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Le cadre fixé pour cet ensemble d’articles du présent dossier d’Études littéraires dirige le regard du lecteur sur des ouvrages d’une facture singulière dans le secteur littéraire : la cohabitation du texte biographique et de l’image, fondatrice de la construction de ces figures d’écrivains, déplace quelque peu les horizons d’attente et insère les ouvrages dans un référentiel spécifique (les livres illustrés, les beaux livres, voire les livres d’artiste). Si ce déplacement monopolise déjà l’esprit, offrant à l’oeil curieux des représentations figuratives des écrivains qui sont de la sorte immortalisés, il peut parfois masquer la démarche éditoriale extensive à laquelle participent l’insertion de photographies et la présence d’autres éléments visuels. Les ouvrages biographiques illustrés se distinguent en effet plus largement par leur matérialité et leur organisation, lesquelles contribuent fortement à leur identité et à leur portée sémantique, de même qu’elles sont les signaux d’un projet éditorial[1] singulier. Ces caractéristiques rappellent avec force que ce sont là des livres, bien sûr, plus encore des livres-objets qui affichent leur matérialité travaillée, dont la facture fait la marque de certaines collections – le pari de cette identité matérielle a de longue date été remporté par la collection de la Pléiade, par exemple[2]. Une telle sensibilité à l’image d’un ensemble de livres traverse les projets abordés dans le présent dossier, venant s’appuyer sur l’intersémioticité inhérente à l’ouvrage illustré.

Si de telles collections se caractérisent très souvent par un graphisme agréable et une matérialité soignée, l’argument du plaisir pour la vue et le toucher que ces ouvrages généreraient témoigne toutefois d’une perspective limitée. Des considérants de divers ordres entrent également dans la chaîne de décision éditoriale, qu’il s’agisse des orientations graphiques globales d’un éditeur, des avenues stratégiques dans une vision de marketing ou encore des commandes spécifiques émanant d’un tiers impliqué dans le projet. De telles variables pourraient ainsi expliquer certains choix – de format, de contenus, voire d’auteurs représentés –, et leur étude conduirait à une compréhension de la complexité inhérente à la construction de ces collections d’ouvrages illustrés. C’est ce rapport entre la vision (littéraire et politique) d’une collection et l’élaboration d’un livre-objet qui sera au coeur de la présente étude, de sorte à examiner les déterminations réciproques entre les choix matériels et le projet éditorial à l’origine de la publication d’un ensemble d’ouvrages apparentés.

Le cas singulier de la collection « Auteurs » (publiée par les Éditions Textuel, puis Gallimard, avec le concours de l’Institut national de l’audiovisuel [INA]) sera ici retenu comme exemple de ces rapports croisés entre matérialité et projet éditorial. Petite collection publiée au tournant des années 2010, elle se caractérise par sa formule inédite – des livres au visuel affirmé, auxquels est joint un CD audio – et par son positionnement à l’égard de la figure de l’écrivain contemporain. Les choix graphiques, textuels et compositionnels concourraient, malgré leur relatif respect des conventions du genre de la monographie sur un écrivain, à faire de ces ouvrages les moteurs d’une opération de surcanonisation, menée dans une visée utilitariste. C’est par l’examen de la facture matérielle de la collection, de la composition des ouvrages et de l’orientation politique de ce projet éditorial que l’on pourra mieux saisir en quoi la collection « Auteurs » publierait ainsi non pas des biographies d’écrivains, mais des livres de la fabrique de l’écrivain.

