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En Flandre, il existe de nombreux monuments édifiés en tant que lieu de mémoire commémorant la perte d’hommes au combat ou encore la victoire de batailles et de guerres appartenant au passé. Dans le cadre de cet article, une attention toute particulière sera portée à la ville de Dixmude (Diksmuide), reconnue pour les sanglants combats de la Première Guerre mondiale qui y eurent lieu, mais aussi pour héberger le site de la Tour de l’Yser (Ijzertoren) et être l’hôte du pèlerinage sur les tombes des anciens combattants.

Plus qu’un lieu de mémoire et un aménagement mortuaire, la Tour de l’Yser est le point culminant d’un pèlerinage annuel (Ijzerbedevaart) visant à commémorer les sacrifices et à perpétuer les idéaux des soldats flamands morts au front lors de la Première Guerre mondiale. On y célèbre fidèlement depuis 1920 une eucharistie, mais des discours rappelant les valeurs des frontistes, souvent à teneur nationalistes, y sont aussi devenus la norme au fil des ans. Bien que cet endroit se veuille au départ essentiellement flamand, la reconstruction de la nouvelle Tour qui se termina dans les années 1960, attira l’attention au-delà de cette région. Il s’agit aujourd’hui en effet du plus grand mémorial dédié à la paix en Europe, de même que son pèlerinage est reconnu comme étant l’une des plus grandes manifestations de la paix renouvelées annuellement. Depuis 1998 d’ailleurs, l’ONU reconnait ce monument comme « Centre international de la paix ».

C’est ainsi qu’en hébergeant les aménagements de la Tour, de la crypte et de la porte de la paix (PAX), en plus d’être l’hôte du pèlerinage annuel, il semble possible d’affirmer que la ville de Dixmude est marquée par la communion entre morts et vivants, ainsi que par la volonté de perpétuer un dialogue entre ces deux entités, et ce, depuis bientôt un centenaire. Dans cette perspective, il parait important d’explorer en quoi cette combinaison spécifique du funéraire et de la commémoration d’idéaux au sein de monuments et de célébrations pourrait affecter le paysage culturel de la ville de Dixmude.

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Site de la Tour de l’Yser vue de l’autrerive du fleuve.

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Afin de saisir l’imbrication particulière entre le passé et le présent au sein de ce lieu, il sera d’abord question de présenter les idéaux des soldats du front de l’Yser et le contexte historique dans lequel ils émergèrent. Ensuite, à la lumière d’une revue des écrits concernant les aménagements mortuaires, la mémoire et les lieux de mémoire, je rendrai compte des raisons de l’aménagement de ce site tout en tentant de comprendre comment et pourquoi cette tradition du pèlerinage est renouvelée annuellement depuis bientôt 100 ans. Cet article se terminera en amenant un éclaircissement sur la spécificité que peut engendrer cette combinaison du funéraire et de la commémoration en un site sur le paysage culturel de la ville de Dixmude, ville d’aujourd’hui 16 000 habitants, située en Flandre-Occidentale à une vingtaine de kilomètres des côtes de la mer du Nord.

1. Contexte historique : de la naissance de la Belgique à la Grande Guerre et aux premiers pèlerinages

Au fil des siècles, le territoire constituant aujourd’hui la Belgique fut convoité et occupé par la plupart des grandes puissances européennes pour ses ports d’envergures. Malgré ces nombreuses perturbations, les citoyens de ces terres auront toujours su garder une certaine autonomie et liberté face à leurs occupants. Par contre, une fois sous le joug du roi Guillaume d’Orange des Pays-Bas en 1815, le tempérament des Belges fut mis à rude épreuve. L’imposition par ce nouveau monarque d’une langue et d’une confession religieuse étrangère aux Belges mena, en 1830, à la Révolution belge. L’année suivante, le Royaume de Belgique vit le jour. Ce pays désiré des Flamands, Wallons, bourgeois et nobles, se voulait être le pays des Belges. Il ne paraissait en fait à cette époque n’y avoir aucun conflit linguistique ou social.

Le français, langue de la noblesse et de la bourgeoisie belge, sera désigné comme unique langue officielle au sein des organes administratifs du nouveau pays. La constitution reconnaissait tout de même d’autres langues telles que les dialectes flamands et wallons. Cette situation, cependant, ne plaira pas à tous bien longtemps. Les Wallons, dont le parler se rapprochait beaucoup plus du français, délaissèrent plus rapidement leurs dialectes que ne le firent les Flamands et eurent ainsi accès en plus grand nombre aux universités – qui étaient principalement francophones en Belgique – et aux postes administratifs du pays. Frustrés de cette situation, les premières revendications des Flamands ne tarderont pas à se manifester. Elles se feront, néanmoins, dans le cadre d’une Belgique unie sans ne jamais témoigner de sentiments anti-belges, le but étant seulement la reconnaissance du fait flamand au nord du pays.

