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Vingt ans après, ni le « Rideau de fer », ni le « Mur » ne sont oubliés. Ils sont devenus des symboles, et à propos du dispositif construit par les Israéliens en Cisjordanie ou à l’occasion de clivages économiques au sein de l’Union européenne (UE) les observateurs évoquent un « nouveau Mur de la honte » ou le spectre d’un « nouveau Rideau de fer ». Des musées, tels le Checkpoint Charlie et le mémorial national Bernauer Straße à Berlin, rappellent l’histoire du Rideau de fer et tout particulièrement celle du Mur de Berlin (épicentre de la déchirure de l’Europe)[1], ainsi que le souvenir de leurs victimes. Au plan géopolitique, la chute du Mur le 9 novembre 1989 a eu des effets considérables, elle a permis l’unification de l’Allemagne et celle de l’Europe en mettant fin à la Guerre froide. La mise en oeuvre en 1969 par le chancelier Willy Brandt d’une politique du « changement par la rapprochement » (Wandel durch Annäherung) est une réponse à la construction du Mur en 1961. Pour Egon Bahr, proche conseiller de Brandt et père intellectuel de la politique à l’Est (Ostpolitik), le réalisme impliquait de reconnaître la division de l’Allemagne, si l’on voulait dans un premier temps en atténuer les effets négatifs et, plus tard, les dépasser. Ainsi, à partir du début des années 1970, l’objectif des dirigeants ouest-allemands est de créer la confiance indispensable à la détente entre la République fédérale d’Allemagne (RFA) et l’ensemble des pays de l’Est, en partant la République démocratique allemande (RDA). Le grand succès de l’Ostpolitik est d’avoir été à la fois un modèle pour une diplomatie normalisatrice et un modèle de résistance – la question allemande reste ouverte – sans que cela eût constitué pour elle une contradiction ingérable. Elle a rendue quasi inéluctable la crise généralisée du monde communiste à partir du milieu des années 1980 (Martens, 1998). Il reste qu’avec l’implosion de l’Union soviétique et l’éclatement de la Yougoslavie, au début des années 1990, une multitude de nouveaux États sont apparus à l’Est, avec leurs problèmes qui ne sont pas sans effet sur l’Ouest du vieux continent, car ils obligent à repenser la solidarité et le confrontent au retour du nationalisme et à une crise du socialisme. Les citoyens s’interrogent simultanément sur la construction européenne, dont ils viennent à se demander si elle n’est pas simplement une créature de la « Guerre froide » qui, comme celle-ci, aurait fait son temps, ils ont du mal à s’identifier à l’UE et refusent une fuite en avant, beaucoup se polarisant sur la question du périmètre. Le sens du projet européen doit être ainsi refondé. Il y a un demi-siècle, l’Europe commune signifiait la paix. Aujourd’hui, le défi c’est la mondialisation dans tous les sens du terme et, dans ce cadre, l’Europe a besoin d’acquérir une dimension politique forte.

