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Introduction

Les Albums de la Pléiade constituent une des collections monographiques les plus particulières dans le champ des séries patrimoniales. Née en 1962 et publiée jusqu’à ce jour, cette collection a pour objectif de promouvoir la célèbre Bibliothèque de la Pléiade de Gallimard et demeure de ce fait étroitement liée à sa collection mère. À l’instar de la Bibliothèque de la Pléiade, les Albums de la Pléiade se caractérisent par leurs couvertures en cuir plein, au code couleur brun, par leur format semi-poche, ainsi que par leur corpus, qui se compose d’auteurs précédemment publiés par la Bibliothèque. Imprimés sur du papier relativement épais, contrairement à la Bibliothèque de la Pléiade qui privilégie le papier bible en raison d’une recherche de commodité, les Albums de la Pléiade s’enveloppent d’une aura d’exclusivité par le biais des modalités de leur distribution. Offerts aux lecteurs par les libraires à l’achat de trois volumes de la Bibliothèque de la Pléiade lors de l’annuelle Quinzaine de la Pléiade qui a lieu lors de la seconde moitié du mois de mai, ces volumes ne sont jamais réimprimés par la maison d’édition et ne peuvent être officiellement acquis par le biais de l’achat. Au vu de cette position particulière qu’occupent les Albums au sein du marché du livre, cet article visera à démontrer comment cette collection, et particulièrement le volume dédié à la NRF, procède à une opération de mise en valeur de la maison d’édition Gallimard en tant qu’acteur de patrimonialisation littéraire.

Alors que la Bibliothèque de la Pléiade vise à éditer les oeuvres d’auteurs canoniques du monde entier, les Albums de la Pléiade content la vie de certains de ces écrivains en accordant un rôle cardinal à la riche iconographie qu’ils proposent aux lecteurs, accompagnée de textes biographiques. Parmi les cinquante-quatre volumes parus à ce jour, cinq seulement ne sont pas des biographies – ces rares tomes se consacrent à une période marquante pour la littérature française (Album Les Écrivains de la Révolution de Pierre Gascar [1989]), une production littéraire particulière (Album Théâtre classique de Sylvie Chevalley [1970]), un ensemble de livres spécifique (Album Mille et une nuits de Margaret Sironval [2005], Album du Graal de Philippe Walter [2009]), ou une collectivité littéraire (Album NRF de François Nourissier [2000]). Si, au sein du champ critique contemporain, ils remplissent un rôle secondaire par rapport à la Bibliothèque de la Pléiade en raison de leur fonction publicitaire, les Albums de la Pléiade montrent une ambition patrimonialisante peut-être davantage encore marquée, puisqu’aucun des écrivains repris par la collection n’a été « albumisé » de son vivant (mis à part Julien Green, mort l’année même de son entrée dans la collection), contrairement à la Bibliothèque de la Pléiade, qui a, à ce jour, publié dix-huit écrivains contemporains[2]. Dans cette optique, l’Album NRF présente un cas de figure particulier, puisqu’il se concentre sur un collectif directement lié à Gallimard et annonce, pour la première fois dans l’histoire de la collection, une stratégie publicitaire non dissimulée par la maison d’édition. Paru en 2000, l’Album NRF constitue une forme d’intégration explicite de la maison d’édition par la série au sein du patrimoine littéraire français. Il s’agira dès lors d’étudier les modalités selon lesquelles Gallimard entreprend son auto-promotion à travers cette collection qui propose des images d’auteurs construites essentiellement par le biais d’une iconographie riche et diverse, mise en page selon une disposition associée au médium de l’album photographique.

Une auto-célébration éditoriale

Paru à la charnière des millénaires, l’Album NRF se démarque du reste de la collection par de nombreux aspects. Ce volume s’oriente vers le monde interne du comptoir d’édition de Gallimard, afin de dépeindre l’histoire d’une entreprise devenue institution de référence dans le monde littéraire. Le statut privilégié de l’Album NRF se profile d’emblée à travers le sous-titre du volume, qui indique : « Iconographie choisie et commentée par François Nourissier de l’Académie Goncourt ». Au sein de la collection, Nourissier est l’un des auteurs d’Albums les plus célèbres au moment de sa contribution à la série ; l’insistance sur le titre « de l’Académie Goncourt » témoigne davantage d’une recherche de prestige lié au volume consacré à la NRF[3]. Une telle manoeuvre est inhabituelle pour la collection, dans laquelle les auteurs des Albums – dans de nombreux cas des universitaires – ne bénéficient généralement d’aucune mention de titre, les Albums de la Pléiade préférant dérober la personne de leurs auteurs au profit d’une mise en valeur de l’écrivain biographié. L’implication d’un auteur largement reconnu pour son oeuvre littéraire confère à l’Album un statut proche de celui d’une « oeuvre », ou ce que Dominique Maingueneau appelle un « opus » rédigé par un « auctor », écrivain « susceptible d’avoir une image d’auteur[4] », et éclipse par là même le dessein publicitaire du volume.

