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[C]’est assez stupéfiant de se rendre compte avec quelle naïveté est reçu le roman, même par des esprits cultivés. C’est pour eux une fable, une parabole à vocation exemplaire : le dénouement de l’action − il fallait appeler le dénouement « le couronnement logique de l’action » − dégage un enseignement, une morale.

− Claude Simon[1]

Il a déjà beaucoup changé

Observant avec une certaine irritation que le lecteur entend toujours retrouver chez l’écrivain qu’il apprécie une tonalité de base clairement reconnaissable, Gide réclamait le droit d’être, « comme le temps d’azur et de nuées, un composé mal défini de rire et de mélancolie[2] ». Longtemps, le registre de Laurent Mauvignier a semblé familier : il travaillait le rythme de longues phrases qui s’attachaient à des personnages en marge de l’Histoire mais qui en subissaient le poids. Sur fond de noirceur, ce qui lui était parfois reproché, ce maître du monologue exprimait une authentique générosité.

Mais alors que Dans la foule (2006), Des hommes (2009) ou Ce que j’appelle oubli (2011) ont longtemps fait entendre une petite musique aisément identifiable, Autour du monde (2014) est venu marquer une rupture. Construit selon une logique de simultanéité et organisé autour de transitions brutales, le roman opte pour un rythme rapide. En outre, il fait plus explicitement place aux questions de responsabilité et aux interrogations éthiques, que certaines pages abordent sur le mode satirique. Ces choix tranchent avec les positions antérieures et ont pu surprendre les lecteurs habituels de Mauvignier sans que l’écrivain ne touche nécessairement un nouveau public. L’écriture sans doute plus accessible du roman de 2014 s’accompagnait en effet d’une construction romanesque qui l’est moins.

Continuer (2016) marque un nouveau tournant, qui illustre une fois de plus que Mauvignier refuse d’apparaître identique à lui-même ou à l’image que l’on se fait de lui. Le roman s’attache à une chevauchée au Kirghizistan, entreprise par Sybille, une infirmière divorcée et d’origine russe, pour mettre fin à la dérive extrémiste et délinquante de son fils Samuel. Romanesque, même épique, il convie le souvenir de livres aussi différents que Les Cavaliers (1967) de Joseph Kessel ou L’Usage du monde (1963) de Nicolas Bouvier, qui tous deux évoquent les paysages des steppes et les nomades qui y vivent. Ce western s’inscrit en outre dans le prolongement des très nombreuses oeuvres contemporaines qui, de Maylis de Kérangal à Olivier Rolin en passant par Sylvain Tesson, Sylvie Germain, Matthias Enard, Christian Garcin ou Emmanuel Carrère, se tournent vers la Russie.

Dans sa forme il emprunte au « bon vieux roman balzacien » longtemps suspect chez Minuit, s’ouvrant in medias res pour exploiter ensuite le principe du retour en arrière : « L’histoire avait commencé quelques mois plus tôt[3]. » Les allers et retours entre le présent du voyage et le passé de la vie à Bordeaux se multiplient au fil des pages, donnant une profondeur à des protagonistes que l’on découvre aussi à travers l’usage du style indirect libre.

Dans son projet, et malgré les péripéties parfois dramatiques vécues par les voyageurs, le roman se veut résolument optimiste et porteur d’espoir : « [O]n ira jusqu’au bout […] on finira notre voyage » (C, 239) dit à sa mère un Samuel qui en fin de volume aura abjuré ses tendances racistes et ses sympathies frontistes. À son père, il expliquera : « Si on a peur des autres, on est foutu. Aller vers les autres, si on ne le fait pas un peu, même un peu, de temps en temps, tu comprends, je crois qu’on peut en crever » (C, 231). En surface au moins, le message central du roman ne semble souffrir d’aucune ambiguïté.

Néanmoins, et même pour qui considère le droit au changement que Mauvignier réclame, il demeure surprenant de voir l’écrivain adopter simultanément une construction romanesque aussi traditionnelle et une position idéologique aussi ouvertement militante. Comment ne pas y voir une invitation à interroger, au-delà de la question du racisme, les enjeux complexes impliqués par une littérature qui redonne une légitimité au discours éthique.

Comme il l’a fait déjà pour d’autres textes, Mauvignier embraye directement sur l’actualité. L’anecdote de Continuer est empruntée à un article publié par Le Monde en 2014[4]. Pascal Kremer y relate comment un « ancien du marketing », quadragénaire divorcé et grand voyageur, a entrepris un périple de trois mois pour recadrer son fils de dix-sept ans qui « tournait mal ». Cet ado que l’article désigne sous le nom de Tom « cherchait la bagarre [… et] s’abrutissait au cannabis dans les fêtes des copains ». Son père était toutefois disposé à endosser une part de responsabilité dans cette dérive : « Il n’y a pas que la société, il y a notre éducation. Mon fils va mal mais c’est un gars bien. » Si Mauvignier a préféré une figure féminine comme protagoniste et qu’il a choisi de faire voir la tentation du racisme plutôt que l’amollissement dans la drogue, il a cependant gardé le cadre psychologique. Pour les parents, au moins la dérive de leur fils doit plus aux circonstances qu’au caractère : c’est d’abord « pour faire plaisir à ses copains » (C, 24) que Samuel se rasera le crâne afin de se faire cette tête de skin plus en accord avec ses nouvelles convictions.

