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Au sein de la production littéraire contemporaine, « une nouvelle écriture féminine[1] » s’est développée en France et au Québec autour des thèmes du corps, du désir et de la sexualité. Dans son essai Le Nouvel Ordre sexuel, Christian Authier dégage plusieurs constantes de cette prise de parole au féminin, qu’il inscrit dans une configuration moderne des rapports entre sexualité et pouvoir. Revêtant souvent une dimension autobiographique, les textes explorent des expériences singulières, comme la prostitution, la pornographie ou l’inceste[2], dans une prose désenchantée et un langage cru. Une violence explicite traverse les textes et leur donne forme, ce dont témoigne de façon exemplaire le premier roman de Nelly Arcan, Putain[3], paru en 2001.

Narré à la première personne par une travailleuse du sexe, le roman joue sur une ambivalence fondamentale, que plusieurs critiques ont d’ailleurs relevée[4] : la prostituée y est présentée comme aliénée et lucide, soumise et insoumise, dépossédée de son corps et maître de sa parole. La tension entre ces postures contradictoires reflète la lutte pour le pouvoir que se livrent la prostituée et le client, à la fois dans les échanges sexuels représentés et dans l’énonciation. Alors que le client exerce une violence sur le corps et la subjectivité de la prostituée pour lui imposer une position d’infériorité dans l’échange sexuel, celle-ci recourt à une violence verbale pour assujettir le client à son pouvoir discursif. Notre analyse vise à montrer que la réappropriation de la violence dans l’énonciation permet à la narratrice d’inverser les rapports de pouvoir représentés, sans toutefois déconstruire la logique qui les sous-tend.

Pour ce faire, nous présenterons brièvement les théories de l’énonciation sur lesquelles s’appuie notre étude et nous nous intéresserons à la distribution des rôles dans l’échange sexuel, pour cerner les formes de contrainte et de résistance qu’elle implique. Nous observerons ensuite par quels procédés discursifs ces rôles se trouvent renversés dans l’énonciation et questionnerons la portée effective de ce renversement, à partir de la légitimité que la narratrice confère à son propre discours.

L’énonciation comme jeu de rôles et enjeu de pouvoir

Avant d’étudier de quelle façon se manifeste la violence énonciative dans le roman de Nelly Arcan, il convient de rappeler que la mise en discours de la sexualité n’est pas étrangère à l’exercice du pouvoir[5]. Dans la société occidentale, les représentations littéraires de la sexualité sont souvent orientées par une norme idéologique, qui assigne des rôles précis aux partenaires de la scène érotique : d’un côté, le sujet dominant (masculin), de l’autre, l’objet dominé (féminin)[6]. Une telle dichotomie a été reprise et renforcée par toute une production d’oeuvres érotiques, dans lesquelles l’infériorisation et la réification des femmes sont présentées comme nécessaires à l’affirmation de la virilité. Au sein des oeuvres, essentiellement écrites par des hommes, la prostitution remplit une fonction fondamentale puisqu’elle institue le corps féminin en « objet évaluable et interchangeable[7] » et nie sa valeur intrinsèque. Dans cette perspective, la prostitution constitue un moyen d’assujettir le corps féminin au pouvoir masculin dans l’économie textuelle. On peut toutefois se demander si ces rapports de force se manifestent de la même façon lorsque l’énonciation est prise en charge par la prostituée elle-même.

Puisque l’énonciation ne constitue pas un acte neutre de représentation du réel[8], mais plutôt une « puissance d’intervention dans le réel[9] », elle a la possibilité de subvertir les rapports de domination à l’oeuvre dans les sphères sociale, discursive et littéraire. D’une part, l’énonciation amène celui qui la prend en charge à revendiquer son statut de sujet, en posant son discours comme l’expression d’une individualité et le résultat d’une intention[10]. Selon Catherine Kerbrat-Orecchioni, la prise de parole, en ce qu’elle suppose une appropriation du « je », permet au locuteur d’ « organiser son discours sur le monde, donc le monde lui-même[11] ». Ces considérations nous amèneront à étudier la tension instaurée dans le roman Putain entre le statut de sujet conféré à la prostituée par l’acte d’énonciation et le statut d’objet auquel les clients cherchent à la réduire dans l’échange sexuel.