Gallimard a, au cours du temps, mobilisé de nombreuses stratégies de mise en valeur de ses pratiques, qu’il s’agisse de la création de communautés de lecteurs (le « Cercle de la Pléiade »), de séries de concerts (de 1942 à 1947), ou encore d’événements tels que la Quinzaine de la Pléiade, et la NRF n’échappe pas à cet engouement promotionnel[5]. L’Album NRF porte une double responsabilité de mise en valeur de ce patrimoine littéraire dont il traite, en ce qu’il se situe au croisement de la campagne de promotion de LaNouvelle Revue française et de celle de la Bibliothèque de la Pléiade. Selon Maaike Koffeman, la NRF (revue) a connu depuis les années 1930 une baisse continue de notoriété[6], ce qui force aujourd’hui l’entièreté des manoeuvres publicitaires – Album NRF y compris – à persuader le lectorat du contraire par la consécration active d’une institution dont le renom a pourtant persisté au cours du temps. À la lumière de ces affirmations, le volume a ainsi tout intérêt à présenter la NRF, noyau de la maison d’édition, comme une référence stable au sein du champ littéraire. Les Albums de la Pléiade mobilisent donc à cette fin une stratégie publicitaire basée sur l’exclusivité et la qualité du produit afin de créer une communauté[7] de lecteurs « privilégiés » de ce patrimoine littéraire sélectionné par la Pléiade.

Alors que la Bibliothèque de la Pléiade cherche à éditer les « grandes oeuvres du patrimoine littéraire et philosophique français et étranger[8] », les Albums de la Pléiade se concentrent sur un panthéon littéraire plus sélectif, consacré majoritairement aux auteurs français et focalisé dans une grande mesure sur les dix-neuvième et vingtième siècles. Les Albums de la Pléiade présentent des portraits d’auteurs à travers des galeries d’images qui exposent divers documents et objets ayant jalonné leur parcours – une scénographie qui rappelle celle de l’exposition, et contribue à la muséalisation de l’auteur à travers l’exposition de ses « reliques ». L’inclusion de la NRF parmi cette collection patrimoniale témoigne d’une volonté de célébration de la collectivité et de son apport au paysage littéraire français du vingtième siècle. Le paragraphe d’ouverture du volume investit ainsi d’emblée le champ lexical du sacré :

On y célèbre la messe comme nulle part ailleurs. Il y aura bientôt un siècle que la NRF communie ses fidèles sous les deux espèces de l’édition et de la revue, qui sont le pain et le vin de sa religion. Religion révélée un jour de novembre 1908 mais aussitôt rongée par une pernicieuse hérésie, puis, celle-ci extirpée, touchée une seconde fois – ce sera la bonne – par la grâce le 1er février 1909. Il ne restera plus aux premiers grands prêtres qu’à sauter le pas de la Revue à l’Édition – de la revue qui est rythme, caprice, chirurgie, désinvolture, à l’édition qui est travail de sape, lent investissement, patience, austérité[9].

En comparant la NRF – non sans une certaine ironie – à une religion dès les premières lignes de son récit, Nourissier annonce le ton hagiographique non dissimulé de son Album. La majorité des Albums de la Pléiade prétendent « dévoiler » les auteurs biographiés en tant que quidams ancrés dans un quotidien similaire à celui des lecteurs, optant pour un texte résolument factuel qui dissimule la révérence avec laquelle sont réellement traités ces écrivains. L’Album NRF, dont le titre officiel affiché sur la jaquette est, rappelons-le, Un siècle NRF, promet au contraire dès ses premières lignes de conter l’histoire d’une collectivité pleinement consciente de sa valeur dans le champ littéraire. Il est stupéfiant de noter que le seul autre Album de la collection consacré à une période temporelle, un « siècle », est l’Album Théâtre classique de Sylvie Chevalley, paru en 1970, exactement trente ans avant l’Album NRF. S’agit-il là d’une comparaison implicite entre ce « siècle NRF » et le Grand siècle de la littérature française ? Nourissier semble suggérer que c’est bien aux mêmes valeurs – à une même grandeur littéraire ? – qu’aspire la NRF :