Sous l’étiquette d’« initiatique », l’article mettait déjà en avant la métamorphose que permettraient d’amorcer la vie au grand air, le contact quotidien avec les chevaux et la fréquentation d’hommes au mode de vie différent. Le récit journalistique et le roman se rejoignent encore dans leur manière de mettre l’accent sur la complicité retrouvée entre parents et enfants au terme du voyage. Ils diffèrent toutefois en ceci que la prise de conscience de Tom concerne d’abord une éthique personnelle − respecter les anciens, assumer jeune des responsabilités, persévérer dans une entreprise − tandis que la transformation de Samuel rejoint, au-delà de son évolution personnelle, un enjeu de société majeur : la banalisation du racisme.

La considération que l’on doit aux autres

Soucieux d’inscrire son roman dans le cadre de problématiques contemporaines, Mauvignier choisit avec Sybille une héroïne volontaire et engagée. Cette infirmière dont on sait qu’elle aurait pu devenir chirurgienne ou écrivaine, et qui vit dans un intérieur fait de livres, de lithos et de kilims, a lutté dans sa jeunesse « contre Le Pen, le Front national, les idées de rejet » (C, 105). Elle s’indigne quand un interlocuteur s’étonne d’entendre dans sa bouche un discours moral: « [P]arce que je suis de gauche je ne peux pas défendre de[s] valeurs ? » (C, 67). C’est avec conviction que la mère défend ses principes − « le respect des autres, de soi, le rejet du superficiel, de la vanité, du mensonge » (C, 232) − et elle n’hésitera pas à sermonner son fils : « [Ç]a ne sert à rien la haine, qu’à se faire du mal à soi » (C, 205). Des préceptes semblables, dont le destinataire final est évidemment le lecteur, se multiplient au fil des pages.

Sybille et les voyageurs français de rencontre s’efforcent de démonter les « conneries » (C, 197), les « trucs débiles » (C, 200) que Samuel déblatère au sujet des « Arabes » et des « musulmans ». Des noms d’autant plus interchangeables qu’aux yeux du jeune homme ils sont synonymes de violence et de « terreur » (C, 151) :

Comme s’il avait peur de comprendre qu’il y a des femmes et des hommes derrière ce masque − le nom [« Arabe »] qui effraie est aussi celui qui rassure : il donne un lieu où jeter tout ce qui nous oppresse et nous terrorise.

C, 151

Afin toutefois de ne pas limiter la portée de la leçon au racisme primaire incarné par Samuel, Mauvignier imagine que Sybille a connu elle aussi une période pendant laquelle elle n’avait pas supporté « d’échanger un regard avec un Arabe » (C, 233). C’était dans la seconde moitié des années quatre-vingt après que son compagnon d’alors, Gaël, avait été tué dans le RER lors d’un attentat lié à la guerre civile menée par les fondamentalistes en Algérie. Cette donnée non seulement rend plus complexe la psychologie de Sybille mais elle invite aussi le lecteur à imaginer que même pour les proches des tués des attentats perpétrés au nom de l’Islam dans la France de 2015-2016, un temps devrait venir où la violence subie n’empêchera pas le vivre-ensemble.

Par le truchement de la pensée de Sybille, le texte insiste sans relâche sur le fait qu’il ne saurait être question de s’imaginer « Français plus français » en prétextant de son nom ou de sa couleur de peau :

Est-ce que [Samuel] sait que c’est un fantasme, et qu’accepter les musulmans ça ne veut pas dire devenir musulman ? Qu’accepter les pédés ce n’est pas devenir pédé ? Comme si les autres, il avait peur d’être contaminé par eux, comme si tous les discours qui la révoltent en France n’étaient pas tant le rejet de l’autre que la peur de se diluer en l’autre, de devenir l’autre […].

C, 198

La problématique de l’identité surgit ici à l’avant-plan, posée une fois n’est pas coutume dans une France volontiers universaliste, en des termes de communauté. L’on peut cependant s’étonner que la question soit abordée par le biais d’une comparaison entre islam et homosexualité et que Mauvignier, qui est d’une extrême prudence dans le maniement du terme « Arabe » lorsque ce n’est pas Samuel qui s’en sert, recoure à « pédé » − considéré comme péjoratif dès lors que ce n’est pas un homosexuel qui s’en sert − plutôt qu’à l’usuel « homo ». Le texte ne tranche en outre pas entre assimilation et coexistence, pas plus qu’il ne précise ce que signifie « accepter ». Sybille, avec qui Mauvignier est en sympathie, se contente de rejeter « la peur de devenir l’autre », une explication certes généreuse mais qui passe outre la part de détestation hélas considérable qui soutient les racistes, petits et grands.

