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Bien que la nouvelle ait pu faire l’objet d’un flou générique selon les analyses qui lui ont été consacrées, son pacte de la brièveté, se démarquant notamment par des protagonistes d’une psychologie parfois « allégée » et un schéma actanciel modelé par des impératifs de concision, lui accorde volontiers une certaine vocation à l’économie et à la performativité. Dans cette perspective, la nouvelle se révèle être le médium privilégié de l’inclusion des problématiques environnementales dans le domaine fictionnel, puisqu’elle propose un véhicule à la fois poétique et pédagogique à ces questions, qui peineraient éventuellement à susciter le renouvellement d’un intérêt pour elles à travers leur médiatisation classique – entendons ici télévisuelle, et surtout politique. Joseph Meeker, dès les années 1970, note ainsi le penchant de certains écrits pour cette problématique en jetant les bases d’une écologie littéraire, qu’il définit comme « l’étude des thèmes et des relations biologiques qui apparaissent dans les oeuvres littéraires ». Il rajoute : « C’est également une tentative de mettre au jour les rôles qui ont été joués par la littérature dans l’écologie de l’espèce humaine[1]. » Non seulement la littérature devient ici le vecteur d’une problématique qui aurait pendant longtemps été discréditée dans l’espace public, mais elle permet une réelle conscientisation à travers un discours qui influe sur notre imaginaire, tout en suggérant des alternatives pragmatiques à notre relation à l’environnement. Les productions littéraires québécoises des vingt-cinq dernières années, notamment nouvellières, sont de ce fait le témoin attitré de ce renversement de l’optique de l’objet livresque. À travers un corpus de trois recueils de nouvelles québécoises – La Héronnière[2] (2003) de Lise Tremblay, Sauvages[3] (2006) de Louis Hamelin, et Espèces en voie de disparition[4] (2007) de Robert Lalonde –, je montrerai ainsi que la forme privilégiée de la nouvelle permet à la fois de refléter un imaginaire des problématiques environnementales et de suggérer de réels changements des paradigmes qui régissent l’appréhension de l’environnement au Québec.

L’économie de la nouvelle face à la crise environnementale

La nouvelle, historiquement orale à ses débuts, n’a pas réussi à se fixer de manière définitive à travers une institutionnalisation générique, comme d’autres formes l’ont fait avant elle. Comme le mentionne Guy Poirier, une fois libérée de son oralité, la nouvelle a subi des remodelages récurrents, et a notamment été influencée « au contact du commentaire moral et des histoires tragiques et prodigieuses[5] ». Au XIXe siècle, elle prend « l’allure d’un récit vrai et sérieux, […] avant de replonger, dans la première moitié du XXe siècle, dans un ingrat oubli au profit du roman[6] ». Dans sa diachronie, la nouvelle s’est ainsi démarquée par son amplitude générique, bien que sa forme et sa matière indéfinies aient également été perçues comme synonymes de liberté d’écriture. Même si, pour cette même raison, « personne ne semble vraiment désireux de dresser la liste des paramètres qui cerneraient le genre[7] », la nouvelle contemporaine, en tant que genre bref et incisif, se caractérise par son aptitude à dire beaucoup en peu de mots, contrainte à l’efficacité par sa brièveté générique : « [L]’explosion, l’intensité et la tension [sont] les moteurs de l’écriture propre à la nouvelle[8]. » Délaissée un temps, la nouvelle fait son retour dans la seconde moitié du XXe siècle par le biais du contexte littéraire postmoderne, dès les années 1970 : si « ce flou volontaire sert tout le monde[9] », c’est parce que la nouvelle « est plus apte que le roman à restituer notre conception fragmentée du réel, dans un monde qui nous semble avoir perdu la cohérence que conféraient les systèmes idéologiques ou religieux[10] ». Après la rupture et la remise en question des grands récits, la nouvelle, dont la forme « demeure synonyme de rupture, de silence, d’interruption et de non-dit[11] », se présente comme un véhicule approprié de l’incertitude de toute projection dans le futur, ce qui correspond en partie à la réalité des discours reflétant les problématiques environnementales. Parallèlement, la nouvelle et sa forme elliptique impliquent nécessairement des coupes dans sa diégèse puisqu’il s’agit là d’« une machine narrative qui jouerait de l’absence, du vide, de l’omission calculée[12] ». Ainsi la nouvelle environnementale[13] québécoise joue foncièrement de cette brièveté en imposant des élisions à son cadre narratif, le lieu et les référents temporels étant tous deux caractérisés par leur concision. Par exemple, le recueil Sauvages d’Hamelin fait ponctuellement appel à des lieux que l’on pourrait qualifier de génériques et récurrents de ce type de littérature : des topos spatiaux, comme l’île de la nouvelle « Fragile », les lacs de « My », « Mattawa ou l’homme qui était mort » ou « Regarde comme il faut », la forêt de la nouvelle « Le monde de Jacob », ou encore les villages de « Bonjour l’air » et « Wabush ». À l’inverse, Hamelin procède à des délimitations spatiales à grande échelle, marquant ainsi la réclusion des espaces caractéristiques de la littérature environnementale dans l’immensité du territoire québécois. Il évoque notamment « le quarante-neuvième parallèle[14] » dans la nouvelle « Bonjour l’air », qui fait office de barrière fictive au grand nord canadien. De plus, la nouvelle « Wabush » se développe dans un village fictif surnommé par ses habitants – comme une menace pour les touristes – « le bout du monde[15] ». Le cadre temporel est, lui, omis la plupart du temps au profit d’un rythme « naturel » opposé au temps culturel imposé par la métropole : les nouvelles des recueils La Héronnière[16] et Espèces en voie de disparition insistent ainsi sur les saisons – toutes relatives – plus que sur des dates explicites. La nouvelle « Here comes the sun… » s’ouvre sur ces quelques lignes : « Ce n’est pas le printemps, je le sais. C’est une trêve, une trahison de l’hiver, un piège[17]. » Cependant, outre son cadre spatio-temporel, « l’exiguïté de la nouvelle […] imprime une violence radicale sur son protagoniste[18] » puisqu’il pâtit également de son effort de concision, à travers son stéréotypage et/ou son anonymat. En témoignent les brèves premières lignes de la nouvelle « Fragile » du recueil d’Hamelin, résumant un passé fictif ou fantasmé du personnage Sam Nihilo :