Pas de « panache » : plutôt Racine que Rostand ; que le rideau tombât sur les langueurs symbolistes ; que fussent bannis les plats en sauce du naturalisme, les amuse-gueule épicés du « style artiste », le lyrisme cocardier. Gloire et retour au roman classique, au Grand siècle français (« c’est le XVIIe qu’ils voulaient dire »), à l’analyse, à la mesure[10].

Sans aucun doute, l’Album NRF constitue une « consécration ultime de la revue par son propre éditeur[11] », un « monument érigé à la gloire de la revue[12] » et de la maison d’édition au sein de cette collection destinée à l’élite des lecteurs fidèles de la Bibliothèque de la Pléiade. Pourtant, dans les milieux littéraires, l’auto-promotion relève d’un certain tabou[13] : l’écrivain ne peut en aucun cas être associé à l’idée de marchandise, et les Albums de la Pléiade évitent soigneusement un tel amalgame en soumettant leur collection publicitaire à la logique du don[14], plutôt que d’investir des coutumes promotionnelles qui visent à vanter un produit de façon directe[15]. L’Album NRF déroge pourtant à cette règle, par son éloge non dissimulé de LaNouvelle Revue française et de ses pratiques : « Couverture blanche égale sang bleu[16] », écrit ainsi Nourissier pour rappeler la place centrale de la NRF dans le monde éditorial français. La NRF, c’est le gratin littéraire de son temps, Nourissier ne laisse aucun doute en s’interrogeant de façon rhétorique sur les origines de la maison d’édition et de la revue, dont l’essor relève selon lui du prodige : « La NRF sut-elle choisir les meilleurs ou acquit-elle très vite le pouvoir d’imposer les siens comme les meilleurs ? Les deux questions n’en font qu’une. Sans doute la cohérence du groupe et des idées qu’il professait explique-t-elle le “miracle NRF”[17]. »

Étant donné que François Nourissier ne fait pas partie du groupe fondateur de la NRF, son implication donne de prime abord l’illusion d’un regard extérieur sur le collectif, ce qui neutralise dans une certaine mesure la dimension promotionnelle du volume. Comme bon nombre d’écrivains respectés de son époque, Nourissier a cependant activement collaboré à la revue avec cent vingt-trois articles, et il a eu l’opportunité d’observer le fonctionnement de La Nouvelle Revue française de l’intérieur. En rapportant l’histoire de la NRF, Nourissier cite ainsi des écrivains affiliés à Gallimard, voire même impliqués dans de nombreux cas dans la rédaction d’Albums de la Pléiade, tels que Pierre Hebey, Jean d’Ormesson, Jean Lacouture ou encore Roger Nimier. Il s’agit ici bien du comble d’une auto-célébration de Gallimard par le biais de sources gallimardiennes, au sein d’une collection phare de la maison d’édition.