Hybridités graphiques et sémiotiques

« Petite » collection en ce qu’elle s’est limitée à six titres, « Auteurs » fait place à des figures somme toute connues de la littérature française contemporaine : Marie NDiaye, Patrick Modiano, Pierre Michon, J.-M. G. Le Clézio, Patrick Chamoiseau et Pascal Quignard[3]. Ces ouvrages, publiés entre 2008 et 2013, se présentent comme des objets hybrides, se situant au confluent de promoteurs hétéroclites (nous y reviendrons plus loin) mais surtout revendiquant le statut de publication multimédia multisupport, pour reprendre la caractérisation de la Bibliothèque nationale de France. Cette nature de « livre-CD » est mise de l’avant dans les textes liminaires et dans la publicité qu’on en propose, toujours selon la même formulation : « Un CD audio d’archives sonores, des documents visuels, un essai critique : une triple approche pour une plongée vivante et argumentée dans la littérature française contemporaine. Tel est le parti pris de la collection “Auteurs”. » Si les quatrièmes de couverture affirment ce caractère hybride, c’est notamment pour faire valoir la collaboration systématique avec l’Institut national de l’audiovisuel, pourvoyeur d’archives audio pour chaque projet – organisme qui se trouve, en retour, à faire connaître et à rentabiliser ses propres fonds auprès d’un public friand de culture.

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Le caractère plurisémiotique des ouvrages se construit de façon plus précise par l’examen de leur contenu, dont le mode d’organisation est constant. Un essai sur l’écrivain domine – par la signature du critique, par la position de l’essai en début d’ouvrage, par l’espace occupé –, puis suivent une anthologie de brefs extraits, une iconographie variée (incluant des portraits, des documents « historiques », des couvertures) et une bibliographie faisant l’inventaire des oeuvres, d’entretiens et d’études pertinentes pour se saisir de la production de la figure à l’honneur[4]. Dans une pochette plastifiée est joint un CD contenant des extraits audio d’entretiens réalisés par le passé avec l’écrivain. Le modèle, qui emprunte ses codes aux ouvrages biographiques illustrés, semble viser à une actualisation de ses moyens grâce à ces éléments audio, qui ont une fonction mixte d’archive, de témoignage (sur son propre parcours d’écrivain[5]) et d’attestation de la parole littéraire. Alors que les références de ces extraits sonores figurent dans les ouvrages, leur contenu ne fait l’objet d’aucune transcription – le CD s’écoute donc non pas au fil de la lecture, mais dans la continuité de la traversée du livre.

Plus encore, la présence matérielle de l’ouvrage s’impose par la facture de l’objet. Ces six ouvrages dépassent le simple exercice de publication textuelle par leur dimension graphique singulière, qui les distancie des modalités éditoriales associées en France aux livres du secteur littéraire, souvent sobres dans leur rendu matériel (pensons à la collection « Blanche » de Gallimard). La première de couverture, présentant une photographie en pleine page, s’accompagne d’une tranche colorée ; le carton épais des couvertures se poursuit sous la forme de très larges rabats. Le livre sous les deux cents pages est néanmoins constitué de papier d’un grammage important, lui donnant ainsi un volume certain. Ces caractéristiques contribuent de la sorte à affirmer le statut d’objet à manipuler associé à cette série d’ouvrages. Un tel rapport avec la matérialité se consolide par la facture des pages intérieures : plusieurs photographies couleur sont intercalées avec le texte ; des grilles graphiques multiples cohabitent, confirmées par des variations typographiques (elles seront examinées plus loin).

Étonnante pour une publication littéraire, cette signature n’est pourtant qu’une déclinaison de la marque graphique assez commune pour les Éditions Textuel, première instance éditoriale impliquée (et donc associée à la création, au sens fort, de cette collection). Versées aux catalogues en arts visuels et aux « beaux livres » faisant la part belle aux illustrations, les Éditions Textuel exploitent fréquemment la cohabitation de l’image et du texte, recourant à des rendus éclatés de la mise en page – pensons à Boris Vian. Le swing et le verbe ou aux Papiers des bas-fonds. Archives d’un savant du crime, 1843-1924, qui mobilisent nombre de reproductions de documents d’archives. La familiarité de certains lecteurs avec la collection « Découvertes Gallimard » aurait pu laisser croire à une influence de ces ouvrages de référence en contexte pédagogique – l’hypothèse reste fragile, les Éditions Textuel ayant été rachetées par Actes Sud en 2009 et la collection « Auteurs » n’ayant été qu’ensuite cédée à Gallimard. Ceci dit, le modèle circulait, la collection pédagogique de Gallimard existant depuis 1986. Du point de vue du lecteur, la source d’inspiration réelle importe peu, car l’effet prime : cette signature graphique singulière crée une forte identité pour la collection. D’un ouvrage à l’autre, une parenté est perceptible, rappelant le projet (des livres biographiques hybrides) mais repoussant possiblement les collections publiées dans les décennies précédentes – la collection « Écrivains de toujours » et « Qui êtes-vous ? », notamment. C’est donc un modèle d’ouvrage qui cherche à s’imposer, avec des traits saillants et reconnaissables, et surtout un modèle qui persiste malgré le passage de la collection d’un éditeur à l’autre.

