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Que la chute du Mur de Berlin, en novembre 1989, marque l’achèvement d’une ère ouverte en 1945, voire en 1917 et inaugure l’aube d’un siècle nouveau relève de l’évidence – à telle enseigne que nombre d’essayistes considèrent que le XXe siècle s’achève en 1989. Le bilan, pourtant, de cette rupture reste difficile à appréhender en termes historiques, bien que la chouette de Minerve ait eu, depuis deux décennies, le temps de prendre son envol. L’analyse ici avancée n’entend donc pas proposer un bilan définitif, mais suggérer plus modestement quelques pistes de réflexion.

1 Un acte réparateur

L’historien ne peut, tout d’abord, que relever le hiatus opposant l’espérance suscitée par la chute du Mur et les désillusions qui s’ensuivirent. La brèche ouverte le 9 novembre 1989 suscita en effet un enthousiasme dont la portée fut d’emblée universelle d’autant que les télévisions du monde entier retransmirent en direct l’événement. L’acte, de fait, enclenchait ou confortait une dynamique amorcée depuis Moscou en 1985, date à laquelle Mikhaïl Gorbatchev, promu secrétaire général du parti communiste de l’Union soviétique, avait lancé le double mouvement de la glasnost et de la perestroïka. Il annonçait tout d’abord la réunification de l’Allemagne, donnée dont l’ambassadeur américain à Bonn, Vernon Walters, prit aussitôt la mesure à la différence de François Mitterrand. Il confortait, par ailleurs, l’émancipation des démocraties populaires qui, débarrassées de la tutelle soviétique, entamaient un processus de démocratisation politique et de libéralisation économique. Dès juin 1989, les élections avaient marqué en Pologne l’effondrement du communisme, portant à la tête du gouvernement Tadeusz Mazowiecki. Ce scénario s’étendit bientôt à la Hongrie, à la Tchécoslovaquie, à la Roumanie ainsi qu’à la Bulgarie, les pays baltes s’émancipant pour leur part rapidement de la tutelle soviétique. À cette aune, l’ouverture du Mur répondait à une triple attente. Elle réalisait l’espoir des pères fondateurs de la République fédérale d’Allemagne (RFA) qui, d’emblée, avaient gravé dans le marbre de la Loi fondamentale de 1949, le rêve – plus que le projet – de la réunification. Elle satisfaisait les démocrates qui n’avaient jamais accepté le totalitarisme soviétique et son imposition brutale aux peuples d’Europe centrale. Elle comblait les Européens de coeur qui n’avaient au fond jamais entériné le fait que la construction européenne s’opérât en entérinant les divisions nées de la guerre et de la guerre froide. L’événement fondateur du 9 novembre 1989 procédait ainsi à une triple liquidation. Il annulait la division de l’Allemagne consécutive à la défaite du Troisième Reich. Il effaçait les séquelles de la guerre froide. Il sonnait enfin le glas du totalitarisme soviétique, entraînant dans sa chute les régimes frères mais également les partis communistes occidentaux, bientôt voués à un irrémédiable déclin.