Un volume critique

Les Albums de la Pléiade relèvent de ce que Pascale Delormas qualifie d’« espace d’étayage », à savoir « la fabrique de l’image auctoriale au sein de tout l’interdiscours, c’est-à-dire, par exemple, des commentaires critiques qui la promeuvent ou la discréditent et qui donnent lieu à la reconnaissance collective dont l’oeuvre a besoin pour exister[18] ». Ce positionnement des Albums de la Pléiade implique d’emblée un engagement critique de la part de la collection. Au vu de sa fonction promotionnelle, la série s’oriente forcément vers un discours à teneur laudatrice ; toutefois, celle-ci est dissimulée par la stratégie sur laquelle repose la collection. En effet, les Albums de la Pléiade fondent leur mécanisme promotionnel sur l’idée de fidélisation du public selon une logique de la « collection » dans le sens d’une « série à compléter » par le lecteur. Dans cette optique, les Albums de la Pléiade s’adressent à un public d’avance conquis, pour qui la possession de l’ensemble des Albums devient une finalité en soi. L’objectif de la collection n’est plus d’aguicher l’oeil d’un lecteur potentiel, mais bien d’offrir des détails exclusifs de la vie « en coulisses » d’un patrimoine littéraire a priori connu et apprécié du lectorat. Une telle approche influe significativement sur la tonalité de la série : au sein de la collection, la critique littéraire passe en effet par l’intermédiaire de l’iconographie. Les Albums, en opposition à la Bibliothèque de la Pléiade, ne proposent aucune notice ou analyse de l’oeuvre – en revanche, ils montrent des reproductions de couvertures, de manuscrits, ou des portraits d’écrivains dans leur cabinet de travail avec pour objectif de « dévoiler » la constitution d’une oeuvre de façon la plus objective possible. Le volume consacré à La Nouvelle Revue française fait cependant exception à cette abstinence critique, puisqu’il relate la vie d’une entreprise qui évalue et diffuse les oeuvres, dépeint les conflits qui s’y déchaînent, les amitiés qui la régissent, ainsi que les objectifs éditoriaux qui déterminent la prise de position de la maison d’édition par rapport au paysage littéraire de son temps. L’Album NRF constitue ainsi l’unique volume de la série dans lequel transparaît explicitement la volonté d’établir un ethos critique de la collection. Le style d’écriture de François Nourissier, sensiblement différent de ce qui est donné à lire dans le reste de la série, renforce l’idée de « critique » véhiculée par le volume : le récit textuel de l’Album NRF adopte en effet une stylistique propre à l’essai et non au biographique.

Plutôt qu’une narration continue relativement factuelle, à l’instar des autres Albums de la Pléiade, l’Album NRF propose davantage une analyse historique, structurée par de courts « chapitres », chacun portant un titre qui annonce la thématique traitée. « Observons un peu les dates et les âges », commence ainsi le « chapitre » dédié au rôle de Jacques Rivière à la NRF[19]. Nourissier poursuit : « On est stupéfait de calculer que vers 1910 personne ne pouvait connaître – sauf quelques intimes, peut-être ?, qui les avaient lues par-dessus une épaule – les 389 lettres qu’échangèrent Rivière et son ami, puis beau-frère, Henri Alain-Fournier, entre 1904 et 1914. » Ce méticuleux examen de la chronologie propose une rétrospective dont le ton scrupuleusement analytique est étranger à la collection. « La longévité de l’aventure NRF, ce siècle de lente maturation, de discipline et d’imagination, d’erreurs judicieusement gommées, cette orbite qui n’a pas entamé son déclin : quel beau sujet, même s’il en effleure de plus délicats ! »[20], ou encore : « Raconter l’histoire de la NRF, c’est démonter le mécanisme qui, d’une discipline, fait une réussite, et d’une morale esthétique, les règles d’or d’une entreprise[21]. » Par de telles tournures, l’auteur semble définir la NRF comme un objet d’étude qu’il s’agit d’observer et de commenter, en posant des hypothèses et des thèses concrètes. Partant de l’histoire de la NRF, Nourissier élargit son texte vers des réflexions plus générales sur le monde éditorial – la NRF et Gallimard servant comme modèle de la réussite dans leur domaine :

Serait-ce le rôle d’un éditeur que de refuser le pouvoir, d’amenuiser son influence, de négliger les chances de ses auteurs ? Bien sûr que non ! S’il faut parler de vertu, c’est aux jurés, académiciens, agents d’influence divers, de la pratiquer. L’édition est un grand jeu risqué, parfois féroce. La longanimité ne s’y pratique guère. L’indépendance, la liberté de jugement, l’élégance de comportement sont l’affaire des personnes, et non pas des entreprises. Comme en tant d’autres domaines, le vrai problème de la corruption est l’affaire des corrompus plutôt que celle des corrupteurs[22].

Le choix d’une telle forme discursive demeure dans ce cas relativement peu surprenant, puisque l’essai est un genre largement exploité par la NRF[23], mais l’alignement du récit sur le style essayistique semble avant tout traduire ici une volonté de justifier cette autopromotion critique de LaNouvelle Revue française par Gallimard, à la faveur des outils d’analyse offerts par le genre : la forme de l’essai permet à Nourissier d’analyser et légitimer le succès de l’entreprise, dont l’inclusion dans le panthéon littéraire de la Pléiade pourrait aujourd’hui encore paraître surprenante. En optant pour une forme qui appelle naturellement à la réflexion, l’auteur échafaude une argumentation afin de sous-tendre cette patrimonialisation de la NRF par une collection aussi prestigieuse que les Albums de la Pléiade.

