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Xu Jun : Écrivain de rupture, vous donnez une impression paradoxale. Il semble que votre création ne procède jamais d’une inscription linéaire sur l’axe des formes et des genres. Elle s’inscrit dans les marges d’une esthétique romanesque mise en cause et reflète ainsi une tendance de la fin du XXe siècle, où l’oeuvre se caractérise par sa structure ouverte. On pense qu’il existe une rupture extérieure et une rupture intérieure dans votre écriture. La rupture extérieure s’exprime dans vos premières oeuvres, qui rompent avec la forme traditionnelle du roman et avec le modèle occidental de civilisation ; puis la rupture intérieure indique une évolution de votre création au tournant des années 1980. S’il existe une certaine rupture sur le plan de la forme à travers votre création, il ne faut pas négliger une certaine permanence dans vos oeuvres, qui concerne, d’après moi, la recherche d’une harmonie : l’harmonie entre la langue et la pensée, entre l’individu et la société, entre le soi et l’autre, entre la vie et la mort, entre la magie et le réel Partagez-vous ce sentiment d’une rupture constitutive et d’un équilibre permanent de vos écrits ? Est-ce que la rupture est tellement évidente d’après vous-même ? Cette rupture, c’est une recherche très consciente chez un écrivain ou c’est plutôt un résultat naturel de son expérience personnelle ?

J.M.G. Le Clézio : S’il y a rupture, c’est plutôt dans le cours des événements (de ma vie) dont l’écriture est la partie visible, et la question serait de savoir si cette partie visible est la conséquence de la vie, c’est-à-dire accidentelle, ou si elle est l’origine, c’est-à-dire constitutive. Je crois beaucoup à la part secrète, je veux dire à un réseau de forces, de faits, d’idées, de mots, d’images, qui n’aboutit jamais à la pleine conscience. Je crois aussi à ce que Nietzsche appelait la force, et qui l’opposait à Freud, ou à Darwin, une force vitale qui travaille en deçà de la conscience, une rationalité irrationnelle en quelque sorte, en vue de l’équilibre – comme vous le notez vous-même. À un certain moment de mon existence, j’ai été confronté au choix de changer ou de me taire. Ce choix était un fait vital. Dans le moment de choisir, ce sont des personnes les plus étrangères au monde des lettres – habitant la forêt, ignorant l’écriture, mais non pas ignorant de la beauté ou de l’intelligence – qui m’ont guidé. D’autres m’ont encouragé dans cette voie de continuer d’écrire, comme Jemia, et j’ai dû renoncer alors à tout ce que j’avais envisagé jusqu’alors – ainsi, un petit livre à plusieurs voix (les miennes, dans la frénésie de l’imaginaire) que j’avais appelé Au pays d’Iwa, que j’avais envoyé à Paris et qui relatait ce dédoublement d’identité. J’ai écrit, alors qu’il était déjà sous presse, que je n’en voulais plus, qu’il n’était plus mien, que je le reniais. Ce fut cela la rupture. Il m’a fallu des mois pour reprendre, et ce fut Voyages de l’autre côté. Que s’était-il passé ? Encore aujourd’hui je ne sais. Je ne crois pas que le passage vers autre chose était programmé ! Je ne crois pas que ce fut original. Peut-être, après tout, était-ce la « panne ». Henri Michaux dit quelque part qu’il a un jour claqué la porte aux mots.

Quelles seraient les causes de la « rupture » ? Si j’y réfléchis (près de quarante ans plus tard), il me semble qu’elles sont doubles. D’abord, les mots. À un point de ma vie d’écrivain, les mots m’ont manqué. Je veux dire qu’ils me franchissaient. J’avais parfois le sentiment d’une réverbération, que ces mots s’enchaînaient malgré moi, qu’ils composaient un tableau narcissique et vide de sens. La décision de les condamner, de les répudier, était difficile. « On » attendait – « ils » attendaient – beaucoup de moi. Ils me trahissaient (les mots) mais en les effaçant je « les » trahissais (les lecteurs). Pour prendre cette décision, il fallait passer par le vide. À un ami, alors que j’étais à Panama, j’ai écrit que tout ce qui m’importait alors c’était ceci :

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Le vide des mots, c’était le plein de la vie, c’est-à-dire la forêt, les fleurs, et surtout ce peuple inspiré et généreux qui recevait un corps étranger, l’acceptait dans son incapacité à vivre normalement, c’est-à-dire à manier la pagaie, à pêcher les poissons à la main, à chasser, ou même à reconnaître les plantes utiles et les bois à brûler pour le feu. Mais qui donnait un autre sens au langage, parce que ce peuple démuni était riche en mythes et avait inventé une langue littéraire orale, que je ne pouvais comprendre qu’à peu près. J’aurais pu vivre cette expérience autrement, dans un temps en Chine, ou dans un monastère, ou encore en Bretagne auprès des paysans qui ressemblaient à mes ancêtres et dont le savoir et la profondeur me touchent beaucoup. Il se fait que ç’a été là, sur les fleuves du Darien, et que je n’en suis pas tout à fait revenu (même si, aujourd’hui, ce peuple est menacé par le trafic de la drogue et qu’il souffre de la mondialisation). L’autre raison serait morale. Rimbaud a écrit, je crois, à sa soeur Isabelle : « Et puis c’était mal. » À ce moment-là, c’est ce que j’ai ressenti.