De ce déni à la prise de conscience des revendications flamandes en Wallonie, en passant par les lois linguistiques et la fondation de moyens de pressions, le mouvement flamand se forma au rythme de l’État belge. Les bouleversements de la Première Guerre, par contre, radicaliseront certaines fractions de ce mouvement qui allait alors se mettre à propager l’image d’une Flandre méprisée par la Belgique. Si avant ce terrible choc les revendications flamandes étaient l’affaire d’une minorité, elles allaient par la suite devenir celles de la majorité flamande, créant ainsi une certaine grogne du côté wallon.

La naissance du Frontbeweging lors de la Première Guerre mondiale

La neutralité belge ayant été violée par l’Allemagne lors de la Première Guerre mondiale, l’ennemi avança relativement facilement et rapidement jusqu’en Flandre sur les rives du fleuve de l’Yser où les alliés vinrent en aide aux soldats belges afin d’empêcher les Allemands d’atteindre le port de Dunkerque en France.

Au front, les conditions des soldats étaient misérables. Maladies, peur et psychose étaient courantes. De plus, des rumeurs faisant allusion au fait que les Flamands au sein de l’armée belge étaient discriminés et chargés des missions les plus dangereuses apparurent en 1915[1]. Cette situation choqua bon nombre de Flamands, d’autant plus que le roi des Belges leur avait promis au début de la guerre un traitement égal à celui des francophones au sein de l’armée. Ne pouvant concrètement percevoir les effets de cette promesse, un groupe d’érudits préalablement formé pour offrir un encadrement intellectuel et catholique sur le front décida de conscientiser les soldats flamands à cette réalité qu’ils concevaient comme injuste et méprisante. C’est dans cette perspective que ce groupe, qui prit clairement forme en 1916 sous le nom du Mouvement du Front (Frontbeweging), diffusa en 1917 des pamphlets informant les combattants de cette situation. L’un d’eux, d’ailleurs, s’adressait directement au roi. Dans ce dernier, les frontistes y avaient énuméré les griefs faisant en sorte que les soldats flamands avaient perdu confiance dans la direction de l’armée. Ils y affirmaient cependant être encore prêts à verser leur sang sous cette condition : « nous voulons la promesse explicite, écrite et solennelle que notre égalité complète, l’intégralité de notre droit nous serons octroyés immédiatement après la guerre »[2].

Le roi répondra par l’affirmative à ces revendications, bien que plusieurs années s’écouleront avant qu’elles soient concrétisées, envenimant du coup à court terme une situation qui était préalablement déjà bien tendue.

Les pierres tombales flamandes

En plus de cette perception d’injustice au front, un autre geste sera considéré comme un affront et vexera de nombreux soldats flamands : l’uniformisation des tombes des soldats belges comportant l’inscription unilingue française « Mort pour la patrie » sur une croix de bois.

Trouvant cet acte diffamatoire à l’endroit de leurs frères d’armes décédés au combat, plusieurs soldats du nord du pays décidèrent d’honorer dignement la mort de leurs compatriotes. C’est ce but, dès 1916, que le Comité pour l’hommage aux héros (Comité voor heldenhulde), intimement lié au Mouvement du Front, se donna pour mission d’accomplir. Le peintre soldat et dessinateur flamand Joe English – aujourd’hui enterré dans la crypte – fut chargé de créer une pierre tombale durable représentant davantage les aspirations des soldats flamands.

Le résultat final correspond à une pierre arborant une croix celtique sur laquelle sont inscrites les lettres AVV-VVK (Alles voor Vlaanderen-Vlaanderen voor Kristus, Tout pour la Flandre-la Flandre pour le Christ), reprenant ainsi le slogan de l’hymne estudiantin Blauwvoeterie écrit par le poète Albrecht Rodenbach en 1876[3]. L’architecture de cette tombe et son inscription deviendront au fil des ans de forts symboles du mouvement flamand et inspireront grandement la conception de la Tour de l’Yser.

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Pierre tombale telle que conçue par Joe English lors de la Première Guerre mondiale pour les soldats flamands décédés au front.

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Les premiers pèlerinages vers les tombes de l’Yser

De nombreux auteurs[4] affirment que la conscience d’une unité flamande au sein de la Belgique apparut lors de cette dure épreuve que fut la Première Guerre mondiale. La réalité, ou encore les mythes, de la misère des soldats flamands méprisés au front et envoyés à une mort certaine sous les ordres incompris de leurs supérieurs francophones ne pouvant s’exprimer en flamand, aurait fait en sorte que certaines élites flamandes réalisèrent la nécessité de prendre le destin de la Flandre en main.