On comprend dès lors l’enthousiasme que cette nouvelle provoqua. La ferveur, chantée au violoncelle par Mstislav Rostropovitch, fut d’autant plus grande que les opinions publiques occidentales n’étaient jamais restées indifférentes à l’égard des répressions menées à l’Est. Pour des raisons évidentes, l’écrasement de la révolte ouvrière de Berlin-Est avait suscité une si vive émotion que la RFA choisit le 17 juin pour fête nationale. L’insurrection de Budapest avait également profondément ému l’Occident et le monde se passionna pour l’expérience tentée, en Tchécoslovaquie, par Alexander Dubček. Le développement de Solidarnosc, enfin, fut suivi avec attention à l’Ouest, syndicalistes (la CFDT en France), chrétiens et jeunes s’efforçant, sous des formes diverses, de soutenir le mouvement. De ce point de vue, la chute du Mur, tout en constituant un événement singulier et apprécié comme tel, entrait en résonance avec un long passé d’émotions dont il marquait et l’apex, et le terme. Tout en découlant de l’impulsion donnée par M. Gorbatchev, il s’inscrivait dans une histoire plus longue que les révoltes de la Stalin Allee, de Poznan, de Budapest, de Prague ou de Gdansk avaient scandée. Il signait également la fin de la peur nucléaire, crainte qui avait hanté les contemporaines des années 1940 et 1950 et avait connu une nouvelle fortune, en Allemagne notamment, à l’orée des années 1980 lorsque le déploiement des missiles Pershing fut à l’ordre du jour. D’où le statut somme toute ambivalent que revêtait l’événement. La chute du Mur représentait à coup sûr un acte ponctuel et inédit d’autant plus fort qu’il brisait un symbole matériel unique et universellement connu, portant une charge plus puissante qu’une révolte à Rostock, une manifestation à Dresde, une grève à Leipzig. De fait, le Mur incarnait, de façon éminemment concrète, la partition de l’Allemagne. Il portait les stigmates de la guerre froide – John Fitzgerald Kennedy le rappela avec éclat en 1963 à Berlin. Il représentait, de façon tangible, la cruauté du totalitarisme, en empêchant les hommes d’aller et venir librement – des centaines d’individus payèrent de leur vie la volonté de le franchir. Il était, enfin, situé à Berlin, ville à la forte charge symbolique qui avait été, en 1948-1949, en 1953, en 1961, l’épicentre de la guerre froide. Mais par delà ces attributs singuliers, la brèche ouverte en 1989 ne s’en insérait pas moins dans une plus longue temporalité, s’inscrivant d’une part dans l’espace des révoltes à l’Est, de l’autre dans la chronologie de la réforme ouverte par Mikhaïl Gorbatchev. Dans cette mesure, et pour plagier Vassily Kandinsky, il était tout à la fois point et ligne, irréductible à toute généralisation tout en s’intégrant, par delà sa singularité, dans une chaîne temporelle. Les contemporains eurent donc le sentiment que la parenthèse ouverte aux lendemains du 8 mai 1945 se refermait et que les séquelles de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide seraient prestement liquidées. De plus, phénomène encourageant, les peuples, loin de s’abstenir, avaient pleinement participé au processus de leur libération. Ainsi, 20 000 manifestants défilèrent dans les rues de Leipzig le 2 octobre 1989. Un million de Berlinois manifestèrent à Berlin-Est le 4 novembre, ainsi que des centaines de milliers dans les autres grandes villes de la République démocratique allemande (RDA). De même, 200 000 Praguois défilèrent le 21 novembre, une grève générale se déclenchant le 27 novembre. Amorcé par le sommet, le mouvement était donc soutenu et amplifié par la base, signe que la population, loin de se figer dans l’inertie, s’impliquait dans la contestation de l’ordre établi. Par surcroît, cette contestation s’accomplissait sans brutalité (à l’instar de la révolution de velours tchèque), signe que la non-violence pouvait acquérir une réelle efficacité politique. Ce scénario pacifique se rééditera au demeurant en Ukraine et en Géorgie, suggérant que l’ère des prises de pouvoir brutales, en Europe, relevait d’un passé désormais révolu.

2 Une dynamique positive

Les rêves caressés par les populations devinrent en partie réalité, la dynamique créée ou amplifiée par la chute du Mur aboutissant à des résultats majeurs, d’autant plus frappants que la majorité des commentateurs furent totalement pris au dépourvu par leur rapidité. Les régimes socialistes des démocraties populaires furent, on l’a dit, prestement démantelés et les peuples purent assez vite goûter aux joies de la démocratie et de l’économie de marché. Placés jadis aux bans de l’Europe, les pays de l’Est européens furent, à des rythmes inégaux, inclus dans la construction européenne. La RDA, grâce aux vertus de l’article 23 de la Loi fondamentale, y fut d’emblée admise. Hongrie, Pologne, Républiques tchèque et slovaque durent en revanche, à l’instar des trois pays baltes, patienter jusqu’en 2004 pour adhérer à l’UE, la Bulgarie et la Roumanie subissant un plus long purgatoire (2007). Quoi qu’il en soit, les pays de l’Est redevenaient, après une longue césure, partie prenante de l’Europe, renouant ainsi avec un destin continental dont elles avaient été écarté durant plus de quatre décennies.