Sam Nihilo travaille comme plombier à Saint-Lambert sur la Rive-Sud de Montréal. Nihilo est estimateur pour une compagnie d’assurances qui a son siège social sur le boulevard Saint-Martin, à Laval. Sam enseigne les sciences religieuses dans une polyvalente de Saint-Georges-de-Beauce. Il trafique des diamants à la frontière du Zimbabwe. Possède un magasin de meubles au Cap-de-la-Madeleine. Un hôtel à Monteverde. A créé sa propre compagnie spécialisée dans la fabrication de glaçons en polyuréthane destinés à l’industrie du cinéma. Il opère un stand de patates frites à Prince George, B.C. Photographe professionnel spécialisé dans les espaces fauniques en voie de disparition. Pas vrai. Samuel est écrivain[19].

Cette violence de la nouvelle s’établit ainsi aux dépens du personnage, presque déshumanisé, « souvent privé de passeport, de carte sociale, d’état civil, ne bénéficiant pas du statut solaire du protagoniste de roman […] à qui il est permis d’aller prendre un pastis pendant que défile une description. Les nouvellistes rendent leurs créatures absentes à tout ce qui nous définit, nous autres, citoyens de la réalité[20] ». Un des protagonistes de la nouvelle « Mattawa ou l’homme qui était mort », comme son titre l’indique, apprend ainsi sa mort au détour d’une démarche administrative :

Un après-midi, [] j’ai vu un homme d’un certain âge qui levait le pouce au bord du chemin, et je me suis arrêté. [] Il m’a raconté qu’il avait essayé un jour de se procurer son permis de conduire. L’employé du Bureau des transports, après avoir consulté son ordinateur, lui avait lancé un drôle de regard et lui avait répondu, en gros : Monsieur, je peux rien faire pour vous : vous êtes mort. – Vous êtes sûr ? a-t-il demandé. – Absolument certain, a insisté le préposé après une nouvelle vérification sur son écran. C’est ce qui est inscrit là, dans votre dossier. L’homme (mon passager) a été trop surpris pour protester[21].