Dans la mesure où Continuer ne se pense évidemment pas comme un traité de tolérance, il privilégiera les outils de la fiction pour promouvoir une vision du monde la plus égalitaire possible. Le jeu des allusions s’ouvrira ainsi sur un très large éventail de cultures. À travers le prénom du fils − souvenir de Samuel Beckett, un « écrivain que [Sybille] aime » (C, 229) − il fait résonner un arrière-plan intellectuel. Les clins d’oeil à Jean Echenoz − par le biais de formules caractéristiques comme « [s]auf que Samuel ne dort pas » (C, 172) − ou à tel autre écrivain Minuit sur lequel nous reviendrons ultérieurement, participent d’une même volonté d’ancrage dans la culture exigeante.

À côté de ces références essentiellement françaises, Continuer fait place aussi à une culture anglo-saxonne réputée plus populaire : Samuel nomme les chevaux Starman et Sidious « à cause d’une chanson de Bowie et de Star Wars » (C, 74) tandis que « Heroes » de Bowie s’impose comme un véritable leitmotiv, d’autant plus essentiel qu’il relie la mère et le fils. Mauvignier évite de trop hiérarchiser les cultures en présence, et il fera même entendre « une techno et un rap russe ou turc, une musique d’Asie centrale » (C, 149) qui ne paraît hostile qu’à Samuel. Il n’en demeure pas moins que l’idéal intellectuel reste français ; ainsi, l’ambition de Sybille était de se voir éditée par Gallimard ou Minuit :

Elle prend des livres dans sa bibliothèque et regarde les noms de Marcel Proust et de Patrick Modiano en imaginant son prénom et son nom à elle, Sibylle Ossokine sur la couverture au liseré rouge, les noms de Marguerite Duras et de Samuel Beckett sur celle au liseré bleu ; c’est vertigineux, tellement vertigineux.

C, 216

Compte tenu du prestige attaché en France à la littérature, écrire peut initialement répondre davantage au désir d’accéder au statut d’écrivain qu’au besoin d’exprimer quelque chose d’original. Au-delà de la question de l’écriture, il est d’ailleurs frappant de constater combien, malgré la volonté d’aller vers les autres et de faire l’éloge de la diversité, Continuer reste tributaire d’une vision du monde française. La laïcité apparaît comme une évidence, tout comme la préférence pour certains produits d’utilisation courante : Sybille n’a donc « presque aucune relation avec la religion, un vague athéisme mâtiné d’agnosticisme » (C, 135). C’est aussi avec « un vieux savon de Marseille » (C, 140) qu’elle se lave même au Kirghizistan. Plus révélateur : le randonneur avec lequel Sybille a une aventure sera français, c’est une belle gueule, un homme cultivé et sportif et qui possède en outre « une maison dans les Landes » (C, 162). Soit donc tout le contraire de l’autre… : le hasard fait parfois bien les choses. Il reste significatif que sur une question aussi symbolique, il marque une préférence nationale.

Le respect que l’on doit aux femmes

Une des grandes forces du roman de Mauvignier est incontestablement d’avoir fait du protagoniste principal une femme, ce qui permet d’insister sur des traits de caractère que le roman d’aventure réserve trop souvent aux hommes : esprit de décision, sens de l’initiative, courage, persévérance, … Sybille possède toutes ces qualités, et bien d’autres encore, à commencer par le souci d’autrui, fût-il étranger. Mais dans sa volonté de mettre l’accent prioritairement sur la question du racisme et sur la nécessité qui existe à respecter l’autre, le roman choisit de délaisser une partie des faits qu’il a lui-même mis en place afin de rendre crédible le départ pour le Kirghizistan. Ces traces demeurent cependant et elles constituent autant de pistes dont l’exploration infléchit le sens jusqu’à dessiner peut-être un roman moins linéaire dans son déroulé, moins transparent dans son message.

Il convient donc de se rappeler que lors de la soirée à Lacanau pendant laquelle Samuel et ses copains ont saccagé une cuisine, Samuel s’est aussi rendu complice d’une agression sexuelle, voire d’un viol collectif. Viosna, une fille de la classe de Samuel, avait accepté de monter avec un de ses amis, mais le lecteur verra ensuite le reste de la bande les suivre à l’étage et entrer dans la chambre :

Samuel, lui, reste collé à la porte, il n’ose pas avancer. Il ne peut pas. Il se contente de voir comment son pote rejoint le couple, comment la fille essaie de se dégager et comment elle se met à gueuler de plus en plus fort, sa voix au départ presque amusée, incrédule, puis troublée, tremblante quand les deux gars la touchent, quand le deuxième pose la main sur son sein, et puis agacée, comme brûlée lorsqu’elle fait dégager sa main en se débattant.

C, 32

Samuel reste immobile et « ne voit pas vraiment ce qui se passe » (C, 32) ; toutefois d’« un coup de pied, sans réfléchir, [il] ferme la porte » (C, 33) pour couvrir les violences commises par ses amis. Il entend des « bruits de vêtements qu’on déchire, des corps qui s’agrippent, craquent, la voix bâillonnée de la fille et puis un cri plus fort et Viosna qui se libère, se jette sur Samuel, pousse-toi ! Arrache-toi, connard ! » (C, 33). Lorsque plus tard sa mère ira le récupérer au commissariat et l’interpellera sur son comportement, il n’exprimera aucun regret. La fille dont il semblait timidement amoureux devient même une moins que rien : « Tu trouves ça normal d’agresser une fille ? − C’est qu’une pute. − Qu’est-ce que tu dis ? − Une pute » (C, 41).