D’autre part, l’énonciation est traversée par des stratégies de pouvoir, dans la mesure où elle entend définir l’identité des partenaires du discours et la place que chacun doit occuper par rapport à l’autre. La notion de place utilisée par les analystes du discours « désign[e] de manière très large les rôles institués dans le discours[12] » et les rapports de force qui leur sont inhérents. Dès lors que l’énonciateur signale dans son discours la place qu’il prétend occuper et celle qu’il prétend assigner à son destinataire[13], il peut revendiquer une position de supériorité, d’égalité ou d’infériorité face à autrui. Le rapport de places ainsi défini se situe à la jonction de considérations linguistiques et sociales, puisque les rôles joués dans le discours dépendent en partie du statut social[14] et de la légitimité de chacun des partenaires. Nous examinerons donc les rapports de places instaurés dans les échanges sexuels et sur la scène d’énonciation de Putain, pour montrer qu’ils se construisent en opposition et qu’ils illustrent un déplacement du pouvoir.

Distribution et négociation des rôles dans l’échange sexuel

Dans le roman Putain, les relations sexuelles évoquées ou décrites concernent le commerce du personnage de la prostituée avec ses clients, donc un « échange social inégal[15] ». Cette inégalité est, sinon acceptée, du moins reconnue par la narratrice, qui affirme : « [C]eux qui payent seront toujours plus grands que ceux qui sont payés en baissant la tête, et ce n’est pas moi qui le veux, c’est une loi de la nature » (P, 63-64). Du moment où la sexualité est considérée comme un service qui se monnaie, elle se trouve investie d’attentes et appelle des rôles prédéterminés : d’un côté, le sujet désirant, de l’autre, l’objet désiré. Si les clients du roman cherchent à actualiser ces rôles dans la relation sexuelle, en exerçant une violence sur le corps, la subjectivité et l’individualité de la prostituée, celle-ci feint d’accepter la place d’infériorité qui lui est assignée. La dualité instaurée dans l’énonciation montre en effet que la narratrice se donne et se refuse simultanément dans l’échange sexuel.

Puisqu’elle répond à un désir qui n’est pas le sien[16], la prostituée apparaît soumise à la volonté du client et à son pouvoir économique et symbolique. Elle doit en effet consentir à certaines positions sexuelles qu’elle ne désire pas, mais qu’elle ne peut refuser dans le cadre de son travail. Un écart sépare alors le plaisir du client et le déplaisir de la prostituée, écart qui manifeste les rapports de force à l’oeuvre entre les partenaires. À propos de la sodomie que réclament les clients, la narratrice affirme ainsi :

[E]t je ne peux que céder car ni la perspective de la douleur ni celle du dégoût ne saurait renverser chez eux la certitude du plaisir que j’y trouve, et je dis non et ils disent oui, et je dis ça fait mal et ils disent j’y vais doucement, tu verras, ça fait du bien, mais oui c’est vrai, ça fait du bien, ça fait mal doucement, et que vaut cette presque douleur à côté de leur joie, qu’est-ce qu’avoir mal lorsqu’on est moi.

