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La souveraineté se pose désormais de façon réfractée – il y a des souverainetés. Des souverainetés qui se trouvent de surcroît qualifiées. La souveraineté est morte. Les contingences historiques nous contraignent de conjuguer avec des souverainetés accompagnées d’épithètes : souveraineté culturelle, souveraineté économique, souveraineté politique, souveraineté agricole, sans parler de dérivés nominaux composés, tel que la « souveraineté association », « avec ou sans trait d’union », qui a animé le débat politique du Québec dans les années soixante-dix et quatre-vingts.

Qui plus est, il est question dans les affaires publiques et économiques, en marge de ces souverainetés partielles, qualifiées et parfois concurrentes, des « transferts de souveraineté ». Ces transferts de souveraineté, dont les plus souvent mentionnés sont ceux allant des pays membres de l’Union européenne à la Commission de Bruxelles, ne concernent pas seulement les concessions de prérogatives que des États nationaux font à des paliers de gouvernement internationaux ou supranationaux qu’ils sont conjointement à instituer. Ils concernent aussi, ces transferts de souveraineté, une diminution des pouvoirs de l’État au profit d’entités privées et souvent transnationales du secteur des affaires.

C’est littéralement ce qu’affirme le Français Claude Bébéar, président du conseil de surveillance de la société AXA, classée troisième au monde parmi les entreprises oeuvrant dans le domaine de l’assurance, et, par ailleurs, président d’un groupe d’influence (think tank) ultra-libéral qui a osé se baptiser l’Institut Montaigne. Dans un article qu’il consacre à une conférence que celui-ci a tenue aux Hautes études commerciales (HEC) de Montréal, en avril 2006, le journaliste Éric Desrosiers du quotidien montréalais Le Devoir paraphrase d’abord ses propos : « Les gouvernements et les nations doivent à tout prix résister aux tentations du protectionnisme et accepter de céder une part de leur souveraineté, estime le président du conseil de surveillance du géant français de l’assurance AXA, Claude Bébéar. Il en va de la paix du monde, comme de leur propre intérêt. »[1] – avant de le citer ensuite :

« Aujourd’hui, effectivement, dès que j’entre dans le village mondial, je dois accepter de devoir négocier avec les autres membres du village alors que, quand j’étais tout seul dans ma forêt avec ma famille, j’étais le chef incontesté. Mais là, je suis dans le village. Je dois abandonner une partie de ma souveraineté, mais je profite de tous les avantages du village. »[2]

Bébéar ne se contente pas d’assimiler les tenants de la souveraineté d’État à de primitifs chefs de tribu et autres nostalgiques rétrogrades, il souhaite que soit confiées, par ce transfert de souveraineté aux meneurs de la scène financière, des responsabilités qui ne pouvaient jadis relever d’instances autres qu’étatiques, par exemple celle d’organiser la paix.

Cette confusion entre les « souverainetés » politique et désormais financière reste sourdement entretenue, parce que les États ne sont plus que des instances parmi d’autres. Les multinationales sont devenues plus puissantes que bien des pays et se présentent désormais d’égal à égal comme des « économies ». On peut ainsi comparer, comme s’il s’agissait d’entités de même nature, les économies du Brésil et de Coca-Cola. Mais puisque « le développement du commerce est porteur de paix »[3] – selon un Bébéar qui feint d’ignorer par exemple les quatre millions de morts provoquées en République démocratique du Congo pour le contrôle occidental de gisements miniers et de pétrole –, on peut présenter les causes des inégalités économiques comme des éléments de sa solution, ainsi qu’en rend compte le journaliste Éric Desrosiers (dans une novlangue en vertu de laquelle le droit à la concentration mondiale des richesses se laisse traduire par les vocables traditionnellement associés aux apologies de l’État de droit) :

« Ce qui ne veut pas dire que le monde doit devenir une jungle. Quand des multinationales sont plus riches et puissantes que bien des pays, il importe d’établir des règles et certains principes de justice. «Il faut trouver des façons de protéger les faibles par rapport aux forts, surtout lorsque vous êtes vous-même un fort», explique Claude Bébéar. Cela veut dire permettre aux pays les plus pauvres de bénéficier de privilèges commerciaux particuliers, et ainsi d’accepter de céder une partie de sa souveraineté nationale au profit de traités et d’institutions internationales au nom du bien commun en matière de finances, de santé ou d’environnement. »[4]

Cette souveraineté de la haute finance n’a d’ailleurs plus rien à voir avec une « souveraineté populaire » que sont partiellement censés refléter les États « démocratiques » à leurs heures, parce que, selon Bébéar, lorsque les États cherchent, fût-ce timidement, à s’interposer auprès des décideurs financiers, ils le font sous la pression de «populations [qui] ne sont pas toujours très évoluées sur le plan économique»[5]. La souveraineté financière cherche à ne plus devoir se soucier de la peuplade sous-évoluée.