1 La politique de détente « à l’allemande » : une référence ?

L’émigration massive d’Allemands de l’Est vers la RFA, via la Hongrie, à partir de mai 1989, la pression des manifestations notamment à Leipzig et à Berlin-Est, à partir de septembre 1989, et la non-ingérence de Moscou dans les affaires intérieures de la RDA obligent les autorités de Berlin-Est à céder en déclarant possible le passage à l’Ouest des habitants est-allemands. Les premiers Allemands qui, dans la nuit du 9 novembre, escaladent le Mur, le font à la porte de Brandebourg face à laquelle, le 12 juin 1987, le président américain Ronald Reagan avait pressé le dirigeant soviétique Mikhaïl Gortbatchev – qui lance à partir de 1985 un processus de libéralisation, appelé la perestroïka –, d’abattre le Mur, avant de conclure : « Ce Mut tombera, car il ne peut résister à la foi, il ne peut résister à la vérité, il ne peut résister à la liberté ». La révolution polonaise, qui avait commencé en 1980 à Gdańsk et Szczecin, a contribué aussi à rendre possible la chute du Mur et l’unification allemande, car le combat obstiné des dissidents polonais pour la liberté et la démocratie a accéléré le processus de décomposition du pouvoir soviétique et influé sur la révolution pacifique en RDA (Garton Ash, 1995). Sans sous-estimer l’action de ces dissidents, il faut néanmoins insister sur la portée de l’Ostpolitik des années 1970 et 1980 qui, dans la politique étrangère allemande, occupe une fonction centrale en tant qu’expression régionale d’une politique de détente globale, au point que d’autres pays s’inspirent de l’essence de cette politique dans leur approche des relations internationales. En Corée du Sud la notion de « politique au Nord » (Nordpolitik) est ainsi désignée en employant le terme allemand. En juin 2000, à l’occasion de la rencontre historique à Pyongyang entre le président sud-coréen Kim Dae Jung – Prix Nobel de Paix en 2000 tout comme W. Brandt trente ans auparavant – et le président nord-coréen Kim Jong II, la télévision nord-coréenne a retransmis des images d’archives de la rencontre entre le chancelier Brandt et Willi Stoph (président du Conseil des ministres de la RDA) à Erfurt en mai 1970, alors que la télévision sud-coréenne a montré les images de la chute du Mur de Berlin. Egon Bahr a conseillé depuis à maintes reprises les diplomates sud-coréens, alors qu’en 2001 ont été traduits en langue coréenne les dix-huit volumes édités par le parlement fédéral sur les résultats de la Commission d’enquête du parlement fédéral sur l’histoire et les conséquences de la dictature est-allemande en Allemagne.

Certes, les deux pays ne sont confrontés ni aux mêmes défis internationaux, ni au même environnement diplomatique. Les événements qui se sont produits en Allemagne, à la veille du processus d’unification, s’inscrivaient dans le cadre des révolutions démocratiques déclenchées par le mouvement de libéralisation dans l’ancienne Union soviétique, au moment de la perestroïka. La Guerre froide n’est pas terminée en Asie du Nord-Est et la Corée du Nord n’a pas trouvé sa raison d’être dans l’existence du régime soviétique, c’est la Chine qui, en dépit de ses propres réformes économiques internes, a assuré la protection du régime de Pyongyang. Aujourd’hui, la question est de savoir quelle est la meilleure attitude à adopter face à des pays aux gouvernements autoritaires, voire dictatoriaux : démarquage ou dialogue ? Le calcul selon lequel plus d’échanges commerciaux pourrait conduire un jour automatiquement à plus de démocratie – parce qu’une économie opérationnelle a besoin d’un État de droit – n’est plus aussi évident que cela. Des économies corrompues et autoritaires peuvent se permettre de ne pas effectuer de transition démocratique, du moment que les caisses de l’État se remplissent grâce aux ventes d’énergie. Après l’effondrement du Mur de Berlin, la compétition mondiale n’oppose plus les sociétés libérales aux sociétés dirigées, au début du XXIe siècle on assiste à un affrontement entre démocraties et régimes autoritaires. Il n’est pas sûr ainsi que la révolution pacifique en Europe centrale soit un exemple pour d’autres pays. Les dirigeants communistes des années 1980 n’étaient pas prêts à sacrifier leur propre population pour se maintenir au pouvoir alors qu’aujourd’hui, dans d’autres régions, les dirigeants ont moins de scrupules. Enfin, une guerre « fratricide » a été épargnée à l’Allemagne alors que les deux Corées ont vécu non seulement la division mais aussi la guerre de Corée. Le plus grand handicap de la presqu’île coréenne est que la guerre a durci les fronts et que le mur entre les deux États coréens est plus élevé et plus impénétrable que ne l’a jamais été le Mur de Berlin (Helper 2008, Koo 2002).