Figurer l’écrivain

À cette coquille s’adjoint un copieux arsenal discursif permettant d’élaborer le portrait d’ensemble de l’écrivain. Le modèle rhétorique de la collection repose sur la cohabitation de contributions éparses – un essai sur l’écrivain et son oeuvre, une iconographie plus ou moins bigarrée, une anthologie d’extraits, une chronologie, une bibliographie et des passages sonores. Très vite s’impose le constat que ces bribes sont hétéroclites plutôt qu’elles participent d’une proposition cohérente : le lecteur doit composer avec une diffraction du propos dans des voix concurrentes, lesquelles ne laissent pas place à un portraitiste unique ni perceptible (sauf pour des marques très ponctuelles et localisées). Chaque pièce apporte sa contribution à l’esquisse cubiste proposée par l’ouvrage.

Néanmoins, en raison de la position dominante qu’il occupe, l’essai colore significativement l’approche. Ces textes, de longueur moyenne (entre cinquante-six et quatre-vingt-cinq pages), figurent en tête de l’ouvrage. Ne comptant ni introduction ni conclusion, ils sont ponctués par des intertitres à intervalles de dix pages. Le propos, moins structuré qu’une étude universitaire, ne se réclame pas tant du genre de l’analyse de l’oeuvre qu’il offre une incursion dans le mouvement de l’écriture de l’écrivain. Sa visée, résumée en quatrième de couverture, est explicite, le texte ayant « pour ambition de donner accès aux ressorts intimes de la création littéraire, à ses questionnements, à ses hésitations[6] ». Cherchant à cadrer l’horizon d’attente du lectorat, cet énoncé est pourtant peu représentatif des textes, les orientations retenues par chaque essayiste variant perceptiblement d’un ouvrage à l’autre. Quelques exemples suivent.

Dans les ouvrages portant sur Marie NDiaye et Patrick Modiano (les deux premiers titres), les parcours proposés ne sont pas tant biographiques au sens premier que thématiques[7], dans un rapport libre avec la vie des écrivains. Est évoquée pour la première l’auto-construction d’une singularité, à savoir son étrangeté. Des éléments biographiques sont certes mobilisés à titre de matière première : « Les étrangetés multiples que mettent en scène les oeuvres de Marie NDiaye ont certainement, en partie, pour source son histoire personnelle[8] », façon pour Dominique Rabaté, signataire de l’essai, de procéder à un simple report de causalité sur des déterminants appartenant au vécu de l’écrivaine, sans s’y limiter cependant. À cette lecture transversale de l’étrangeté s’ajoutent le motif de la famille et l’importance de la parole, topoï de la fiction de NDiaye. Nadia Butaud, dans son essai sur Patrick Modiano, revient (de façon attendue) sur l’obsession de l’écrivain pour la période de l’Occupation, obsession qui s’est affirmée dès le début de sa carrière. La trame biographique devient le théâtre de ce rapport avec la mémoire, de son enfermement et de sa manipulation. Par leur représentation de l’Occupation, mais une occupation mythique[9], les oeuvres de Modiano s’inscriraient dans une longue séquence, celle d’une carrière monomaniaque, mais dont l’expression du thème se serait déployée en tous sens.