Parallèlement à la forme essayistique, le second aspect qui démarque le récit textuel de l’Album NRF du reste de la série est le point de vue résolument rétrospectif adopté par Nourissier. Les Albums de la Pléiade portant sur les vies d’auteurs visent en effet à présenter les écrivains comme des contemporains du lecteur, « dévoilés » dans leur nature « véritable ». De cette manière, les auteurs de la majorité des Albums de la Pléiade cherchent à présenter les écrivains tels qu’en eux-mêmes, en tant que personnes ancrées dans un quotidien banal, auxquelles les lecteurs s’identifieraient aisément[24]. Cette stratégie de contemporanéisation des écrivains canoniques se voit renversée dans l’Album NRF, où François Nourissier adopte une rhétorique rétrospective sur l’entreprise qu’est LaNouvelle Revue française. Par le biais d’affirmations telles que « il faut faire un effort d’imagination pour mesurer, neuf décennies passées, la force de la rupture que recelait la bombe NRF[25] », l’auteur insiste sur l’aspect historique de la NRF qui s’est créée et développée au cours d’une époque révolue. Nourissier ne cherche pas à donner une impression de contemporanéité pour une revue et une maison d’édition qui, pourtant, continuent à fonctionner de nos jours ; il regarde ce « siècle NRF » du haut de l’an 2000, moment jusqu’auquel ont convergé les évolutions de La Nouvelle Revue française :

Les réflexions risquées à propos des années 1950-1965 environ ne sont plus tout à fait applicables à l’édition de cette fin de siècle. Force est de se demander, au tournant du millénaire, si la littérature de notre époque, celle qui sera jugée dans vingt ans, n’a pas déjà commencé à se faire dans quelque rue de Paris d’où rayonnera un jour autant d’énergie symbolique que du 5, rue Sébastien-Bottin[26].

L’approche de Nourissier, qui consiste à situer sa critique dans le temps présent, est incongrue pour la collection des Albums de la Pléiade, qui se présentent généralement comme des ouvrages intemporels. L’affiliation explicite de Nourissier à la critique du tournant du millénaire permet à l’auteur de porter un regard rétrospectif sur la NRF, et de mesurer toute institution future à l’ampleur de son succès. Si la collection vise donc habituellement à faire revivre des auteurs défunts, il n’en est nul besoin dans le cas de LaNouvelle Revue française, qui poursuit son activité jusqu’aujourd’hui. Il s’agit dès lors au contraire de patrimonialiser la NRF et de l’inscrire dans l’histoire, afin d’en démontrer l’impact sur les générations qui ont suivi sa création. Dès la brève introduction de l’ouvrage, intitulée simplement « Remarque et remerciements », François Nourissier avertit en effet son lectorat :

On comprendra que j’aie volontairement évité de citer, en particulier dans la fin de ce récit, des écrivains – mes contemporains ou mes cadets –, leur présence ou leur absence risquant de prendre un caractère de flatterie ou d’hostilité, voire d’apparaître comme un « saupoudrage » d’amabilités jetées au petit bonheur[27].

Par le biais de cette affirmation, Nourissier confère une tonalité canonisante à cet Album qui vise à présenter la NRF en tant que monument historique, les événements contemporains étant encore trop récents pour avoir subsisté à l’épreuve du temps. Nourissier s’aligne à travers ces propos sur le refus tacite des Albums de la Pléiade à traiter d’auteurs de leur vivant – toutefois, contrairement au reste de la collection, le processus de monumentalisation est ici rendu transparent. L’Album NRF vise à sacraliser l’institution, en montrant l’histoire dans laquelle cette collectivité s’est inscrite et qu’elle a à son tour forgée comme un passé immuable sur lequel se fonde la littérature contemporaine.