La « souveraineté de la finance » ne procède d’aucune métaphore et ne désigne pas davantage une zone floue de non droit. Pas plus qu’elle n’est l’apanage exclusif d’entités financières internationales telles que le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale ou l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Les tenants d’opérations financières qui ne reconnaissent en rien les contraintes qu’implique l’existence des États de droit, se sont donnés, paradoxalement avec les instruments mêmes du droit constitutionnel et étatique, des structures qui visent essentiellement à neutraliser les États constitutionnels et la portée de ce droit qui leur est afférent. C’est cette « souveraineté » qu’exercent les acteurs financiers, lorsqu’ils ont inscrit leurs affaires dans la myriade d’États confettis que constituent les paradis fiscaux, ports francs et zones franches du monde : les Bahamas, les Bermudes, les Îles Anglo-normandes, Monaco, ou des zones intranationales telles que Singapour ou la City de Londres.

Par exemple, la société Axa de Claude Bébéar, afin de contourner les désagréments du fisc, a ouvert des comptes bancaires au Luxembourg[6]. La haute finance tire là profit d’une souveraineté politique.

La Souveraineté offshore

Aujourd’hui, la moitié du stock mondial d’argent transite par ces paradis fiscaux et judiciaires. On n’en dénombre pas quelque 80 par hasard ; les paradis fiscaux sont nombreux parce que l’expression « paradis fiscal » est un terme générique fort insatisfaisant, qui désigne des contextes fiscaux et juridiques tous singuliers : en réalité, chaque paradis fiscal est le double négatif de mesures en vigueur ailleurs dans un État de droit. Autrement dit, sans les États de droit, il n’y aurait pas de paradis fiscaux qui permettent à ceux qui en tirent profit de contourner la série de contraintes à quoi ils résument les États de droit. La géographie offshore est donc un système de triche à la carte. Tandis que tel État offshore se spécialise dans la corruption politique, tel autre accueille les particuliers nantis qui fuient leur juridiction nationale, tandis qu’un troisième accueille, lui, les transnationales qui échappent au fisc et procèdent à de multiples combines financières et juridiques pour masquer leurs pratiques criminelles, et qu’un quatrième se voue à déjouer telle ou telle juridiction nationale précise, comme c’est le cas par exemple pour la Barbade par rapport au Canada.

Dans les paradis fiscaux, un slogan jadis généreux se réalise sous un jour macabre, puisqu’il y est littéralement interdit d’interdire. C’est pourquoi les paradis fiscaux sont aussi et surtout des paradis judiciaires. La Suisse ou les Îles Caïmans, qui se spécialisent respectivement dans les transactions relatives à la corruption politique et dans les montages financiers frauduleux, font de la violation du secret bancaire un délit pénal. Certains pays offshore ont transformé cette immunité juridique des grands titulaires de capitaux en des articles de leurs « constitution ».

Ce renversement de sens typique des procédés pervers place potentiellement l’interlocuteur éventuel d’un juge d’instruction travaillant dans un État de droit dans la situation de l’incriminé, à la place des criminels qui se trouvent à faire fructifier leurs affaires dans ces non-lieux juridiques.

Parce que, on s’en doute, les criminels pullulent dans les paradis fiscaux. C’est précisément parce que les paradis fiscaux et judiciaires contribuent à favoriser le crime que des instances internationales, parfois pourtant pro-capitalistes, se sont émues de leur développement ces dernières années. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) s’est prononcée sur l’évasion fiscale[7], le FMI sur la spéculation boursière et les délits d’initié[8], le G-7 sur le trafic de la drogue et le financement du terrorisme[9]. Au même moment, des ONG faisaient mention des paradis fiscaux dans plusieurs rapports et travaux, précisément en relation des préjudices d’ordre criminel : Global Witness[10], Oxfam international[11], Transparency international[12], Survie France[13] ou l’Association pour la taxation des transactions financières[14] ont tour à tour dénoncé la corruption politique, le trafic d’armes, le mercenariat, les crimes d’État, la contrefaçon ou encore le transport de matières dangereuses ou protégées, que facilitent et qu’autorisent les paradis fiscaux… Des chercheurs s’ajoutent à ce nombre, Alain Labrousse sur la question des drogues[15], Richard Poulin sur les industries du sexe[16], sans parler des magistrats européens, tels que Renaud van Ruymbeke[17] et Jean de Maillard[18], qui reprochent aux États de droit de les cantonner au territoire national alors que la finance criminelle oeuvre, pour sa part, sur une échelle mondiale, à travers les infrastructures financières admises par les « démocraties ».