Rendue tangible par la destruction du mur de la honte, la dislocation du système soviétique, par ailleurs, contribua à apaiser les relations internationales, désormais placées sous le signe de la détente et de la coopération entre l’Est et l’Ouest. Dès son discours devant l’ONU, le 7 décembre 1988, Mikhaïl Gorbatchev avait émis le voeu de procéder à une « désidéologisation des relations internationales ». Le Traité de Washington (8 décembre 1987) avait abouti à démanteler les missiles à courte ou moyenne portée stationnés en Europe – point qui avait empoisonné les relations Est-Ouest au début des années 1980. En décembre 1988, Moscou annonça qu’il réduisait ses armements conventionnels, démarche prolongée par le sommet d’Ottawa (13 février 1990) qui aboutit à diminuer les forces américaines et soviétiques en Europe. Le 31 juillet 1990, les accords START amenèrent à une diminution des forces nucléaires stratégiques, processus que confortèrent les accords START II conclus à Moscou en janvier 1993. Après 1945, le monde s’était placé sous le signe ambivalent de l’arme atomique qui certes garantissait l’absence de guerre mais n’écartait pas totalement le risque de l’apocalypse nucléaire. Désormais, cette menace disparut. Le pat nucléaire avait également conduit les deux Grands à s’affronter sur des théâtres d’opération périphériques, qu’il s’agisse de la Corée, du Vietnam, ou, plus récemment, de l’Afrique. L’Union soviétique, désormais, s’abstint de souffler sur les braises. Elle retira ses troupes d’Afghanistan en 1989, incita le Vietnam à faire de même au Cambodge (1989). Et sous la pression de son alliée soviétique, Cuba cessa de soutenir l’UNITA.

La chute du Mur, en d’autres termes, s’intègre bel et bien dans un ensemble plus large qui a priori pourrait satisfaire les tenants d’une approche comtienne de l’histoire. En ouvrant, au sens propre comme au sens figuré, une brèche dans le système de domination soviétique en Europe, la chute du Mur favorisait le retour de la démocratie en Europe, annonçait la réunification allemande, relançait la construction européenne, généralisait la détente par la réduction des armes conventionnelles ou atomiques et garantissait la paix à l’échelle du monde. Ce bilan était d’autant plus impressionnant que ces résultats, inattendus, s’inscrivirent dans un laps de temps assez court. En moins de cinq années, l’édifice consolidé par Moscou quatre décennies durant s’était effondré. Pourtant, loin d’annoncer des lendemains qui chantent, les lendemains furent amers ce qui, aux yeux de l’historien, peut surprendre. Comment, dès lors, interpréter cette désillusion ?