Après la guerre, les membres du Mouvement du Front – qui devint vers la fin du conflit un groupe clandestin après avoir été déclaré illégal par les autorités dû à sa radicalisation – ainsi que les membres du Comité pour l’hommage aux héros fondèrent un parti politique (Fronpartij) et l’Alliance des anciens combattants flamands (Verbond van Vlaamse Oud-Strijders). Ces deux groupes, sans réclamer une scission totale avec la Belgique, exigeaient une plus grande autonomie politique pour la Flandre et seront, dès 1920, à l’origine du premier comité organisant le Pèlerinage général des tombes de l’Yser (Algemene Bedevaart naar de Graven van de Ijzer).

De 1920 à 1923, les pèlerinages n’eurent pas lieu à Dixmude, mais dans les cimetières de guerres d’autres communes ayant aussi subi de lourdes pertes sur les rives du fleuve de l’Yser. Par contre, le concept et la forme que prit le premier pèlerinage sur la tombe de Joe English à Steenkerke, allaient être repris pour les années à venir : après la célébration d’une eucharistie rendant hommage aux soldats flamands morts au combat, les pèlerins assistent à de nombreux discours rappelant les idéaux des frontistes et l’importance pour la Flandre d’acquérir une plus grande autonomie, le seul moyen pouvant garantir la paix et le respect de leurs droits[5]. Cette grande réunion annuelle, jusqu’à ce jour, reste pratiquement inchangée, bien que l’aspect religieux de la célébration qui prédominait lors des premiers pèlerinages semble, d’année en année, avoir perdu du terrain au profit de l’aspect politique.

Ce serait finalement dans ce contexte de l’horreur de la guerre, de la perception flamande d’un mépris francophone et de la nécessité pour les Flamands de prendre leur propre destin en main, le tout, dans un environnement catholique, qu’apparut le rituel commémorant la souffrance et les sacrifices des combattants flamands de la Première Guerre mondiale et le désir de rappeler et transmettre annuellement le Testament des soldats de l’Yser : jamais plus de guerre, autonomie, paix de Dieu, idéaux traduits en termes actuels par paix, liberté et tolérance.

2. Ville, aménagement mortuaire et lieu de mémoire

Le site de la Tour de l’Yser, de par sa crypte abritant plusieurs corps d’anciens combattants et son monument à caractère commémoratif, sont investis de deux rôles : celui d’aménagement mortuaire et de lieu de mémoire. Mais quelles ont été les conditions de sa construction et comment s’est développé l’aspect commémoratif du monument et du pèlerinage ?

Aménagement du site de la Tour de l’Yser à Dixmude

Les quatre premiers pèlerinages après la Première Guerre mondiale étaient organisés dans des cimetières un peu partout à travers la Flandre. La communion entre les morts et les vivants, outre les discours à saveur nationalistes, semble ainsi avoir été primordiale dès le départ. Certes, il était question de transmettre et de commémorer les valeurs des combattants, mais le fait que les pèlerins se rassemblaient autour des défunts afin d’y célébrer une messe et une eucharistie permet d’affirmer que la dimension spirituelle et religieuse de ces pèlerinages, du moins en ce qui concerne ses débuts, était fondamentale.

En 1924, le Comité se chargea de réunir et de protéger les tombes des soldats flamands contre le vandalisme, dont plusieurs d’entre elles avaient déjà été victimes[6], et leur remplacement décrété par le gouvernement belge[7]. Pour ce faire, ils achetèrent un terrain sur les rives de l’Yser à Dixmude et y amenèrent les pierres ayant été épargnées[8]. Les pèlerinages, ce faisant, commencèrent à se dérouler en un lieu fixe Rapidement paru. Rapidement, l’idée d’y ériger un monument qui, en plus d’incarner les pierres tombales détruites et vandalisées, symboliserait à la fois les idéaux des soldats de l’Yser et les souffrances physiques et morales qu’ils subirent[9]. À cet effet, lors de l’inauguration de la Tour de l’Yser au onzième pèlerinage de 1930, le président du Comité, mais aussi ancien médecin de guerre et membre du Mouvement du Front, Frans Daels, indiqua que ce monument hébergera toutes les tombes vandalisées et détruites des soldats tués au combat, qu’il est la demeure de la loi intégrale et de la loyauté flamande face à la parjure[10].