P, 22-23

Le dialogue rapporté entre le personnage de la prostituée et les clients met en évidence une lutte entre deux volontés inconciliables (« je dis non et ils disent oui »), qui se solde par la soumission du « je » au désir masculin, par l’acceptation du rôle de la prostituée complaisante qu’on l’incite à jouer[17]. En témoigne la reprise de l’expression « ça fait du bien », d’abord attribuée aux clients, par le personnage de la prostituée : « [M]ais oui c’est vrai, ça fait du bien, ça fait mal doucement. » Ainsi, la mascarade jouée avec les clients se trouve à la fois rejouée et dénoncée dans l’écriture[18]. Le segment qui suit signale en effet le caractère factice des paroles prononcées face aux clients : « [E]t que vaut cette presque douleur à côté de leur joie, qu’est-ce qu’avoir mal lorsqu’on est moi. » Si l’évocation de la douleur réintroduit la subjectivité de la narratrice dans le discours, celui-ci laisse encore transparaître le point de vue des clients, qui nient l’existence du « moi ». Pour eux, la prostituée se réduit à un corps sans volonté ou bien à un reflet de leurs propres fantasmes : c’est dans la « certitude du plaisir » qu’y trouvera aussi le personnage que les hommes l’exhortent à se plier à leur désir. Or, la polyphonie du texte montre bien que la narratrice ne se donne pas toute dans la prostitution et que sa complaisance avec les clients n’est qu’une façade.

La dualité qui résulte de la soumission du corps à certaines positions sexuelles resurgit lorsque les clients cherchent à imposer au personnage une posture d’infériorité morale ou intellectuelle. Face à la violence que les clients exercent sur sa subjectivité, notamment en tentant de la réduire à un objet de discours, la narratrice adopte en effet une attitude ambivalente. Si elle accepte en apparence d’être réifiée par les clients, elle s’affirme comme sujet pensant en demeurant critique vis-à-vis de leur discours : « [L]es clients me racontent leur théorie de ce pour quoi nous sommes là à faire ça, ils font de moi leur guenon alors que je regarde ailleurs, […] alors que je m’explique ce qui cloche, tout bas » (P, 161). Articulée sur des mécanismes de pouvoir que l’on retrouvait déjà dans l’érotisme de Georges Bataille, la « théorie » des clients consiste à dénier l’humanité de la prostituée pour la ravaler « au rang des animaux[19] ». La force illocutoire[20] de ce discours, qui prétend par sa seule énonciation contester la subjectivité de la prostituée, se heurte cependant à la résistance de celle-ci, concentrée dans le regard qui se dérobe et la critique exprimée « tout bas ».

Le silence conservé dans les échanges avec les clients, bien qu’il laisse intactes la mascarade et l’illusion propres à la prostitution, permet paradoxalement au personnage de se préserver en évitant une lutte inutile :

Et pourquoi donc ne pourrais-je pas garder la tête haute et défier le client de mon insolence, […] lui signifier que jamais je ne me rabaisserai à ce que je vois de moi dans son regard, à cette bête rampante et servile qui n’a de force que pour se pencher et fermer les yeux, je n’en sais rien […] parce que c’est toujours à recommencer peut-être, parce que trois mille hommes à défier jour après jour ne peut que m’épuiser inutilement, parce qu’il vaut mieux renoncer au plus vite et se pencher pour en finir.

P, 63

Dans un même mouvement, la résistance est exprimée et refoulée dans le langage : si la narratrice manifeste son refus d’être rabaissée au statut de « bête rampante et servile », ce refus est cependant assujetti dans la phrase à une proposition interrogative énoncée sur le mode conditionnel (« pourquoi donc ne pourrais-je pas »), qui le réduit d’emblée à une virtualité non réalisée. Cette contradiction inscrite à même l’énoncé reflète l’ambivalence de la narratrice, qui récuse l’image de la prostituée soumise renvoyée par le regard du client, mais qui s’y conforme tout de même, en se penchant et en fermant les yeux, « pour en finir ». Barbara Havercroft montre d’ailleurs que cette image péjorative a été en partie intériorisée par la narratrice, qui participe alors à la reconduire dans son propre discours[21]. Havercroft relève ainsi la récurrence de la métaphore de « la chienne », utilisée par la narratrice pour se désigner elle-même. En ce qu’elle dépouille la prostituée de son humanité et de sa volonté propre, cette image laisse croire que la narratrice se perçoit à travers le regard que les clients posent sur elle[22]. Le jeu complexe des images, regards et reflets à l’oeuvre dans le roman fait ainsi de la prostituée un personnage insaisissable, perdu quelque part entre l’image qu’elle désire projeter et celle qu’on projette sur elle.