Cette mort sociale, qui étend ses ramifications jusque dans la diégèse, révèle un manque d’épaisseur – surtout psychologique – des personnages nouvelliers, qui peinent à se détacher des lieux communs, notamment quand il s’agit des actants de la cause environnementale. Avec l’ironie qu’on lui connaît, Hamelin dresse le stéréotype de l’activiste environnemental, reclus dans son espace naturel, à travers le personnage de God – également récurrent dans son oeuvre – dans la nouvelle « My » : « Barbu, dans la cinquantaine, un ancien terroriste reconnu coupable de meurtre et libéré sous conditions après douze ans derrière les barreaux[22]. » Dans La Héronnière, Tremblay évoque également l’appropriation de l’imaginaire des espaces périphériques par la métropole et ses représentants qui sont « le fruit de ce que [les] politiques culturelles font de pire[23] ». Alain Suberchicot évoque ainsi un « déficit identitaire[24] » pour les personnages de la littérature environnementale, qui se voit redoublé de la contrainte de concision de la nouvelle. Les protagonistes de ce genre sont de ce fait marqués par un déni de singularité qui les fait tendre vers des stéréotypes et un universalisme certain.

Quelques vertus pédagogiques de la nouvelle environnementale

Sous ses impératifs de concision, l’universalité du cadre narratif de la nouvelle – lieu, temps, protagonistes – calque l’universalité potentielle de la problématique environnementale. En effet, si la nouvelle s’attache à des paramètres transférables dans le temps et le lieu, l’environnement s’impose probablement comme dernière cause commune au niveau planétaire en contexte postmoderne. Suberchicot stipule ainsi que l’environnement « est une thématique de la mondialisation littéraire[25] » puisque le prisme par lequel on l’appréhende n’est plus seulement régional, mais global, marqué par des enjeux qui dépassent les frontières fixées par l’humain. Pierre Schoentjes, dans son essai Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique[26], évoque alors un certain « cosmopolitisme[27] » récurrent dans la littérature environnementale, débordant de son contexte spatial immédiat pour tendre vers une portée universelle dans son symbolisme. Le village du recueil La Héronnière dévoile par exemple une certaine propension générique à son cadre spatio-temporel, qui pourrait être potentiellement transférable dans d’autres régions, voire d’autres pays. Suberchicot évoque alors « un coefficient de généralisme et d’anonymat[28] », particulièrement prégnant dans la littérature étatsunienne qui se spécialise dans la littérature de la dénonciation, mais que l’on retrouve également à travers la stéréotypie des protagonistes des nouvelles environnementales québécoises : « Une littérature se constitue, qui, serrant son objet, l’état des écosystèmes, veut accéder à une forme de généralité, transformant ainsi les acteurs en sujets réactionnels, mais nullement expressifs[29]. » La question de la parole et d’un possible affaiblissement de l’autorité narrative se pose ainsi à la fois dans la forme de la nouvelle et dans le discours véhiculant les problématiques environnementales. Pellerin stipule ainsi que « les personnages […] ne parlent pas. Une des façons en effet d’assumer pleinement le genre aura consisté pour nos nouvellistes à quasiment faire abstraction du discours dialogique[30] ». Ce « je » universel se retrouve ainsi muselé par un « amenuisement des forces du langage[31] » dans la nouvelle environnementale, à « la recherche d’une autorité[32] » narrative. Cette universalité sert pourtant la nouvelle en un sens puisqu’elle lui confère également des vertus pédagogiques en offrant un effort de conscientisation et de problématisation du discours sur l’environnement. Serenella Iovino suggère ainsi que toute littérature environnementale puisse relever de « pratiques éducatives[33] », en stimulant un « inconscient écologique[34] ». En influant sur l’imaginaire de cette problématique, la nouvelle québécoise suggère des changements d’ordre paradigmatique aux niveaux individuel et collectif. De plus, Lawrence Buell rappelle que « la manière dont nous envisageons une chose, vraie ou fausse, affecte notre conduite envers elle[35] » ; la littérature environnementale se situe ainsi entre « pédagogie et constat[36] », tout en proposant une esthétique toute littéraire. Son schéma actanciel concis est de ce fait la forme privilégiée de l’incursion des problématiques environnementales dans le domaine littéraire et un véhicule efficace pour sensibiliser à l’urgence de ses enjeux. La lecture du recueil de nouvelles environnementales n’est pas non plus anodine dans sa forme comme son contenu : le lecteur alerte, conscient du pacte de la brièveté de la nouvelle, « [prête] au texte toute [son] attention parce que tout y est indice, le terrain est miné, le réel est un piège[37] ». Il établit alors une distance critique avec l’objet littéraire, examinant, consciemment ou non, la validité des points de vue présentés :

[T]oute littérature, à vocation environnementale ou autre, sera reçue par un lecteur, dont on peut espérer qu’il ne la prendra pas pour argent comptant. L’acte de lecture est lui-même, donc, un acte délibératif. Lire consiste à accepter et à refuser, à approuver, et à penser aussi contre le texte[38] […].