Par ailleurs, lors du pèlerinage de 1932, le monument n’allait plus abriter que ces symboles, puisque les dépouilles de 8 soldats allaient désormais y occuper la crypte. D’autres y seront transférés dans les années suivantes. Frans Daels vit en ces anciens combattants reposant dans ce lieu funèbre le symbole de tous les soldats morts au front[11], tout comme en 2001, le président du Comité Lionel Vandenberghe et le ministre flamand de l’intérieur Paul Van Grembergen affirmaient conjointement qu’après avoir été dispersés en Flandre, vu leurs tombes vandalisées et la Tour qui les protégeait être détruite, les anciens combattants pouvaient finalement reposer en paix dans la tranquillité qu’offre la crypte[12]. Que ce soit comme représentant des soldats morts au front, ou encore pour permettre aux héros de guerre de reposer en paix, il est indéniable de voir en ce rassemblement de corps d’anciens combattants et leur affectation à un endroit fixe et accessible, une volonté de rapprochement entre les morts et les vivants, entre les pèlerins et leur source d’inspiration, en ce sens que le recueillement et la célébration d’une eucharistie non loin des défunts, comme la tradition le veut, est centrale au déroulement du pèlerinage. L’aménagement d’une crypte où allaient y reposer d’anciens combattants, vraisemblablement, était ainsi primordial aux yeux du Comité lorsque celui-ci décida d’y tenir un pèlerinage en lieu fixe, soit dans la ville de Dixmude.

L’homme enterre ses semblables depuis des millénaires. Les rites y étant associés auront par contre été modifiés au fil des ans, et ce, entre autres, par la religion et l’aménagement des villes. Au passage, il est intéressant de noter que la tombe dans l’histoire, sauf chez les Romains, n’était pas essentielle et que l’importance qui lui est accordée aujourd’hui ne remonterait tout au plus qu’à deux siècles[13]. Certes, sous le Christianisme, les ossements se retrouvèrent près des églises ; le cimetière par contre, ne fût en rien un site de recueillement. Par contre, au 18ème siècle, de nombreuses communautés expulsèrent les cimetières loin des églises et des villes, en raison de leur méfiance entre la promiscuité des morts et des vivants et de l’insalubrité causée par la décomposition des corps[14].

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Crypte à ciel ouvert vue du dernier étage de la Tour. Avant d’être victime d’un attentat, la première Tour s’élevait au-dessus de la crypte.

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Néanmoins, au siècle suivant, il devint essentiel pour les contemporains de cette époque de localiser une sépulture, le tombeau et la tombe s’avérèrent dès lors indispensable. Contrairement au siècle précédent, lorsqu’il fut question de déménager les cimetières hors des villes, les habitants s’y opposèrent, puisqu’ils en étaient venus à considérer ce lieu comme un aménagement culte incarnant un lien entre les générations d’une société et un élément inhérent de l’ordre humain. Selon le sociologue français Jean-Hugues Déchaux, ayant travaillé sur la mort et le deuil, il ne fait aucun doute qu’une communauté a besoin d’un culte civique rassemblant l’individu à la collectivité et que cette dévotion « incarne la continuité de la cité, la solidarité des vivants et des morts »[15]. Ainsi, les aménagements mortuaires en milieu urbain, tels que les cimetières que nous connaissons aujourd’hui, seraient caractéristiques aux paysages des villes modernes.

C’est dans cette perspective que l’aménagement de la crypte sur le site de la Tour de l’Yser prend tout son sens, dans la mesure où il est possible d’affirmer qu’elle représente un lieu incarnant la continuité de la communauté flamande et la solidarité entre morts et vivants. D’ailleurs, le motif derrière l’achat du terrain où allait être érigée la Tour était préalablement animé par la volonté du Comité de récupérer les tombes vandalisées, ou sur le point d’être détruites, et ce, par respect pour les morts et le culte qui leur est voué. Certes, ce désir dont était investi le Comité pouvait certainement avoir d’autres motifs quant à l’entreprise de l’aménagement de ce site, tout comme les motifs visant à perpétuer le pèlerinage ont certainement changé au fil du temps. Il est cependant possible de souligner que la présence d’un tel aménagement en milieu urbain ayant pour but de célébrer la continuité de la communauté, ou dans ce cas-ci de la nation et des individus ayant combattus pour sa survie, est un phénomène relativement moderne, dans la mesure où il existe une continuité de l’individualisme dans la mort et une volonté de rapprocher les survivants des défunts héros de la nation. Le paysage culturel de la ville de Dixmude recèlerait ainsi en lui une dynamique de partage, de proximité et de solidarité entre morts et vivants.