Comme le souligne très justement Joëlle Papillon, la prostituée représente « la figure même de la dépossession[23] » chez Nelly Arcan, d’abord parce qu’elle est perçue comme un corps dépourvu d’intériorité, ensuite parce que ce corps devient lui-même « un support à projections et à fantasmes[24] ». La présence de la prostituée dans l’échange sexuel est en effet doublement niée par les clients, qui font de son corps un signifiant sans signifié, une image vide qu’ils peuvent investir de leurs propres fantasmes. Ainsi « coincée entre les hommes et celles qu’ils visent » (P, 154), réduite à un sexe indifférencié et interchangeable, la prostituée « agit comme corps de remplacement[25] ». Cette dépersonnalisation est d’ailleurs présentée comme une essence par la narratrice : « [L]a putain en désigne automatiquement une autre avec son corps qui par nature en représente un autre » (P, 85). L’écriture semble cependant faire contrepoint à la violence exercée sur la subjectivité et l’individualité de la prostituée dans l’échange sexuel. En rendant possible l’affirmation de soi dans un discours singulier et éminemment subjectif, l’écriture montre que la narratrice ne se réduit pas au personnage qu’elle met en scène.

Ainsi, la figure de la prostituée acquiert dans le roman un statut paradoxal : si elle subit effectivement la violence des clients dans la sexualité représentée, elle se pose dans l’écriture comme maître de la représentation et se dérobe en partie au statut d’objet passif qu’on prétend lui imposer. Cette négociation des rôles attribués aux partenaires de l’échange sexuel rend possible un déplacement, voire un renversement des rapports de force. En se réappropriant la parole, la prostituée peut reprendre le pouvoir qu’on lui conteste, car comme le fait remarquer Michel Foucault, « le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer[26] ». Dès lors, la narratrice peut non seulement refuser la position d’infériorité à laquelle le client veut la ramener, mais elle peut à son tour prétendre lui assigner une certaine place, qui le fige et l’empêche de s’appréhender comme sujet.

Inversion des rôles sur la scène d’énonciation

Le roman de Nelly Arcan est articulé sur la situation d’énonciation de la prostituée, qui s’exprime à la première personne dans un ici[27] et maintenant[28]. Les rôles de la tradition littéraire se trouvent ainsi inversés : la prostituée devient sujet de discours, alors que le client est réduit au statut de destinataire et d’objet de discours[29]. Si la redéfinition des places sur la scène d’énonciation opère un renversement des rapports de pouvoir entre la prostituée et le client, ce renversement prend appui sur une violence semblable à celle que l’on retrouvait dans l’échange sexuel. En effet, le discours de la narratrice est orienté par le désir de remettre les clients à leur place (P, 162), en les fixant dans une position d’infériorité, d’une part, et en niant leur individualité, d’autre part.

Alors que le client profite de l’échange sexuel pour imposer à la prostituée un statut d’objet, celle-ci se sert de l’énonciation pour emprisonner le client dans un rôle qu’il ne peut contester. Les hommes dans le roman, qu’il s’agisse du père, des médecins ou des clients, ne parlent pas, ils sont parlés par autrui : leur voix n’est en effet jamais rapportée directement, elle passe plutôt par le filtre de la subjectivité de la narratrice[30]. Désigné dans le texte par le « il » de la non-personne, ou encore par le pronom « vous », deuxième personne amplifiée, le client est invariablement présenté comme subordonné à la narratrice. Il existe en effet une « dissymétrie foncière » entre la première et la deuxième personne sur la scène d’énonciation : « [P]our être je, il suffit de prendre la parole, tandis que pour être tu, il est nécessaire qu’un je constitue quelqu’un d’autre en tu[31]. » Ainsi dépourvu d’autonomie énonciative, le client est convoqué en tant que récepteur passif dans les bribes de discours qui lui sont adressées, et devient dans le reste du roman un simple figurant, un pantin assujetti au pouvoir discursif de la narratrice[32]. Celle-ci ose alors dire avec force ce qu’elle pensait tout bas dans l’échange sexuel.

