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1 Introduction

Les paradis fiscaux sont au fondement de l’élaboration mondiale d’une souveraineté financière indépendante des États et autres instances publiques, et, paradoxalement, l’Union européenne a largement favorisé leur essor.

Au fur et à mesure que l’Europe de l’après-guerre se remet économiquement des effets de la guerre, les investissements états-uniens sur le continent commencent à porter massivement leurs fruits. Le risque de voir ces retours sur investissement regagner le marché américain est lourd de conséquences. Les États-Unis craignent de voir leur marché intérieur subir les à-coups inflationnistes d’un surplus monétaire. C’est pourquoi ils encouragent leurs sociétés privées à réinvestir ces plus-values financières à l’étranger et ils mettent fin abruptement, en 1973, à la parité entre le dollar us et l’or. Les États-Unis ne veulent plus étalonner à eux seuls la force de cette monnaie mondialisée. Naissent alors les « eurodollars » ― des dollars au statut paradoxal de monnaie officieuse en vigueur dans des pays étrangers aux États-Unis.

Les transactions et investissements libellés en de tels eurodollars donnent leur impulsion à une « planète financière » désormais autonome et souveraine. La prodigalité de cette monnaie a incité les sociétés occidentales à financer de vastes chantiers, à crédit, dans un cadre que ne contrôlait en rien quelque État ou instance publique. « À partir du moment où la finance a pu assurer seule, hors du contrôle des administrations, le financement de l’économie, les banques et les établissements financiers se sont trouvés en position de force. »[1]

Cette autonomie de la finance attire en outre des intérêts criminels et mafieux qui, dans ces années d’après-guerre, cherchent à quitter leurs sphères de développement parallèle et à intégrer leurs activités dans le monde de l’économie formelle et de la finance. Ce qui ne les empêche pas, dans le contexte d’une évidente concurrence déloyale, de continuer à user de méthodes dont le caractère illégal reste flagrant[2].

Cette période faste pour les intérêts financiers confère, dans ces années, une importance accrue aux paradis fiscaux. Ces derniers servent de siège politique à des intérêts qui se sont affranchis de la tutelle de l’État. Ils trouveront leur emblème en ces îles exotiques telles que les Caïmans ou les Vierges britanniques, bien que les plus importants d’entre eux logent souvent en Europe même : Genève, Londres, Luxembourg ou Monaco : des « souverainetés louées ».

Ces pôles financiers offshore confèrent à ceux qui y ont recours toute la latitude qu’ils nécessitent pour jouir sans entrave de la manne eurofinancière qui éclot. Il s’agit d’États taillés sur mesure, où la loi comme le droit se sont inversés tel un gant pour ne plus concerner que le secret bancaire. Ce « secret » entoure de mystère les titulaires de comptes, les détenteurs d’actions, les membres de Conseils d’administration tout comme la nature des transactions que ceux-ci effectuent. Ces États offshore prévoient également, comme on le sait, une absence quasi complète de fiscalité. À cela se sont ajoutés progressivement des zones franches et des ports francs indispensables à la délocalisation d’entreprises, pour faire pression sur les salaires et transporter la marchandise à moindre coût.

« La naissance du marché des eurodollars à la fin des années 1950 marque ainsi le premier pas de la période de mondialisation financière telle que nous la connaissons aujourd’hui : celle d’une circulation des capitaux offshore sans contrôle public. C’est en devenant des acteurs centraux du marché des eurodollars que les paradis fiscaux vont pouvoir acquérir le rôle prédominant qu’ils jouent aujourd’hui. »[3]

Dans les années 2000, on estimait à plus de la moitié du stock mondial d’argent les montants faramineux qui transitent ou résident dans ces coulisses de l’économie formelle.

2 L’Europe et la République de Malte

Les États-Unis et l’Angleterre sont les deux pays qui ont le plus fait pour confirmer politiquement ce rapport de force entre des souverainetés de natures différentes, l’une financière et l’autre publique. L’Angleterre étant européenne, a progressivement fait reconnaître par l’Union européenne (UE), avec d’autres puissances (la France étant attachée à Monaco et l’Allemagne au Liechtenstein), cette logique offshore. Mais avant l’Angleterre, l’Europe compte parmi ses membres originaux un paradis fiscal de choix, le Luxembourg, auquel se sont joints par la suite Andorre, Chypre et la République de Malte, sans parler à nouveau de l’Angleterre elle-même, dont la « City » de Londres est un périmètre offshore mondialement prisé.