Malgré les différences propres à la partition, les Corées peuvent néanmoins tirer des enseignements de l’unification allemande pour surmonter à leur tour la division, car l’unification allemande est l’étonnant résultat d’une intense préparation et d’une stratégie minutieuse, l’objectif essentiel de l’Ostpolitik ne consistant pas tant à créer un État unifié qu’à améliorer les conditions de vie de la population à Est : l’approche pragmatique des problèmes de la division et une « politique des petits pas » ont plus fortement contribué à réaliser pacifiquement l’unité qu’une politique du tout ou rien. Il s’agit avant tout de faire disparaître la méfiance réciproque et de privilégier le dialogue à l’hostilité ainsi que le rapprochement à l’affrontement. Mais l’enseignement essentiel de la chute du Mur et de l’unification est qu’il faut éviter de porter trop vite un jugement lorsque l’on évalue la réunification d’un autre pays. Même à l’intérieur d’un pays, supprimer l’écart économique et réaliser l’unité humaine et psychologique entre les habitants de deux sociétés si radicalement différentes sont des tâches difficiles et qui prennent beaucoup de temps. En réalité, le long chemin de l’unification allemande n’est pas encore achevé. Le processus d’unification n’est pas un passé achevé dont la fin serait marquée par la chute du Mur mais une tâche nationale continuelle. On peut dire, d’un point de vue social, que la révolution n’a pas eu lieu à l’automne 1989, mais qu’elle se déroule sous nos yeux depuis vingt ans comme une conséquence de l’unification. Mais si les défis économiques et sociaux, dans les nouveaux Länder, ainsi que le coût humain et financier de l’unification sont immenses, la liberté est un bien inestimable.

2 Une expérience géopolitique unique en son genre

Pour les dissidents de l’ancien bloc de l’Est, la liberté était en effet au centre des préoccupations. Il ne faut pas oublier que lorsque le 9 novembre 1989 le Mur de Berlin est franchi par les Berlinois de l’Est, cela fait déjà depuis plusieurs mois que le Rideau de fer – dont il représente la partie la plus redoutable – a été démantelé dans sa partie hongroise, d’ailleurs le 27 juin, réunis à la frontière, Aloïs Mock, ministre autrichien des Affaires étrangères et son homologue hongrois Gyula Horn, coupent symboliquement avec des pinces les fils de fer barbelés séparant les deux pays (Oplatka 2009). Le terme d’« Europe centrale » était en premier lieu un véhicule intellectuel pour surmonter le système communiste, une métaphore instrumentale pour lutter contre les revendications de domination de l’Union soviétique. L’idée, perceptible également dans les milieux intellectuels occidentaux à partir du début des années 1980, est celle d’une réintégration de la région « est-européenne » dans une Europe sans adjectif. C’est ce qui ressortait notamment de l’article du Morave émigré Milan Kundera intitulé « Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale », dont la revue française Le débat se fit, de manière pionnière, l’écho (Kundera, 1984).

Il existe une approche consistant à promouvoir un véritable modèle européen qui a fait ses preuves. Cette expérience géopolitique inédite, qui n’a rien à voir avec les rapports de « puissance » au sens classique du terme, est l’art depuis un demi-siècle de faire coexister les nations à visions différentes et à l’histoire conflictuelle dans un mécanisme permettant de gérer des désaccords et de produire du compromis. Cette expérience présente aujourd’hui un réel intérêt et permet aux Européens d’exercer une certaine influence dans le monde. En décembre 2005, seize chefs d’États et de gouvernement se sont réunis à Kuala Lumpur, lors du premier Sommet de l’Asie de l’Est, en vue de réfléchir sur la création d’une « Communauté de l’Asie de l’Est ». Dans les années 1950, pour la première fois, tirant les leçons des deux guerres les plus meurtrières de l’humanité, l’Europe (occidentale) s’est unie dans la paix. La paix, mais aussi la liberté et la prospérité sont désormais des valeurs sûres en Europe. En ce sens, la réconciliation franco-allemande a toujours valeur de modèle. L’entente et la solidarité ont permis aux deux pays, en commun, de s’engager sur la voie de la construction européenne et elle a permis une césure profonde dans l’histoire européenne : le fait qu’il soit possible entre deux pays, après des décennies de lutte, de passer de l’idée « d’ennemi héréditaire » à celle de « communauté de destin ». Quoique l’on puisse dire à propos de la catastrophe yougoslave, la perspective du « toit européen » a facilité un ajustement relativement paisible en Europe centrale. De « l’Ordre de paix européen » (slogan des dirigeants allemands dans les années 1970), jusqu’au « Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est » (adopté en juin 1999 par les États membres de l’UE après la guerre du Kosovo), en passant par la « Maison commune européenne » (M. Gorbatchev), ces concepts rappellent le système imaginé par le politologue Karl W. Deutsch à la fin des années 1950 : un groupe de pays pour qui l’emploi de la force est devenu impensable pour régler des conflits éventuels (Deutsch 1957).

