutes les erreurs humaines

[…] Les siécles ont vû des tems déplorables, où l’ordre de la Nature troublé & renversé a précipité tous les êtres de nôtre Globe dans des calamités sans nombre. Le Monde a perdu sa lumiére ; la marche du Soleil & des planètes s’est altérée ; les continens que nous habitons ont été des scénes mouvantes, où les incendies, les inondations, les tremblemens & les ténébres ont régné tour à tour, & sur lesquels les mers, les fleuves & les riviéres, tantôt débordées, tantôt desséchées, ont produit mille fléaux successifs, qui ont désolé le genre humain[19].

Dès lors qu’on place ces deux textes en regard, on s’aperçoit que, pour l’essentiel, le premier subit un travail de révision stylistique qui, au demeurant, est tout à fait exemplaire. De fait, le passage du scriptorium à l’atelier du typographe suppose des interventions que dicte généralement, comme on disait à l’âge classique, un souci de la politesse du style, qui invite notamment à substituer « Les siècles ont vu des tems déplorables » au maladroit « Il a été des temps deplorables », ou encore à écrire que « la marche du Soleil […] a été altérée » en lieu et place d’un trivial « a été changée ». Au surplus, le titre du chapitre a lui-même été modifié, la disparition de « sources primitives » au profit de « sources innocentes » permettant de souligner l’opposition, partout présente dans le texte, entre la nature, principe de toute vérité et de toute raison, et les erreurs, qui sont le fait des préjugés qui s’en écartent. Dans tous les cas, cette campagne de réécriture élève la prose de la philosophie clandestine jusqu’à un registre de langue beaucoup plus soutenu, tout en insistant sur la thèse naturaliste. Un tel travail est évidemment susceptible de transformer ce texte en un morceau d’anthologie, comme l’atteste d’ailleurs le destin de notre paragraphe, tantôt commenté par Voltaire qui, la plume à la main, s’écrie dans la marge : « Qui te l’a dit[20] ! » ; tantôt repiqué à l’identique, quelque trente ans plus tard, dans un traité révolutionnaire paraissant sous le titre de Dieu, nature, raison : trinité de principes[21].

En ce sens, l’édition de 1761 du manuscrit des Recherches est tout à fait caractéristique de la manière dont travaille l’atelier holbachique, c’est-à-dire cette vaste entreprise d’impression et de diffusion de la littérature clandestine qu’animent, avec une volonté affichée de prosélytisme philosophique, le baron d’Holbach et un disciple de Diderot, Jacques André Naigeon[22]. Ici, l’aventure éditoriale dans laquelle se trouve engagé le manuscrit philosophique clandestin permet non seulement d’entremêler, voire de confondre les voix – l’éditeur amendant très librement les textes comme on l’a vu –, mais également d’embrouiller les identités. C’est ainsi que l’édition originale de 1761 des Recherches est précédée d’une « Lettre de l’auteur à M. *** », c’est-à-dire à Helvétius, lettre qui n’est cependant qu’une pure forgerie qu’il faut « attribuer […] au baron lui-même[23] ». Mais il y a mieux. Le succès éditorial des Recherches, qui connaissent onze rééditions au XVIIIe siècle, engendre aussitôt des manuscrits fictifs, puisque le baron d’Holbach n’hésitera pas à attribuer Le Christianisme dévoilé (1767), dont il est pourtant l’auteur, à Boulanger lui-même. Dans la « Lettre de l’auteur » sur laquelle s’ouvre le livre, on lit ainsi : « C’est donc la religion qui fit éclore les despotes & les tyrans ; ceux-ci firent de mauvaises loix* », l’astérisque conduisant enfin à cette note : « J’ai mis cette vérité dans tout son jour dans mes Recherches sur l’origine du Despotisme oriental[24] ». En regard de ce dispositif où se rejoue le topos du manuscrit trouvé, on s’aperçoit à quel point, en somme, la question de la génération de l’imprimé doit être envisagée à la lumière de mises en scène relevant de scénographies véritablement romanesques.