Les complaisances européennes envers les milieux financiers offshore sont inouïes. Et rendent difficile d’avaliser les prétentions « démocratiques » d’une Union, dont on a pu, par ailleurs, dénoncer également l’opacité de sa commission bruxelloise, l’importance démesurée des lobbies qui y gravitent et l’ampleur des pouvoirs qui lui sont conférés[4]. Une nomination, tout particulièrement, annoncée le 1er mai 2004, a trahi les penchants offshore de l’UE. Joseph Borg, ancien ministre maltais des Affaires étrangères de 1999 à cette date, a pris la tête de la toute nouvelle commission européenne à la Pêche et aux Affaires maritimes. La République de Malte est un port franc excessivement permissif, qui a su attirer chez elle des hommes d’affaires d’une engeance à laquelle le domaine public ne nous avait pas tout à fait habitués.

Créer un « pavillon de complaisance » en République maltaise est une formalité. Pour des frais modiques, on peut enregistrer sur l’île à peu près n’importe quel navire et créer une société privée chargée de l’administrer de façon à éviter le fisc, les normes du travail, les contraintes sécuritaires et les lois environnementales des États de droit voisins. Le taux d’enregistrement de la flotte mondiale de navires à Malte frise les 10 % [5]. Le fisc, suivant un certain nombre de contorsions administratives, n’excède jamais 4,17 % pour les non-résidents de l’île. Dans l’humour noir qui caractérise traditionnellement les Guides de paradis fiscaux, Grégoire Duhamel ajoute que dans la République maltaise,

« quatre cents quarante-trois navires battant pavillon maltais ont ainsi été consignés pour infractions aux règles internationales sur la sécurité entre 1996 et 1998 ! L’âge moyen de la flotte maltaise, une bonne vingtaine d’années, est le plus élevé des pavillons de complaisance. Aujourd’hui, d’autres pays ont dépassé Malte, mais ce pays garde son savoir-faire dans son art… maritime ! »[6]

Qui plus est, deux naufrages d’envergure qui sont survenus le long de la côte atlantique dans l’histoire récente – ceux de l’Érika et du Kristal – ont impliqué des navires enregistrés à Malte. Le 12 décembre 1999, le naufrage de l’Érika en entraîne la contamination de centaines de kilomètres le long de la côte de Bretagne : il battait pavillon maltais et le voyage qui lui fut fatal a impliqué à lui seul plus d’une douzaine de sociétés écrans offshore, dans un montage financier dont on peine encore aujourd’hui à comprendre clairement la logique et le fonctionnement[7]. Le Kristal, lui, n’a pas défrayé la chronique lorsqu’il s’est cassé en deux, le 27 février 2001, au large du port de La Corogne, en Espagne, parce qu’il s’adonnait à transporter de la mélasse, seulement. Il reste que ce navire qui n’était plus « affrété pour le transport du pétrole » comme auparavant, en raison de ses 26 ans, ressemble drôlement aux « quelque 4 400 navires considérés comme dangereux », que l’Union européenne a repérés aussitôt dans le monde, et qui servent souvent encore, pour leur part, à transporter des matières dangereuses[8]. Environ les trois quarts des navires de marchandise arborent aujourd’hui des pavillons de complaisance.

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Du reste, Malte se spécialise aussi dans des filières d’activités notoirement mafieuses, soit celle du pari et des jeux, tout en devenant progressivement, par ailleurs, « un des centres financiers on-line européens les plus importants » et « le centre mondial pour les paiements électroniques »[9]. Aussi, quiconque détient des actifs de l’ordre de cinq millions d’euros peut y « créer une banque »[10]. Quoique apologue des paradis fiscaux, Grégoire Duhamel dit de Malte, dans la dernière édition de son « Guide », qu’elle constitue un lieu de concentration de « l’argent douteux », et lui attribue pour cette raison la note de 11,5/20[11]. Cet état de fait n’a pas empêché l’Union européenne d’accueillir cette République en son sein, et de lui conférer ainsi une formidable crédibilité publique.