Pendant près de quarante ans, le contexte idéologique et stratégique avait limité les ambitions européennes à la partie occidentale du continent, à la « petite Europe ». Avec la chute du Mur de Berlin, c’est toute la question de l’architecture paneuropéenne qui se retrouve sur le devant de la scène de la construction européenne. La volonté des peuples de l’Europe centrale d’un « retour » à l’Europe a donné au principe de l’élargissement une dynamique inédite. La chute du Mur a permis que la réunification de l’Europe devienne réalité : l’arrivée de dix nouveaux membres le 1er mai 2004, ainsi que celle de la Bulgarie et de la Roumanie le 1er janvier 2007, marque la fin de la division de l’Europe. L’UE a une nouvelle frontière orientale, qui court de la mer Égée à la mer des Barents, et prend la configuration d’une union continentale. Les acteurs politiques européens, dans leur ensemble, sont convaincus que l’élargissement de la Communauté vers l’Est était nécessaire, pour des raisons de devoir moral et en vue du maintien des stabilités politique et économique du continent. De fait, la stabilité doit désormais s’étendre à la « grande Europe ». Les raisons découlent des leçons de l’après-guerre : ce qui a été fait après 1945 pour l’Ouest, et après 1989 pour l’Est, la communauté occidentale doit le faire pour le reste de l’Europe. Elle doit assurer une pacification durable du continent dans son ensemble, en le soudant aux institutions européennes, en développant un réseau plus ou moins dense d’intégration et en visant l’inclusion de tous les pays « européens » dans un système d’engagements multilatéraux.

Toute réconciliation n’a cependant pas de sens en soi, elle ne peut exister que par un projet visionnaire. La paix doit être positive, avoir un contenu au-delà d’elle-même et pour l’Europe, c’est le développement d’un espace économique organisé et l’ébauche d’un projet politique. Si l’approche continentale a pour ambition une sorte de super Union d’États nations qui insisterait sur la cohésion de l’Europe unie, cela signifie, selon les termes du préambule du projet du traité constitutionnel européen, que les États membres de l’UE soient « unis d’une manière sans cesse plus étroite » pour « forger un destin commun ». Mais comment ces États pourraient-ils adhérer à un avenir partagé s’il n’y a pas de rénovation du projet européen ? L’avenir de l’Union continue de diviser les États, les partis et les opinions publiques – ceux qui envisagent l’UE comme une simple étape intermédiaire vers un monde globalisé, ce qui conduit à oeuvrer pour un processus d’élargissement a priori indéfini, et ceux qui considèrent l’Union comme une communauté politique en devenir, devant disposer d’institutions stables et efficaces. Plus de cinquante ans après les traités de Rome, l’Europe est entrée dans une phase ultime de son développement qui pose à l’Union des Vingt-sept la question toujours plus pressante, mais qui n’a pas encore trouvé de réponse satisfaisante, de la forme de l’Union : quelle Europe voulons-nous ?