La narratrice adresse ainsi aux clients plusieurs remarques acerbes, qui visent à les confronter aux contradictions de leurs désirs et à l’absurdité de leur discours. Elle reprend également les propos tenus par les clients dans la chambre pour mieux en révéler les sous-entendus et en critiquer le raisonnement fallacieux. De cette façon, la narratrice montre qu’elle est lucide et affirme son refus d’être réduite à un objet de mépris ou de pitié :

[E]t lorsqu’ils me confient d’un air triste qu’ils ne voudraient pas que leur fille fasse un tel métier, qu’au grand jamais ils ne voudraient qu’elle soit putain, parce qu’il n’y a pas de quoi être fier pourraient-ils dire s’ils ne se taisaient pas toujours à ce moment, il faudrait leur arracher les yeux, leur briser les os comme on pourrait briser les miens d’un moment à l’autre, mais qui croyez-vous que je sois, je suis la fille d’un père comme n’importe quel père, et que faites-vous ici dans cette chambre à me jeter du sperme au visage alors que vous ne voudriez pas que votre fille en reçoive à son tour.

P, 108

Comme le montre cet extrait, la vengeance rêvée par le personnage de la prostituée devient effective dans l’énonciation. La transition qui fait passer du récit au discours – et que signale le changement de pronom utilisé pour désigner les clients (du « ils » au « vous ») – rend possible le passage d’une violence physique infligée dans le fantasme (« il faudrait leur arracher les yeux ») à une violence verbale effectivement réalisée dans l’énonciation[33]. L’interpellation brusque, le ton incisif et la condamnation de l’hypocrisie des clients manifestent dès lors la position de supériorité que prétend occuper la narratrice sur la scène d’énonciation.

La violence exercée dans l’énonciation prend appui sur un savoir occulté dans l’échange sexuel. En dévoilant ce qui demeure habituellement caché, en révélant les codes que doivent respecter les partenaires, la narratrice participe à déconstruire l’illusion sur laquelle se fonde le commerce de la prostitution. Dans l’échange avec les clients, deux éléments en particulier semblent menacer le « pacte sur la vérité » (P, 48) inhérent à la prostitution : le motif de l’argent et la succession des clients. Ceux-ci refusent de reconnaître que la prostituée n’éprouve pas de désir ou de plaisir dans l’acte sexuel : « [I]ls ne veulent pas savoir ce que je meurs d’envie qu’ils sachent, qu’il n’y a rien à vouloir d’eux ou si peu, que l’argent après tout » (P, 48). Or, l’énonciation vise justement à confronter les clients à cette réalité et à critiquer l’aveuglement volontaire dont ils font preuve dans l’échange sexuel.

La prise de parole amène en outre la narratrice à situer les clients dans une série impersonnelle[34]. Les modes de résistance subtils employés par la prostituée pour rendre les clients mal à l’aise dans la chambre, par exemple le refus de ramasser les poils sur le sol ou de vider les poubelles, qui rendent manifeste la présence d’autres hommes, se trouvent décrits et exacerbés dans l’écriture : « [I]l faut les instruire, les informer de la place qu’ils occupent dans la chaîne de la journée, une place de rien du tout qui ne tient que parce qu’un autre les a précédés et qu’un autre les suivra, […] il faut leur rappeler qui ils sont, qui ils ne sont pas » (P, 130). Alors qu’il demeure latent dans l’échange sexuel, le désir de remettre les clients à leur place est ici clairement exprimé et oriente la façon dont ils sont représentés dans le roman. Les rôles se trouvent donc inversés : la prostituée se pose en maître du discours et détentrice du pouvoir, tandis que le client est réduit au statut d’objet anonyme et interchangeable.