Les plus optimistes diront que l’adhésion de Malte à l’Union européenne – tout comme celle de Chypre – la contraindra à se « démocratiser ». Les sociétés offshore y ont vu en effet leur statut changer quelque peu, depuis 2004. Déjà, après son adhésion, l’Union européenne a fait pression sur Malte pour qu’elle altère « un certain nombre de dispositions » de son régime fiscal, comme en font part les rédacteurs de « Guides » offshore, qui s’en formalisent[12]. Et, pour prévenir certaines mises en cause, l’île a déjà entrepris de « toiletter quelque peu les franges les plus douteuses de sa flotte », selon les termes, cette fois, des critiques François Lille et Raphaël Baumler. Les navires de plus de vingt-cinq ans n’y seront plus autorisés et les mesures de contrôle des autres seront renforcées. Mais Lille et Baumler doutent déjà que les sociétés de contrôle qui ont été affectées à cette tâche, en sous-traitance, aient vraiment les moyens, le mandat ainsi que la volonté d’appliquer rigoureusement ces mesures[13].

Les plus pessimistes, en revanche, comprendront que cette immixtion discrète d’intérêts hostiles au droit étatique, au sein même de l’Union européenne, permettra à « la complaisance », comme la désignent Lille et Baumler, de se servir des structures de l’Union européenne pour renforcer sa position à l’intérieur même de l’espace européen ainsi que dans des forums internationaux, pour confirmer légalement la scission toujours plus grande et plus grave entre le pavillon d’enregistrement des navires et leur véritable port d’attache. Par conséquent et par la force des choses, les lois offshore, qui stipulent ni plus ni moins que l’absence de lois et l’impossibilité radicale d’interdire quoi que ce soit à qui que ce soit, suivent les navires partout où ils circulent et rendent ces « lois » valables partout. Tel est le cas puisque, en droit international,

« l’État du pavillon a autorité sur le navire en tous temps et en tous lieux. C’est lui qui lui délivre le permis de naviguer et fixe les conditions à respecter pour cela, les conditions économiques et sociales de son activité, c’est devant lui qu’on peut appeler l’armateur en justice, etc. »[14]

Et c’est lui que consacre enfin l’Union européenne, puisque le commissaire européen aux Affaires maritimes, le maltais Borg, aura vraisemblablement à coeur de consolider et d’accentuer cet état de fait, à travers le monde.

Dans sa défense et illustration de la cause offshore, l’avocat d’affaires Grégoire Duhamel conclut lui aussi à la prédominance des « avantages » sur les « inconvénients », au fait de l’adhésion de Malte à l’UE.

3 L’Europe et le Duché du Luxembourg

L’Union européenne, comme nous l’avons exposé ailleurs[15], a été appelée à arbitrer, en 2003, le différend commercial entre les deux principales chambres de compensations mondiales, la bruxelloise Euroclear et la luxembourgeoise Clearstream. La seconde venait en effet de passer sous la coupe de la Deutsche Börse, laquelle a ensuite cherché à gêner la première, sa concurrente, dans son accès aux marchés financiers allemands, qu’elle contrôlait. Cette mesure de lèse-libéralisme a été rendue impossible par l’Union qui a cherché à définir des pratiques concurrentielles équitables dans ce « secteur d’activité ».

Or, de façon éclatante, un brûlot accompagné d’un documentaire télévisuel étaient parvenus à démontrer auparavant, en 2001, grâce au travail acharné d’un journaliste, Denis Robert, et d’un délateur de la société, Ernest Backes, que ces activités de « compensation » (clearing) permettent de comptabiliser indépendamment des structures publiques l’immense majorité des transactions financières effectuées mondialement[16]. Se penchant surtout sur le cas de Clearstream, la plus importante des deux chambres, Denis Robert a cherché à démontrer comment cette société du Luxembourg se pose comme le notaire d’activités qui, souvent, ne sauraient trouver de justification auprès d’États de droit. Il faut voir en lui, notamment, le service juridique des banques dont les filiales sont situées dans les paradis fiscaux. Les sociétés de compensation, qui annotent les transactions sitôt conclues et permettent également des transferts de titres sans que les documents concernés n’aient, eux, à bouger physiquement, permettent ainsi des opérations criminelles de très grande envergure, en plus de s’imposer comme des lessiveuses industrielles d’argent sale. Dans leur ouvrage, Robert et Backes ont aussi insisté sur l’existence d’un second régime de comptabilité, celui de « comptes non publiés », qui permet à certains titulaires de disposer de comptes secrets consolidant encore davantage la discrétion qui entoure certaines opérations.