3 Désillusions européennes ?

Soulignons tout d’abord que la réunification allemande fut loin de susciter un enthousiasme unanime. Certes, le chancelier Helmut Kohl manifesta un sens stratégique peu commun. Il n’en fit pas moins cavalier seul, proposant, le 28 novembre 1989, son plan en dix points sans consulter ses partenaires et renâclant à reconnaître les frontières héritées de la Seconde Guerre mondiale. Les réticences furent particulièrement vives du côté français. François Mitterrand se rendit ainsi en RDA en décembre 1989, donnant le sentiment de légitimer un pouvoir à bout de souffle et de s’opposer, de façon mesquine, au grand vent de l’histoire. Par delà l’erreur d’appréciation commise, cette approche révélait surtout les craintes que la France éprouvait. La renaissance du géant allemand, tout d’abord, menaçait l’équilibre de l’axe Paris-Bonn. Forte de sa réussite économique, la RFA, « nain diplomatique » – pour reprendre la formule consacrée –, n’avait guère eu les coudées franches sur la scène internationale. Handicapée par le fardeau historique du nazisme, elle restait prisonnière de son statut diplomatique qui limitait sa marge de manoeuvre. L’alliance franco-allemande, en d’autres termes, satisfaisait des intérêts mutuels bien compris puisque la France compensait sa relative infériorité économique en offrant à l’Allemagne son poids diplomatique. Or, la réunification menaçait ce bel équilibre. Elle renforçait en effet la puissance germanique, en termes territoriaux et démographiques. Surtout, elle l’affranchissait de la tutelle, certes amoindrie, des Alliés, en réglant définitivement les reliquats de l’après Seconde Guerre mondiale, lui accordant ainsi une souveraineté totale et sans partage. On comprend, dès lors, que François Mitterrand ait vu d’un mauvais oeil cette évolution et qu’il se soit employé à la freiner. Paris pouvait craindre, en outre, que l’Allemagne, sans retomber dans les vieux démons du pangermanisme, renoue avec ses anciens tropismes. Ouvrant ses fenêtres vers l’Est, l’État réunifié risquait désormais se tourner vers l’Europe centrale et orientale, se détachant de ses alliés occidentaux, la France au premier chef. Plusieurs dirigeants français, d’ailleurs, avouèrent redouter un nouveau Rapallo. Ces craintes n’étaient pas dénuées de tout fondement : l’Allemagne se précipita ainsi pour reconnaître le jeune État slovène (juin 1991), précipitant ainsi l’éclatement de l’État yougoslave au nom d’une vision étriquée de l’intérêt national.

Loin de bénéficier de l’appoint des anciennes Républiques socialistes, la construction européenne sembla par ailleurs pâtir de leur candidature. L’arrivée de nouveaux membres se posait, il est vrai, en termes distincts mais complémentaires puisque la problématique de l’élargissement se doublait de la problématique de l’approfondissement. De fait, l’irruption de nouveaux venus aurait dû inciter l’Europe à réfléchir sur sa gouvernance et à proposer de sérieuses réformes susceptibles d’améliorer l’accueil des nouveaux entrants et de régler les problèmes qui se posaient de façon récurrente. La querelle du vote (majoritaire ou unanime), la question de la légitimité de l’exécutif et de son contrôle par le législatif, les interrogations portant sur la représentation (un pays, un commissaire ?), la faible popularité de l’Europe auprès des peuples…, autant de points qui – largement débattus avant 1989 – auraient pu et dû être débattus après la chute du Mur. Or, la construction européenne marqua le pas. Certes, des avancées décisives se produisirent. Outre l’adjonction de nouveaux membres qui confirmait son attractivité, elle réussit, grâce à l’accord de Maastricht que compléta le traité d’Union (7 février 1992) à planifier la création d’une monnaie unique, à affirmer la nécessité d’une défense et d’une diplomatie commune, à poser le principe de subsidiarité. Mais ces succès ne doivent pas dissimuler les zones d’ombre. L’Europe, tout d’abord, fut de moins en moins populaire, à l’Ouest comme à l’Est. La ratification du traité fut ainsi rejetée par les Danois (1992) et acceptée de justesse par les Français. De même, le référendum visant à approuver la ratification du traité établissant une constitution pour l’Europe, oeuvre d’une commission présidée par Valéry Giscard d’Estaing, fut récusé par une large majorité des Français le 29 mai 2005. Or, cet euroscepticisme gagna les anciens pays de l’Est. Pendant la campagne des législatives en Pologne, les jumeaux Kaczyński s’appuyèrent ainsi largement sur les réticences que la population éprouvait à l’égard de l’Europe, montrant que la cause, au sein des peuples, était loin d’être entendue.