Cela est particulièrement juste pour la nouvelle environnementale québécoise, qui, à l’opposé du traitement extrêmement politique ou politisé fait par son parent étatsunien, propose une négociation de biais, dans la nuance, en gardant ces enjeux en trame de fond[39]. Le texte bref, à cet égard, est « un révélateur des insuffisances des discours d’une modernité institutionnalisée dans le sérieux dualiste des bureaucraties dépassées par les situations[40] ». Cependant, si la nouvelle québécoise propose un traitement oblique de la problématique environnementale, le recueil de nouvelles – puisqu’à de rares exceptions, « la nouvelle ne vient jamais seule[41] » – en suggère lui une vision kaléidoscopique. Le recueil est ainsi un ensemble hybride, marqué à la fois par une prétendue homogénéité ou des liens thématiques entre nouvelles, mais également différents points de vue sur une problématique ciblée : « Le lecteur est ainsi mis en contact avec un ensemble d’une relative homogénéité (générique, auctoriale, voire matérielle), mais qui demeure inévitablement fragmenté en raison de l’assemblage textuel qui le définit[42]. » Le recueil de nouvelles La Héronnière de Lise Tremblay, situé autour du même cadre spatio-temporel générique d’un village du moyen nord du Québec, développe ainsi dans son universalité une multitude d’appréhension de cet espace reclus. Vivant majoritairement du tourisme écologique, Léon et sa femme rapprochent « les villages en perdition, […] l’exode rural, [et] la nécessité du tourisme écologique[43] ». À l’opposé, le symposium d’ornithologie qui s’y tient chaque année démontre le besoin de maîtriser la nature à travers un savoir qu’il faut institutionnaliser. L’environnement est alors le dernier rempart face à la mort programmée du village, d’où sa conservation. Ainsi la nouvelle environnementale propose des vertus pédagogiques dans sa forme comme dans son fond, et propose parallèlement de retranscrire l’urgence qui caractérise cette crise.

L’urgence de la problématique environnementale et son imaginaire dystopique

La nouvelle semble être un véhicule particulièrement apte à retranscrire l’urgence des problématiques environnementales face au degré de normalité qu’elles ont pu acquérir dans les discours médiatiques. En leur conférant une place centrale dans des journaux télévisés formatés, ses enjeux ont pu paraître anodins tant ils sont omniprésents et toujours relayés par des discours alarmistes. Ultimement, ses enjeux sont pourtant bien ceux d’une possible disparition de l’espèce humaine face aux conditions environnementales, qui peinent à retrouver un renouvellement discursif à travers l’interface télévisuelle. Même si « c’est une particularité de l’imagination de se croire toujours à la fin d’une ère[44] », comme le stipule Frank Kermode, la nouvelle environnementale propose de mettre en récit une problématique bien concrète, qui se démarque par une eschatologie tangible. François Hartog évoque la propension contemporaine à ce qu’il nomme présentisme[45] : « [L]a tendance, voire l’urgence, de notre présent à s’historiciser lui-même et à s’inscrire dans un récit où il occupe le centre de la scène[46]. » L’urgence de la nouvelle face à la problématique environnementale, que l’on retrouve dans son fond comme dans sa forme, fait surface de manière évidente dans le recueil Espèces en voie de disparition de Robert Lalonde : son titre même évoque la possible fin d’espèces, qu’il s’agisse de l’espèce humaine, d’espèces animales ou végétales. La première nouvelle éponyme du recueil met en scène le narrateur Gérard, isolé dans un lieu nommé « Trois Pins ». La narration est criblée de dates, jusqu’à ce que Gérard, voulant sauver un chevreuil blessé, s’aventure sur l’eau gelée du lac des Huit Milles, qui engouffre et tue le narrateur et la bête. La nouvelle se termine sur ces quelques lignes qui replacent l’humain au milieu d’autres espèces en voie de disparition :

Spécimens en voie de disparition, mon père, ma mère, tels la grue blanche américaine, l’âne sauvage de Somalie, l’aigle des singes des Philippines, le faucon gerfaut de la toundra, l’ibis japonais, le caribou du pôle Nord, la baleine bleue du golfe du Saint-Laurent, le wombat à narines poilues d’Australie, le panda géant de Chine, l’oryx d’Arabie, le casoar à casque de Nouvelle-Guinée, le cheval de Prjevalski du Gobi transaltaïque et notre faucon pèlerin[47].