Ces trafics illégaux ne connaissent pas seulement leur heure de gloire, en marge de toutes les contraintes étatiques qui pèsent par ailleurs sur les citoyens du monde (le terme citoyen tendant à devenir un euphémisme pour désigner la pauvre dupe qui croit encore à la portée d’un quelconque « contrat social », ou qui est du moins obligé de le faire). Ces trafics génèrent également à leur tour ces « économies » mentionnées en début de texte.

Ces économies du crime, soit ces budgets qui se chiffrent en milliards $us et rivalisent avec les moyens des États de droit, se constituent de fonds qui se trouvent aujourd’hui largement réinvestis dans le marché économique traditionnel et s’imposent désormais comme des sources de financement incontournables (sans parler de la corruption politique au Nord comme au Sud). Les banques largement présentes dans les paradis fiscaux ainsi que les deux chambres de compensation Euroclear et Clearstream prévoient les modalités para-juridiques par lesquelles il sera possible et facile de blanchir l’argent du crime aux fins d’investissements dans les secteurs licites de l’économie. Une souveraineté politique du type de celles du Panama, des Îles anglo-normandes ainsi que de la Suisse et du Liberia ne pose pas problème seulement dans la mesure où elle inverse le droit comme un gant en criminalisant la divulgation du secret bancaire autour d’opérations hautement criminogènes, mais dans la mesure où elle autorise librement des transferts de fonds massifs entre des entités criminelles et d’autres qui ne le sont pas. Ce métissage est requis dans le processus du blanchiment d’argent : tout comme les petits revendeurs de drogues blanchissent leurs profits dans de petits commerces de quartiers (la technique du « mille-feuilles » des célèbres blanchisseries), à une autre échelle, les grands argentiers du crime recyclent leurs fonds considérables dans des structures prévues à leur mesure, soit à la bourse, à travers des entreprises privées cotées en bourse, des sociétés d’import-export, des compagnies aériennes, des banques…

Le juriste Jean de Maillard écrit : « Le développement considérable des paradis bancaires et des sociétés off shore a été parallèle à l’augmentation des activités fictives justifiées par les seuls besoins de dissimulation d’argent sale. Pourquoi a-t-on laissé ces havres criminels se multiplier ? Parce que la finance occulte a toutes les apparences de la vraie. Elle partage les mêmes circuits et répond aux mêmes exigences de solvabilité et de crédit »[19]. L’économie du crime est à concevoir désormais comme un vaste réseau dont certaines parties se déploient nécessairement dans des aires de légalité et d’autres dans des zones d’opacité totale, sans qu’il ne soit possible de faire la part des choses. L’ex-conseillère onusienne sur le blanchiment d’argent, Marie-Christine Dupuis-Danon, écrit dans son livre Finance criminelle, au chapitre de la « Géopolitique du blanchiment » : « On assiste à une confusion inquiétante entre les notions d’illégalité et de légalité. La mondialisation, par la facilité des transferts qu’elle permet, amène en effet un nombre croissant d’individus et d’entreprises à ne plus se demander si un acte est répréhensible par lui-même mais s’il existe un moyen de l’effectuer en toute légalité quelque part dans le monde »[20].

Les sociétés qui se prêtent à ce type de manoeuvres sont éminentes : la pétrolière Elf se sert de sa couverture légale pour vendre massivement des armes en Angola[21], la ligne aérienne Air America qui appartenait secrètement à la CIA permet le trafic de drogues tout en transportant des civils[22] ou la banque Canadian Imperial Bank of Commerce (CIBC) gère les comptes suisses de la garde rapprochée du dictateur Omar Bongo[23] en même temps que ceux d’honnêtes épargnants de la succursale Côte-des-Neiges de Montréal.