Pour garantir au roman sa cohérence, le lecteur est donc obligé d’imaginer que Viosna a réussi à échapper au viol et/ou qu’elle n’a pas osé porter plainte. Comment comprendre sinon que Samuel ait été relâché aussi rapidement et sans qu’aucune poursuite ne soit engagée contre ses amis et lui. L’on reste perplexe d’observer que Continuer accorde par la suite aussi peu d’attention à l’agression subie par cette femme : le voyage au Kirghizistan apparaît aux parents, mais aussi à « l’école, le juge, les éducateurs » (C, 219) comme une pénitence tout à fait suffisante pour répondre des actes commis. Le comportement inadmissible de Samuel, que Mauvignier a utilisé comme déclencheur, s’évanouira dans la suite du roman pour n’apparaître qu’à l’occasion d’un étrange raccourci par lequel Sybille laisse entendre que cela aurait été au père d’apprendre à son fils à « respecte[r] les femmes » (C, 203).

Ce silence du texte est porteur de sens. Il pousse à croire qu’à côté de la ligne antiraciste explicitement développée, le roman invite aussi à réfléchir à un enjeu de société tout aussi crucial que le respect des autres : les violences sexuelles infligées aux femmes. Viosna n’aurait-elle pas eu le même raisonnement que les voyageurs qu’on a tenté de dévaliser au Kirghizistan, ne portant pas plainte parce que « les flics, si on les appelle, c’est toujours vous qu’ils coffreront » (C, 15) ? En France aussi, les femmes victimes de viols n’ont pas nécessairement confiance dans la justice et elles aussi craignent qu’on leur retourne la responsabilité de l’agression. Même si le texte ne le développe pas, la juxtaposition immédiate de l’épisode de l’attaque et celui de l’agression sexuelle appelle le parallélisme.

Dès lors qu’il s’agit d’excuser la responsabilité de son fils dans l’agression de Viosna, la mauvaise foi de la mère apparaît flagrante. Quand son ex-mari s’exaspère : « Est-ce que son fils est resté comme un con cloué à une porte pendant que les deux autres ? » (C, 64), Sibylle feint de comprendre que Benoît suggère que Samuel aurait mieux fait de se joindre à ses deux camarades… ce que l’ex-mari − que le roman s’efforce avec succès de rendre systématiquement détestable − n’a à l’évidence jamais voulu sous-entendre.

Le lecteur peine à imaginer qu’une agression sexuelle avérée, voire un éventuel viol, puisse être considérée comme de moins de poids que le fait de tenir des propos racistes ou d’avoir l’intention de voter Marine Le Pen. Pourquoi Mauvignier n’a-t-il pas plutôt montré Samuel passant à tabac un Arabe ou assistant sans intervenir à quelque ratonnade ? Serait-ce parce qu’il aurait été ensuite plus difficile d’amener le lecteur à éprouver de la sympathie pour le personnage, et de détailler les progrès qu’il fait dans son attitude par rapport à ceux qui ont une couleur de peau différente ? Ou est-ce parce que le roman entend montrer à quel point notre perspective reste marquée par une vision masculine du monde, même quand celui-ci est observé à travers les yeux d’une femme ? Une interrogation soulevée par la jeune Sibylle au sujet de sa carrière professionnelle pourrait le laisser croire: « [E]lle va devenir chirurgien − comment dit-on chirurgien pour une femme ? » (C, 103-104). Chirurgienne : la réponse était évidente déjà à l’époque où Sybille étudiait et elle s’impose toujours aujourd’hui, même dans un roman Minuit tatillon sur le chapitre de la grammaire.

Sans y paraître, le roman invite à une réflexion sur la hiérarchisation des valeurs et leur interdépendance. Ainsi, la violence sexuelle à l’encontre les femmes, qui s’est manifestée par des actes, est-elle moins grave qu’un racisme qui ne s’exprime qu’à travers des paroles, des goûts vestimentaires et (l’absence) de coiffure ? Car Samuel apparaît sexiste au moins autant qu’il est raciste et il l’est peut-être même davantage. En effet, l’événement le plus dramatique du périple au Kirghizstan, l’accident de Sybille, est causé par son incapacité à accepter que sa mère soit aussi une femme et puisse avoir des relations sexuelles avec un compagnon de rencontre. Mais Continuer, porté par le point de vue de Sybille même quand ce ne sont pas ses pensées ou ses paroles que l’on lit, insiste moins sur le machisme de Samuel que sur sa haine des autres. Si le texte rappelle que l’on pourrait opposer au fils « qu’il n’a aucun droit sur ce que fait sa mère, elle ne lui doit rien, il n’est pas un mari, il n’a pas à se comporter comme un cocu possessif et jaloux » (C, 174), il pointe surtout le « ridicule de sa situation » pour qualifier la fugue du jeune homme d’« idiotie ». L’on est loin de la réfutation systématique et minutieuse des considérations racistes.