Les procès qui se sont abattus en trombe sur les auteurs et éditeurs de ces travaux n’ont pas encore permis aux nombreux plaignants de remettre en cause le bien-fondé et la légitimité de cette enquête journalistique.

« Le clearing, c’est l’art de la compensation. Et Clearstream est, au niveau planétaire, un outil essentiel de cette compensation. 50 trillions d’euros, soit cinquante mille milliards d’euros, sont passés par ses canaux en l’an 2000. L’argent vole de Nassau à Francfort, se transforme en obligations argentines ou en actions américaines, et revient sur un compte au Liechtenstein sans qu’il y ait eu le moindre déplacement réel de fonds. Clearstream, chaque jour, enregistre les transactions et compense entre ses clients les gains et les pertes. »[17]

Parmi la centaine de pays dans lesquels la société est active, une quarantaine sont des États-confettis offshore ou encore des paradis fiscaux et bancaires européens traditionnels. Robert et ceux qui l’ont soutenu ont passé au peigne fin les comptes de titulaires sis officiellement dans des endroits aussi recommandables, pour les bonnes moeurs financières, que les Bahamas, Andorre, Bahreïn, la Barbade, les Caïmans, la Chine, les Îles Cook, Guernesey, Hong-Kong, l’Irlande, Monaco, Panama, Singapour, la Suisse ainsi que Taïwan, par exemple[18]. Toutes les malversations, toutes les opérations de blanchiment, toutes les opérations illégales ou suspectes sont ainsi rendues possibles, dans des flux financiers à même lesquels il n’y a plus lieu de distinguer le licite du criminel. Ce, sous l’arbitrage ultime de l’Union européenne, au nom de la libre concurrence dans ce secteur de la haute finance.

À la fin de 2003, une autre affaire a trahi publiquement l’ampleur des perversions qu’autorise l’aire offshore du Luxembourg. La faillite du groupe agro-alimentaire Parmalat. On a découvert, à l’automne 2003, un passif abyssal de 15 milliards €, que la société dissimulait dans des comptes luxembourgeois tenus par la Citybank. Parmalat était « un empire spécialisé dans la spéculation financière et les transactions offshore qui, accessoirement, produi[sait] du lait et des yaourts »[19]. Cette société italienne émettait des obligations depuis sa plaque tournante de Luxembourg : des emprunts publics récurrents qui se révélaient d’autant plus suspects que la société se déclarait largement bénéficiaire… Les 7,5 milliards € consentis par les investisseurs ont disparu des comptes luxembourgeois, tantôt des coquilles vides, tantôt des structures oubliées n’affichant que des pertes. Des montants faramineux ont ainsi été détournés tandis que d’autres étaient vraisemblablement blanchis en transitant par les Îles Caïmans.

La complicité passive du Grand Duché luxembourgeois est apparue évidente dans cette affaire :

« Face à la complexité du dossier et à l’ampleur des dissimulations comptables, les moyens de M. Zeyen [chef des Renseignements financiers] semblent cependant dérisoires. Il n’est épaulé que par deux magistrats à mi-temps, un analyste financier et cinq policiers. »[20]

Le secret bancaire, rigoureusement protégé par les autorités, rend « contre-nature », dit-on, toute forme d’enquête de ce type. Au moment d’imploser, la dette de Parmalat représentait dix fois le montant de ses actifs. On a pu retracer un milliard €, détourné dans un compte monégasque[21]. Les manipulations comptables autour des produits dérivés ont également permis de duper les moins initiés des investisseurs.

Enfin, on a souvent reproché au Luxembourg d’héberger chez lui un grand nombre de fonds d’investissements alternatifs (hedge funds), lesquels sont par définition ultra spéculatifs, complexes et indépendants des marchés du point de vue de leur dynamique. Ceux-ci ont pour effet de déstabiliser l’économie formelle.