On voit poindre le positionnement singulier de l’écrivain dans ce portrait de Modiano, ce qui s’affirme davantage chez Patrick Chamoiseau. L’essai signé Samia Kassab-Charfi tend à dessiner la fonction de l’écrivain plutôt que de se centrer sur le parcours biographique. La redécouverte de l’histoire et de la créolité, pour sûr, joue un rôle déterminant dans l’accession à la plume chez Chamoiseau, conjuguant ces enjeux à son travail de terrain (Chamoiseau, signale-t-elle, « déploie une attention intense à tous les détails de son entour[10] »). Il transpose ainsi la lutte sociale en un geste littéraire – ainsi mènerait-il une « guérilla de bouche[11] » propre à illustrer le lien fort entre son ancrage dans son milieu et « sa position politique, qui s’incarne dans la promotion de modèles de résistance intellectuelle aux dominations[12] ». L’adéquation entre le profil humain et le profil littéraire se dessine plus ouvertement, à l’instar de la proposition de Jean-Louis Pautrot dans son essai sur Pascal Quignard. Déjà une figure canonique, comme cela est rappelé d’entrée de jeu[13], Quignard est présenté dans le rapport confus entre l’homme et l’écrivain, l’essayiste : ses sources, ses choix, son positionnement dans le contexte contemporain[14] balisent cette mise en scène. La proposition la plus intéressante réside pourtant dans la mobilisation de figures qui éclairent elles-mêmes l’écrivain. Quignard ne se prive pas de convoquer la filiation dans laquelle il prétend s’inscrire : « J’ai admiré de façon absolue ce que Montaigne, Rousseau, Stendhal, Bataille ont tenté. Ils mêlaient la pensée, la vie, la fiction, le savoir comme s’il s’agissait d’un seul corps. Les cinq doigts d’une main saisissaient quelque chose[15]. » Dans cette forme de récursivité critique, Pautrot laisse le soin à son biographé de se définir, se constituant encore plus avant comme figure canonique, Écrivain parmi les Écrivains.

L’essai consacré à Pierre Michon demeure le cas le plus exemplaire de cette hésitation entre biographie et lecture de l’oeuvre dans la collection. Après le rappel (convenu) de son entrée en littérature subite et inattendue[16], Pierre Michon est évoqué comme un manipulateur des codes biographiques, dans Vies minuscules et dans son oeuvre entier – c’est la posture du biographe biographé. Mais il y est surtout fait état du rôle, dans ses textes, du récit des origines, ce « livre-mère », corollaire à la construction d’une généalogie, rendant possible pour Michon de se situer dans la sphère littéraire. Plus encore, la saisie de l’écriture michonienne se place en écho avec le mouvement même de la collection « Auteurs ». « [J]e cherche des hommes dans l’archive, raconte Michon, j’en trouve, et j’essaye de leur redonner vie[17] » : dans cette citation rapportée par Agnès Castiglione, s’impose la quête de figures canoniques propre à la collection, rendue possible par le geste de donner vie, de donner sens à ces figures à travers leurs oeuvres. C’est que les essais, chacun à leur façon, esquissent le personnage, hésitant entre leur substance mi-réelle, mi-fictionnelle (ou discursive). « Le récit isole quelques fragments et anecdotes, souligne-t-elle, d’autant plus saillants qu’ils ressortent d’une narration volontairement lacunaire mais suffisante pour qu’y apparaisse le tracé d’une vie, son dessin[18]. » Cette figuration imparfaite, trouée, n’est pas pour autant perçue comme fautive, mais plutôt comme un témoignage-terreau, une matière première suffisante pour opérer la reconstitution souhaitée. Si Castiglione soutient que « les Vies minuscules sont le livre de la fabrique de l’écrivain[19] », elle se trouve ainsi à illustrer le mouvement même de la collection, où il s’agit de faire oeuvre, de faire corps par le texte, par le sous-texte – que ce soient les aïeux convoqués (à la façon de Corps du roi), la généalogie littéraire, la caution des déjà-introduits à la Littérature.