L’allure technocratique de la construction européenne, la tendance des politiciens nationaux à reporter sur Bruxelles les maux ou les décisions impopulaires qui accablent les États, la complexité des normes et de leur application constituent, il est vrai, des ferments puissants de défiance que les difficultés économiques n’ont pu qu’amplifier. Mais les autorités européennes portent également leur part de responsabilité. L’élargissement, on l’a dit, ne s’est pas accompagné d’une réforme institutionnelle. Certes, les projets n’ont pas manqué. Le sommet de Nice (décembre 2000) visait ainsi à diminuer le nombre de commissaires, à généraliser le vote majoritaire aux dépens du vote à l’unanimité, à assouplir les coopérations renforcées. Mais il ne déboucha sur aucune réalisation tangible. De même, la Convention sur l’avenir de l’Europe, habilement présidée par Valéry Giscard d’Estaing à partir de 2002, se proposait de constitutionnaliser l’Europe, en explicitant les compétences qui lui étaient dévolues, en conférant la personnalité juridique à l’UE, en généralisant le vote majoritaire, en proposant qu’un Président (élu) et un ministre des Affaires étrangères incarnent l’exécutif. Ce projet fut rejeté par la France et par l’Irlande, plaçant la construction européenne dans l’impasse. L’élargissement à l’Est s’accomplit donc sans approfondissement ce qui, dans une certaine mesure, peut se comprendre. Nombre de dirigeants entendaient en effet satisfaire rapidement les demandes présentées par les nouveaux candidats et réparer les injustices historiques nées de la Guerre froide. Ils craignaient également que ces jeunes démocraties, abandonnées à elles-mêmes, ne deviennent des zones de non-droit, gangrenées par la violence et la corruption. L’incorporation dans l’Union permettait, en d’autres termes, de fortifier des États fragiles, en les épaulant économiquement et en les arrimant dans un espace clairement régi par des normes. Ce calcul n’était donc pas sans fondement. Il avait somme toute fonctionné pour la Grèce, le Portugal et l’Espagne. Mais il eut un coût : l’absence de réformes institutionnelles dont l’Europe souffre, aujourd’hui encore.