« Ces fonds de gestion très spéculatifs, ont levé 60 milliards de dollars d’argent frais au premier trimestre 2007, selon un rapport de la société de Chicago, Hedge Fund Research. Cela porte le montant des actifs gérés par les hedge funds dans le monde à 1 568 milliard de dollars »,

annonçait le quotidien financier La Tribune, le 20 avril dernier[22]. Les mises que placent ces fonds sur des paris spéculatifs (le cours du gaz, l’immobilier, les obligations…) se comptent en centaines de millions, voire en milliards. Ce sont les actifs d’actionnaires de tout acabit qui risquent ainsi de se volatiliser. De plus, les intérêts à très court terme qu’ils entretiennent, bouleversent les logiques d’investissement standard. Des infrastructures et entités économiques se trouvent secouées par des mutations qui ne répondent d’aucune rationalité économique, mais seulement de calculs économétriques et financiers. Des capitalistes libéraux s’inquiètent donc désormais ouvertement de cette transformation de l’économie formelle en casino, elle qui est déjà téméraire en maints secteurs. Le Financial Times écrivait le 25 juin 2006 :

« En effet, il est difficile pour une instance de régulation de surveiller des hedge funds sis dans les paradis fiscaux offshore, gérés depuis Londres ou New York, et détenant des actifs au Luxembourg »[23].

Le Luxembourg, de fait, défiscalise, déréglemente et dépénalise des activités fondamentalement préjudiciables à l’économie et au bien commun ; il participe, en quelque sorte, à une privatisation du marché lui-même, en lui imposant des logiques nouvelles, sur lesquelles aucune instance n’a prise.

L’Union européenne a bien fait quelques pressions sur le Luxembourg, depuis ces événements, pour que le Grand Duché modifie quelque peu un certain nombre d’approches. Mais seuls les dispositifs vétustes du Luxembourg ont été ciblés par la Commission de Bruxelles, par exemple les « holding 1929 ». Ceux-ci accordent des « avantages fiscaux injustifiés aux fournisseurs de certains services financiers », selon l’UE qui octroie tout de même à ceux qui en profitent un très long délai pour modifier leurs pratiques : l’échéance renvoie à 2010[24]. Lesdits holdings, en vigueur en vertu de la loi du 31 juillet 1929, comptent pourtant parmi les plus contraignants de la législation, bien que leurs titulaires soient complètement exonérés d’impôts. Par exemple, ils ne permettent pas aux investisseurs étrangers de se réapproprier leurs capitaux dans leurs marchés d’origine sans les déclarer, au passage, aux instances fiscales de leur pays[25].

Or, tel n’est pas le cas d’une autre structure juridique luxembourgeoise, à laquelle l’Union Européenne ne s’est pourtant pas encore intéressée, quoiqu’elle porte plus gravement préjudice à la gestion du bien commun. Il s’agit des Sociétés de participation financière (« Soparfi », pour les intimes), qui sont soumises aux (maigres et quasinuls) taux d’imposition du Grand Duché, mais autorisent en retour aux titulaires de tirer profit des traités contre la « double imposition », que le Luxembourg a signés avec plusieurs grands États. « Le Luxembourg a signé des traités de double imposition avec trente-huit pays », dont plusieurs États de droit, tels que la France[26]. Cela signifie que les actifs d’une holding peuvent résider au Luxembourg en faisant l’objet de taux d’imposition excessivement avantageux, et être éventuellement « rapatriés » dans le pays d’origine sans faire l’objet « une seconde fois » d’impôts, comme si on s’était réellement acquitté de son dû à la première occurrence.

Cette perversion des lois fiscales, ainsi que s’en félicite Grégoire Duhamel, se traduit essentiellement en « instruments au service de la gestion patrimoniale privée ». Par conséquent, cette atteinte à la gestion du bien public suscite, selon ces termes, « l’ire des censeurs de tout poil »[27].