Mauvignier pousse d’autant plus à une réflexion de philosophie morale que son roman ridiculise par ailleurs le machisme dans ses manifestations les plus outrées. Cela est manifeste en particulier quand l’ancien mari de Sibylle explique à son fils que l’infidélité masculine est parfaitement excusable parce qu’« un homme ça a de grands besoins sexuels » (C, 122). Benoît est au machisme ce que le premier Samuel est au racisme : une caricature. Mais à la différence du jeune homme, le père n’évolue pas : sans véritable profondeur, ce personnage fait office de repoussoir. Le lecteur est d’ailleurs invité à lui témoigner d’autant moins de sympathie que son inconstance a conduit une de ses anciennes maîtresses au suicide.

Il apparaît donc que si Continuer plaide ouvertement pour un rapport ouvert et généreux à l’autre, un autre qui est clairement pensé comme quelqu’un d’une autre couleur de peau, il invite aussi − en sourdine mais de manière tout aussi impérieuse − à s’interroger sur le sort fait aux personnes du sexe réputé faible, et qui le sont au moins au regard des agressions sexuelles dont elles sont victimes.

Elle suffoque sous la violence des rafales du vent

La volonté d’organiser le roman prioritairement autour de la problématique du racisme oblige le romancier à ne laisser affleurer qu’à des moments choisis un réseau souterrain comme celui formé par la question du sexisme. Dans le même temps, sa position militante le pousse à des choix narratifs eux aussi spécifiques. Observons comment Continuer concilie son engagement éthique avec les exigences du roman d’aventure. La scène d’ouverture, où les deux voyageurs se font attaquer par une bande de Kirghizes, propose un moment d’action caractéristique du genre :

[L]e chef jaillit le premier, il bondit sur Sibylle pendant que deux autres essaient de sauter sur Samuel. Sibylle s’est retournée et tient fermement sa cravache, elle cingle le visage du chef de bande ; Samuel frappe les deux types à coups de poings, les chevaux reculent, ils vont s’enfuir.

C, 13

Tous les ingrédients du roman d’aventure apparaissent dans les premières pages : le dépaysement, la violence et l’importance du hasard. Il faudrait pouvoir citer le chapitre entier pour illustrer la manière dont Mauvignier rend présente une action très rapide tout en parvenant à l’intégrer au paysage. La multiplicité des acteurs − voyageurs, brigands, chevaux, Kirghizes venant au secours des Français − et la simultanéité des mouvements sont rendues par le biais d’une écriture qui fait une part importante aux impressions sensorielles. L’auteur se montre ici héritier de Claude Simon, auquel Continuer offrira d’ailleurs un hommage appuyé en réécrivant la célèbre scène de l’embuscade de La Route des Flandres. À la suite de Simon, qui montrait Reixach s’effondrant « comme un cavalier de plomb commençant à fondre par les pieds et s’inclinant lentement d’abord depuis de plus en plus vite[5] », Mauvignier fera voir Sybille qui tombe : « [L]e corps bascule, mais pas partout de la même manière, non, lentement, irrémédiablement, comme une plongée au ralenti » (C, 117).

L’auteur semble se souvenir jusque dans la formulation exacte de la manière dont Simon revenait sur cet épisode dans Les Géorgiques : à son « [i]ls comprennent alors qu’ils sont tombés dans une embuscade et qu’ils vont presque tous mourir[6] » répond dans Continuer « [m]ais pour eux, maintenant, il est déjà trop tard ; ils ont trop avancé lorsqu’ils comprennent que cette esplanade qu’ils croyaient froide mais paisible s’ouvre sur un sol imbibé d’eau » (C, 114). Par la ressemblance phonétique, « esplanade » fait écho à « embuscade», comme si le texte voulait suggérer que c’est à présent la nature qui tend un piège.

Quoi qu’il en soit du jeu des associations, il convient d’être attentif au fait que le choix du modèle de roman d’aventure conduit à une ouverture surprenante pour un roman qui entend plaider la cause de la fraternité entre des cultures différentes. Subir une attaque de bandits prédispose rarement de manière favorable ceux qui en sont victimes, pas plus que le désir de pillage ne témoigne de la part des agresseurs d’un grand respect pour les étrangers. Mauvignier est parfaitement conscient du paradoxe initial. En témoigne le fait qu’après avoir sacrifié aux exigences de violence opposant les bons et les méchants, Continuer corrige l’image en faisant surgir deux Kirghizes plus soucieux d’autrui et qui se précipitent au secours des Français.

Le texte prend soin de ne laisser subsister aucune ambiguïté, et il tirera lui-même la leçon de l’épisode : « Sibylle et Samuel savent que, contrairement à ce que leur rencontre matinale pourrait laisser présager, les Kirghizes sont un peuple ouvert et généreux » (C, 18). En contraste avec le racisme français ordinaire, le roman montrera les nomades en parangons des règles d’hospitalité, en modèles d’ouverture et en champions de la générosité : « [L]es Kirghizes s’intéressent vraiment aux autres » (C, 157). Dans La Germanie déjà, Tacite mettait volontiers l’accent sur les vertus des tribus germaniques qu’il proposait en exemple aux Romains. L’on ne reprochera donc pas à Mauvignier d’oublier qu’en 2014, à l’époque de la chevauchée du père et du fils qui a inspiré Continuer, la police du Kirghizistan faisait l’objet de rapports sévères de Human Rights Watch en raison des nombreux et sévères sévices qu’elle faisait subir aux hommes gays et bisexuels[7].