Xu Jun : En 1976, j’étais à Rennes II, Université de Haute Bretagne. À ce moment-là, la Chine était encore dans la Grande Révolution culturelle. En tant qu’étudiant ouvrier-soldat, j’étais tellement surpris et même troublé par votre écriture quand je lisais votre roman Le Procès-verbal, qui est diamétralement opposé à l’oeuvre de Balzac que les jeunes chinois ont pu lire dans la période de la Révolution qui tue la culture. À vrai dire, je n’ai même pas fini la lecture du roman qui me paraissait très bizarre. Avec ce livre, vous cherchez, me semble-t-il, à créer un « nouveau roman », dans le sens que vous essayez de briser des moules de l’écriture, de renouveler le langage, d’ériger une certaine originalité pour la littérature. L’éclatement formel de vos premières oeuvres nous apparaît étonnant. Votre souci de la forme et des mots ne cesse de s’exprimer ; même dans la création qui est considérée comme plus traditionnelle, on pourrait aussi découvrir votre préoccupation sur la forme, la mise en page, la structure, la voix narrative… Est-ce que vous êtes toujours très conscient de renouveler la forme de la création ? Pourtant on ne pourrait jamais séparer la forme du fond. Comme vous écrivez dans L’Extase matérielle : « [F]orme et fond ne sont qu’une seule et même chose, et [il] est tout à fait impossible de les dissocier. Parler de telle ou telle façon, employer tel ou tel mot sont des modalités qui engagent tout l’être[1]. » Dans ce cas, à la rupture de la forme correspondrait une rupture du fond chez vous ? Ou plutôt c’est le changement du fond qui vous fait tourner vers un changement de la forme ?

J.M.G. Le Clézio : Donc, vous me parlez de l’âge de la recherche formelle. Sans doute m’a-t-il paru nécessaire alors, simplement parce que la forme du roman en France restait très marquée par la composition classique et traditionnelle. Le « nouveau roman » qui florissait en France dans les années 1960 maintenait une barrière intransgressible entre les genres. Maniait aussi une langue extrêmement contrôlée et empreinte des interdits et des oukazes de la « Défense et illustration » (La Défense et illustration de la langue française). Mes référents étaient plutôt dans la littérature anglo-saxonne. Joyce (Finnegans Wake), Dos Passos, ou encore Kerouac, Ginzberg, et certainement les Cantos d’Ezra Pound, parce qu’ils montraient cette audace formelle, ce manque de respect pour l’académisme. J’ai pratiqué la mise en page, les ruptures de ton, les coqs à l’âne et les graphismes comme un jeu, qui influençait évidemment le fond, puisque, comme le dit Marshall McLuhan : « Le message est le message. »

Puis, quand vint la crise (voir plus haut), le jeu a cessé de m’intéresser. Sans doute ai-je désiré voir apparaître la complexité du sens dans la ligne simple, et rechercher la voie unique : d’une certaine façon je ne croyais plus au désordre, ni au chaos générateur. D’ailleurs les temps avaient changé en même temps que je m’étais absenté. La révolution annoncée avait fait long feu. Restait l’allégorie, et pour cela le roman, la nouvelle, le conte sont souverains. Aujourd’hui beaucoup des « découvertes » du « nouveau roman » (ou de la « nouvelle fable ») me semblent dérisoires et illisibles. Ce qui reste, c’est la conviction (que j’ai) que le roman (« psychologique ») n’a pas atteint les abîmes annoncés (ni les sommets promis) et que la magie, la transe, ou tout simplement la fantaisie continuaient de s’exprimer, dans un art du roman somme toute banal. Aussi, peut-être n’est-ce pas tout à fait un art, mais plutôt un artisanat ?

Xu Jun : La langue serait toujours un souci pour un écrivain. Ce souci est très permanent et violent chez vous. Dès votre première oeuvre vous ne cessez jamais de réfléchir sur la langue et le langage. Au début, vous écrivez avec un langage « nouveau » très motivant, plein de violence peut-être, vous cherchez une libération du langage et des mots ; et puis l’explosion des mots s’apaise, on voit un langage plus doux et plus lent, avec une sorte d’envoûtement rythmique, on dirait un langage musical, qui rend les récits tellement oniriques. Vous cherchez toujours une langue originelle, simple et complète, qui serait en harmonie avec la vérité, qui pourrait dire l’essence de toutes les choses et « abolir les limites entre la pensée et le monde, entre le regard et l’objet contemplé[2] ». Votre désir de « faire se rejoindre le langage et le monde[3] » nous rappelle ce que Roland Barthes nomme une « conscience cratyléenne », qui veut que le langage imite les idées et que les signes soient motivés[4]. Est-ce que vous croyez que la langue pourrait épuiser la réalité ? Quelle est la relation entre la langue, la pensée et la vision du monde, d’après vous ? Il semble qu’à part la langue, vous appréciez d’autres possibilités d’entrer directement en rapport avec le monde, « une espèce d’intelligence immédiate, venue des sens, liée aux obsessions et aux délires anciens[5] ». Ainsi cherchez-vous une langue pleine de sons, de couleurs et d’odeurs ?

J.M.G. Le Clézio : L’une de mes émotions linguistiques eut lieu dans la forêt panaméenne. Je veux parler du langage des mythes, et lorsque je dis « mythes » je ne parle pas de quelque chose d’ancien, de mort, propriété de quelques ethnologues qui les dissèquent et les reconstruisent selon leur gré. Je parle d’un trésor vivant, immatériel, qui environne les gens de la forêt, inspire leur vie quotidienne, transcende leur langage. Chacun en est l’usager et le propriétaire, mais n’en jouit pas absolument, comme l’air ou l’eau que nous partageons mais ne gardons pas. C’est cette langue-là qui m’a bouleversé. Elle m’a donné le sentiment que l’écriture pouvait en approcher, mais dans son individualisme sans atteindre l’absolu. Ce ne sont pas les mots. Les mots s’usent. La passion, la violence, l’agression les vident de leur substance. Nous nous y habiterons, comme nous nous habiterons aux images. L’inflation est sans doute la maladie du siècle, dans le langage comme dans l’économie. Pour continuer d’écrire, il faut croire à cet autre langage (celui de la forêt, par exemple, mais ce peut être aussi celui d’un équilibre dans le monde urbain) dont l’écriture boit parfois le nectar, par miracle, ou par assiduité dans l’effort. Ainsi peut-on par instants, et ce sont ces instants qui justifient tout le reste, approcher de l’adéquation du langage au monde – appelons cela, de façon un peu moralisatrice, la vérité ?