Le sacre par la familiarité

De par son ambition critique appuyée par une rétrospective laudatrice sur La Nouvelle Revue française, l’Album NRF se démarque clairement du reste de la collection d’un point de vue rhétorique. À plusieurs égards cependant, le volume s’inscrit pleinement dans la continuité de la série, aussi bien d’un point de vue formel, au moyen de la scénographie de l’album photo, que du point de vue de son orientation vers un public a priori familier avec l’objet traité. Si l’objectif, dès lors, n’est pas de convaincre le public de la valeur du patrimoine littéraire présenté, le volume vise toutefois à construire une certaine image de la NRF auprès de ces lecteurs. Le style d’écriture de François Nourissier, résolument plus « littéraire » que celui de bon nombre d’autres Albums de la Pléiade, est très dense et relativement opaque – l’auteur renvoie ainsi à des faits et des personnages sans poser le contexte des événements dans un cadre plus large. La relation entre la NRF et Gallimard n’est entre autres pas explicitée dans le volume ; la situation littéraire et sociale en dehors de la NRF ne sera mentionnée qu’en filigrane. Il en va de même pour de nombreux écrivains : si des paragraphes entiers sont destinés à brosser le portrait de certains personnages centraux au projet, tels que Gaston Gallimard, Jean Paulhan ou Jacques Rivière, d’autres auteurs ayant collaboré à la revue ainsi que leur rôle précis dans l’entreprise ne font l’objet d’aucun commentaire.

Ainsi, par exemple, on apprend l’existence du « Circuit » dans les premiers paragraphes du volume :

La première NRF, datée du 15 novembre 1908, fut moins un flop qu’un raté. Les créateurs s’étaient commis avec des étrangers à la chapelle, au groupe, au « Circuit » déjà fiévreux et vigilant. Pas assez, puisque en contrebande fut glissé une manière d’hommage à D’Annunzio, inexpiable manquement au goût, et que Mallarmé fut écorniflé[28].

Si Nourissier annonce ici le positionnement politique de la revue, il n’explicite guère le rôle de D’Annunzio dans le contexte sociopolitique de l’époque, faisant appel à la culture générale du lecteur. Mais qu’en est-il de ce « Circuit » mystérieux ? L’auteur n’en dit pas un mot à un lecteur qui, face à un tel panthéon littéraire, a sans doute amplement pris connaissance du cercle gidien et de son rayonnement culturel. L’emploi de tournures ainsi que d’un système de références relativement opaques constitue un effet de rhétorique propre aux Albums de la Pléiade qui s’adressent au « public cultivé » visé par leur collection mère, et dont la constitution en cénacle se voit renforcée dans le cadre d’un volume dédié à l’ensemble de l’institution éditoriale. Nourissier créé de cette façon une forme d’intimité entre le lecteur et le collectif de la NRF : en présentant les faits, les personnages et leurs relations comme des évidences, il donne l’illusion au lecteur de l’entraîner dans la confidence d’un cercle privilégié.

L’impression d’une forme d’intimité du lecteur avec le collectif de la NRF se voit également consolidée par l’autre revers de l’écriture de Nourissier : en opposition au style objectif et factuel de la majorité des Albums de la Pléiade, l’Album NRF porte en effet des marques d’une subjectivité auctoriale non dissimulée. À de multiples reprises, l’auteur manifeste clairement sa présence dans le texte en évoquant les souvenirs qu’il garde de l’époque de formation de la NRF, comme en témoigne cet extrait où Nourissier s’entretient avec Gaston Gallimard :

Pendant que s’arrondissaient les questions, les feintes confidences, les soupirs, les sourires, j’essayais de prendre conscience de la situation : j’écoutais Gaston Gallimard me parler familièrement. Avais-je l’outrecuidance de trouver cela naturel ? Tout m’étonnait chez mon interlocuteur : le léger embonpoint, le noeud papillon, l’oeil attendri et vif, mais vite moqueur, et l’os qui n’était pas loin sous sa peau. « Mais cet homme veut me séduire ! », aurais-je pu m’écrier. J’étais en train de découvrir de quel matériau était fait cet éditeur à l’ancienne[29].

Il s’agit là d’un extrait du long « chapitre » consacré à Gaston Gallimard, ses « modèles et concurrents[30] ». Nourissier raconte sa première rencontre avec l’éditeur, en proposant un point de vue personnel qui évoque des détails familiers tels que l’apparence physique de Gallimard. La description est accompagnée d’un portrait de Gaston dans sa pleine posture du « grand éditeur », assis derrière son bureau, le regard perçant, un dossier posé devant lui – une photographie qui appuie l’impression subjective de Nourissier par un portrait photographique qui se veut « objectif ». À d’autres moments, l’auteur évoque des anecdotes personnelles au sujet de la littérature qu’il lisait du temps de son adolescence :

Peu lecteur avant quatorze ans, boulimique ensuite, j’ai court-circuité les livres pour la jeunesse. À peine sorti de Jumbo, ratant Les Trois Mousquetaires et Jules Verne (que j’ai lus plus tard avec un sérieux et une avidité préjudiciables au plaisir), je me suis jeté sur la « vraie » littérature vers Noël 1940. Ce plongeon fut tenté sous le regard amusé de Jean Levaillant, mon professeur de lettres, qui me déniaisa sans essayer de me diriger[31].