Le roman d’aventure exige cependant une force à laquelle le héros se heurte. Or, dans la mesure où il s’agit de faire comprendre que des cultures différentes ne sont pas pour autant antagonistes, les Kirghizes ne peuvent tenir ce rôle au-delà de la scène d’ouverture. C’est donc ailleurs que le romancier va chercher la puissance hostile qui entraînera le récit, pour cela Mauvignier se tournera vers un acteur non-humain : la nature.

En ouverture de roman celle-ci apparaît aussi somptueuse que paisible, en contraste absolu avec la violence qui accompagne l’apparition des bandits. Le premier paragraphe fait surgir un paysage exceptionnel, fixé sur la rétine des voyageurs qui s’endorment :

[L]es images des chevaux disparaissaient sous les ombelles sauvages et dans les masses de fleurs d’alpage ; les parois des glaciers, des montagnes, les nuages cotonneux, la fatigue dans tout le corps et la nuit sous les étoiles, sur le sommet d’une colline formant un replat idéal pour les deux tentes.

C, 9

C’est une nature accueillante que le texte fait voir initialement, propice aussi bien au repos réparateur qu’à l’expression d’une joie sensuelle :

Et alors simplement parce que le jour décline, que le soleil est moins brûlant, les faces rocheuses se piquent d’ombres déjà moins fortes et de coupures moins abruptes, dessinant des lignes, des nuances, des reflets mauves et jaunâtres de fin de jour, le crépuscule allant baigner d’un flou grisé l’horizon et les montagnes, le ciel et les plaines en contrebas, alors on se lance à corps perdu, le corps penché sur le cou du cheval, le nez et la bouche en prise avec la crinière et les mains refermées sur les touffes, les jambes plaquées contre les flancs qui s’agitent […].

C, 92

Loin cette fois de Claude Simon, ces lignes qui disent la communion sensible avec le monde rappellent bien davantage le Camus de Noces (1938). Les débuts de la randonnée équestre tiennent clairement les promesses de régénération que Sybille avait placées dans un dépaysement radical.

Néanmoins, ce regard idyllique sur l’environnement naturel ne perdure pas. De brèves notations rappellent les menaces qui pèsent sur les cavaliers ; ainsi, « on pense parfois à la peur de rencontrer des loups, des ours » (C, 95). Les apparences s’avèrent trompeuses et brutalement l’environnement se fera hostile : « [C]ette esplanade qu’ils croyaient froide mais paisible s’ouvre sur un sol imbibé d’eau » (C, 114), la mère et le fils qui s’y engagent « tombent dans le piège facilement » (C, 113). Un paysage d’évasion devient lieu d’enfermement : « Les glaciers qui les surplombent forment comme des murailles blanches aux reflets métalliques » (C, 113). Au prix d’énormes efforts, que Mauvignier fait voir dans des pages qui comptent parmi les meilleures du livre, Sybille et Samuel se tireront de cette prison naturelle, non sans y laisser une part importante de leur énergie et de leur optimisme.

L’épisode, qui détermine Samuel à renoncer à poursuivre le voyage, réactive encore le souvenir de la mésaventure vécue par Sybille jeune lors d’une randonnée le long d’un dangereux GR en Corse − « Très difficile. C’est difficile, les montagnes, la neige, le froid » (C, 72) − : elle s’était perdue pendant trois jours et l’accident avait failli lui coûter la vie. Maintenant Continuer fait voir l’environnement non plus comme une menace potentielle mais comme une réalité des plus dangereuses.

Lorsque Samuel fuit le campement, contraignant sa mère à partir à sa recherche, Sybille se heurtera à un monde menaçant : « Elle scrute, elle fouille du regard à travers les futaies, les bosquets − des blocs de pierre, immenses, des éboulis de la taille d’une voiture […] » (C, 189). L’on est désormais très loin du paysage hospitalier des débuts. Sybille retrouve le cheval de Samuel agonisant au fond d’un « trou énorme, une coulée de pierre » (C, 191) tandis qu’« à quelques mètres au-dessus d’eux, trois loups attendent le moment d’attaquer le cheval mourant » (C, 195) :

[Starman] ne pourra rien faire quand ils le déchireront, et Sibylle imagine une seconde ce que ce peut être de se voir mourir et déchiqueter et de ne rien pouvoir faire et d’attendre la mort et de supporter la douleur, alors elle frappe ses talons de toutes ses forces et Sidious part au loin, abandonnant Starman à son sort, les loups à leur festin, et la montagne à sa vérité.