Cette autonomie politique de la finance dont parle Claude Bébéar, cette souveraineté, je la nomme souveraineté offshore. Elle désigne un réseau complexe de leviers qui permet aux tenants des paradis fiscaux et judiciaires d’agir sans être le moins gênés par les États de droit tant dans les domaines financiers et économiques que juridiques, militaires, maritimes et politiques.

Les paradis fiscaux ne constituent pas pour autant le repaire d’une « finance parallèle » ou un monde à part de la triche, mais ils sont le refuge juridique et politique d’une finance souvent criminelle qui reste tout fait imbriquée dans l’économie licite et traditionnelle qu’encadrent par ailleurs les États de droit.

Ce renversement pervers de la « souveraineté » politique par des intérêts criminels a déteint sur la notion elle-même de « souveraineté » au point de la rendre problématique et indésirable. C’est la conclusion explicite que tirent les députés et principaux animateurs de la mission parlementaire française sur le blanchiment à l’échelle européenne, à savoir que la souveraineté d’État devient elle-même l’ennemi paradoxal de l’État de droit. L’un d’eux, Vincent Peillon, écrit : « L’Europe est pour nous à la fois une évidence et une pertinence. Nous sommes des parlementaires français, mais ce qui fait obstacle à la lutte contre le blanchiment et la criminalité, c’est d’abord le souverainisme des nations. Notre combat est donc européen et international. »[24] Ou antinational, supranational. La solution au problème passe par la création d’aires de justice qui ne connaissent pas davantage les frontières que les circuits financiers offshore.

Cette revendication est aussi celle des sept juges qui ont signé il y a plus de dix ans, le 1er octobre 1996, l’Appel de Genève réclamant plus de latitude pour la justice.[25] Ces magistrats européens réclament de pouvoir circuler eux aussi librement à travers l’espace européen.

Une telle mesure strictement européenne aurait bien entendu pour conséquence de favoriser dans le marché de la loi les paradis fiscaux européens non membres de l’Union. Cela révèle le double statut de la souveraineté et la spirale de la concurrence par le bas que se livrent les États, traditionnels ou factices, face à ceux qui disposent de capitaux massifs.

Si est souverain celui qui tranche dans les contingences historiques, et si on reconnaît immédiatement le souverain en celui qui, historiquement, fait peser ses décisions sur le cours contingent des choses, les paradis fiscaux contribuent aujourd’hui à rendre secrets moins des opérations et données bancaires que l’identité de celui qui dispose effectivement, qui tranche et conclut. Qui est souverain ? C’est là peut-être la principale question politique de l’époque.

Le juriste français Jean de Maillard reconduit continuellement une contradiction fondamentale qui n’est pas du tout imputable à sa pensée mais à un état de fait objectivement contradictoire dans lequel nous nous démenons sans nous en rendre compte : d’une part, il avance dans son livre Le Marché de la loi la thèse voulant que les États de droit soient actuellement tout à fait débordés par les entités criminelles qui prolifèrent offshore, mais déclare au magazine Jeune Afrique / L’Intelligent, d’autre part, qu’il suffirait d’un coup de crayon des États de droit pour faire disparaître ces centres offshore.

« L’élément déterminant de l’évolution sociologique, pour ce qui concerne plus directement la question criminelle, se trouve dans cet épuisement de la dynamique structurante de l’État régulateur, modernisateur et “instituteur du social”. Les États-nations ayant perdu une grande partie de leur capacité organisatrice et régulatrice jusque dans le domaine social, ont vu disparaître aussi, et au premier chef, leur légitimité à réglementer l’espace privé des individus. »[26]

« Les paradis fiscaux ne sont que des leurres dans le système financier international et n’existent que parce que les grands pays industrialisés ont besoin d’eux. On nage en pleine hypocrisie : on fait comme si ces pays étaient indépendants et qu’il ne fallait pas s’ingérer dans leurs affaires alors que les trois quarts sont des dépendances des États-Unis et de la Grande-Bretagne. Ils n’existeraient pas si on décidait qu’ils n’existent pas, c’est aussi simple que ça. »[27]

Cet État débordé par les milieux criminels aurait pourtant, si l’on suit la pensée de Maillard, la force de s’imposer auprès d’eux, au point de les menacer de disparition. Cette approche, quoique contradictoire, est assumée par cet ensemble de pays souverains que forme l’Union européenne. On l’a constaté lorsque l’Union a eu à arbitrer le différend qui a secoué les deux chambres de compensation mondiale que sont Euroclear de Bruxelles et Clearstream du Luxembourg.