« La mesure [de l’Union européenne] est donc plus que symbolique », constate alors un journaliste français, puisque les « holding 1929 » n’auront qu’à se transformer en Soparf[28]. Déjà,

« le Luxembourg compte 15 000 de ces sociétés holdings qui représentent un capital de 21 milliards d’euros et ne paient qu’un impôt minime (1 % du capital souscrit). Ces sociétés garantissent à leurs détenteurs un anonymat et permettent l’émission d’actions au porteur. »[29]

Parce qu’elle en partage intimement les termes et qu’elle arbitre le jeu économique en fonction d’eux, l’Union européenne peine à répliquer au discours sur la « concurrence » que lui servent les représentants de différents pays offshore à l’intérieur de son cadre politique. En témoignent mieux que toutes les prises de position luxembourgeoises et suisses, qui font à toutes fins utiles tacitement front commun contre les initiatives de Bruxelles. Cela ne manque pas de témoigner de la logique de dumping fiscal que produisent les centres offshore à l’échelle mondiale.

La moindre proposition pour réglementer le domaine financier dans le réseau offshore a traditionnellement fait l’objet, de la part des pays visés en premier lieu, de cris d’orfraies à l’effet que des mesures restrictives les désavantageraient face à leurs « concurrents ». Les négociations qui s’en sont suivies ont ainsi permis aux paradis fiscaux d’Europe de recevoir, comme tels, une reconnaissance politique de la part des États de droit et de la Commission de Bruxelles, voire de se hisser, comme centres offshore traditionnels, à un rang de paradis fiscal respectable par rapport à d’autres paradis fiscaux à la réputation sulfureuse, ceux par exemple des Caraïbes qui se trouvaient pendant ce temps blâmés par différentes institutions internationales (l’Organisation de coopération et de développement économique OCDE, le Forum de stabilité financière FSF ou le Groupe d’action financière international GAFI) préconisant le name and shame.

Ce parapluie politique de « l’Europe » comporte bien des avantages pour les paradis fiscaux du continent. Lorsqu’au cours des années 1990, des instances internationales ont cherché à surprendre les juridictions offshore facilitant les opérations criminelles, la Suisse et le Luxembourg ont préféré se réclamer de leur appartenance respective à l’Union européenne et à l’OCDE, que de faire front commun avec les États-confettis qui venaient de se regrouper sous la bannière de l’« Organisation internationale sur les impôts et l’investissement » (ITIO). Parce que le but du secret bancaire n’est pas seulement de crypter des données que de blanchir l’honneur de ceux qui s’y adonnent.

« En dépit de certaines affinités idéologiques et d’un intérêt commun évident – la préservation du secret bancaire dans le domaine fiscal –, la Suisse a soigneusement gardé ses distances avec l’ITIO. Car le conflit entre le G7 et les paradis est assez largement une bataille de respectabilité : celui qui saura le mieux noircir la respectabilité de l’autre aura gagné. S’allier avec les îles des Caraïbes et du Pacifique peut causer plus de tort que de bien à la Suisse dès lors que celle-ci affirme être devenue le bon élève de la lutte anti-blanchiment. »[30]

Ce qui n’empêche pas les banquiers suisses, par exemple, de recommander à leurs clients d’ouvrir chez eux des comptes à partir de sociétés-écrans créées précisément dans ces paradis fiscaux des Caraïbes, préférablement le Panama et les Îles Vierges britanniques, parce qu’elles ont signé avec la Suisse un traité sur la double imposition [31].

Le Luxembourg et la Suisse n’ont concédé qu’une chose, paradoxale, à l’UE : qu’ils la dédommagent en s’acquittant d’un impôt global particulier auprès d’elle, à la condition de pouvoir préserver le secret bancaire.

L’Union européenne est donc parvenue à obtenir de faire payer sa reconnaissance. Le Conseil des ministres des Finances de l’Union européenne, en 2003, a exigé des paradis bancaires de choix, membres de l’Union européenne (l’Autriche, la Belgique et le Luxembourg, de même que l’Angleterre et la Hollande en ce qui concerne ses dépendances), ainsi que des paradis fiscaux européens « tiers » (non membres de l’UE, notamment le Liechtenstein, la Suisse, Andorre et Monaco) qu’ils dédommagent financièrement l’Union. Entre les années 2004 et 2006, cette dernière a touché à la source 15 % des revenus d’épargne de non-résidents, un taux qui a augmenté à 20 % pour les années 2007 à 2009, pour ensuite atteindre 35 % le premier janvier 2010. Rien n’est encore joué pour les années suivantes. Ces mesures ne touchent que les revenus d’épargnes des particuliers, et non l’ensemble des investissements et placements offshore.