Par ces récits mi-thématiques, mi-biographiques des écrivains (et non ceux d’hommes et de femmes), les essais de la collection « Auteurs » opèrent une forme de parcours autotélique, confirmant une réalité déjà établie. Ce sont là, en effet, des écrivains, reconnus comme tels, parce qu’ils sont partie prenante de la Littérature, parce que ces noms sont déjà Littérature. Étonnamment, donc, les textes essayistiques ne versent pas dans l’habituelle critique d’admiration[20], dans un effacement général du portraitiste (exception faite, peut-être, de Dominique Rabaté par son rapport avec NDiaye). La proposition qu’ils défendent est plutôt celle d’une documentarisation de l’écrivain, conjointement à l’élaboration (ou la confirmation) d’une figure médiatique, voire d’une image de marque rattachée à une signature donnée.

L’hypothèse du recours à une telle posture serait confortée par les usages faits des autres pièces convoquées pour constituer les ouvrages de la collection. Ainsi en est-il de l’usage de l’iconographie dans ces ouvrages. Son traitement pourrait se décrire sous deux angles. D’une part, les photos participent d’un régime de figuration explicite de l’écrivain. Par le titre, par la photo de couverture et l’appellation de la collection, cette volonté de donner à voir prédomine – la parenté est patente avec les autres collections illustrées, sur ce point. Les images ne sont pas commentées (ni dans l’essai, ni dans les légendes) ; elles sont référencées, mais jamais justifiées en regard du portrait général promu dans l’ouvrage. Il s’agit d’élaborer la figure, de lui donner une épaisseur biographique et figurative – la photo sert à attester de l’existence de l’écrivain. D’autre part, l’iconographie participe d’une conception performative de la photo. La position de Michon est encore ici révélatrice. Friand de l’utilisation des photos, Michon leur associe un pouvoir, rappelle Castiglione, celui de l’effet du document photographique, permettant d’engendrer le romanesque[21]. Robert Dion et Mahigan Lepage soulignent bien le rôle de l’archive dans la biographie, pouvant être mobilisée comme pièce à conviction ou s’imposer comme un opérateur de fiction[22]. Par contre, dans les ouvrages de la collection « Auteurs », le potentiel des photos laisse pantois : des artéfacts, une enfance, des images de couvertures, des dessins... Le rapport du biographe avec l’archive ne semble guère être marqué par la complexité – les fonctions de médiatisation, de tension ou d’appropriation, évoquées par Frances Fortier[23], demeurent peu actives dans les exemples de la collection. C’est que les photos sont rendues dans leur caractère médiat, réduites à leur épaisseur de médium. Elles ne sont pas interprétées, les locuteurs ne les engagent pas dans un dialogue avec le parcours des écrivains. Au mieux peut-on y percevoir une certaine nostalgie d’une attestation, mais construite de façon indécise et peu orientée.

Dominique Rabaté, Marie NDiaye, Paris, Éditions Textuel / CulturesFrance / INA, 2008, p. 100-101 ; Nadia Butaud, Patrick Modiano, Paris, Éditions Textuel / CulturesFrance / INA, 2008, p. 116-117.

Dominique Rabaté, Marie NDiaye, Paris, Éditions Textuel / CulturesFrance / INA, 2008, p. 100-101 ; Nadia Butaud, Patrick Modiano, Paris, Éditions Textuel / CulturesFrance / INA, 2008, p. 116-117.