C, 196

Continuer nous fait passer ainsi de l’image d’une nature rédemptrice à celle dont la « vérité » ultime aurait partie liée avec le principe de prédation, c’est-à-dire avec la loi du plus fort. Toute la violence des éléments s’abattra sur Sybille, prise par la pluie sous un ciel qui se « fendille d’immenses éclairs, comme des veines de marbre d’un blanc électrique » (C, 202). La tempête montera progressivement en force :

[M]aintenant le tonnerre cogne et se répercute contre les rochers, et c’est comme si les glaciers et les montagnes en propageaient la force, l’écho, bien au-delà, le renvoyant contre le ciel − ce ciel bas et noir maintenant, une masse compacte de nuages ne laissant plus passer aucune trouée ni même un rayon de soleil −, la seule luminosité alors, c’est celle que les éclairs projettent sur les versants des montagnes, sur les plaines, à l’infini, des lumières comme des explosions qui se réverbèrent sur le plan opaque de la masse nuageuse.

C, 206-207

Évoluant en aveugle dans un environnement fait de glace et de pierres aux arêtes vives, Sybille fait une chute de huit mètres qui la laisse quasi morte : « [E] lle n’en finit pas de heurter des pierres, son sang se mêle aux rochers, à la glace » (C, 210).

Le texte réactive la conception traditionnelle de la nature comme puissance sauvage hostile à l’homme et rencontre ainsi l’exigence d’action en évitant d’avoir à désigner un « méchant » dont la présence viendrait ruiner l’idéal de tolérance et de fraternité que vise cet exemplum. Toutefois, cette manière de penser la nature n’est plus celle qui prédomine en ce début de XXIe siècle : depuis la prise de conscience écologique, c’est bien davantage la fragilité de l’environnement naturel qui est mise en avant et la responsabilité de l’homme à son égard.

Mauvignier est tout à fait conscient de ce changement de paradigme, auquel d’ailleurs il adhère, et il montre comment Samuel découvre l’usage durable d’une bouteille en plastique « qu’il balancerait en France sans même la regarder » :

Comme les feuilles de papier toilette, comme la petite pelle − on lui a appris qu’il ne fallait pas déposer sa merde partout, sans faire attention, ça attire les bêtes et tu peux corrompre la vie autour de toi, les animaux, la flore, il faut que tu prennes le moins de place possible dans le monde qui va t’accueillir. Et au début il avait fait comme sa mère le lui avait dit et répété, mais sans conviction, juste pour qu’elle lui foute la paix. Maintenant il le fait parce qu’il comprend que chaque geste peut altérer l’environnement, que chaque geste a des conséquences.

C, 95

Le périple est l’occasion d’un apprentissage des valeurs, où celles liées à une écologie très caractéristique des civilisations occidentales contemporaines rejoignent le savoir ancestral des sociétés nomades. Celles-ci interdisent par exemple depuis toujours que l’on gâche l’eau :

Se laver dans l’eau claire, en la polluant de ses propres saletés, c’est interdire aux autres créatures de pouvoir s’en abreuver, ou alors c’est les condamner à se souiller elles-mêmes. Et ça, les nomades le réprouvent depuis toujours […].

C, 134

Si Mauvignier-romancier doit recourir à l’image d’une nature hostile pour faire avancer son récit sans compromettre son réquisitoire contre le racisme, Mauvignier-moraliste ressent le besoin de faire surgir l’image d’une nature menacée afin de faire résonner aussi le souci qu’il a de l’environnement. Deux conceptions très différentes du rapport homme-nature coexistent dans le roman parce qu’il arrive que les exigences propres à un genre romanesque spécifique entrent en conflit avec le positionnement idéologique.

La seule arme réellement efficace ?

De manière presque mécanique, son engagement en faveur de la lutte contre le racisme a conduit Mauvignier à mettre en place une fiction dont la dynamique romanesque reposait sur un affrontement avec une nature hostile. Dès lors que son positionnement éthique lui interdisait d’écrire un roman dans lequel des Autochtones apparaîtraient comme les mauvais, il s’est vu contraint d’imaginer une force impersonnelle. Mais cette nécessité vient brouiller le positionnement explicite adopté ailleurs dans le livre en faveur de l’environnement. Elle heurte aussi certains principes sous-jacents à Autour du monde, où s’exprimait un souci pour l’environnement qui allait bien au-delà des bénéfices que l’homme pouvait tirer d’une conduite plus vertueuse. Mauvignier s’y montrait soucieux de l’ensemble du vivant, et en particulier des animaux : de nombreuses pages invitaient à dépasser l’humanisme traditionnel pour s’interroger sur les droits qu’il convenait de reconnaître au non-humain.

Mais à la différence de ce qui s’observe dans Continuer avec le racisme, cette éthique de la responsabilité environnementale s’exprimait sans militantisme aucun dans Autour du monde. Il semblerait donc qu’entre 2014 et 2016 l’auteur se soit convaincu qu’il pouvait exister une légitimité à (ré)affirmer plus explicitement l’importance de valeurs qu’une certaine désillusion contemporaine a pris l’habitude de ranger dans la catégorie du « bien-pensant » (C, 16), pour reprendre ici le mot par lequel Samuel reproche à sa mère son empathie avec les Kirghizes.