3 La recomposition inachevée de l’Europe

La nouvelle Europe est confrontée à de nombreuses crises et difficultés. En vingt ans, l’Histoire s’est emballée. Après la chute du Mur, et en moins de trois ans, dix-sept nouveaux États sont apparus à l’Est. Un véritable sixième continent a surgi brusquement, avec sa profusion de problèmes de tous ordres. Certains inédits, comme le démontage des économies planifiées, d’autres, fort archaïques, inspirés de l’idéologie « sang et sol » et ses identifications mystiques régressives qui provoquent, dans les Balkans et au Caucase, les absurdes « guerres ethniques ». En 2001, l’effondrement des Tours jumelles a répondu à la chute du Mur, donnant voir après la fin d’une utopie sanglante l’émergence d’un péril fanatique. La révolution numérique, appliquée aux moyens d’information comme aux flux financiers, a précipité l’avènement d’un monde globalisé dont le grand tohu-bohu bouleverse les modes de vie et les façons de penser. Au sein de l’Union élargie, les cultures nationales et les aspirations européennes s’entrechoquent, tout comme on assiste en particulier dans les nouveaux États membres à un phénomène de symbiose paradoxale entre réintégration européenne et renationalisation des politiques. L’engagement même d’un certain nombre de nouveaux États dans le projet de construction européenne est ambigu, car il faut convenir que la plupart des pays membres ont considéré, et considèrent, leur politique européenne comme le prolongement de la défense de leurs propres intérêts. Les conséquences en sont évidentes, surtout en matière de politique extérieure commune. La crise yougoslave au début des années 1990, ainsi que les réactions envers la guerre des États-Unis contre l’Irak en 2003, a montré que les attitudes des États membres de l’Union sont difficilement conciliables, car elles touchent à la culture historique et stratégique. Le rejet, en 2007, par l’Irlande du traité de Lisbonne, après le double « non », en 2005, de la France et des Pays-Bas au projet du traité constitutionnel européen a montré qu’une large partie des opinions publiques se méfie de l’Europe. Certes, les peuples n’ont pas voté contre l’idée européenne mais contre une réforme des institutions qu’ils jugeaient incompréhensibles, voire dangereuse. En fait, l’UE souffre aujourd’hui d’être dans un entre-deux incertain. Bousculés dans leur relation à leur nation, les citoyens doivent apprendre à s’approprier cette organisation d’un type nouveau qui ne sera jamais un État. Qu’est-ce qui unit d’ailleurs les Européens ? Le désir de « vivre ensemble » ne va pas de soi. L’identité européenne et les identités nationales ne s’excluent pas, elles se superposent et l’élaboration d’une identité commune ne fera pas sens si elle n’est pas associée à un véritable projet politique (Koopmann, Martens 2008).

À quoi renvoie, aujourd’hui, le mot « Europe » : est-ce une zone géographique ? Une réalité économique ou un projet métaphysique ? L’Europe-concept peut paraître un artifice idéologique, à géométrie variable, qu’on ne peut définir selon des critères géographiques ou historiques précis, mais simplement en fonction des nécessités politiques immédiates. Mais on peut affirmer qu’il existe un « modèle européen », que ses valeurs humanistes permettent de donner une définition plus précise de l’Europe, la « civilisation européenne » servant de socle là où la géographie et l’histoire sont insuffisantes (aspiration au rassemblement comme héritage de la Chrétienté et expérience démocratique héritée des Lumières). Ainsi, le sentiment d’appartenance à l’Europe se forge notamment dans la défense d’un certain nombre de valeurs. Car ce « mauvais » XXe siècle, bien réel (Mazower 1999), ne doit pas cacher les efforts accomplis depuis les années 1950, en Europe occidentale d’abord, pour permettre la constitution d’un espace communautaire à l’intérieur duquel la paix serait assurée, les droits de l’Homme garantis et les injustices sociales combattues pour promouvoir la prospérité pour tous. Ensuite, un projet européen avec des règles (acquis communautaire) et des valeurs (acquis politique) à respecter – soit des critères permettant de définir ce qu’est l’Europe, et donc ce qu’elle n’est pas – ne peut se traduire dans le postulat d’une Europe sans frontières, à moins que l’UE ne grandisse à l’infini et ne se répande un jour dans les lointaines steppes de l’Asie et au Moyen-Orient. Afin d’étendre le modèle européen de sécurité et de stabilité aux régions qui se situent dans son voisinage à l’Est et au Sud, l’Union accorde à la Turquie, en 1999, le statut officiel de candidat à l’adhésion – les négociations avec Ankara débutant en 2005 – et élabore, à partir de 2003, une Politique européenne de voisinage (PEV) destinée à faciliter la convergence économique, sociale et juridique des États voisins. L’objectif est ni de fermer ni d’ouvrir les portes de l’adhésion éventuelle mais de proposer des réformes valables[2]. Il n’empêche que la quête d’une forme intégrative pour toute l’Europe ne peut faire fi de la question des frontières ultimes de l’Union. Les frontières de l’Union doivent être définies en fonction d’un objectif de cohésion interne, car plus l’Europe s’élargie, plus l’identité européenne, au sens où ce concept traduirait une volonté de vivre et d’avancer ensemble, s’avère une illusion. Enfin, au-delà de la métaphore dialectique de « l’unité et la de la diversité » pour définir l’Europe, il faut encore créer les conditions à l’émergence d’un véritable espace public où les idées puissent s’échanger, afin que l’UE puisse fonctionner comme une démocratie et de créer une sorte d’intérieur partagé au-delà des confrontations identitaires et des différences culturelles.