Xu Jun : L’explosion des mots dans votre première création correspondrait dans une certaine mesure à l’explosion informatique dans la société moderne, où la langue et les mots se multiplient, débordent et éclatent. La langue n’est plus le foyer pour l’homme dans la société moderne, elle le menace et l’opprime. Par rapport à ce chaos des mots, vous trouvez une autre langue chez les Amérindiens : le silence. Vous parlez souvent des pays où on ne parle pas. Comme vous dites dans votre essai : « Le but suprême du langage soit le non-langage, le silence[6]. » Qu’est-ce que le silence dans une oeuvre ? Sûrement, ce n’est pas le vide. C’est une simplicité et une pureté des mots ? C’est le non-dit ? Ou c’est un rythme mélodieux ? Dans quel sens considérez-vous que le silence est une vraie langue dans votre création ? Ce que vous cherchez, c’est peut-être ce que font Henri Michaux et Salinger, qui pourraient dire tellement de choses avec peu de mots ?

J.M.G. Le Clézio : Je suis né avant l’ère de l’informatique, et à beaucoup d’égards, j’appartiens à une époque révolue (ce qui ne veut pas dire qu’elle sera sans retour), celle de l’encre et du papier. Cette époque aujourd’hui archaïque avait inventé, je crois, un mythe qui a disparu avec elle, celle du livre parfait, ce que Baudelaire appelait « impeccable », un livre qui atteint à la perfection formelle et à la pensée universelle. Je vois le point culminant de ce mythe dans les oeuvres modernes, telles que la poésie de Stéphane Mallarmé, dans la quête spirituelle du Grand Jeu de Daumal et Gilbert-Leconte, et surtout dans les romans de l’Américain Dos Passos et l’Irlandais James Joyce (Ulysse, Finnegans Wake).

Ces oeuvres recherchaient un langage total. Leurs auteurs croyaient à la révolution moderne qui inventerait une communication universelle, une langue parfaite par laquelle l’humanité serait en communion avec l’être, et serait proche de la transmission de pensée instinctive et absolue. Personne alors n’imaginait que cette communication existerait un jour, non pas par la mystique, ni par la nouveauté de l’humanisme, mais par la technique : l’informatique et l’internet (en français : la toile). Nous savons maintenant que ces recherches littéraires furent limitées : Mallarmé ne parvint jamais à écrire le « Livre » (ce fut le nom de son projet) : l’ « Unanimisme » resta une école littéraire, et Joyce un romancier annonciateur du « nouveau roman » et de quelques autres écoles. En revanche, cette recherche d’un langage absolu donne naissance à une réaction, conjuguant l’héritage littéraire européen et la pensée orientale – particulièrement le bouddhisme chan de la Chine et l’école Zen de Suzuki au Japon, pour faire du silence l’idéal de la littérature. En France, Henri Michaux fut l’un des acteurs de cette recherche, infusant le silence dans le rythme des verbes, et créant un « entre-deux » propice à la création poétique. La peinture d’inspiration orientale – chinoise, japonaise, coréenne – le conduisit d’ailleurs à alterner la poésie et le signe, car il affirme : « Quand je dessine, je claque la porte aux mots. » Dans la peinture orientale, d’inspiration taoïste et bouddhique, le vide tient un rôle aussi essentiel que le plein, ainsi le ciel dans un paysage, ou l’espace entre les figures.

Je suis né à la littérature dans le moment de la rencontre de ces deux extrêmes : la profession du langage (écriture automatique, inventaire, catharsis, tourbillon du langage comme chez Joyce ou Ezra Pound) et le goût du vide. John Cage publia alors un livre capital, intitulé Silence, dans lequel il affirme la puissance du silence dans la musique. Je sentis alors le besoin de rencontrer ce silence. Ce n’est pas la vie monastique qui me permit cette rencontre, mais les séjours chez un peuple naturel, vivant dans la forêt du Panama, les Emberas. L’alternance du langage magique et de la réserve langagière, je veux dire l’asservissement volontaire, dans la vie ordinaire, me parut admirable. Je me souviens d’avoir écrit à un ami romancier, à cette époque, lui disant : « Désormais voici ce que je voudrais exprimer » et suivait une page blanche.

Tout cela est passé. J’ai continué mon travail d’écrivain, qui consiste à remplir la page blanche. Mais il me reste du goût pour les sociétés silencieuses – peuples du désert, des forêts, et dans les villes, gens de méditation, terrains vagues, esplanades infinies, espaces de nature. Je cherche l’équilibre entre le bruit et le silence, entre la parole écrite et l’espace vide.

Xu Jun : Quand on parle de la langue, on pense surtout à la langue écrite. Pourtant, vous éprouvez une passion pour la langue orale, soit la parole et la voix. Dans votre écriture, les conteurs ne sont jamais rares, non plus les chansons. Il semble que la parole est plus attirante et plus poétique pour vous, peut-être que c’est grâce à la voix ou à la sonorité ? Quand les mots sont prononcés, ils produiraient une magie, qui nous amène tout d’un coup à l’autre côté des mots. On voit combien les noms prononcés poussent vos personnages à des rêveries. Quelle est la différence entre la langue écrite et la langue parlée pour vous et pour l’écriture ? Dans quel sens la langue orale vous nourrit-elle dans votre création ? Si la langue orale joue un rôle très important pour vous, c’est peut-être que la tradition orale ou la culture orale est vraiment une beauté et une sagesse pour vous ?