4 Apaisement ou regain des tensions ?

La chute du Mur eut également des effets délétères sur les liens qui unissent l’ancien continent et le nouveau. L’Europe, au temps de la Guerre froide, pouvait apparaître comme une zone de confrontation pacifique – si l’on accepte cet oxymore. Deux blocs se faisaient face, enserrés dans des réseaux d’alliance militaires (Pacte de Varsovie versus OTAN) et économique (CAEM versus CEE). Cette confrontation, pourtant, ne dégénéra jamais, les adversaires évitant, y compris aux temps forts des crises, l’ascension aux extrêmes – comme le démontrent les crises de Berlin (1948-1949), les événements de Budapest (1956) ou de Prague (1968). Cette situation, douloureuse pour les peuples, présentait cependant l’avantage de clarifier les relations entre l’Europe et les États-Unis. Washington acceptait au fond de prendre à sa charge la défense de l’Europe de l’Ouest, via l’OTAN. Certes, ce schéma, loin d’être idyllique, s’accompagna de fortes tensions. Le Général de Gaulle, on le sait, défendit l’indépendance nationale et retira en 1966 la France du commandement intégré de l’OTAN ; les Allemands de l’Ouest, craignant que les États-Unis ne considèrent pas une attaque contre la RFA comme un casus belli, développèrent une Ostpolitik censée compenser le risque de « découplage ». Les fondamentaux, pourtant, restaient solides et quand la menace soviétique s’accrut, au début des années 1980 notamment, les Occidentaux purent présenter un front uni face à Moscou, François Mitterrand jetant, lors de son fameux discours devant le Bundestag en 1983, tout le poids de son autorité pour faire admettre la nécessité des euromissiles. Les nouvelles données induites par la chute du Mur, en revanche, bouleversèrent cette solidarité. D’une part, en effet, les pays libérés du joug soviétique manifestèrent leur volonté de rejoindre au plus vite l’OTAN, la garantie américaine leur paraissant mieux à même de garantir leur sécurité qu’une hypothétique défense européenne peinant, malgré quelques progrès, à s’imposer. Les mauvais souvenirs de l’avant Seconde Guerre mondiale pesèrent lourd dans ce calcul. De fait, Pologne, Hongrie et République tchèque rejoignirent en 1999 l’Organisation, suivies en 2004 par les trois États baltes, la Roumanie et la Bulgarie, soulignant, par ce geste, le peu de crédit que ces États accordaient, en termes militaires, à l’UE. D’où une position à certains égards schizophrène : les pays de l’Est se réclament de l’Europe mais contribuent, par leurs choix diplomatiques, à l’affaiblir. Or, les États-Unis, d’autre part, menèrent une politique placée sous le signe de l’unilatéralisme. Ils tendirent, tout d’abord, à se désintéresser de l’Europe, les attentats du 11 septembre 2001 amplifiant évidemment ce tropisme. Et leurs interventions, sur le Vieux continent, témoignèrent d’une défiance persistante à l’égard de Moscou, plus que de la volonté de prolonger le condominium que l’ère Gorbatchev avait laissée espérer. L’incorporation des anciennes démocraties populaires à l’OTAN, acceptée du bout des lèvres par Boris Eltsine en 1997, ne pouvait dès lors qu’alarmer la Russie dont l’inquiétude fut avivée par le soutien apporté à l’implantation de bases en Ouzbékistan et au Tadjikistan. Le déclenchement des révolutions de couleur – des roses en Géorgie (2003), orange en Ukraine (2004) –, comme l’indépendance accordée au Kosovo (2008) renforça ce syndrome de l’encerclement, poussant la Russie à intervenir en Géorgie (2008). L’effondrement du Pacte de Varsovie, en d’autres termes, n’a pas incité les États-Unis, en Europe comme ailleurs, à rechercher les termes d’une entente durable avec la Russie. Il les a plutôt conduit à pousser leur avantage en profitant de l’affaiblissement russe, en Europe notamment, politique à courte vue qu’une Russie, renforcée par la hausse du cours des matières premières et l’arrivée au pouvoir d’un homme à poigne, Vladimir Poutine (1999-2000), s’emploierait désormais à contrer. Ces nouvelles donnes ont donc eu pour conséquence paradoxale d’attiser les tensions Est-Ouest, tensions que la chute du Mur semblait pourtant avoir éradiquées.

La chute du Mur a, sur un plan différent, attisé la fièvre nationaliste. L’incorporation dans le bloc soviétique avait eu pour conséquence de placer ce sentiment sous le boisseau. Aux temps de l’internationalisme prolétarien et de la construction du socialisme, les pays frères n’avaient guère été encouragés, c’est là un euphémisme, à exalter leur singularité, voire à exprimer leurs revendications. La chute du Mur a, en revanche, restauré le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes que la doctrine Brejnev de souveraineté limitée avait singulièrement malmené. Mais la reconnaissance de ce principe put enflammer les passions, stimuler les réclamations et favoriser la multiplication d’États dont la viabilité n’est pas acquise. Certes, le processus de balkanisation s’est parfois accompli pacifiquement. Ainsi, la Slovaquie et la Tchéquie divorcèrent à l’amiable, en 1993, bien que Vaclav Havel ait tout tenté pour prévenir cette sécession. Toutes les séparations, cependant, ne furent pas aussi sereines. L’éclatement de la Yougoslavie fut particulièrement brutal, et le règlement de son implosion dura près de dix ans, des négociations de Dayton (1995) à l’acceptation par Slobodan Milosevic des conditions posées par l’OTAN (1999). Encore aura-t-il fallu que l’ONU (1992) puis l’OTAN (1998-1999) interviennent pour imposer un semblant de loi internationale à un pouvoir serbe peu enclin à négocier. Or, le développement des tensions en ex-Yougoslavie découlait directement de l’effondrement de la logique des blocs. La fin de la Guerre froide et la dévaluation de l’enjeu que la Yougoslavie représentait donnaient une marge de manoeuvre nouvelle aux acteurs locaux qui l’exploitaient à des fins propres en se légitimant par un mélange de nationalisme guerrier et de reconnaissance par la négociation internationale.