La mondialisation économique ne réglera pas non plus le débat sur les frontières de l’Europe. La mondialisation est souvent perçue comme une dynamique portant l’effacement des frontières (étatiques). Mais les phases de « mondialisation » se sont toujours accompagnées d’un mouvement de consolidation territoriale. Sur les 248 000 kilomètres de frontières terrestres existants, 26 000 ont été instituées depuis 1991. Le président américain Barack Obama, alors en pleine campagne présidentielle, avait déclaré le 24 juillet 2008 dans la capitale de l’Allemagne unifiée qu’« aucun Mur ne doit plus séparer les races et les ethnies, les citoyens de souche et les immigrés, les chrétiens, les juifs et les musulmans ». Force est de constater que la liste des barrières qui séparent des nations, des communautés religieuses et des groupes ethniques, ou qui renforcent une frontière pour lutter contre le terrorisme ou juguler l’immigration, ne cesse de s’allonger, bien que l’on ait pu penser depuis la chute du Mur de Berlin que leur fin était proche. La surveillance électronique par satellite des forêts tropicales et des aires désertiques se met en place. L’île de Chypre est toujours coupée en deux, au Proche et au Moyen-Orient, aux Etats-Unis, au Maroc, de nouveaux murs aux fonctions sécuritaires voient le jour. L’Europe n’est pas à l’abri d’une telle évolution : à l’humiliation inévitable qu’à constituée pour la Russie la perte de puissance de la fin des années 1980 s’est, en effet, ajouté l’avancée de l’OTAN – instrument de la Guerre froide – vers l’Est. N’est-elle pas pour le moins lourde de ressentiments à venir ? Cette volonté de repli ou d’endiguement, transformant l’Union élargie en un espace sanctuarisé, se ferait au détriment de l’établissement d’un réel partenariat avec la Russie. Dans ce contexte, l’édification d’un nouveau Mur aux confins de l’espace communautaire – cette fois plus à l’Est – n’est pas à exclure.

4 La place de l’Europe dans le monde

Au début des années 1990, le politologue américain Francis Fukuyama annonçait la « fin de l’histoire », en raison de la victoire idéologique de l’État libéral, considérant que les conflits idéologiques n’avaient plus lieu d’être (Fukuyama 1992). Cette thèse a rapidement laissé la place à des réalités moins simplistes. Après l’euphorie déclenchée par la fin de la Guerre froide et par le discrédit général où était tombé le communisme en tant que système économique et social, les nouveaux défis auxquels tous les États sont confrontés (terrorisme, changement climatique, migrations, prolifération des armements et ruptures démographiques) entraînent d’immenses incertitudes. Le 11 septembre 2001 a porté un coup fatal à l’utopie d’une puissance européenne globalement civile dans un monde globalement civilisé. La puissance militaire (re)devient une carte essentielle et l’Europe n’aura d’autre choix que d’y adhérer, ce qui suppose une véritable volonté politique des gouvernements pour faire progresser l’Europe de la défense, même si l’outil militaire ne sera pas, vu des capitales européennes, l’unique grille de lecture de l’action sur la scène internationale. « Le monde est de nouveau normal », telle est la principale thèse du politologue américain Robert Kagan dans son dernier ouvrage. Alors que la chute du Mur de Berlin avait donné naissance à l’espoir d’un nouvel ordre international, l’auteur pense au contraire que les relations internationales aujourd’hui n’ont jamais autant ressemblé à celles d’hier (Kagan 2008).