J.M.G. Le Clézio : Mon sentiment est qu’il n’y a pas d’un côté l’oralité, de l’autre l’écrit. Ces deux langages sont mêlés, s’interpénètrent et se modifient. Même si l’on pense aux « peuples sans écriture » (Lévi-Strauss les nomme étrangement « peuples sans histoire »), l’on voit qu’ils possèdent deux langues, l’une pour le quotidien, l’autre pour l’imaginaire. La différence est plus dans le rythme, les degrés, les marques de politesse, que dans le vocabulaire. Mais il n’y a, je crois, aucune langue indifférente. Aucune langue primitive. Aucune langue sommaire (ou alors, les « langages informatisés » mais sont-ce des langages ?). L’écriture n’est pas un dialogue. Elle utilise donc cette langue solitaire et modulée qui est le propre du conte, de l’incantation, parfois de l’anathème. En elle il y a une part de silence, puisqu’elle n’existe pas pour produire de la matérialité, mais qu’elle se nourrit des rêves, des mythes, et parfois d’elle-même : elle est la création qui apparaît non du chaos, mais du système imaginaire déjà existant. Elle semble sans origine, donc sans fin. En d’autres termes, elle est vivante.

Sans doute ce qui lui donne sa puissance est son ombre de silence, comme la vie prend son sens par la mort.

Xu Jun : Vous laissez bien souvent les langues différentes apparaître dans votre écriture française : l’anglais, le pidgin, le créole, l’italien, l’espagnol, même les langues imaginaires. On devrait dire qu’à chaque lieu correspond un langage propre. Par cela, vous cherchez à établir une relation intime entre la langue et le lieu. À travers toutes ces langues, on trouve une polyphonie des voix. Vous le faites très consciemment pour nous faire entendre « les voix des autres » ? Comme vous aimez toujours habiter aux frontières géographique et culturelle, votre création se trouve aussi aux frontières des langues et des cultures. Réfléchissez-vous beaucoup sur le rapport interculturel durant votre création ?

J.M.G. Le Clézio : Il me semble aussi que notre univers actuel est imprégné du mot : polyphonie – des écrivains ont tenté de la dire, Pound, Dos Passos, Joyce, plus récemment Butor ou Nathalie Sarraute. Entendre toutes les voix du monde, un rêve (ou un cauchemar) moderne !

Je préfère revenir à mon illusion première, celle de trouver, dans chaque mot (que je lis ou que j’écris) la totalité des sens. Je crois qu’il ne peut exister, au moment de la création littéraire, qu’une seule langue, celle que l’écrivain s’approprie, en utilisant tous les apports qu’il (ou elle) a reçus dans sa formation. L’écho des autres langues y est non seulement possible, mais probable, et souhaitable, car une langue (c’est-à-dire une culture) est en mouvement permanent. Ce qui s’y construit, c’est la relation, ce flux presque imperceptible qui unit les éléments de l’histoire (je l’écris sans majuscule, pour dire l’itinéraire du quotidien, cette séquence de jours qui définit notre humanité – l’autre histoire, celle que l’historien Luis González y González appelle l’« Histoire de bronze » n’est pas du ressort de la littérature !). Bien entendu, nous vivons dans la couche superficielle de ce langage. Ce qui est en dessus, le substrat, nous alimente et nous instruit, dans la mesure où nous en sommes conscients. Cela, c’est l’ambiguïté de la modernité. Le moderne d’hier est le classique d’aujourd’hui, de même que les vivants sont les ancêtres de demain. Seule la connaissance des textes littéraires nous garantit de l’amnésie, et c’est pourquoi j’aime l’idée chinoise des « Grands Maîtres » qui nous situe dans une filiation, ou si l’on préfère, dans une continuité. Ici aussi, la transmission par la traduction est une part importante de la littérature. Tout doit être traduit, même l’intraductible (je pense à Joyce, à Proust, mais aussi à la poésie énigmatique de la Chine des Tang ou des Song). J’aime assez la proposition du poète antillais Édouard Glissant : « De toute parole autorisée je ferai mon langage » (je cite approximativement) parce que cela signifie qu’il ne saurait y avoir de hiérarchie culturelle, et que le langage écrit est une ouverture infinie. L’on voit ici à quel point on est loin d’une idée nationaliste de l’art littéraire, et surtout loin d’une réduction aux limites du savoir. Autrement dit, la « poétique » (le créé, l’inventé) précède toute connaissance, prélude à toute critique, et, au risque de choquer, pré-existe à toute structure. Mais sur ce point, nous risquons d’entrer dans une catégorie conceptuelle, et si je me sens une affirmité avec l’existentialisme, et plus encore, avec l’énoncé orgueilleux et infractable du Tractatus de Ludwig Wittegenstein, je me sens par ailleurs incapable d’en détailler la substance. J’écris, pour être dans l’action. Dans la conviction, donc, que cette action est inter-culturelle, pluri-linguistique, sans engagement politique (mais non pas sans idéal).

Xu Jun : Depuis toujours, vous brouillez les repères en mêlant divers genres littéraires à l’intérieur d’un même livre : le roman, le récit, le conte, le poème, même le théâtre. Est-ce que le genre vous dit quelque chose ? Ou peut-être que vous voudriez briser les limites des genres pour créer un genre plus cohérent et complet ? Qu’est-ce que vous comptez atteindre avec un tel métissage ou une telle polyphonie ? Il semble que cette recherche est proche d’une déconstruction de l’art moderne. Ce mélange des genres est accompagné souvent par une multiplication des voix narratives. Dans ce sens, votre oeuvre serait l’oeuvre polyphonique proposée par Bakhtine. Cette écriture de métissage provient-elle peut-être d’un esprit de métissage ? Qu’est-ce que vous signifient ce dialogisme et cette polyphonie dans la littérature ?