Ces deux concurrentes se sont trouvées en conflit lorsqu’en 2003, la Deutsche Börse s’est porté acquéreur de Clearstream et a gêné les opérations de sa rivale sur le marché allemand des changes qu’elle contrôle. L’Union européenne y a vu une entrave au principe de concurrence et s’est interposée pour établir les règles du jeu[28]. Or, Clearstream venait d’être cédée à la Deutsche Börse des suites de révélations faites par le journaliste Denis Robert et un ancien employé, Ernest Backes, à propos de très compromettantes activités de corruption, de blanchiment d’argent, de marchés illicites et de transactions frauduleuses que permettait activement ou passivement le mécanisme de ce service de compensation[29]. Clearstream est la banque des banques. Denis Robert a écrit dans l’un de ses livres : « La liste des comptes d’une société de clearing comme Clearstream est une formidable photographie de la planète financière. Une photo inédite, et d’un réalisme saisissant. Le Portugal y apparaît cent fois plus petit que les Îles Caïmans. Le Luxembourg y est mille fois plus grand que tout le continent africain. Clearstream est une boîte noire de la mondialisation. Le frôlement d’un doigt sur le clavier d’un ordinateur à Buenos Aires se transforme en milliers de transactions enregistrées dans ses livres. Tout s’y inscrit. La firme dématérialise les titres et les enregistre sous forme de numéros. Tous les titres : les actions, les bons du Trésor, les obligations… »[30], ce à quoi on peut bien sûr ajouter les transactions financières elles-mêmes.

On peut comprendre sans aller dans le détail que la commission de Bruxelles, et donc les États nationaux souverains qui se trouvent à commander ses politiques, s’est trouvée à encadrer juridiquement, au nom de la libre concurrence, deux entités qui ont notamment pour objectif notoire, non seulement de faciliter l’échange de titres et de fonds, mais de lessiver l’argent sale de manière industrielle. (Clearstream consignait annuellement 65 mille milliards $us il y a près de dix ans[31].)

Le paradoxe, donc, ne consiste pas tant en cette caution européenne, mais dans le besoin qu’éprouvent encore les tenants des opérations offshore d’en appeler aux instances publiques pour arbitrer leurs différends.

L’Union européenne et la souveraineté offshore

Mais on est aussi autorisé à se demander dans quelle mesure l’Europe n’est pas entièrement partie prenante de cette logique. Il arrive qu’elle ne fasse rien pour le cacher, si tel est le cas. Non contente d’encadrer l’activité offshore, il lui arrive d’intégrer en son sein des représentants politiques de cette élite contestée. Ce fut le cas dans le dossier des pavillons de complaisance. On sait qu’en vertu de leur souveraineté, les pays qui gèrent des ports francs et dispensent des pavillons de complaisance empêchent l’Organisation maritime internationale (OMI) de les contrôler. L’Europe pourrait bien entendu peser de tout son poids dans un tel forum, mais l’actuel commissaire européen à la pêcherie et aux affaires maritimes est Joseph Borg, un Maltais, ancien ministre des Affaires étrangères de la République de Malte de 1999 à 2004[32]. Malte est un des ports francs les plus permissifs au monde. Elle se « distingue » comme un port franc dont les bateaux sont le plus souvent coincés dans le monde pour infractions aux règles internationales sur la sécurité, soit 443 occurrences. Si Grégoire Duhamel s’en amuse dans son guide de 2006 intitulé Les Paradis fiscaux[33], les Normands qui ont vu le bateau l’Erika s’échouer sur leur côte en 1999 et provoquer une marée noire, rient moins. Le propriétaire du navire, Tevere Shipping, était inscrit à Malte. 30 000 tonnes de fioul y ont été déversés le 12 décembre 1999. Une autre société maltaise, Camillieri, était impliquée dans la gestion du navire. Le secret bancaire est de mise à Malte et on peut y ouvrir des comptes à numéros ; un tel régime d’opacité empêche toute enquête d’avoir lieu sur les responsables d’un semblable désastre.

Une clause sur la double imposition permet aux actionnaires qui enregistrent leurs actifs dans l’archipel de déduire leurs impôts de telle façon qu’ils n’en paient plus que 4,17 %. « La République de Malte […] s’est dotée d’une législation destinée à encourager l’immatriculation de navires à Malte par des exonérations fiscales. Les navires doivent appartenir à une société maltaise qualifiée, société qui n’est soumise à aucune réglementation limitative en ce qui concerne les actionnaires, les officiers et les équipages. Ces sociétés possédant et exploitant des navires de plus de 2 000 tonnes nettes, immatriculés à Malte, sont exonérées d’impôts sur le revenu et leurs actions ne sont pas soumises aux droits de succession », constate déjà André Beauchamp, au début des années 1980, dans son Guide mondial des paradis fiscaux[34].