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Les autres pièces annexes réussissent difficilement à dépasser la fonction incertaine des images dans ces ouvrages. La portion anthologie recourt au même mode d’insertion – situer l’extrait dans le récit, mais sans justification ou explication (ou sinon très rarement). Cette section est généralement courte (entre vingt-et-une et vingt-cinq pages), fonctionnant sur le mode de l’échantillonnage, sept à douze extraits étant rendus accessibles, selon leur ordre de parution. Les liens avec l’essai, inégaux et faiblement argumentés, confirment la fonction de référence de ces annexes, ainsi que le sont les repères chronologiques et la bibliographie. Les extraits sonores, pour leur part, pourraient jouer un rôle plus actif dans la proposition de lecture avancée par les ouvrages de la collection « Auteurs » – c’est après tout une de leurs marques singulières. Dès le premier examen, c’est le rapport inconstant de l’actualité de ces archives qui étonne : si pour NDiaye, Michon et Le Clézio, les entretiens colligés sont récents ou datent tout au plus d’une dizaine d’années, les extraits proposés pour Chamoiseau et Quignard s’étalent sur une période de vingt à trente ans ; la seule archive offerte dans l’ouvrage de Modiano date pour sa part de 1972, alors que le jeune écrivain avait à peine vingt-cinq ans[24]. De ces entretiens réalisés par France Culture ou France Inter, on pourra retenir l’absence de lien avec les autres composantes des ouvrages (l’essai, les photos, les extraits) ; si bien sûr on y met en scène l’écrivain auquel est consacré le livre, les discours demeurent étanches les uns aux autres, véhiculant des propos hétérogènes. Ils constituent donc des pièces à conviction supplémentaires, permettant sous un autre mode d’attester de l’existence, de la portée de l’écrivain. C’est dire à quel point s’observe, par là et par différents éléments (titre, couverture, iconographie), un resserrement très marqué sur la figure de l’écrivain, au détriment d’une mise en valeur de l’oeuvre (par les extraits et la bibliographie) – l’essai oscillant, pour sa part, entre les deux pôles.

Une mission singulière

La performativité des ouvrages de la collection « Auteurs » apparaît incertaine au regard des fonctions identifiées pour chacune de ses composantes. L’examen complémentaire de son orientation culturelle et politique confirme autrement cette oscillation. « Destinés à un large public », souligne la présentation en quatrième de couverture, ces ouvrages sont en effet la réponse à une commande de CulturesFrance, devenu l’Institut français. Cette instance, vouée à « soutenir l’action culturelle de la France dans le monde[25] », contribue par diverses initiatives à assurer la visibilité internationale de la culture française. La collection « Auteurs » s’inscrit donc dans cette dynamique de diffusion, aux côtés d’autres publications à vocation pédagogique, auprès d’une clientèle disséminée – ainsi signale-t-on, lors du lancement de l’ouvrage sur Quignard, « [qu’i]l sera disponible en librairie dès avril et sera diffusé à l’ensemble des Postes du réseau culturel français à l’étranger[26] ». L’importance du tirage (le seul premier tirage variant entre sept mille cinq cents et douze mille cinq cents exemplaires, ce qui est fort important pour des ouvrages de critique littéraire) confirme une définition bien singulière du public cible : même si l’ouvrage est vendu sur le territoire français, il n’est pas d’abord destiné au public français[27]. Par ces relais internationaux, la collection « Auteurs » apparaît comme un rouage participant d’une stratégie sur le marché culturel mondial.

Pensés dans cette économie culturelle transversale, les ouvrages peuvent se lire comme des gestes de canonisation proclamante – voici la culture de France proposée au regard du monde. Bien que l’on soit avec ces écrivains dans la période contemporaine (encore peu validée par le filtre traditionnel de l’histoire littéraire), les figures retenues jouent un rôle politique : elles sont présentées comme des représentants exemplaires de cette littérature actuelle[28]. Tient-on nécessairement pour acquis l’idée de cette canonicité sur le territoire français ? Certains passages le soutiennent explicitement ; pour le reste, ce ne pourrait être qu’une abduction à laquelle plusieurs céderont sans difficulté. Rôle politique également par la sélection de ces figures : une femme et cinq hommes ; une Franco-africaine (bien qu’elle refuse une telle étiquette) et un Créole ; un écrivain habité par la Seconde Guerre mondiale ; un érudit ; un écrivain du monde... Ces facettes sont toutes aisément mobilisables en fonction des intérêts de lecteurs étrangers, à l’intersection de certains lieux communs sur la culture française. Il s’agirait, par ces ouvrages, de vendre un objet culturel estampillé – reconnu, faisant l’objet d’une forme de consensus. Ils contribueraient de la sorte à une surcanonisation, venant confirmer la canonicité d’objets pourtant déjà canoniques. Pourrait-on aller jusqu’à parler de patrimonialisation de ces figures, par l’affirmation nouvelle de leur caractère emblématique ? Le corpus étant restreint, l’hypothèse peine à être validée. Néanmoins, cette démarche de diffusion culturelle illustre bien la dimension utilitariste de ces objets, s’ajoutant à cette surcanonisation effective.