J.M.G. Le Clézio : Bien sûr, j’ai rêvé à certains moments de réaliser l’union des genres. Cette ambition pour moi était liée à la découverte du cinéma, d’un langage hors du langage, dont l’image était le centre. Les « genres » ont occupé le devant de la scène à cette époque de contestation. La mise en question était double : d’une part, douter de la notion de genre, en tant que définition du projet littéraire : y avait-il un temps pour le roman, pouvait-il être différent de celui du récit (le modèle du récit dans La Chute de Camus, et dans la plupart des textes de Joyce et de Beckett) ou de celui de la « nouvelle » – plus récemment, j’ai utilisé comme une note ironique le terme de « novella », en référence à la langue nouvelle anglo-saxonne (différente, donc, de la « short story » ou « histoire courte ») ou de la mode de la « télénovela » brésilienne ou mexicaine, dont la caractéristique, à l’inverse, serait l’interminable longueur du récit et l’enchevêtrement des intrigues.

D’autre part, imaginer la fin des genres, c’est-à-dire un livre dont il serait impossible de limiter les modes – un livre qui contredirait à la fois le roman, le poème, l’interjection, l’apostrophe, l’incantation, l’interrogation, la description, l’inventaire, la théorie, la citation, l’énumération, etc. Cela reviendrait à reconnaître, ici encore, la valeur du silence par rapport à l’énoncé. Une question, nous le voyons, proche de la pensée du Tao.

Cette époque n’est plus. Elle n’est pas caduque, mais elle a trouvé sa réponse dans les excès de la littérature expérimentale. Sans doute la place de l’écrivain dans la société (française, européenne, ou contemporaine, comme on voudra) a-t-elle changé considérablement, du fait de l’apparition des nouveaux modes de transmission, et de la raisonnable emprise des autres langages (binaire, par exemple). La question s’est déplacée – replacée – dans la perspective de la morale et de l’engagement. « Si Dieu n’existe pas, tout est donc permis ? » interroge Dostoïevski. Reprenant la même question : si tout est permis en littérature, c’est donc qu’il n’y a plus besoin du « genre ». Le roman est ouvert, comme on le voit, et le langage choisi par le romancier est celui de l’adéquation : brièvement, le meilleur mot pour dire. Ce peut être le « je », le « il », le « nous », ou même l’impersonnel – ce peut être le temps linéaire, une seule histoire, un seul thème – ou le temps synchrone, ou même l’absence de temps. Cette liberté reconnue donne, crois-je, à l’écrivain le goût d’écrire en dehors de toute limite, de tout impératif. Ce n’est plus d’être vrai, ni même vraisemblable, et la réalité (ce que désigne ce mot) n’impose plus sa loi. Vous parlez avec raison de « métissage » (le mot est parfois critiqué par la critique, qui prétend y voir un concept discriminant, créant des « catégories ». Pourtant, je le crois plus juste que celui de « créolisation », trop près de l’histoire coloniale). L’écriture « métisse » est à la rencontre de plusieurs langues, qui se fondent et se confondent pour aboutir à une langue nouvelle. Bien que je sois personnellement hostile à toute idée de « progrès » dans l’art (je l’ai exprimé à chaque fois qu’il a été question d’une histoire linéaire de l’art), je conçois l’existence d’une évolution, d’un mouvement dans l’expression romanesque, travaillant de proche en proche dans le temps et l’espace, grâce au réseau de communication que donne la technique actuelle. J’écris ici, en ce lieu, avec ce langage, mais au même instant, cela s’écrit autre part au monde, en Syrie, au Liban, au Japon, en Inde, en Chine, et je ne peux faire semblant de l’ignorer. Cette multiplicité des choix (et des voies) est le grand défi et la magnifique plénitude de notre temps, et je suis convaincu que le roman (genre bâtard, mais genre ouvert) y prend une part importante. Aurons-nous toujours besoin de ce « genre » ? Impossible à dire. Mais souvenons-nous que d’autres genres ont failli dans l’histoire de la création littéraire : le monde arabe n’a jamais admis l’épopée, et en Chine la poésie prime toujours sur le récit, même si la contraignante « mondialisation » de la culture semble parfois donner la préférence au roman traditionnel anglo-saxon, héritage de Thackeray ou de Amis.

Xu Jun : D’après vous, « les arts qui réalisent une fusion entre deux ou trois éléments sont particulièrement accomplis[7] ». Dans ce cas, votre écriture serait une écriture accomplie, puisqu’elle est une fusion des arts différents : le dessin, la musique et la danse s’insèrent avec des moyens différents dans les mots. Si l’écrivain est un bricoleur des mots, comme vous le dites, les mots de votre oeuvre sont pleins de couleurs, de sons, d’odeurs et de gestes. Cherchez-vous depuis toujours à faire une oeuvre complète ?

J.M.G. Le Clézio : Ici aussi, je sens l’évolution de l’écriture. En peu de temps elle est passée de son expression imagée – dessin, plans, symboles, graphiques – à son intériorisation physique : paroles, identité du narrateur, développement psychologique – ce qu’on appelle parfois en France le voyage « vertical » (non dans l’espace ou le temps, mais dans l’infini intérieur). Cela dit, il y a aussi de la complaisance dans ce voyage intérieur. Je me souviens d’un temps pas très lointain où un de mes amis écrivains prétendait, grâce à la psychanalyse, rejoindre l’instant de sa propre naissance.

J’ai parlé de « bricolage » parce que je pense que, contrairement au poète qui travaille pour l’accomplissement, une manière de perfection, le romancier (le diseur d’histoires) est toujours dans l’à-peu-près, l’imprécis, le tâtonnement, le repentir.

Sans doute est-ce là la raison du succès de ce « genre » imparfait à notre époque. La culture de « bronze » – (j’emprunte l’expression au grand historien mexicain Luis González y González, auteur du El Oficio de historiar (le Métier d’ « historieur ») – a cédé la place à une culture de l’éphémère, de l’instant arrêté, du document, c’est-à-dire au malléable, à l’élastique, aux métamorphiques, à la pulsion, à l’imagé – donc, à la consommation et à l’oubli. Pour ma part, je suis né au seuil de deux mondes très différents. D’un côté, celui de mon enfance et de mon adolescence, où l’on lisait beaucoup, en bibliothèque, à la maison, et même dans la rue. De l’autre un monde du virtuel, où l’on parcourt très vite des pans d’histoire, où l’on traduit en instantané ce qui était durable. Ces deux mondes sont, si l’on veut, irréconciliables, mais il faudra bien s’y faire. À l’orée du virtuel, j’ai pensé, moi aussi, au livre total, qui emmagasinerait et restituerait la totalité de la vie. Or, cette totalité existe aujourd’hui, par la toile, recueil incommensurable de savoirs, de légendes, de rumeurs et de mensonges. Puisque la littérature ne sera plus jamais de bronze, elle peut être de paille, de carton, de boulons perdus, glanés sur le chemin, de proverbes, de devinettes, de bribes de rêves égarés, de réminiscences sans nom.

