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Si l’apport remarquable de Robert Dickson (1944-2007) aux institutions culturelles franco-ontariennes a fait l’objet d’un certain nombre d’études au cours des années, son oeuvre poétique, marquée par la simplicité, est restée par ailleurs très peu commentée. Le présent recueil d’articles et de témoignages vise à combler cette lacune tout en recontextualisant une écriture poétique qui paraît moins préoccupée par les enjeux identitaires du moment que par des questions plus existentielles, tels l’amitié, l’enfance et le partage. Auteur de six volumes de poésie, de traductions littéraires et de quelques essais universitaires, l’écrivain et militant franco-ontarien a laissé une oeuvre éparse et difficile à situer dans le foisonnement littéraire qui a marqué le Nouvel-Ontario au cours des années 1970 et 1980. Dans leur brève introduction, Lucie Hotte et Johanne Melançon disent vouloir retracer le « parcours singulier » (p. 7) de cet écrivain, depuis son départ du village d’Erin dans le Sud-Ouest ontarien jusqu’à ses dernières années à l’Université Laurentienne où il était professeur de littérature et de traduction. Ayant pour objectif la mise en valeur d’une oeuvre « restée dans l’ombre » (p. 8), le présent recueil collectif comprend six études universitaires et trois témoignages d’amitié de Claudine Moïse, de Jean-Marc Larivière et de Jean Marc Dalpé, glanés dans des publications antérieures.

Dans une entrée en matière où elle fait appel à la notion très utile de capital symbolique, Lucie Hotte s’intéresse en premier lieu aux éléments biographiques qui fondent l’engagement soutenu de Robert Dickson envers sa langue et sa culture d’adoption. De langue maternelle anglaise, Dickson adopte effectivement le français comme langue d’identité et d’écriture pendant ses études universitaires au Québec. Suivent quelques pages fort intéressantes sur la réception, par ailleurs assez timide, des écrits de Dickson. Chacun des recueils publiés attire peu l’attention des critiques et des médias en dépit de l’attribution du Prix du gouverneur général du Canada en 2002 pour Humains paysages en temps de paix relative. Hotte se demande si cette réception modeste est attribuable aux thèmes intimistes qui, privilégiés par le poète, auraient été en porte-à-faux avec une production littéraire où prédominaient les questions d’identité. Cette explication, certes plausible, ne peut toutefois suffire au moment de faire le bilan de l’oeuvre, comme Hotte le suggère d’ailleurs en filigrane. En effet, il est indéniable que l’écriture de Dickson, empreinte d’humilité, a été vue et comprise par ses contemporains comme une activité accessoire et épisodique qui ne parvenait guère à transcender, par la faible densité de ses thématiques, la notoriété qu’il avait acquise en tant qu’animateur culturel et éditeur. L’important capital symbolique issu de sa société d’adoption a donc fini par obturer toute chance de consécration littéraire.

Outre cette première analyse, le recueil comporte quatre études plutôt convergentes portant sur les dimensions éthiques et écopoétiques des textes de Dickson, de même qu’un article remarquable de Catherine Leclerc sur l’hétérolinguisme et les « résonances franco-ontariennes » dans la version de Frog Moon, roman de Lola Lemire Tostevin, que Dickson traduit en français sous le titre de Kaki en 1997. Ces études font toutes état de l’écrivain qui, « ouvrier des mots » (Melançon), façonne dans sa langue d’adoption une poésie simple et limpide, un lyrisme de l’ordinaire « au service de la sollicitude » (Delic). En effet, comme en un écho à l’engagement communautaire, l’écriture poétique de Dickson répond, selon Louis Bélanger, à un désir de bonté et de camaraderie : « [L]es six recueils de Robert Dickson baignent dans une ambiance de solidarité marquée par la convivialité, le partage et les bonheurs familiers » (p. 91-92). À cette recherche d’une communion fraternelle avec les autres s’opposent, selon Bélanger, un ensemble de termes dysphoriques liés à la violence et au mensonge. Partout, chez Dickson, le texte poétique exprime le lien au sens fort qui doit structurer les rapports entre humains. Pour sa part, Johanne Melançon fait appel à une conception de l’authenticité qui donne lieu, pour Dickson, à une « éthique de la poésie partagée » (p. 125). À la manière des automatistes québécois, l’écrivain cherche ainsi à insuffler, face à la matérialité dure et hostile du monde, une pensée de l’intériorité, marquée, selon Melançon, par une lucidité inquiète. La voix du poète atténue les tensions politiques, celles des « grands » de ce monde, en les ramenant à la douceur assumée de l’enfance. Ce sont ces mêmes thématiques qu’explore aussi Émir Delic dans une étude s’intitulant « Robert Dickson, troubadour de la sollicitude ». Évoquant les réflexions de Paul Ricoeur sur l’altérité, Delic note la centralité du concept de l’« être-avec » dans l’oeuvre poétique de Dickson : « [C] » est à l’impératif de cette réciprocité organique, fraternelle, entre soi et l’autre dans l’entretien de la paix que sont subordonnées l’ensemble des représentations de l’être-avec dans l’oeuvre de Dickson » (p. 195). Les derniers recueils, axés sur le bonheur de la rencontre, entretiennent le souhait d’une humanité généreuse et compatissante.

Pour Élise Lepage, par ailleurs, « la poésie de Dickson fait partie d’oeuvres littéraires qui se prêtent exemplairement à une lecture géopoétique » (p. 155). Dans une étude extrêmement intéressante, Lepage cerne trois espaces concentriques qui forment le champ d’action et de contemplation du sujet poétique chez Dickson. Des lieux de proximité (la maison, la ville de Sudbury) aux lieux imaginés, en passant par les espaces de déplacement (les lacs, le village de Pouce Coupé en Colombie-Britannique où vit la soeur du poète, les villes de passage), cette géographie accompagne l’oeuvre poétique et lui imprime ses noeuds métaphoriques les plus importants. Lepage note toutefois l’absence de références au lieu de naissance, comme si la proximité avec soi et les autres était toujours une expérience des confins. Enfin, Catherine Leclerc consacre des pages incisives à l’apport de Robert Dickson à la traduction littéraire en contexte d’inégalité linguistique. L’analyse de la traduction française de Frog Moon de Lola Lemire Tostevin, sous le titre de Kaki, est singulièrement éclairante, car le travail du traducteur se devait de refléter le fort sentiment de deuil du sujet romanesque devant la perte de la langue maternelle. Dickson maintient coûte que coûte l’hétérolinguisme du texte original : « De fait, la préservation de la langue source dans le texte traduit permet à Dickson de conserver, voire d’exacerber le caractère référentiel, créateur et politiquement symbolique de l’anglais dans le roman de Tostevin, mais aussi dans la société franco-ontarienne » (p. 60). Leclerc effectue un repérage très précis des stratégies lexicales, typographiques et morphologiques qui permettent au traducteur de reproduire le « silence fondateur » (p. 73) qui habite le récit de Frog Moon. Il en résulte une véritable théorisation de la fonction traductrice dans le contexte propre aux sociétés minorisées.

Ce premier ouvrage sur l’oeuvre de Robert Dickson en confirme à la fois la pertinence et les limites. Il fait apparaître le rôle central joué par cet animateur culturel et éditeur dans l’espace du Nouvel-Ontario et, en même temps, son refus des constructions identitaires restreintes, toujours agonistiques, qui étaient pourtant à la source de sa notoriété dans sa société d’adoption. L’écriture exprime alors, pour Dickson, cette tension incommode, peut-être même interdite, que ressent le poète transfuge entre proximité et dislocation.