De l’Ancien vers le Nouveau Monde

À cette première aventure où, de la plume à la presse, se jouent la carrière et la fortune d’un manuscrit philosophique clandestin du XVIIIe siècle, s’en ajoute enfin une seconde qui, cette fois, survient au moment du passage du texte des Recherches de l’Ancien vers le Nouveau Monde. Comment expliquer, en effet, que ce manuscrit si étroitement associé, depuis d’Holbach, à la lutte contre l’obscurantisme religieux, se retrouve sur le premier rayon d’une école catholique de Montréal, autrement dit, dans une province lointaine de l’Empire britannique, à une époque où l’Église romaine y assure pleinement le rôle que lui confie le pouvoir colonial et qui consiste, entre autres, à censurer les lectures des fidèles[25] ? Au surplus, l’orthodoxie de l’Académie commerciale catholique de Montréal semble indiscutable, ne serait-ce que dans la mesure où cette institution avait été fondée en 1855 par les commissaires du réseau des écoles catholiques. De même, le catalogue de sa bibliothèque, qui a été publié en 1874 sous les « presses à la vapeur de La Minerve », ne semble guère témoigner d’une secrète dissidence intellectuelle. « Théologie, Religion, Philosophie et Morale[26] » y sont réunies dans une seule et même section, où les Pères de l’Église et Bossuet règnent en paix. Observons toutefois que, si les titres qui s’y côtoient ne frappent guère par leur audace, la modernité ne s’y absente pas, comme l’illustre la présence de plusieurs représentants du néothomisme du XIXe siècle avec, par exemple, une Philosophie suivant les principes de saint Thomas, imprimée à Paris en 1864 et que l’on doit à Antoine Goudin. Mais la modernité de cette bibliothèque ne se borne pas, pour ainsi dire, à la seule innovation théologique. Ce ne sont pas tant, en effet, les sections philosophiques ou littéraires qui, dans ce catalogue, doivent fixer l’attention, mais la place considérable qu’y occupent les sciences et les techniques – les mathématiques, la physique et la chimie, bien sûr, mais aussi le génie civil. C’est que l’Académie commerciale catholique de Montréal n’est ni essentiellement commerciale ni outrageusement catholique. Avant tout, elle offre à ses élèves un cursus scientifique et industriel qui, comme le rapporte en 1877 un périodique français, le Journal d’éducation populaire, forme « ce qu’on nomme au Canada l’École polytechnique », dont l’enseignement, assuré par des professeurs laïcs, « se partage en quatre branches : 1 celle du génie civil ; 2 celles des mines et de la métallurgie ; 3 celle de la mécanique ; 4 celle des industries diverses[27] ». Comme l’écrit à son tour Urgel-Eugène Archambault, qui fut le principal de l’établissement au cours du dernier tiers du XIXe siècle,

[l]es études de ce cours ont pour but de donner à la jeunesse une éducation solide, substantielle et essentiellement pratique dans les arts et les sciences. […] Quand on songe au développement actuel des industries extractives, manufacturières et commerciales, aux entreprises coloniales, aux routes, canaux et chemins de fer actuellement en construction ou en activité et au nombre de jeunes gens employés ou à employer par ces grandes compagnies, […] on se sent convaincu qu’en ouvrant une école semblable on ouvre à la jeunesse un avenir certain[28].

Avec l’évocation de cette éducation solide, mais aussi de ces canaux et de ces chemins de fer, voilà définies l’identité et la vocation de l’institution, en même temps qu’une véritable culture d’ingénieur qui, seule sans doute, peut expliquer l’intérêt qu’a pu représenter, pour la bibliothèque de l’Académie, l’acquisition d’un manuscrit comme celui des Recherches sur le despotisme. Avant d’être un philosophe hétérodoxe, Nicolas Antoine Boulanger n’était-il pas, après tout, un ingénieur des ponts et chaussées ? Parions, en effet, que son traité devait moins côtoyer Bossuet, dans la section « Théologie, Religion, Philosophie et Morale » de la bibliothèque, qu’un ouvrage comme History of the Earth (1774) de Goldsmith, lui-même rangé dans la section « Sciences naturelles ». Cette hypothèse, le catalogue imprimé de 1874 ne saurait malheureusement ni la confirmer ni l’infirmer car, à l’époque, l’ouvrage ne s’y trouvait pas encore.

Quoi qu’il en soit, par-delà ces distinctions bibliographiques, observons surtout que cette culture d’ingénieur dont se réclame si fortement l’établissement ne pouvait qu’être favorable, de manière générale, à l’épanouissement d’une culture scientifique, elle-même susceptible d’inspirer une certaine curiosité envers un manuscrit comme celui des Recherches. C’est ce que donne d’ailleurs à penser ce texte de 1906, tiré du Livre d’or de l’Académie commerciale catholique de Montréal et signé par le principal de l’établissement, un certain Adrien Leblond de Brumath : « La bibliothèque de l’Académie est riche de près de 7,000 volumes et de plus de 2,000 brochures […]. Elle renferme des ouvrages de grande valeur, et même quelques raretés bibliographiques[29] ». Autrement dit, dans cette académie, à la modernité scientifique répond aussi un goût, proprement savant, pour les « raretés bibliographiques », et voilà résumée la configuration culturelle qui, à mon sens, rend possible l’intégration d’un texte comme les Recherches aux collections de l’institution. En ce sens, notre première école polytechnique offre sans doute un exemple de plus du rôle culturel éminent, mais souvent négligé, qu’ont pu jouer les sciences et techniques dans le Québec du XIXe siècle. Toutefois, si ce rôle historique – et bénéfique – devait alors s’exercer en faveur de la conservation d’un manuscrit philosophique clandestin du siècle des Lumières, sans doute sa diffusion serait-elle encore restée confidentielle sans les ressources nouvelles qu’offre désormais, au seuil du XXIe siècle, la numérisation des textes. C’est même au nom de cette ambition de diffusion élargie que l’Université du Québec à Trois-Rivières choisissait récemment d’accueillir dans son site Internet une version numérisée du manuscrit des Recherches[30]. En paraissant aujourd’hui sous cette ultime figure, le traité de Boulanger illustre à merveille les métamorphoses du livre et la labilité des formes que l’histoire des collections anciennes conservées au Québec permet si bien d’illustrer.