Le traitement de la temporalité dans le recueil Espèces en voie de disparition dresse alors un parallèle entre l’urgence d’une réaction face aux problématiques environnementales et celle de la maladie pour nombre de ses protagonistes, suggérant ici aussi une possible « écopsychologie ». La nouvelle « Première neige sur la batture » reprend elle les derniers instants de la vie de Serge, atteint d’une maladie incurable dans le « mouroir du Rang du Haut-de-la-Rivière[48] » : « Pour Serge, les jours étaient comptés, les lumières du ciel dénombrées, les flocons de neige calculés[49]. » Dans « Petit matin d’avril », Andrée souffre de neurasthénie, condition qui la diminue petit à petit, annonçant une fin à laquelle Aimé, son compagnon, ne peut se résoudre : « La mort, bien sûr, il y songe. Il y songe beaucoup, il y songe trop[50] ! … » Cette urgence est bien entendu celle de l’apocalypse environnementale, qui est au minimum sous-entendue dans la littérature environnementale : « Des catastrophes naturelles à la manipulation génétique, en passant par la pollution, le réchauffement climatique et les pandémies, les scénarios exploitables sont nombreux[51] », ainsi que le liste sommairement Schoentjes. La littérature environnementale envisage ainsi un monde comme proche de sa fin, un « regressus ad infinitum[52] » comme le qualifie Suberchicot. Les scènes post-apocalyptiques sont omniprésentes, à l’image de la nouvelle « Le monde de Jacob » du recueil Sauvages, dénonçant les coupes forestières aux alentours de Chibougamau :

Ils peuvent voir rayonner la forêt nordique décimée par pans entiers dans toutes les directions, épuisant l’espace. […] Les coupes ouvrent de profondes brèches dans la forêt de chaque côté du chemin de halage bordé d’andains et de troncs fraîchement abattus et empilés […]. À plusieurs endroits, la forêt a complètement disparu, reculée jusqu’à une lointaine lisière vert sombre en deçà de laquelle ne subsiste qu’un sol bouleversé et glabre : sable, cailloux, boue sèche couleur de rouille ou noire et spongieuse ; affleurements rocheux exposés par la machinerie, collines aux crêtes dénudées piquées d’un ou deux dérisoires survivants courbés ou cassés par le vent ; débris de coupe[53].

Pour revenir à l’écologie littéraire de Joseph Meeker en contexte québécois, il est ainsi aisé de rapprocher le protagoniste de la nouvelle environnementale des héros des tragédies grecques, faisant face à la crise environnementale comme tant de héros faisant face à d’autres crises auparavant[54], ce qui fait écho aux origines de la nouvelle. Son protagoniste générique et stéréotypé se retrouve de ce fait isolé dans l’espace, forcé d’accomplir sa destinée face à la nature et ses enjeux. Dans le recueil Espèces en voie de disparition, cette mise en situation face à une destinée conditionnée par l’environnement est récurrente : dans la nouvelle éponyme, préfacée d’une citation de Gaston Miron qui rappelle ce désir d’avenir[55], le narrateur Gérard incarne ainsi cette figure du héros, seul face à la nature :

Si l’on excepte les trois grands arbres, les milliards de grains de sable de la plage, environ six cents cailloux, tout le vent, toute l’eau, trois pluviers, la mousse, l’herbe – mil, trèfle, asclépiades déjà en cocons, trente marguerites qui dodelinent et cent épervières bien droites –, ils sont seuls, dans leur repaire à ciel ouvert. […] Il n’y a personne. Il n’y a, pour l’instant et pour toujours, que le lieu, que les trois grands arbres, que la rivière, que le sable, que le vent, que ces trois pluviers qui planent[56].