De façon plus générale, les ports francs garantissent l’impunité, confortent l’insouciance et facilitent les gestes les plus disgracieux qu’on puisse imaginer, comme ce déversement volontaire, en 2006, par le bateau Probo Koala, de déchets toxiques au large de la Côte d’Ivoire, comparé par les observateurs les plus sérieux à une catastrophe sans précédent depuis Tchernobyl. Il a provoqué de nombreux décès et contraint au moins 500 000 personnes à trouver refuge à l’intérieur du pays. Il est impossible en ces circonstances de connaître les responsables.

« Plus de 528 m3 principalement d’hydrogène sulfuré (H2S), de soude (NaOH) et de mercaptan – produits très toxiques pouvant entraîner la mort – ont été déversés sur 7 sites répertoriés pour le moment à travers la capitale, depuis le 19 août 2006. Arrivé la veille, c’est un navire russe battant pavillon panaméen, le “Probo Koala”, qui a déchargé durant plus de 30 heures ses “slops” – officiellement des eaux usées, contenant un peu de pétrole – comme si de rien n’était. En réalité, sa vidange chimique était bien plus meurtrière. Comment le “Probo Koala” a-t-il reçu l’autorisation d’accoster en Côte d’Ivoire, alors qu’il s’était fait refouler successivement de Guinée, Liberia, Sierra Leone et Nigeria, en raison de son chargement hautement toxique ? […] Comme de coutume pour les convois maritimes de produits pétroliers et chimiques, le “Pobo Koala” a brouillé les pistes, arborant un pavillon de complaisance renvoyant à un paradis fiscal des Caraïbes. Il multiplie aussi les intermédiaires. »[35]

Trois bateaux sur quatre battent aujourd’hui pavillon de complaisance et c’est ce régime juridique, en son représentant maltais, que cautionne l’Union européenne.

Il arrivera pourtant que les instances publiques montrent des dents contre diverses formes d’« abus ». La logique des tenants de la souveraineté offshore est de faire valoir des contraintes exclusivement envers les « citoyens », pour que les avantages offshore n’échoient qu’entre une infime minorité de privilégiés. Lorsqu’il appert que trop de citoyens profitent des largesses offshore par divers services qui se « démocratisent », l’Union Européenne serre la vis. Le commissaire européen à la Fiscalité, Laszlo Kovacs, est parti sans rire, au début de septembre 2006, à la chasse aux citoyens qui détournent le fisc via des centres offshore tels que Singapour et Hong Kong, pour s’assurer que ces pôles respectent des normes sur la taxation de l’épargne semblables à celles qui ont cours en Europe envers les « citoyens ». « L’objectif serait de conclure un accord avec ces pays pour des échanges d’informations financières et des rétrocessions partielles du produit des impôts sur l’épargne déposée par des citoyens de l’UE. »[36] Par exemple, en Allemagne seulement, « on estime l’épargne des citoyens allemands dans les centres offshore à un montant oscillant entre 300 milliards € et 500 milliards €. »[37]

Ces normes ne sont pas efficaces en Europe – « In the first six months of the law’s operation, Switzerland raised only €100m in withholding taxes on the vast savings held there by EU citizens »[38] – mais l’important est peut-être qu’elles le soient à l’étranger, l’Union européenne étant peut-être devenue le représentant politique de ses places occultes.

Nous nous retrouvons donc tous un peu plus hors-la-loi. L’anomie et l’alégalité se « démocratisent », si l’on peut dire, dans l’esprit des inversions sémantiques qui sont « progressivement » de mise. Le quotidien USA Today fait par exemple état, dans son édition du 14 septembre 2004, d’un « réseau de courtiers, de comptables et d’avocats entre autres fournisseurs, qui fait de plus en plus la promotion de trusts et de comptes offshore pour éviter de se conformer au droit, aux débiteurs et, dans certains cas, aux impôts locaux et fédéraux en vigueur aux Etats-Unis »[39]. Le même phénomène se développe en Europe, ce pour quoi l’Union européenne s’inquiète : il faut que les avantages lucratifissimes offshore restent l’exclusivité d’un groupe dominant.