5 Un bilan en demi-teinte

C’est dire que la chute du Mur de Berlin, pourtant vécue sur un mode résolument optimiste en 1989, amène au total à porter un jugement nuancé. Les acquis de l’événement furent – et restent – de toute évidence considérables. L’Europe, tout d’abord, a réussi à conjurer deux des démons du XXe siècle – le fascisme et le communisme (dans leur version lénino-stalinienne tout du moins). Ces idéologies, incarnées dans des régimes sanguinaires, furent facteurs de désordres et de tensions sur le Vieux continent qui conduisirent à un conflit dont la sauvagerie reste à ce jour inégalée avant de se poursuivre, sur un mode moins dramatique par la Guerre froide. Mais ces drames appartiennent de toute évidence au passé. La brèche ouverte, en novembre 1989, déboucha également sur la réunification de l’Allemagne, espérance qui animait, depuis 1949, une large partie de la population. Elle eut également pour heureuse conséquence d’étendre la démocratie sur l’ensemble du continent et de fortifier une construction européenne qui, au temps des pionniers, s’était au fond résignée à résumer l’Europe à ses six premiers fondateurs – une vision pour le moins réductrice. Ces mutations furent bien entendu le produit d’une situation : ni le système soviétique, à bout de souffle, ni les économies socialistes, dépendantes des crédits occidentaux (RDA ou Pologne) ne pouvaient se pérenniser. Elles découlèrent également des hommes : M. Gorbatchev, conscient des faiblesses du système s’efforça de sauver ce qui pouvait encore l’être. Elles résultèrent enfin des peuples qui jouèrent, en RDA comme en Tchécoslovaquie, un rôle essentiel dans leur libération.

A quelques vingt années de distance, on mesure, pourtant, la part d’illusion que charria la chute du Mur. Le développement de la démocratie, à l’Est, amena parfois l’instauration de régimes corrompus (en Roumanie par exemple) ou suscita la déception des peuples. En Pologne par exemple, les élections d’octobre 1991 n’attirèrent que 37 % de votants, signe du désintérêt que la population pu rapidement porter au processus législatif. L’imposition brutale du modèle libéral et la privatisation pour le moins rapide des anciennes sociétés nationales, provoquèrent une grande misère sociale, en désindustrialisant rapidement des régions incapables de lutter, à l’instar de l’Allemagne de l’Est, à armes égales avec leurs concurrents. De même, la victoire de la démocratie put prendre la forme d’une revanche politique. Certes, il n’y eut pas de « Nuremberg du communisme » et l’épuration judiciaire fut très limitée ; de même, les nouveaux gouvernants évitèrent d’ouvrir la boîte de Pandore du passé. Les autorités, en règle générale, laissèrent les victimes accéder aux dossiers (en 1996 en Tchécoslovaquie par exemple ou en 1999, mais pour un temps seulement, en Roumanie) mais évitèrent de déclencher des purges ou des règlements de compte publics. L’amnésie, ainsi, fut largement préférée à l’hypermnésie, les autorités offrant aux victimes une forme, symbolique et matérielle, de réparation, mais préférant, sur le plan mémoriel, jeter le manteau de Noé sur un passé brûlant qui aurait sans doute conduit à de douloureux déchirements. Encore qu’il faudrait sans doute ici distinguer les pays où la greffe communiste, d’emblée impopulaire, a été unanimement stigmatisée (à l’instar des pays baltes ou de la Pologne) des États où les communistes ayant disposé d’une certaine base sociale ou étant parvenu à pérenniser – un temps – leur pouvoir évitèrent de mener une politique mémorielle de choc. Cette approche somme toute prudente n’empêcha pas, cependant, des formes dérivées d’épuration : en Allemagne, si les condamnations pénales furent rares, des dizaines de milliers de salariés furent licenciés pour raison politique, forme pour le moins brutale de réunification qui put laisser un goût amer à bien des Ossis. Les réalités, ainsi, ne correspondirent pas toujours aux rêves que caressaient les peuples.