« La mesure vise à limiter l’utilisation exclusive à des fins fiscales de la liberté des mouvements de capitaux et de la libre prestation de services garanties au niveau européen pour les personnes physiques. »[32]

L’Union européenne n’a pas précisé à quels types de dépenses sont affectées ces sommes. Il s’agit donc d’une taxe spéciale pour maintenir le secret, comme l’affirme Grégoire Duhamel en des termes qu’on lui connaît : « La taxation permet donc de maintenir pour l’instant le principe du secret bancaire, que nombre de pays européens rêvent de voir lever sous la pression de leur électorat gauchiste ».

Dans un article virulent publié dans le Financial Times de Londres, Valentin Petkantchin de l’Institut économique Molinari s’est violemment opposé à ces mesures, en mettant explicitement en valeur la faculté qu’ont les paradis fiscaux de mettre sous pression les États de droit dans leur intention, via le fisc, de financer le bien public. « La Commission européenne ne semble reconnaître aucune limite dans sa volonté d’imposer à toute l’Europe son plan d’harmonisation fiscale », lance l’incipit de l’article, comme s’il ne s’agissait pas au contraire de mettre des limites là où il n’y en a plus. Mais les apologues du système offshore, qui, du reste, sont idéologiquement près des Commissaires européens, si on en juge par leur adhésion radicale à des « droits » tels que ceux de la libre concurrence et de la liberté d’entreprendre, présentent le sujet européen non pas comme le membre d’un ensemble dont il est tributaire, mais comme un individu pourvu de moyens absolument détachés de son contexte social. Ainsi, contre toute logique, Petkantchin avance qu’

« une telle initiative, si elle est menée à bon port, ne heurtera pas seulement la Suisse, mais tous les contribuables en Europe. La compétition fiscale vous donne – vous, l’entrepreneur ou le citoyen – l’opportunité de fuir la pression fiscale de votre propre gouvernement, en optant pour des juridictions prévoyant des régimes fiscaux plus favorables. Cela incite fortement tous les gouvernements à réduire les impôts, ce qui permet aux contribuables de conserver davantage d’argent et de perturber les marchés dans une moindre mesure. »[33]

Mais les termes du débat sont ainsi mal posés. La mesure adoptée par les pays offshore est en effet paradoxale et trahit bien l’ordre des priorités des centres offshore : il ne s’agit pas tant pour eux, en priorité, de contourner le fisc, que de se livrer, à l’abri de lois garantissant la discrétion, à tous les commerces possibles. En insistant sur le « secret bancaire », en vigueur dans les paradis fiscaux, les intéressés, on le notera, ont fait porter l’objet des négociations sur un secret bancaire qui intéresse les grands investisseurs, les intérêts criminels et les spéculateurs de mauvais aloi, mais pas tant les particuliers. Le secret met essentiellement ces larrons à l’abri des poursuites et d’enquêtes publiques. C’est donc proprement l’État de droit dans son fonctionnement même que l’Union, par cette entente, contribue à affaiblir.

Puisque ce sont les épargnants qui honoreront cette « taxe », on peut dire d’eux qu’ils se trouveront à financer la prérogative du secret bancaire, qui est un outil juridique pertinent surtout pour les fraudeurs, barons de tout genre et « personnes morales » soucieuses qu’on ne connaisse pas les motifs, les sommes en jeu et les partenaires de leurs transactions d’affaires.

4 Une Europe coincée dans ses principes

En se définissant dans le jeu du commerce mondial comme une simple force d’interposition en cas de conflits entre concurrents sur le marché des biens et services, et en se dégageant de toute forme de responsabilité quant aux intérêts du bien public liée à l’économie financière et au commerce de grande échelle, l’Europe s’est privée de voix lorsqu’elle s’est trouvée confrontée à la descente vers le pire qu’esquisse la spirale de la concurrence financière offshore. La question est de savoir si, dans les lieux de pouvoir, on a sciemment souhaité qu’il en soit ainsi, et comment alors donner à cette instance politique souveraine parmi les souveraines qu’est l’Union européenne une force de frappe capable de mettre un frein à des processus en mal de régulation.