Après une longue digression sur ses lectures de l’époque, Nourissier en viendra ensuite à la NRF, dont la couverture signifiait alors pour lui un gage de qualité littéraire certain ; toujours est-il que le récit à la première personne du singulier, cette forme personnelle et anecdotique, est sans précédent dans les Albums de la Pléiade. L’emploi du « je », pivot de la dimension personnelle et rétrospective du récit, fait transparaître une certaine affection de l’écrivain envers la maison d’édition, entraînant par là même un investissement émotionnel potentiellement plus important de la part du lecteur.

Le résultat de ces incursions récurrentes de l’auteur dans le récit, ainsi que des anecdotes présentées sous forme de « souvenirs », est un sentiment de familiarité naissante du lecteur avec le groupe NRF. Cet effet est davantage rendu possible par le médium de l’album, particularité par excellence de la collection. Le médium de l’album photo, qui prête sa scénographie à la série, relève en effet du domaine de l’intime, voire du familial, par son usage[32]. Le sous-titre de l’Album NRF indique, à l’instar de tous les autres volumes de la collection, la formule « Iconographie choisie et commentée par X », et remplit le rôle d’une déclaration d’intention d’un point de vue médiatique : les Albums de la Pléiade visent à attirer l’oeil du lecteur principalement sur les images, préférant la « mimésis » plutôt que la « diégésis »[33] en tant qu’outil de représentation du patrimoine littéraire.

La quintessence de la série tient précisément à ce choix médiatique, qui devient ici également un choix générique – les volumes successifs de la collection s’approprient en effet l’« album » comme type de discours plutôt qu’un simple support médiatique[34]. L’album photo relève des pratiques accessibles à tout un chacun, et est généralement destiné à l’usage d’un petit comité dans un cercle privé. La mobilisation d’un tel médium confirme la volonté d’une « familiarisation » rhétorique du lecteur avec les écrivains et le collectif ; davantage, le mode de distribution des Albums, basé sur le principe de l’exclusivité de ces livres offerts à l’élite des lecteurs fidèles de la Bibliothèque de la Pléiade, renforce l’idée d’un « cercle restreint » des destinataires de ces volumes. Cette configuration médiatique précise présente la NRF comme une « famille » dont l’histoire a été documentée a posteriori sur les pages d’un album photo ; en étant autorisé à le contempler, le lecteur éprouve le sentiment d’être introduit dans ce cercle familial désirable. L’établissement de la relation intime entre le lecteur et l’auteur se scénographie ainsi à travers le geste du collectionneur qui régit aussi bien le médium de l’album photo que celui de la série de la Pléiade et ressort droit des pratiques de l’intime, selon Patrice Flichy dans son étude sur l’intimité, où il cite à cet égard Walter Benjamin : « [L]’art de collectionner est une forme de ressouvenir pratique[35]. »

Conclusion

L’Album NRF constitue une exception au sein des Albums de la Pléiade à bien des égards. Si la collection consacre son « panthéon littéraire » à des écrivains majoritairement affiliés à la maison Gallimard, cette relation est passée sous silence au sein des volumes, qui se concentrent directement sur les écrivains et leur apport au patrimoine littéraire. L’Album de la Pléiade consacré à La Nouvelle Revue française propose toutefois la première forme d’une auto-célébration explicite de l’éditeur, et une tentative de la part de Gallimard de mettre l’institution sur un pied d’égalité avec les écrivains canoniques en tant qu’agents du façonnement du patrimoine littéraire français. Au sein de ce volume, la configuration discursive du texte de François Nourissier tend vers l’essai dans sa manière d’approcher l’histoire de LaNouvelle Revue française ; l’auteur vise ainsi à légitimer l’inclusion d’un volume dédié à la NRF dans la collection en proposant des questionnements et des analyses de l’histoire de l’institution. Dans un même temps, bon nombre de passages sont rédigés dans un style personnel, faisant transparaître la présence de l’auteur dans le texte. Les tonalités changeantes du récit résument ainsi la dualité qui se joue sur les pages de cet Album, entre une approche familière de la NRF et une volonté de son inscription dans le panthéon littéraire auquel se consacre la Pléiade.