La dislocation des blocs eut, par ailleurs, pour conséquence paradoxale d’engendrer une relative instabilité. Emancipées de leur pesant tuteur, les nations purent, sans crainte d’être brimées, manifester leurs sentiments nationalistes – dont l’exacerbation déboucha parfois sur des guerres dont l’Europe pensait s’être débarrassée. De même, la fin de la Guerre froide et des tensions qu’elle portait, n’aboutit pas sur un apaisement des relations russo-américaines. Instrumentalisant la faiblesse de son rival, Washington poussa ses pions, pour élargir sa sphère d’influence aux anciennes marches de l’Empire. Moscou ne pouvait longtemps rester indifférente à cette stratégie. Elle substitua donc à une logique de cogestion une logique d’affrontement dès qu’elle fut économiquement et politiquement en mesure de le faire. L’effondrement de l’Union soviétique et de son système (Pacte de Varsovie et CAEM) eut donc pour conséquence paradoxale de renforcer dans un premier temps la stabilité de l’Europe, en l’arrimant au camp occidental, puis de la miner dans un second, en raison de l’unilatéralisme américain et des frustrations russes. On comprend, dès lors, la grande prudence des dirigeants occidentaux. Certes, Helmut Kohl força le destin. Mais François Mitterrand eut tendance à le suivre, à l’instar de bien des dirigeants européens qui, suivant le mot de Goethe, préférèrent l’injustice au désordre. Mesurant que le monde entrait dans une phase d’instabilité, les chefs optèrent pour le soutien des équipes en place, François Mitterrand incarnant, jusqu’à la caricature, cette position. De plus, ils ne parvinrent pas à associer à l’élargissement de la construction européenne son approfondissement. Furent-ils, du coup, à la hauteur de la situation ? La question mérite d’être posée, dans la mesure où les hommes politiques ne surent guère répondre aux enjeux colossaux de l’époque. Pour aller vite, cette période inouïe ne sécréta ni Roosevelt, ni de Gaulle, ni Mandela, à l’exception, peut-être d’Helmut Kohl pour l’Allemagne (lui savait du moins ce qu’il voulait) et, pour la Commission européenne, de Jacques Delors. De la chute du Mur, on retient avant tout l’image de Mstislav Rostropovitch, et non les fortes paroles qu’un leader aurait pu prononcer.

C’est dire, in fine, toute l’ambivalence de la chute du Mur de Berlin. L’événement, on l’a dit, était et reste singulier, mais il s’intègre aussi dans une chronologie plurielle et polysémique. Il ne fut dans une certaine mesure qu’un reflet, le miroir grossissant d’un flux qui, brèche berlinoise ou non, menaçait de rompre la digue – ni les Polonais, ni les Hongrois n’avaient au fond attendu pour devancer l’appel de l’histoire. Son impact cependant fut tel qu’il catalysa les énergies et engendra une dynamique propre, en Tchécoslovaquie notamment. Signe ultime de son ambivalence, enfin, la brèche apporta liberté et espoir mais engendra également amertume et désillusions. Cette lecture démontre bien qu’en histoire aucun événement n’est un sauveur suprême et que les hommes, jour après jour, doivent s’impliquer dans leur destin afin d’en infléchir le cours.