En assumant avec Continuer un changement de registre manifeste, Mauvignier entend faire du roman un levier de création de valeurs, paradoxalement à une époque où en France l’engagement littéraire est encore largement discrédité, autant en raison des compromissions idéologiques des romanciers avec les totalitarismes que parce que l’esthétique de la pluralité des sens s’est imposée.

Mauvignier sort en 2016 le roman que Sybille n’a finalement pas publié en 1993 : le livre, « arme de résistance muette » (C, 107), fait enfin entendre sa voix. Comme le pensait déjà Sybille, l’auteur veut croire qu’écrire c’est agir : « Elle ne fait pas vraiment de politique, c’est normal, elle a dans son tiroir la seule arme réellement efficace contre la lepénisation des esprits − son roman » (C, 107). Cette efficacité est à l’évidence loin d’être acquise ainsi que l’illustre de manière tristement ironique le sort d’un livre comme Le Procès de Jean-Marie Le Pen, plaidoyer antiraciste publié en 1998 par Mathieu Lindon, à l’époque précisément où le père de celui-ci accueillait Mauvignier chez Minuit. Il ne semble pas que la dérive lepéniste de la société française, que Continuer tient pour acquise, ait été le moins du monde infléchie par cet ouvrage dont la visibilité médiatique a été d’autant plus grande qu’il a eu des suites judiciaires, d’ailleurs défavorables à l’auteur et à son éditeur P.O.L.

Si malgré l’engagement des écrivains pacifistes de toutes les époques aucune fiction n’a jamais été capable d’empêcher que survienne une nouvelle guerre, n’est-il pas présomptueux de croire que c’est par le roman que l’on vaincra le racisme ? Il ne s’agit évidemment pas ici de refuser une légitimité à ce type de littérature en arguant de son inefficacité : un combat généreux garde toute sa valeur quand bien même il aboutit à un échec. D’autant que la portée de Continuer ne se limite pas à sa valeur d’exemplum au service d’une cause unique. Dès lors qu’un roman met lui-même en avant son orientation éthique, il invite à lire sous cet angle non seulement sa problématique principale, mais l’ensemble des enjeux qu’il aborde.

Or, nous avons vu que le réseau souterrain de Continuer est bien plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. Les répercussions de certains choix narratifs nous ont ainsi amené à examiner l’image que l’on se fait de la nature à une époque qui souligne volontiers la responsabilité de l’homme envers l’environnement. Le roman invite en outre à s’interroger sur le sexisme et sur les violences dont les femmes sont victimes. À la fin du roman, Samuel s’est certes défait de ses penchants racistes, mais il n’a pas accompli les mêmes progrès dans son attitude vis-à-vis des femmes. Le souvenir de la soirée où a eu lieu l’agression sexuelle a « déjà tendance à s’effacer » et avec lui « le visage de Viosna et la honte qui lui reste attachée (cette envie aussi, dont il ne sait pas encore s’il aura la force d’y répondre, d’aller demander pardon à Viosna) » (C, 236). Malgré cet aveu de culpabilité, Samuel envisage son futur sans se sentir nécessairement obligé de formuler des excuses.

L’on s’éloigne déjà du roman d’édification. Les pistes moins marquées sont d’ailleurs d’autant plus intéressantes à suivre qu’elles renvoient à des réalités douloureuses de la société française : la méfiance envers l’écologie, la volonté d’assimiler les étrangers plutôt que de les intégrer, la trop grande tolérance vis-à-vis des violences sexuelles faites aux femmes, la complaisance envers le sexisme et le machisme, …

Continuer nous montre surtout aussi à quel point nous sommes disposés à excuser chez nos proches des comportements qui apparaîtraient inacceptables s’ils s’exprimaient chez d’autres. Si le lecteur ne pensait pas avec Sybille et comme une mère, que penserait-il de privilégiés qui peuvent se permettre d’arrêter la dérive raciste de leurs enfants en les soustrayant aux influences néfastes qu’ils subissent ? Quel regard porterait-il sur des parents assez fortunés pour avoir la possibilité d’éviter à leurs enfants des ennuis avec la justice en les emmenant randonner à l’autre bout du monde ? Comment jugerait-il une mère qui excuse des actes relevant au moins de complicité dans une agression sexuelle et qui, plus généralement, reste aveugle au machisme de son fils alors même que celui de son ex-mari lui est insupportable ?

Le roman de Mauvignier peut certes être lu à la manière de ces fables qui enseignent simultanément un savoir et une morale, de celles que Claude Simon rattachait à Albert Camus à chaque fois qu’il entendait prendre ses distances avec la littérature traditionnelle. Comme récit de fiction qui n’a pas été vécu par l’auteur, Continuer apparaît en effet redevable à La Peste. Mais le roman est camusien aussi par un biais plus paradoxal. Sybille a manifestement fait sienne une des déclarations les plus contestées du Prix Nobel de 1957 : « Je crois à la justice, mais je défendrai mon fils avant la justice. » Voilà qui vient prendre à contre-pied la parabole et rappelle que le roman demeure davantage un lieu d’interrogation que de démonstration.