En effet, les clients sont le plus souvent évoqués comme un ensemble pluriel et indifférencié, désigné par le pronom « ils », la mention générique « mes clients » ou encore par l’expression toute faite « Pierre, Jean et Jacques ». La dépersonnalisation des clients s’articule dans le roman autour de deux principaux mécanismes : d’une part, la narratrice nie leur individualité en refusant de les penser un par un, d’autre part, elle nie leur subjectivité en les réduisant à leur sexe. Ces procédés discursifs s’inscrivent dans « une stratégie de distanciation[35] » et visent à exorciser la présence de milliers d’hommes qui prennent trop de place :

Il est difficile de penser les clients un par un car ils sont trop nombreux, trop semblables […] et après tout je n’ai pas envie d’y penser de cette façon, je veux dire un par un, je perds déjà trop de temps à les faire jouir et ça ne sert à rien, qu’à les confondre un peu plus et qu’à me donner la nausée, je préfère croire qu’il s’agit toujours du même homme, d’une même figure d’homme sans origine ni avenir, apparu là derrière la porte et sorti de nulle part, je veux croire qu’il s’agit toujours de la même queue que je chatouille chaque fois de la même manière.

P, 60 ; nous soulignons

L’indifférenciation des clients apparaît dans ce passage comme une construction psychique élaborée par la narratrice pour échapper à la prolifération des hommes et de leur sexe : en substituant le « même » au « trop » dans le discours, elle cherche à refouler l’excès dans le non-dit, à le repousser hors de la conscience, dans l’oubli. La hantise de se perdre dans la multitude des clients ou des autres femmes est maintes fois signalée, et semble d’ailleurs donner forme au roman : les longues phrases, scandées par la conjonction « et », s’accumulent dans un système clos et autoréférentiel, qui empêche toute intrusion de l’extérieur dans le discours : « [I]l faut que les mots défilent les uns sur les autres pour ne laisser aucune place à ce qui ne viendrait pas de moi » (P, 65). Ainsi, la narratrice évince de son discours l’individualité et la subjectivité des clients, pour se préserver de leur nombre : ils sont ramenés à des corps semblables et fragmentés, tout à la fois convoqués et rejetés dans l’énonciation. Or, en cherchant sans cesse à conjurer la présence des clients dans son discours, la narratrice leur accorde paradoxalement une importance démesurée[36].

L’énonciation constitue donc un lieu à la fois de libération et d’enfermement. D’un côté, la prise de parole amène la prostituée à s’affirmer comme sujet pensant et, ainsi, à contester le rapport de places établi dans l’échange sexuel. D’un autre côté, cette contestation reprend et perpétue les mécanismes de la domination que l’on retrouvait dans l’échange sexuel, à savoir le rejet de la parole de l’autre, la négation de sa subjectivité et de son individualité, la fragmentation du corps réduit à son sexe. Dans le roman de Nelly Arcan, la violence est à la fois le moyen d’exercice du pouvoir et celui de la résistance à ce même pouvoir. Cette circularité[37] nous amène à questionner la portée effective du renversement proposé sur la scène d’énonciation. Non seulement l’inversion symétrique des rôles apparaît calquée sur l’idéologie qu’elle conteste, encore est-elle prise en charge par une narratrice qui remet en question sa propre légitimité.

Retournement de la violence contre l’énonciation

L’énonciation du roman Putain a ceci de particulier qu’elle se retourne sans cesse sur elle-même, que ce soit dans le ressassement des mêmes idées ou dans les commentaires que la narratrice fait sur son propre discours. À plusieurs reprises, la narratrice dédouble son discours pour « commenter sa parole en train de se faire[38] ». La boucle énonciative ainsi créée amène le lecteur à considérer l’énoncé à travers le regard que pose sur lui l’instance énonciative. Ce regard se caractérise dans le roman par son ambivalence, puisque la narratrice souligne « l’absence de progression » (P, 17) de son discours et conteste sa propre légitimité en tant que narratrice. Or, comme le souligne Dominique Maingueneau, « parler et montrer qu’on a le droit de parler comme on le fait ne sont pas séparables[39] ». Dès lors, la parole de la narratrice semble dire son insuffisance, tout en montrant sa légitimité. Cette contradiction empêche de déterminer avec certitude quelle place la narratrice prétend occuper sur la scène d’énonciation.