J’aime bien aussi que le roman invente ce sixième sens qui est la synesthésie, le sentiment de vivre.

Xu Jun : Le dessin serait un art qui complète votre création. On sait que vous vouliez devenir dessinateur quand vous étiez enfant. Même si vous êtes devenu écrivain, votre passion pour le dessin ne vous a jamais quitté. On voit des dessins dans vos oeuvres : les petits signes inscrits sur le corps des hommes bleus et du peuple meroen, les étoiles et les constellations dans Le Chercheur d’or et Ourania, le croquis de deux enfants dans Terra Amata, et surtout les beaux dessins dans L’Inconnu sur la terre… Vous continuez ainsi votre rêve d’être un dessinateur dans votre écriture ? De plus, tout ce qui touche au dessin vous impressionne, même plus que l’écriture. Vous jetez dans une certaine mesure le pont entre l’écriture et le dessin dans votre création. Pourquoi les dessins dans ces livres ? C’est pour chercher une nouvelle expression autre que les mots ? Quelle est la différence entre les mots et les dessins pour votre création ? Est-ce que la passion pour le dessin influence votre écriture ? Qu’est-ce que le dessin vous apporte dans votre création ?

En même temps, on découvre que sous votre plume le paysage urbain se réduit facilement aux lignes, aux angles et aux surfaces, et que vous êtes très sensible aux jeux entre les lumières et les ombres. Cette description nous fait penser à des peintures cubistes. Vous vous intéressez toujours aux bandes dessinées, dans Haï vous soulignez une « haine de peinture[8] » occidentale. Qu’est-ce que vous en pensez en ce qui concerne la peinture moderne, par exemple la peinture cubiste ?

J.M.G. Le Clézio : Pour moi, écrire et dessiner ont été appris en même temps. Sans doute l’état de fait à la fin de la guerre et dans les années qui ont suivi la Libération m’ont donné ce goût pour ce double aspect d’un même geste : dessiner les mots, écrire les lignes, en passant de l’un à l’autre. Je me souviens bien de ces premiers essais : je suis assis sur un tabouret, sur le balcon de l’appartement de ma grand-mère (maternelle) au sixième étage d’un immeuble dominant le port. Devant moi, j’ai un paysage aujourd’hui disparu : la palmeraie d’un ancien parc, entourant un toit de tuiles rouges, avec au fond du plan l’eau de la Méditerranée, bleu vif, et barrant la ligne d’horizon, la longue jetée du port terminée par le phare en ruine (car bombardé par l’aviation américaine). À droite, surmontant les toits rouges des immeubles du port, un trait vertical qui indique le grand mât d’un voilier coulé lors du bombardement (il resta longtemps sous l’eau, jusqu’à ce qu’un amateur décide de le renflouer et de le restaurer, et longtemps j’ai cru que ce navire sauvé des eaux n’était autre que le Zaka de l’acteur américain Errol Flynn, que j’ai immortalisé, si l’on peut dire, dans ma « novella » Hasard).

Je m’attarde sur ce premier dessin réalisé à l’âge de cinq ou six ans sur une ardoise avec des craies de couleur (rares à cette époque, le bleu avait été fabriqué par ma grand-mère maternelle en trempant un bâton de craie dans de l’encre) – parce que ce dessin raconte une histoire. Il n’est pas seulement une illustration du réel, un paysage : il est une histoire de la guerre telle que je l’ai vécue, un témoignage de ce temps perdu, déjà empreint de nostalgie et de regrets, mais aussi porteur d’espoir. Le ciel bleu, le soleil, la mer, les toits rouges, les palmiers oisifs, et la grue, et même le phare effondré et le navire coulé sont des instants de bonheur, ils existent parce que je les écris, ils sont dans la dimension merveilleuse du conteur, dans le plus-que-présent. Ce dessin dit que plus rien ne sera comme avant, et que j’ai raison d’arrêter mon regard sur cet instant, de l’approprier, de le rendre invincible, inaliénable. Bien entendu, ce tableau ne dura pas. Ma grand-mère, pieuse orante d’un culte passionné pour ses deux petits-enfants, le garda longtemps sur un meuble de sa chambre, car par la fenêtre elle voyait le même paysage. Puis la craie s’effaça, la vue de ma grand-mère faiblit avec l’âge, et la promotion immobilière remplaça le parc des palmiers et la riche demeure par des barres d’immeubles dans le style prétentieux et ridicule des années 1960, et le tableau disparut, quelques années avant la disparition de ma grand-mère. J’en parle parce qu’il existe encore dans ma mémoire, et qu’il est (pour moi) comme la première manifestation de mon goût pour l’écriture. Écrire, dessiner, cela se superpose. J’ai gardé ce besoin, parfois, de dessiner avant d’écrire, ou de soutenir le mot avec les traits du dessin – plans, itinéraires, schémas, portraits hâtifs parfois, ou carnets de route comme ceux que j’ai inclus dans certains de mes textes.