L’ensemble de la collection des Albums de la Pléiade adopte une stratégie générale d’auto-légitimation par des modes de contemporanéisation des auteurs, tout en les inscrivant dans leur propre temps afin d’appuyer la pertinence de leur inclusion dans le canon littéraire. L’Album NRF réfute cependant explicitement toute forme de contemporanéisation : Nourissier porte volontairement un regard rétrospectif sur une époque révolue sur laquelle LaNouvelle Revue française a posé son empreinte. De ce fait, l’Album NRF constitue un point d’ancrage pour le positionnement critique de la collection : le volume prend en compte un passé patrimonial, mais il se situe également dans le paysage critique de son temps. Par ailleurs, la dimension rétrospective du volume a pour fonction de contribuer à la construction d’un mythe autour de la NRF et de son apport au patrimoine littéraire. La Nouvelle Revue française est montrée comme une collectivité privilégiée, une « religion » dans le champ littéraire. La scénographie de l’album photo, marque de fabrique de la collection, autorise le lecteur à voir les « coulisses » du collectif ; de cette manière, l’Album donne au lecteur l’impression de rentrer dans l’intimité du cercle restreint de la revue et de la maison d’édition, tout en lui rappelant la dimension monumentale de l’impact qu’a eu l’entreprise sur le champ littéraire francophone.

Cette double stratégie de patrimonialisation de la NRF, en même temps qu’une familiarisation du lecteur avec l’institution, témoigne d’un objectif visé par l’Album sensiblement différent du reste de la collection. Si les Albums de la Pléiade tendent à présenter les écrivains comme des « contemporains » en dévoilant le revers intime de leurs vies, c’est parce que le statut canonique de ces auteurs est difficile à remettre en question par le lectorat. Bien que l’effet final d’une telle mise en scène demeure bien une patrimonialisation des écrivains, la stratégie sous-jacente est dissimulée par la rhétorique du « dévoilement » adoptée par la collection. Dans le cas de l’Album NRF cependant, la volonté d’une monumentalisation de La Nouvelle Revue française transparaît explicitement dans le choix de l’auteur du volume, le récit rétrospectif, ainsi que l’iconographie centrée sur la vie littéraire du collectif, laissant entendre, par comparaison avec le reste de la série, que le statut canonique de la NRF ne relèverait pas encore de l’évidence pour le lectorat de la Pléiade.

Le patrimonial et le contemporain se rencontrent enfin dans le pénultième « chapitre » du récit, intitulé « Remerciements », dans lequel François Nourissier passe en revue les raisons qui l’ont poussé à entreprendre la rédaction d’un Album de la Pléiade consacré à la NRF :

J’avais envie de poser quelques questions : comment nous apparaissent les derniers grands fous de lecture au moment où la lecture se recroqueville pour un ultime combat ? Des chimériques, des archaïques, des saints, d’heureux innocents ? Comment se faisait et vivait la littérature au moment des lecteurs-rois ? Qu’est-ce qui remplacera l’écriture omniprésente, la main à plume, le passage immédiat de l’acte au texte, maintenant que chaque jour invente une nouvelle forme de communication ? Quel était le rapport des écrivains à la langue dans un temps où sa défense, sa sauvegarde, voire son sauvetage n’étaient pas la préoccupation permanente et flatteuse des académiciens, des ministres et de quelques grammairiens[36] ?

L’écrivain semble ici plaider pour un temps passé, un chapitre définitivement clos de l’histoire littéraire, vu du haut d’une situation littéraire en constant mouvement. Le dernier « chapitre » du volume s’intitule « Et demain ? » ; Nourissier ouvre la discussion de l’avenir de la littérature et du rôle qu’a à y jouer la NRF dans le courant de ce « siècle commerçant[37] ». Cette interrogation, qui amène le lecteur à spéculer sur le sort de la revue et de la maison d’édition, synthétise l’esprit de l’Album NRF qui s’ouvre sur un refus de traiter des auteurs contemporains. Par le biais d’un tel incipit, l’auteur pose en effet la question de la relation instable entre le canon littéraire et la notion de contemporanéité : pour intégrer le patrimoine littéraire, est-il nécessaire de faire partie d’une histoire révolue ?