Mémoire et monuments commémoratifs

D’après l’historien Reinhart Koselleck, la grande majorité des monuments rendant hommage aux combattants de la Première Guerre mondiale, perdraient leur signification au fil du temps, dans la mesure où le culte qui leur est voué s’épuiserait lorsque la génération l’ayant initié disparait[16]. Le fait que le sens de la commémoration qu’incarne la Tour de l’Yser et son pèlerinage soit resté relativement intact depuis presque un siècle est donc exceptionnel. Il faut l’expliquer par l’évolution de son caractère polysémique qui fait témoignage des continuités et d’adaptations culturelles dans le dialogue entre morts et vivants aux passages des années. Au-delà de ses fonctions funèbres, la Tour de l’Yser est aussi monument de la paix[17], lieu de commémoration des souffrances morales et physiques des soldats flamands au front lors de la Première Guerre mondiale, mémorial de l’émancipation flamande[18], lieu et moment de transmission des idéaux des frontistes, grand rassemblement annuel du mouvement flamand[19] et de ses partisans et ainsi de suite.

La définition la plus juste de la signification du monument et du but du pèlerinage se retrouve à l’intersection de tous ces postulats. Une chose est cependant certaine, année après année, la Grande place de Dixmude accueille des milliers de pèlerins pour y célébrer une eucharistie commémorant la mort des soldats au front pour, par la suite, se diriger vers la Tour afin d’y déposer des fleurs et y écouter des discours, souvent à teneur nationaliste, de divers comités et associations. Bien que cette édition de 2012, tout comme celle des dernières années, n’ait attiré que mille participants ou moins, ils étaient encore 35 000 individus il y a à peine 20 ans, le nombre record étant de 200 000 pèlerins en 1931.

Cependant, la Tour de l’Yser et le pèlerinage qu’elle accueille dépasse cette cause purement historique et rend possible un développement cultuel allant au-delà de la commémoration des sacrifices des soldats flamands[20]. D’ailleurs, il ne fait aucun doute que c’est dans cette perspective que le Comité du pèlerinage de l’Yser invite depuis maintenant plusieurs années des délégations provenant de divers pays, en promouvant la Tour comme monument de paix universelle, mais aussi en tant que monument représentant toutes les minorités du monde, ajoutant ainsi à la célébration une dimension internationale. Par contre, le rappel et la transmission des idéaux des frontistes restent centraux lors des discours ayant lieu au pèlerinage, et ce, depuis 1920. Que ce soit des personnalités politiques, les présidents du Comité ou des membres de l’Union des anciens combattants, tous ceux prenant la parole lors du pèlerinage au fil des ans se sont efforcés de lier le Testament des soldats de l’Yser à l’actualité culturelle et politique du moment, rappelant, mais aussi démontrant, que le combat pour la paix et les projets d’autonomie et de tolérance amorcés dans les tranchés en 1914, était inachevé.

En effet, pour que la mémoire et le message assigné à un monument subsistent dans une collectivité à long terme, il se doit, selon la notion développée par l’historien Pierre Nora, d’être incarné dans un lieu de mémoire[21]. En ce qui concerne la Tour d’Yser, un bon nombre des contemporains flamands de la Grande Guerre faisaient partie de la mémoire vécue du message des soldats de l’Yser, soit parce qu’ils en auront été témoins, soit parce qu’ils en auront connu et éprouvé les répercussions. Dès lors, ces idéaux formulés par les frontistes n’avaient pas nécessairement besoin de support, en ce sens qu’en étant en contact avec la mémoire d’autres individus ayant vécu des évènements similaires, il pouvait, comme l’expliquerait Maurice Halbwachs, exister suffisamment de points communs pour que le souvenir de ce testament puisse subsister dans la mémoire d’individus, constituant ainsi une mémoire collective permettant aux contemporains flamands de facilement se rappeler le message des soldats de l’Yser[22].

Aujourd’hui par contre, la génération ayant vécu la Première Guerre mondiale a disparue. Conséquemment, la mémoire collective actuelle vit de plus en plus de l’emprunt des souvenirs, de l’imagination et de la mise en scène. C’est en ce sens que les contemporains flamands, grâce à ces souvenirs empruntés et incarnés dans la Tour de l’Yser, les nouveaux pèlerins peuvent se représenter le Testament des frontistes en tant que notions ou symboles. Autrement dit, ils peuvent se l’imaginer, sans prétendre en avoir été témoins[23]. C’est ainsi que les pèlerins des générations futures emprunteraient, selon le concept développé par Halbwachs, les souvenirs de leurs ancêtres, leur permettant de commémorer, à quelques exceptions près, ce que les premiers pèlerins de l’Yser commémoraient[24].

Si l’identification contemporaine du monument semble concorder à celle que lui avaient donné les instigateurs du projet, c’est qu’un pèlerinage renouvelant et actualisant annuellement l’intérêt de cette identité existe, mais aussi parce que le Comité tente de l’élargir et l’actualiser en lui donnant un aspect international et plus universel, notamment en traduisant les idéaux de « jamais plus de guerre, autonomie, paix de Dieux, par paix, liberté et tolérance ».