J’aime ce que m’apporte cette pratique du dessin, ou parfois de la peinture. J’ai écrit que l’activité poétique par excellence est de s’assoir devant une montagne et de la regarder, puis de la dessiner – j’ai découvert ensuite que c’était aussi une recette poétique de la littérature chinoise de la dynastie Tang – jusqu’à être cette montagne. C’est pourquoi j’aime la peinture orientale (Lian Kai par exemple) et que j’ai méfiance pour l’idée occidentale de l’art, trop liée à l’individu, et trop valorisée pour sa rente marchande. Pas assez de vide là-dedans, disait-on. Mais nous reparlerons plus tard de la recherche cubiste et de l’art de l’invisible, qui sont si importants pour l’esprit.

Xu Jun : La musicalité de vos oeuvres est étonnante. On remarque de nombreuses répétitions dans votre oeuvre : celle des mots, des phrases et des syntaxes, celle des images, des regards et des sensations. Cette répétition recherchée crée bien une impression de la musique. De plus, les sonorités produisent des effets particulièrement agréables dans votre écriture. On y voit ainsi « un système d’échos, de reprises, de contrastes qui sont l’équivalent, à grande échelle, des assonances, des allitérations, des rimes[9] ». Comme vous écrivez, « tout est rythme[10] ». Est-ce que vous cherchez à réhabiliter le poème à l’intérieur du roman ou du récit ? Le rythme serait ainsi l’essence de toute poésie et de toute poétique ?

J.M.G. Le Clézio : J’ai eu le sentiment très tôt que la littérature, et particulièrement le roman, avait beaucoup de point en commun avec la composition musicale. Lorsque je parle de musique, je ne veux pas seulement dire la musique « classique » européenne, mais toutes les musiques du monde. Ce ne sont pas seulement les sonorités des mots, ou leur tonalité, ou leur écho aux rimes, mais plutôt le rythme, c’est-à-dire ce balancement qui est proche de la vie (le rythme du coeur, le rythme de la marche, les cycles de la vie, cycles du corps, cycles des saisons, cycles des années, ou ces mouvements cosmiques que nous ne percevons pas clairement mais qui nous influencent à chaque moment, comme le va-et-vient de la marée sous l’influence de la lune, la menstruation des femmes dans un cycle lunaire, et sans doute aussi l’influence du magnétisme, des éruptions solaires, de la dérive des plaques tectoniques, que les animaux marins détectent et que les humains ignorent). Tout cela est musique. L’écriture est un acte semi-conscient (ou semi-vigile serait mieux dire) qui s’exerce dans ce mouvement musical.

Grâce à ma mère, qui était passionnée de musique et grande pianiste (elle aurait pu jouer en concert, si son éducation de riche bourgeoise ne lui avait pas interdit de se donner publiquement à son art), j’ai reçu très tôt cette familiarité avec la phrase musicale. Je me souviens de mes émotions quand elle jouait pour moi La Cathédrale engloutie de Debussy, et Les Nocturnes de Chopin. À cet âge, j’ignorais tout de la musique et je n’étais pas encore intéressé par la littérature (seulement par les contes, les légendes, et certains poèmes de Hugo ou de Heredia), mais il me semblait que lorsque ma mère se mettait à son piano et frappait les premiers accords, c’était une histoire qu’elle me racontait, une longue histoire, à la fois simple et compliquée, avec des cris et des soupirs, des rêves et des vérités, des accents, des implorations, des secrets.

Plus tard, j’ai voulu accorder le don musical avec le contenu de la parole (écrite ou lue) et j’ai tenté, avec des camarades de classe, un essai de « polyphonie sympoétique » – c’était le nom un peu prétentieux que j’avais trouvé pour ce genre nouveau. Cela consistait à écrire un poème à plusieurs voix, chaque texte devait être lu simultanément, avec parfois le recours au principe du canon. Les moments pour lesquels le sens du poème devenait plus important (refrain, phrase obsessive, mot coloré) étaient indiqués par le signe – sil – sur la partition. Le résultat évidemment ne fut pas très probant. J’organisais un seul concert sympoétique dans le gymnase du lycée de Nice. Il y eut peu d’auditeurs, et aucun enthousiasme. Le texte devenait incompréhensible, et malgré les mots parfois choisis pour leur sonorité (comme, viride, neige, sycomore, etc.) je n’étais pas parvenu à rejoindre la cacophonie organisée et stridente de mon modèle, le deuxième mouvement de la 5e symphonie de Beethoven. La littérature n’est pas la musique, c’est ce que je découvrais.

Pourtant, c’est la musique qui revient, lorsque je pense au roman. Je l’avais cherchée dans les sons, elle était dans le rythme, dans l’élan, dans la contraction. Je l’avais voulue dans l’accord des voix, le roman la créait dans la succession des voix, un temps récurrent, cyclique, une renaissance, la venue et le retour des thèmes, des motifs, la fluidité aussi. Et surtout, avec conscience et parfois inconsciemment, la montée du temps, l’accumulation de nuages, la lourdeur, la touffeur même, l’orage, et puis la pluie bienfaisante, la pluie joyeuse.

Xu Jun : On sait que vous êtes bien un cinéphile. Vous avez parlé très clairement de l’influence du cinéma sur vous. Ce qu’il vous apporte, « c’est moins une conception du roman … qu’une conception du monde[11] ». Cette conception du monde ou cette vision du monde, est-ce qu’on peut la considérer comme le paradoxe entre la magie et le mensonge ? Ou plus précisément, est-ce une opposition entre le réel et le rêve, entre la réalité et le monde imaginaire ? Pourtant cette opposition n’appartient-elle pas à la littérature, qui pourrait aussi nous permettre de quitter le réel et d’entrer dans un monde de rêve ? Si le cinéma vous donne une nouvelle conception du monde, dans quelle mesure et dans quel sens l’avènement du cinéma et les spécificités de son langage influent sur votre technique scripturale ?