Dans le recueil La Héronnière, qui se détache par sa situation spatio-temporelle commune à toutes les nouvelles, le cadre du village est clairement énoncé comme un espace isolé du moyen nord, presque en autonomie du reste du Québec : « [T] out le monde doit faire cent kilomètres par semaine pour aller chercher un sac de pommes[57] », et le narrateur de la nouvelle du recueil du même nom confie que le village est un lieu « sauvage et isolé[58] ». Cependant, autant le lieu est insulaire et représentatif au niveau allégorique d’une lutte héroïque entre l’humain et la nature pour les trois recueils de nouvelles à l’étude, autant la fin du monde qu’il suppose n’est que celle d’une fraction bien délimitée de l’espace. Comme Bertrand Gervais le stipule : « La fin qu’il met en scène est tantôt celle d’un monde, […] tantôt celle du Monde[59]. » Dans la nouvelle « Le dernier couronnement », la narratrice note bien cet isolement géographique mais aussi psychologique de l’espace du village en évoquant le personnage de Régine, obèse et alcoolique : « Elle vivait dans l’univers du village et rien d’autre n’existait[60]. » La lutte inhérente à la crise environnementale au Québec est alors représentative à un niveau symbolique d’une lutte globale contre la fin du monde. En mettant en récit cette potentialité de l’anéantissement des espèces et de leur milieu de vie, la nouvelle environnementale propose volontairement de représenter l’irreprésentable. Comme le stipule Jean-François Chassay, « imaginer la fin consiste d’abord à envisager un phénomène ontologiquement inadmissible, son propre effacement du réel[61] ». Le narrateur de la nouvelle « Un chalet, un autre, toujours le même » du recueil Espèces en voie de disparition saisit cette entreprise contre-nature quand il évoque son défunt amant Daniel, avec qui il entretenait une correspondance extensive : « Je vais parler ici d’un mort et je sais bien qu’un mort ne se raconte pas[62]. » Il rajoute quelques pages plus loin : « Puisque la mort nous menace, il me faudra démontrer que la mort n’est rien[63]. » Ainsi, à l’inverse de la tragédie grecque qui impliquait une fin du monde d’origine divine, la nouvelle environnementale met en récit une apocalypse bien humaine : selon Bertrand Gervais, « l’ère atomique, […] synonyme de destruction et de mort, a ouvert la voie à une apocalypse d’origine humaine plutôt que divine[64] ». L’ère nucléaire, déjà considérée comme post-apocalyptique par certains philosophes, met ainsi en scène une multiplicité de situations quasi-édéniques dans la nouvelle environnementale. Nombreuses sont les nouvelles qui mettent en scène un couple hétérosexuel – souvent dénudé – au milieu de la nature, parachevant même ici une analogie récurrente aux deux premiers protagonistes de l’histoire chrétienne, Adam et Ève. Dans la nouvelle « Il y autre chose… » du recueil Espèces en voie de disparition, Claire et Jacques se retrouvent dans la nature pour coucher ensemble dans la clairière d’un bois, après avoir mangé les fruits d’un framboisier. Dans la nouvelle « Petit Matin d’avril » du recueil d’Hamelin, l’idylle édénique des deux protagonistes Aimé et Andrée – deux prénoms androgynes –, nus au bord du lac, ramène irrémédiablement à la tradition biblique : « Ça a le goût du commencement du monde[65] », évoque Aimé. Ces nouvelles convoquent ainsi à la fois un imaginaire de la fin et du recommencement, entre inquiétude et espoir, et traduisent de ce fait l’urgence de la problématique environnementale.

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La nouvelle environnementale québécoise dévoile nécessairement des stratégies narratives et discursives qui relèvent d’une écologie littéraire, au sens d’influence réciproque que lui donnait Meeker. À travers sa forme concise et son penchant pour la pédagogie, elle est un véhicule privilégié de l’incursion des problématiques environnementales dans le domaine du fictionnel, et propose un renouvellement esthétique de ce discours de l’urgence, qui peine encore à interpeller. À l’inverse de son parent étatsunien très politisé, elle offre dans toute sa spécificité un traitement de biais, qui s’inscrit à la fois dans l’imaginaire personnel et collectif en jouant avec des critères qui la font tendre vers une portée universaliste. Malgré les spécificités que l’on peut accorder aux différents styles de ces trois auteurs, Louis Hamelin, Robert Lalonde et Lise Tremblay suggèrent ainsi tous trois de réels changements des paradigmes qui régissent notre appréhension de l’environnement au Québec en exploitant le médium de la nouvelle.