Contrairement à ce qu’affirmaient les libéraux au sortir de la Guerre froide, l’intégration économique ne remplace pas la confrontation géopolitique, voire idéologique. Dans une large mesure, le nouvel essor parallèle de la Chine, de l’Inde, du Japon, de l’Iran et de la Russie est le résultat d’ambitions géopolitiques nourries par leurs prospérité économique et appuyés par un renforcement militaire. Ces grandes puissances ont pour principal objectif extérieur d’assurer un ordre régional correspondant à leurs intérêts. Ainsi, l’idée que l’Europe va devenir un modèle sur le plan éthique, sur le plan de l’environnement et du social, au fond qu’elle a un avenir de confort paisible à l’abri des problèmes de puissance, est une chimère. De nombreuses difficultés actuelles s’expliquent par le fait que l’imaginaire politique européen depuis cinquante ans s’est construit à cause des conflits précédents, non pas dans un regard sur le monde, mais dans un regard sur l’Europe. Ainsi, les Européens n’ont pas vraiment pris acte des bouleversements de l’après Guerre froide dans d’autres régions du monde. L’Europe qui a vu le jour suite à la chute du Mur devait être le couronnement du processus mis en oeuvre dans les années 1950 : le renoncement aux formes traditionnelles de la puissance avec la revendication – allemande au départ et progressivement assez largement répandue – d’une identité de « puissance civile » pour la nouvelle Europe réunifiée. Mais si l’Europe veut être un véritable acteur international, alors les potentiels économiques, les capacités militaires et la volonté politique sont des facteurs essentiels. Il est certain qu’à moyen terme elle aura du mal à s’affirmer sur la scène internationale en s’accrochant au seul postulat d’une puissance pacifique dans un monde incertain. L’enjeu à venir est de concevoir l’Europe à Vingt-sept comme un ensemble géopolitique, faire donc de l’UE un acteur capable d’agit sur le plan international, d’influencer le cours des choses et de définir ses objectifs.

Dans ce contexte, l’intérêt d’un solide partenariat franco-allemand en Europe est évident. La France et l’Allemagne possèdent un atout essentiel : la capacité de définir des positions communes, au départ éloignées, et chercher des solutions acceptables pour tous les Européens, sachant que seul un compromis entre Paris et Berlin permettra aux partenaires européens d’aller de l’avant. La relation franco-allemande, sans alternance, repose sur la conscience partagée que, sans une certaine solidité de ce couple, l’Europe n’avancerait pas. Le consensus sur cette responsabilité l’emporte toujours. Le président français Nicolas Sarkozy affirme le 10 mai 2009 à Berlin que l’amitié entre la France et l’Allemagne est le « trésor le plus précieux pour l’Europe et le monde entier ».

Certes, la Wende en 1989 provoque en France – et ailleurs – une double crainte : la rupture de l’équilibre communautaire sous le poids de l’Allemagne unifiée, voire de l’équilibre européen dans son ensemble, et la crainte d’une dérive vers l’Est en la voyant négliger la construction européenne pour se constituer une vaste sphère d’influence économique et culturelle au centre de l’Europe. Les dirigeants allemands comprennent que la réunification doit être replacée nettement dans le cadre d’un resserrement d’une Communauté dont Robert Schumann disait, dans les années 1950, qu’elle était, entre autres, destinée à « contenir » l’Allemagne. Lors de la « Déclaration sur l’état de la nation dans l’Allemagne divisée », devant le Bundestag, le 8 novembre 1989, soit un jour avant la chute du Mur, le chancelier Helmut Kohl affirme que « réunification et intégration occidentale, Deutschlandpolitik et Europapolitik, sont les deux faces d’une seule et même médaille ». Le 9 décembre 1989, le communiqué final du Conseil européen de Strasbourg proclame que l’unification allemande doit aller de pair avec la construction européenne. De leur côté, le président François Mitterrand et le chancelier Kohl s’engagent en faveur de l’ouverture d’une Conférence intergouvernementale devant préparer l’achèvement de l’Union économique et monétaire (UEM). En 1990, alors que le processus d’unification est en marche, Paris et Bonn auront pour préoccupation de réaffirmer une position franco-allemande dynamique à travers leur capacité de proposition commune en matière de construction européenne. En 1992, trois ans après la chute du Mur et les réserves françaises concernant l’unification allemande, les Douze signeront le traité de Maastricht qui annonce l’avènement de la monnaie commune.