Un tel utilitarisme n’apparaît pas uniquement circonstanciel ; il s’exprime également par la composition même des ouvrages. Les repères chronologiques et bibliographiques, tout autant que les extraits audio s’imposent évidemment comme matériel d’attestation de la figure-écrivain. De façon cohérente, la composition matérielle des livres participe d’un certain discours propre à saisir la fonction qui leur est associée. C’est que l’objet possède une curieuse énonciation éditoriale (pour reprendre l’expression d’Emmanuël Souchier[29]). Par cette poétique de l’image du texte telle qu’elle se donne à voir et à lire, un contenu textuel peut charrier des discours (idéologiques, politiques, littéraires) que sa forme, et non sa lettre, exprime. Ainsi, outre la matérialité décrite dans les dernières pages (qui sanctionne la dimension utilitaire de l’ouvrage), s’ajoute une mise en scène typographique et graphique étonnante pour un tel type de livre. Divers éléments convergent dans l’affirmation de la visibilité du livre, du geste posé – au-delà du discours littéralement inscrit dans les supports textuels et iconographiques. On rappellera le recours à des couleurs vives, à une iconographie en couleurs, à un livre associé à un CD. On examinera aussi la grille graphique et typographique. S’y crée un contraste très marqué : le texte de l’essai est rendu en Cochin – une police réale, d’inspiration XVIIIe, où la majuscule, du double de la hauteur de la minuscule, et les italiques très chargés font écho à une littérarité de champ restreint, plutôt royale et noble ; les extraits, au contraire, sont rendus en Trebuchet, une police linéale humaniste, créée par Microsoft pour son système d’exploitation Windows – il s’agit d’une police web très populaire, à l’image de Helvetica et Arial, dont la lisibilité est exacerbée et peu favorable à la lecture longue (les extraits, de fait, sont courts). Par ce contraste très fort entre polices avec et sans empattement, un malaise graphique se fait jour, conformément aux oscillations entre les positions défendues par les ouvrages.

Nadia Butaud, Patrick Modiano, Paris, Éditions Textuel / CulturesFrance / INA, 2008, p. 7 et p. 89.

Nadia Butaud, Patrick Modiano, Paris, Éditions Textuel / CulturesFrance / INA, 2008, p. 7 et p. 89.

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Les ouvrages de la collection « Auteurs » envoient de la sorte des signaux contradictoires, induisant des interprétations multiples, voire erratiques. Certains de ces signaux semblent aller du côté d’une affirmation de la littérarité livresque – ces figures mises en scène appartiennent au monde du livre[30]. D’autres jouent plutôt sur l’iconicité – à l’instar du livre, l’écrivain est une figure construite, voire une figure médiatique (au sens du média comme support). D’autres encore, et de façon inattendue, participent d’une forme de prospective involontaire. La mobilisation de matériaux sémiotiques variés, à commencer par les extraits audio, apparaît ainsi (dix ans après leur publication) comme un bricolage un peu lourdaud de fonctionnalités que l’on voit poindre sur le web en simultané[31]. La charte graphique hétéroclite, intégrant une tabularité graphique et une variabilité de polices peu utilisées pour les ouvrages de référence, est un modus operandi commun en design web. Enfin, l’idée même d’une collection de « référence » n’est pas étrangère aux sites de référence, incarnations nouvelles et dématérialisées des encyclopédies. La valse-hésitation du cadrage des ouvrages de la collection « Auteurs » pourrait dès lors s’expliquer comme une sorte de préfiguration de l’entrée dans le champ de la culture numérique, au moment même où les cultures nationales doivent réinventer leur positionnement sur un échiquier mondial.