Bien qu’elle s’affirme comme sujet autonome dans l’énonciation, la narratrice disqualifie son propre discours en employant les injures « putain » et « folle » pour se désigner elle-même. Ces termes fortement connotés appartiennent au registre de l’offense, et peuvent être considérés soit comme la réappropriation subversive d’un discours violent, soit comme une violence exercée contre soi. Le système textuel de Putain oscille entre ces deux pôles. Le titre du roman est d’ailleurs évocateur, puisqu’il privilégie l’insulte à une appellation plus positive, par exemple celle de « travailleuse du sexe », à propos de laquelle la narratrice affirme :

[Q]uelle trouvaille que cette appellation, on y sent la reconnaissance des autres pour le plus vieux des métiers du monde, pour la plus vieille des fonctions sociales, j’aime l’idée qu’on puisse travailler le sexe comme on travaille une pâte, que le plaisir soit un labeur, qu’il puisse s’arracher, exiger des efforts et mériter un salaire, des restrictions et des standards.

P, 14

Cet énoncé, que l’on retrouve dans le prologue du roman, et donc à cheval entre le texte et le hors texte, apparaît décalé par rapport au titre et au texte lui-même, qui emploie exclusivement le terme « putain » pour référer au métier de la narratrice.

L’injure a une incidence sur la légitimité de l’énonciation, puisque le texte établit des corrélations entre le statut de « putain » et un discours creux, une « jacasserie » (P, 22, 27). En témoigne ce passage, qui décrit avec ironie les discussions de la narratrice et de ses collègues : « [M]ais oui, selon notre expertise de putains qui jacassons autour d’une table, un verre de vin rouge à la main, nous décrétons que les vrais pervers savent séduire leurs proies […] et en discutant de ces questions savantes on se maquille, on se coiffe » (P, 147). Rendu dérisoire par les artifices qui l’accompagnent, le discours des « putains » apparaît dénué de légitimité : les termes « expertise », « décréter » et « savantes » sont ici utilisés de façon ironique, pour signifier que le discours de l’expérience n’a qu’une faible portée face à celui du savoir, que ce soit dans l’économie textuelle ou dans la société. Ce discours du savoir est attribué au père[40], au médecin ou au psychanalyste, mais jamais à la prostituée elle-même. C’est pourquoi la narratrice souhaite parfois que le psychanalyste prenne lui-même en charge l’énonciation pour lui conférer plus de poids et de clarté : « [I] l faudrait que mon histoire soit écrite de sa main, l’histoire du cas d’une putain, qu’elle soit publiée et lue par une multitude de gens, loin de mes balbutiements et de l’étroitesse de son cabinet » (P, 97). Dans cette perspective, en se présentant comme une « putain », la narratrice semble discréditer sa propre parole.

Or, on peut considérer, à l’instar d’Élyse Bourassa-Girard, que la narratrice opère une « resignification de l’injure[41] » en se la réappropriant. La répétition du terme « putain » procède en effet d’un détournement dans le roman de Nelly Arcan, où il en vient à désigner non seulement la prostituée, mais la femme en général. Ce travestissement du terme permet alors de « souligner la dépendance des femmes au regard de l’Autre-homme » et de critiquer « la construction de la féminité stéréotypée[42] ». L’emploi du terme « putain » par la narratrice traduit donc à la fois une intériorisation et une subversion du discours dominant.