L’unification de l’Allemagne a comporté cependant un coût politique réel pour la France : la fin du « droit de regard » des Quatre puissances victorieuses de la Seconde guerre mondiale a privé Paris d’un élément politico-psychologique de compensation à la supériorité économique allemande. Il a fallu près d’une décennie pour que les élites politiques françaises « digèrent » ce bouleversement géopolitique majeur. Mais les acteurs politiques allemand, eux aussi, ont du adapter leurs représentations mentales à la nouvelle donne européenne. Pendant près de quarante ans, le contexte idéologique et stratégique avait limité les ambitions européennes à la partie occidentale du continent, à la « petite Europe ». Aujourd’hui, la vision de la paix et de la réconciliation franco-allemande doit s’allier à une redéfinition fondamentale des intérêts de Paris et de Berlin en matière de construction européenne et d’influence dans l’après Guerre froide. Dans une Europe à Six, le « couple » était incontournable, tant pour la France et l’Allemagne que pour les partenaires, alors que dans l’Union élargie à vingt-sept membres il a – inévitablement – perdu de son pouvoir mobilisateur. On assiste sûrement à l’avènement d’une nouvelle dimension du dialogue franco-allemand, d’autant que l’environnement international influe de plus en plus sur la mécanique du moteur franco-allemand. Mais ce dernier a toujours bien fonctionné quand il se concevait comme une coopération au service de l’intérêt général et non une alliance au service d’intérêts particuliers. C’est vrai pour toute configuration, Europe des Six ou Europe des Vingt-sept. La France et l’Allemagne sont toujours au coeur de la puissance de l’Europe et elles représentent une masse critique impossible à ignorer (55 % du PIB de la zone euro ; 7 % du PIB mondial). Après la « reconnexion » de l’Europe, il est indispensable qu’un groupe restreint de pays prenne l’initiative de reformuler des objectifs communs d’intégration, car l’Union élargie ne doit pas être affaiblie dans son ensemble, elle doit parvenir à se situer dans le monde du XXIe siècle. En effet, le choix se durcit pour les Européens : jouer les observateurs ou exister ensemble et pour cela définir l’Union comme un acteur international.

5 Conclusion

Le grand paradoxe de 1989 est que les Européens ont cru se libérer des chaînes de l’histoire de l’après 1945. En réalité, jusqu’en 1989, ils ont pu vivre « en paix » en raison de l’ordre bipolaire « stabilisant » de la Guerre froide avec ses effets anesthésiants sur toute une série de conflits larvés, qui, depuis, ont resurgi, de la guerre en ex-Yougoslavie durant les années 1990 jusqu’aux crises dans le Caucase, en passant par l’indépendance du Kosovo, en février 2008, provoquant des envies de sécession dans d’autres régions (Tchétchénie, République serbe de Bosnie, Transnistrie, Abkhazie, Ossétie du Sud ou Pays basque espagnol). Cette phase de « transition » est appelée à durer, alors qu’il reviendra aux dirigeants européens de (re)définir les termes du débat, notamment en matière de politique de sécurité. Car le conflit entre la Géorgie et la Russie en août 2008 a été un cruel réveil pour les Européens. Quelles que soient les responsabilités dans le déclenchement des hostilités, il a montré que la Russie se comportait à nouveau comme une grande puissance qui n’a pas seulement l’arme énergétique à sa disposition mais qui est prête à employer la force pour défendre ses intérêts. Nous assistons à une partie d’échecs ou l’un des joueurs a cru jouer un coup décisif et, soudain, la partie s’est accélérée, parce que l’adversaire ne pouvait pas laisser passer une occasion d’engranger des gains considérables, pour rééquilibrer le jeu qui lui était provisoirement devenu très défavorable. Parler de jeu d’échec peut paraître froid et loin des souffrances engendrées par les affrontements de puissance du monde contemporain. Mais nous revenons à grande vitesse à la question classique de l’équilibre des puissances dans les relations internationales. En était-on en fait vraiment sorti ? Il est temps, pour contribuer efficacement à préserver la paix, que les Européens réapprennent à voir le monde tel qu’il est, après des décennies où ils ont cru pouvoir vivre en apesanteur historique. A moins qu’ils ne donnent d’emblée une réponse résignée à la question que posait Paul Valéry, il y a quatre-vingt cinq ans déjà : « L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle était en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du continent asiatique ? » (Valéry 1924) Vingt ans après la chute du Mur, l’Europe doit se repenser.