J.M.G. Le Clézio : Je suis né avec le cinéma. Je veux dire que, dans les années qui ont suivi la guerre, deux enfants très jeunes (mon frère et moi) n’avaient aucune distraction en dehors de la lecture. Nous avions, dans l’étroit appartement de ma grand-mère maternelle, improvisé une salle de cinéma… Puisque nous ne pouvions pas sortir pour aller au cinéma (trop loin, dangereux, trop coûteux) nous avions créé cette salle dans le couloir, avec en guise d’écran, un drap épinglé au mur, et un vieux projecteur Pathé-Baby manuel, et bien sûr, la collection de films Pathé que l’amie de ma grand-mère, ancienne monteuse dans les ateliers de Charles Pathé entre les deux guerres, avait reçus et qu’elle nous avait donnés. Les films duraient environ trois minutes, mais en les collant bout à bout, nous avions constitué plusieurs bobines qui duraient une heure. C’étaient, pour la plupart, des films comiques : Harold Lloyd, Rigadin, Beau Citron[12], etc. Il y avait aussi des documentaires, des dessins animés, et beaucoup de petits films d’actualité : courses de voitures, reportages sur les usines, sur les zoos, documentaires sur les vols en avion et les sauts en parachute, et même des films que l’amie de ma grand-mère avait « colorisés » au pinceau, image par image : l’éclosion d’un papillon, l’épanouissement des fleurs, etc.

Ces films m’ont familiarisé avec la grammaire du cinéma : plans rapprochés, fondu au noir, ralenti, traveling, plongée, plans de coupe, etc. C’était un jeu, mais je crois qu’il enseignait aussi quelque chose sur le regard, et sur la distance. La « découverte » des truquages, des « effets » et des rythmes (séquences, plans, contrechamps) donnait un sens à l’écriture. Elle révélait aussi les truquages du récit, des dialogues, donnait un sens de l’absurde qui, je crois, m’a formé. C’était une bonne leçon de contrôle de soi-même, pour freiner tout élan excessif et toute logorrhée descriptive (hélas si communs dans la littérature romanesque du début du XXe siècle).

Mais ce n’était pas seulement critique. La magie du cinéma (Bouther l’a parfaitement analysée) est un quant-à-soi qui naît dans l’obscurité de la salle, et qui fait du spectateur le seul être vivant. La création romanesque n’en est pas éloignée : elle aussi se fait dans le lien étroit qu’elle instaure avec le lecteur, comme un confident privilégié. Cette magie est de l’ordre de la persuasion laborieuse (tandis qu’en poésie, comme au théâtre, elle est de l’ordre de l’incantation collective). Le roman partage avec le cinéma cette intimité dans la communication, ce rapport privilégié, cette complicité continue. Ce sont les « personnes », les acteurs, les visages, les signes familiers, les « empreintes » qui constituent une trame, roman après roman, comme celle qui se construit dans l’oeuvre cinématographique (un film de Bresson, de Doniol-Valcroze, de Truffaut, de Godard, comme un roman de Bernanos, de Malraux, de Malaparte, de Kafka, de Gide, de Sarraute).

J’ai eu la chance d’être contemporain de deux créateurs qui ont eu une influence considérable sur les deux modes de création que sont le roman et le cinéma. Cela est arrivé quelque temps après l’impasse, pour l’un, du roman « nouveau », fondé sur les « soupes moléculaires » de la psychanalyse et des novateurs que furent les surréalistes et les fidèles de Virginia Woolf ou de James Joyce – élément du « terrorisme » de la nouvelle critique et du structuralisme – ; l’autre, du cinéma réaliste et de son épigone (aujourd’hui sombré dans l’oubli, mais rappelons-nous à quel point il nourrit la critique cinématographique de l’époque) le « cinéma-vérité » avec Rouch, Ruspoli, Rogosin, Reichenbach… Ces deux contemporains, pour moi, furent le cinéaste Godard, et le romancier Jerome D. Salinger. Ils avaient pour motto la liberté créatrice : aucun diktat, aucune feuille de route, aucun manifeste : mais des références, des réminiscences, de la culture. Et une sorte de jubilation insurrectionnelle, provocatrice, qui créait la nouveauté, celle, justement, que la génération précédente n’avait pas pu réaliser. Je me souviens de ce motif, un peu journalistique, mais pas faux : caméra-stylo. On écrivait en bougeant, avec spontanéité, en s’amusant, en interrogeant tous les styles, tous les moyens, en se remettant en question, critique et autocritique (c’était aussi la période du premier maoïsme en Europe, et aux États-Unis, celle du « Koan » bouddhiste zen, chez Salinger. Pour moi, cela coïncidait avec le plus libre et le plus « cinétique » des auteurs, d’abord Michaux, ensuite Lautréamont, à propos de qui j’ai écrit mon mémoire de maîtrise et ma thèse de doctorat d’État. Ce sentiment de liberté, je le dus je crois surtout au cinéma de la « nouvelle vague » – le sentiment que le cinéma n’était plus compliqué, qu’il y avait dans cet art, comme dans le roman, une simplicité essentielle. Donc, une autre pratique du travail.

J’ai été abreuvé de films dans ce temps de ma première création. Tous les films, les bons et les mauvais, les classiques et les inventifs. Avec une préférence pour le cinéma américain, Walsh, Ford, Peckinpah, et les grands japonais, Mizoguchi, Kurosawa, Kendo, Ozu, surtout Ozu. C’était l’époque des salles d’ « Art et essai », des « Ciné-clubs ». Je voyais deux, parfois trois films par jour. Avec un ami cinéphile, nous fondions une revue littéraire appelée « Pyramide », en l’honneur de Rouch et Ruspoli, mais aussi parce que la valeur des films que nous analysions était comprise dans une double pyramide, ainsi :

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  • Étageant les chefs-d’oeuvre au sommet,

  • la moyenne au centre,

  • et l’affligeante nullité au bas !

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La revue ne fut jamais publiée, faute de distributeur. Mais cette époque reste pour moi celle durant laquelle l’écriture et le cinéma furent étroitement mêlés, l’époque des Géants, de L’Inconnu sur la terre, ou de La Guerre. Je sais tout ce que je dois au cinéma.