Ces nouvelles dimensions et la tendance du Comité à être de plus en plus nuancé lorsqu’il s’agit de parler d’autonomie de la Flandre[25], créèrent des dissensions au sein du pèlerinage dès 1960. Ces conflits atteignirent un point de non-retour au milieu des années 1990. On y observa au cours de cette décennie un pèlerinage alternatif sur l’autre rive de l’Yser, composé essentiellement des éléments souvent considérés comme radicaux du mouvement flamand, leurs revendications étant une Flandre plus chrétienne, mais surtout indépendante du reste de la Belgique et non simplement autonome, comme s’efforce à le demander le Comité du pèlerinage de l’Yser depuis son existence. Bien que les deux groupes de pèlerins disent incarner les idéaux du Testament de l’Yser, les batailles symboliques, mais aussi physiques, perturberont le déroulement du pèlerinage pendant quelques années[26]. Pour éviter de nouveaux affrontements, ce deuxième pèlerinage a désormais lieu, depuis le début de la dernière décennie, une semaine avant celui organisé par le Comité, à Dixmude, mais aussi à l’occasion dans d’autres villes. Le message véhiculé par la Tour de l’Yser et son pèlerinage comporte ainsi un enjeu politique important pour le mouvement flamand[27].

Ainsi, bien que le message originel des soldats de l’Yser perdure et que le combat qu’ils ont amorcé il y a bientôt cent ans est perpétué, l’interprétation de leurs sacrifices et la manière dont se doit d’être continué leur combat divergent depuis quelques années. Le Comité du pèlerinage de l’Yser adopterait une position visant à réduire le conflit en démontrant entre autres que les soldats ne sont pas morts en vain, puisque leur sacrifice aura permis de conscientiser les Flamands à leur cause et à leurs idéaux, afin de continuer leur combat. Quant aux éléments plus radicaux du mouvement flamand qui se manifeste davantage depuis maintenant quelques années, ils se positionneraient dans une logique visant à créer plus de conflits dans le but de venger les morts en, notamment, se séparant d’une Belgique qui ne peut garantir une autonomie suffisante à la Flandre pour vivre librement et sans obédiences. Ces divergences, cependant, ne semblent pouvoir être interprétées comme un affrontement entre groupes désirant définir la fonction légitime du monument de l’Yser et du pèlerinage, en ce sens qu’ils commémorent tous les idéaux des anciens combattants. Il semblerait dès lors plus juste d’entrevoir ce conflit comme étant une divergence d’opinions au sein du mouvement flamand quant aux moyens d’honorer les idéaux du Testaments des frontistes ou, tout simplement, sur l’avenir de la Flandre.

Comme il a été démontré, la Tour de l’Yser, en tant que lieu de mémoire du Testament des soldats de l’Yser morts au front lors de la Première Guerre mondiale, est un monument commémoratif inséparable de l’histoire de la Flandre et du mouvement flamand. Il a non seulement, contrairement à plusieurs monuments semblables, su garder au fil des ans l’identité et le message qui lui avait été conféré lors de son aménagement, mais il accueille aussi, année après année, des milliers de pèlerins provenant des quatre coins de la Flandre et du monde. L’importance de ce monument dans le paysage de la ville de Dixmude, mais aussi de la Flandre et de son histoire, est indéniable. D’autant plus qu’après l’attentat qui détruit la Tour en 1946[28], les flamands ne tardèrent pas à s’unir autour du projet de sa reconstruction, démontrant ainsi l’importance et l’attachement à ce symbole et lieu de mémoire de la nation flamande et de son histoire.

3. Le site de la Tour de l’Yser comme paysage culturel

Si le site de la Tour de l’Yser existe, c’est que le Comité du pèlerinage, composé d’anciens soldats et intellectuels, désirait sauver les tombes flamandes qui n’avaient pas encore été vandalisées ou remplacées. Leur rassemblement sur un terrain près des rives de l’Yser, ancien front de la Première Guerre mondiale, mena au projet du mémorial et de la crypte hébergeant les corps d’anciens combattants, représentants de tous les soldats décédés lors de ce conflit. L’histoire du site de la Tour de l’Yser et de son pèlerinage continu, et la combinaison particulière du funéraire et de la commémoration vivante, font ainsi de la ville Dixmude un paysage culturel spécifique.