De la même façon, la réappropriation de l’injure « folle » confère à la narratrice un statut ambivalent, puisque la folie est entendue dans le roman à la fois comme un principe d’exclusion du discours et comme une parole raisonnée, lucide[43]. Relevées par Michel Foucault dans L’Ordre du discours, ces deux acceptions historiques du terme semblent en apparence contradictoires, mais supposent en vérité un même pouvoir subversif à la parole de la folle. Consciente du potentiel destructeur de son discours « malade » (P, 58, 120), la narratrice manifeste à quelques reprises le désir d’être interrompue par le psychanalyste :

[P]eut-être vaudrait-il mieux qu’il me frappe pour de bon, qu’il me batte avec ses poings pour réduire au silence ce discours de mort qui se donne la nausée et qui en a assez de se poursuivre, qui s’épuise à détruire encore et encore ses objets de moins en moins nombreux.

P, 118

La figure du psychanalyste est ici convoquée pour illustrer la relation conflictuelle que la narratrice entretient avec son discours, conçu comme lieu d’aliénation et de libération. En incarnant le fantasme, exprimé de façon récurrente par la narratrice, d’une violence qui la ferait taire, le psychanalyste signale les failles du discours et ses dérèglements.

Si le discours recherche son propre anéantissement, il ne cesse pas de se poursuivre pour autant, ce qui instaure un décalage entre le dire et le dit. C’est que la parole des folles, dont se réclame la narratrice, a un pouvoir performatif malgré sa violence destructrice, ou plutôt en raison même de celle-ci :

[A]lors mieux vaut [que les folles] crient encore un peu avant de les enfermer, mieux vaut qu’elles brisent ce qu’elles peuvent briser avant de les faire taire tout à fait, et où cela les mènera-t-il de les laisser se répandre en visions de fin du monde, nulle part sans doute, elles n’iront nulle part mais elles seront entendues, et ceux qui les entendront ne pourront plus ignorer ce que leur folie aura évoqué.

P, 119

La folie permet ainsi à la narratrice de contester l’ordre établi, depuis la marge où cet ordre l’a reléguée. On peut dès lors considérer sa parole comme légitime, dans la mesure où elle est critique et lucide face au monde social, ou illégitime, dans la mesure où elle provient d’un ailleurs que la société refuse de reconnaître. Le statut ambivalent de la « putain » et de la « folle » dans le roman signale un rapport problématique au discours dominant, qui a été intériorisé par la narratrice, mais qu’elle cherche à renverser dans l’énonciation. Si la narratrice a le pouvoir de faire advenir, par sa parole singulière, un nouvel ordre du monde, celui-ci est toujours jugé en regard de l’idéologie masculine. Ainsi, la négociation des rôles sexuels, sociaux et discursifs se place inévitablement dans la perspective de la violence et de la domination.

En somme, la réappropriation de la violence dans l’énonciation de Putain opère un renversement partiel des rapports de force à l’oeuvre dans la relation entre la prostituée et le client. Si ce renversement apparaît partiel, c’est que bien que la narratrice s’affirme comme sujet pensant dans les échanges sexuels et résiste à la domination que les clients prétendent exercer sur son corps et sa subjectivité, le renversement prend appui sur les mêmes stratégies de pouvoir que celles qui sont critiquées par la narratrice, ce qui rend son statut ambigu. Cette ambivalence se trouve d’ailleurs reflétée dans la légitimité que la narratrice confère à sa propre énonciation. En se désignant elle-même comme une « putain » et une « folle », la narratrice affirme le caractère subversif de son discours, tout en le situant en marge de l’ordre social. Peut-être s’agit-il là d’une autre stratégie visant à déconcerter le lecteur et à inscrire le texte dans un mouvement que nul ne peut fixer. Il faudrait alors considérer l’ambivalence comme le noeud de l’oeuvre, ce « noeud duquel a émergé la matière première de [l’]écriture [de Nelly Arcan] » (P, 17), et auquel elle renvoie en dernière instance, dans un mouvement circulaire.