Il est possible d’entrevoir cet aménagement comme étant une volonté de continuer le culte autour des anciens combattants amorcé une dizaine d’années plus tôt dans divers cimetières de Flandre. Le rassemblement de ces dépouilles en un lieu où ils sont protégés et identifiés, mais aussi facilement accessible aux pèlerins et aux visiteurs désirant se recueillir, permet de mettre en lumière le fait que le site de la Tour de l’Yser représente un lieu, propre aux villes modernes, incarnant la continuité de la communauté et la solidarité entre morts et vivants. D’autre part, comme les célébrations funèbres semblaient plus importantes dans les premières décennies après l’aménagement du site[29], il est possible d’estimer qu’une dynamique de partage, de proximité et de solidarité entre morts et vivants s’installa rapidement dans le paysage de la ville de Dixmude. En se rendant dans cette ville annuellement depuis toutes ces années pour honorer les anciens combattants, cette destination devint, en quelque sorte, l’hôte du refuge « officiel » des dépouilles de tous les soldats flamands, mais aussi de leurs idéaux. Dès lors, ce site peut être conçu comme la volonté de fixer dans le paysage de la ville une partie de l’histoire flamande.

Si une eucharistie en hommage des morts y est toujours célébrée sur la Grand’ place de Dixmude lors du pèlerinage, l’aspect religieux semble tout de même avoir perdu en importance au fil des ans. Il n’en demeure pas moins que le respect des morts et la célébration religieuse de leur sacrifice restent les éléments instigateurs de cette tradition. D’ailleurs, la Tour, qui ressemble fortement aux tombes originelles des soldats flamands, la crypte et la célébration de l’eucharistie dans le centre, sont des éléments rappelant l’origine funèbre du pèlerinage prenant place à Dixmude, mais aussi des éléments faisant désormais partie du paysage culturel de cette ville, et ce, tout comme le pèlerinage lui-même et les discours à saveur nationalistes s’y tenant. L’occupation annuelle de la ville par les pèlerins semble d’ailleurs être devenue une caractéristique spécifique de la région, attirant l’attention médiatique et populaire du pays, notamment, par l’entremise de son musée portant entre autres sur la Première Guerre mondiale.

Liens ontologiques et symboliques

La Tour de l’Yser et son pèlerinage ont su garder en grande partie leur identité grâce aux institutions qui se sont investies dans la perpétuation et l’actualisation du message et de la mémoire. Rappelons, par exemple, la rapidité du projet de construction de la deuxième tour à la suite de l’attentat qui détruisit la première en 1946. Bien que le mouvement flamand fût affaibli après la Deuxième Guerre mondiale – causé par la collaboration de plusieurs flamingants avec l’ennemi – cet affront, ressenti comme une atteinte à la communauté catholique et à la Flandre, raviva la flamme du nationalisme au nord de la Belgique, et des collectes furent immédiatement lancées pour reconstruire la Tour[30], démontrant ainsi l’attachement et l’importance de ce symbole pour la Flandre et le mouvement flamand. À ce sujet, plusieurs projets de constructions furent envisagés. Le plus ambitieux prévoyait une tour très moderne d’une hauteur de plus de 300 mètres où même les voitures auraient pu l’escalader. Finalement, le Comité choisit un projet qui, disait-il, allait respecter davantage la sérénité du pèlerinage et l’hommage que veut rendre au mort le monument. Ce nouveau bâtiment fut construit par le frère du premier ingénieur ayant conçu la Tour.

Bien que la construction s’étala sur plusieurs années, des pèlerinages y eurent tout de même lieu, contrairement aux années de guerre. En effet, aucun rassemblement de masse ne fut permis par l’occupant lors de la Deuxième Guerre mondiale. Quelques cérémonies réunissant un nombre limité d’individus eurent néanmoins lieu dans la crypte de la Tour. Frans Daels, à sa façon, disait vouloir continuer à promouvoir l’indépendance de la Flandre autrement que par la collaboration, mais aussi respecter la mort des soldats enfouis sous le monument en continuant cette tradition[31].

Utilisation de l’histoire à des fins politiques ? Création délibérée d’une mémoire collective proprement flamande ancrée dans un monument, une tradition ? Possiblement. Il n’en demeure pas moins qu’en Flandre, ce site est aujourd’hui reconnu comme étant le Mémorial de l’émancipation flamande et qu’il suscite un grand intérêt depuis près d’un siècle, mais aussi un grand dévouement affectif. C’est ainsi qu’avec sa reconstruction et les rassemblements qu’il accueille, il est possible d’affirmer, comme Patrice Béghain l’entrevoit pour certains monuments, que la qualité du site de la Tour de l’Yser ne peut simplement être évaluée que par son intérêt artistique ou historique, dans la mesure ou son histoire et les pratiques collectives pouvant être rattaché au milieu urbain auquel il est lié font tout autant partie de l’existence et de l’identité du monument[32]. Comme il a été argumenté, l’histoire mouvementée du mémorial, l’intense activité lui permettant de garder son identité et l’intérêt qu’il suscite annuellement, permet d’affirmer que le caractère de ce site dépasse largement son côté artistique ou historique et qu’il amène sans aucun doute au paysage de Dixmude, mais aussi de Flandre, ce sentiment de Heimatgefühl (sentiments d’appartenance rappelant l’héritage d’une région) dont devrait offrir tout milieu urbain, selon Camillo Sitte[33].

C’est ainsi que ce qui n’était au départ qu’un pèlerinage sans lieu fixe, visant à commémorer la mort des soldats au front et à rappeler leurs idéaux, est devenue un site et un évènement marquant plusieurs générations, mais aussi marquant le paysage d’une ville en l’investissant d’un site connu de tous les Flamands. Aménagée dans l’optique de réunir et de protéger les tombes et les corps d’anciens combattants, la Tour de l’Yser avait aussi pour but de rassembler annuellement les pèlerins désirant se rappeler le Testament des frontistes et un important fragment de leur histoire. Deux motifs de la modernité peuvent ainsi être soulignés : l’aménagement funèbre en milieu urbain et la création d’une nouvelle mémoire collective. Bien qu’il soit aujourd’hui surtout question de perpétuer la mémoire en question, le côté funèbre est toujours ancré matériellement – la tour en croix – et immatériellement – l’eucharistie – dans le paysage de Dixmude. Cet aspect, jumelé à l’identité active et constamment renouvelée du monument, permet d’affirmer que le site de la Tour de l’Yser représente parfaitement ce concept du paysage culturel moderne, en ce sens que l’homme y a modifié et transformé un lieu en y laissant les traces de ses activités culturelles et sociales. La Tour détruite puis reconstruite à nouveau – mais de façon plus imposante – à l’image des tombes flamandes de la Première Guerre mondiale, les célébrations se tenant sur son site malgré l’interdiction d’attroupement durant le second conflit mondial et le pèlerinage annuel rassemblant des milliers d’individus, sont tout autant d’éléments démontrant que ce site n’est pas que patrimoine matériel, puisque le culte qui lui est voué témoigne bel et bien de l’importance d’entrevoir comme patrimoine immatériel les activités l’entourant.

Pourtant, bien que le site soit pour le moment sur la liste des monuments protégés en cas de conflit armé, la Tour de l’Yser sera vraisemblablement reconnue comme patrimoine matériel d’ici quelques années. Elle fait en effet partie d’une demande faite à l’UNESCO en 2002 par le cabinet du ministre flamand des affaires intérieures, de la fonction et des affaires étrangères, visant à faire classer comme patrimoine mondial tous les lieux de mémoire et monuments de la Grande Guerre dans le Westhoek et les régions voisines[34]. Par contre, comme il a été argumenté tout au long de cet article, cette combinaison du funéraire et de l’aspect commémoratif du site de la Tour de l’Yser a véritablement permis de développer un paysage culturel à Dixmude. Ce site, marqué matériellement par la présence de la Tour, de la crypte ou encore par le dépôt de fleurs annuel, est aussi empreint d’éléments immatériels tels que le pèlerinage, l’eucharistie et le culte qui lui est voué, un lieu, autrement dit, où le comportement de l’homme se conforment selon un rite spécifique et des raisons historiques. C’est dans cette perspective qu’il est possible d’affirmer que l’activité sociale et culturelle aurait laissé au cours du siècle dernier une trace spécifiquement flamande dans le paysage de Dixmude en Flandre, transformant du coup un site en paysage culturel.

4. Conclusion

Dans un premier temps, il a été question de retracer les origines du Testament des soldats de l’Yser. Par la suite, à la lumière d’une revue des écrits portant sur les aménagements mortuaires, il a été déterminé que l’aménagement mortuaire en milieu urbain, tel que la crypte de la Tour, était relativement moderne et qu’il créait un lieu incarnant la continuité de la communauté et la solidarité entre morts et vivants. En ce qui concerne la revue des écrits portant sur les lieux de mémoire et la mémoire, il a été avancé que ce mémorial, contrairement à d’autres monuments semblables, a su garder en grande partie son identité originelle grâce, entre autres, à une institution permettant la perpétuation et l’actualisation de son message.

C’est ainsi qu’il est possible de conclure que le site de la Tour de l’Yser, par l’argumentation proposée, est une manifestation de la modernité, de par son aménagement mortuaire en milieu urbain, mais aussi par la mémoire de la conscience flamande émergente qu’il incarne. De plus, par son architecture rappelant les tombes des soldats flamands, par le pèlerinage qui s’y déroule, par l’eucharistie ayant lieu sur la Grand’ place, par le traditionnel dépôt de fleurs au pied de la Tour surplombant la ville et par ses discours à forte saveur nationalistes, ce site, en définitive, est marqué par des pratiques culturelles matérielles et immatérielles pouvant être considérées comme flamandes, caractérisant ainsi de façon unique le paysage de Dixmude, mais aussi de la Flandre.